Algérie : appel à un Mouvement pour l'autogestion sociale

18 janvier 2018


Texte inédit pour le site de Ballast

« J’ai vu des ouvriers, dont cer­tains étaient anal­pha­bètes, conti­nuer la pro­duc­tion de chaus­sures, répa­rer les machines, orga­ni­ser la dis­tri­bu­tion pour la vente », raconte ici le dra­ma­turge et cinéaste algé­rien Kadour Naimi. C’est fort de cette brève expé­rience, née dans le sillage de l’in­dé­pen­dance, qu’il aspire aujourd’­hui à réha­bi­li­ter l’i­déal auto­ges­tion­naire en Algérie… pour mieux, qui sait, l’ins­tau­rer collectivement.


Concernant les par­tis poli­tiques, l’essentiel a été dit voi­là long­temps — depuis le socio­logue Robert Michels, en 19141 — sur leur ten­dance à for­mer une oli­gar­chie. Et cela quelle que soit leur cou­leur idéo­lo­gique. De l’ancien par­ti bol­che­vik à l’actuel par­ti « démo­crate » états-unien, nul n’échappe à cette « loi d’airain » — disons à cette logique. L’analyse de Michels suit, d’une cer­taine manière, celles éla­bo­rées au siècle pré­cé­dent par des mili­tants et théo­ri­ciens anar­chistes : Joseph Proudhon, Michel Bakounine et Errico Malatesta — pour ne citer que ces trois noms. Seule l’ignorance (ou la naï­ve­té, sœur de la pre­mière), peuvent por­ter à dou­ter de ce phé­no­mène. Et seul·e·s les dirigeant·e·s des par­tis occultent ce pro­ces­sus. Il atteint même les par­tis dont les fon­da­teurs agissent avec la meilleure des inten­tions, la plus démo­cra­tique, la plus révo­lu­tion­naire : son­geons au par­ti fon­dé par Nelson Mandela… Pour employer une méta­phore, un par­ti poli­tique obéit à la même loi qu’un microbe : il lui est impos­sible de ne pas dégé­né­rer. Concernant le microbe, il s’agit de loi bio­lo­gique ; le par­ti poli­tique est quant à lui affaire de loi sociale humaine : la cause de la dégé­né­res­cence, dans le der­nier cas, réside dans trois aspects.

« Leur carac­té­ris­tique com­mune est la sui­vante, par-delà l’idéologie pro­cla­mée : tous veulent le bien-être du peuple. Qu’en est-il dans les faits ? Leur contact avec ledit peuple est très limité. »

D’abord, dans l’existence inévi­table d’un indi­vi­du tor­tu­ré par son ego, à tel point qu’il consacre toute son éner­gie et son intel­li­gence (dont le machia­vé­lisme est l’aspect inavoué) à jouer au chef. Ensuite, dans la com­plai­sance d’un groupe qui l’entoure et lui per­met de par­ve­nir à ce rôle de chef en assu­mant les rôles de sous-chefs. Enfin, dans l’aliénation de la grande majo­ri­té des mili­tants qui croient « natu­rel », au regard de leur « igno­rance », d’obéir à celles et ceux qui « savent ». Cette struc­tu­ra­tion est, et ne peut être, que hié­rar­chique — donc auto­ri­taire. Avec le temps, elle pro­duit inévi­ta­ble­ment des pri­vi­lèges au béné­fice du groupe « diri­geant » : le chef et son groupe. Des pri­vi­lèges jus­ti­fiés par mille excuses : les plus évi­dentes sont la néces­si­té d’un cer­tain confort maté­riel (pour, soi-disant, « bien » réflé­chir et conce­voir les actions à entre­prendre) et l’exigence de voir exé­cu­tés les ordres impar­tis par la « base », selon la fameuse « dis­ci­pline » de par­ti. La preuve du contraire est don­née, par exemple, par le diri­geant Buonaventura Durruti : pen­dant la guerre civile espa­gnole, il par­ta­geait les mêmes condi­tions de vie que ses com­pa­gnons mili­ciens et les actions à entre­prendre étaient déci­dées de manière éga­li­taire et démo­cra­tique — à l’opposé d’un Trotsky, alors chef de l’Armée « rouge ».

En Algérie

Venons-en aux par­tis poli­tiques algé­riens actuels. Leur carac­té­ris­tique com­mune est la sui­vante, par-delà l’idéologie pro­cla­mée : tous veulent le bien-être du peuple. Qu’en est-il dans les faits ? Leur contact avec ledit peuple est très limi­té. La caste éta­tique use de tous les obs­tacles pos­sibles et ima­gi­nables pour empê­cher ces par­tis d’établir des rela­tions avec lui — le moyen le plus uti­li­sé reste l’exigence d’une auto­ri­sa­tion admi­nis­tra­tive afin de tenir une réunion, laquelle auto­ri­sa­tion n’est pas accor­dée. Si le par­ti passe outre et entend bel et bien la tenir, l’administration le consi­dère comme agis­sant dans l’« illé­ga­li­té » et les ser­vices répres­sifs inter­viennent pour l’en empê­cher. L’autre moyen employé est le tra­di­tion­nel tra­fi­co­tage des résul­tats des élec­tions. Jusqu’à pré­sent, et à notre connais­sance, les diri­geants des par­tis se contentent de se plaindre de ces atteintes aux règles démo­cra­tiques, pour­tant pro­cla­mées dans la Constitution ; ils déclarent du reste que le pou­voir éta­tique, les empê­chant d’accomplir leur mis­sion socio-poli­tique, pro­vo­que­ra lui-même les révoltes popu­laires puisque les citoyen·ne·s ne dis­posent pas de moyens légaux — un par­ti — pour pré­sen­ter leurs reven­di­ca­tions légitimes.

Abdelaziz Bouteflika, 23 novembre 2017, Alger (RYAD KRAMDI/AFP)

Ces deux obs­tacles ne suf­fisent pas à expli­quer la fai­blesse élec­to­rale des par­tis d’opposition. La cause réside prin­ci­pa­le­ment dans la carence de leur implan­ta­tion en milieu popu­laire — une carence qui s’explique par la concep­tion même de ces par­tis : la prio­ri­té (quoiqu’ils en disent) accor­dée au « som­met » et aux jeux de pou­voir (qu’ils croient déci­sifs), au détri­ment de l’action popu­laire. C’est dire que le chan­ge­ment réel­le­ment vou­lu par ces orga­ni­sa­tions par­ti­daires est moins une démo­cra­ti­sa­tion de la socié­té qu’une conquête du pou­voir éta­tique pour, ensuite, éta­blir la poli­tique qui leur convient — d’abord comme oli­gar­chie de par­ti. Pourquoi l’intelligence des diri­geants de par­ti ne trouve-t-elle pas de solu­tion à leur fai­blesse élec­to­rale ? Leurs connais­sances devraient pour­tant ser­vir pré­ci­sé­ment à régler ce genre de pro­blèmes. S’ils en sont inca­pables, pour­quoi demeurent-ils à la tête de leur par­ti ? Dans toute orga­ni­sa­tion sociale, on laisse pour­tant la place à d’autres quand on est inca­pable de trou­ver la solu­tion

Solutions démagogiques

Comment les par­tis algé­riens ont-ils affron­té les inter­dic­tions éta­tiques ? La pre­mière voie est l’action clan­des­tine. Les par­tis la rejettent à pré­sent clai­re­ment (quoiqu’il ne soit pas sûr que cer­tains d’entre eux n’y aient jamais recours, d’une manière ou d’une autre) et les ser­vices de sécu­ri­té sont, quoi qu’il en soit, là pour les décou­vrir et les neu­tra­li­ser. La seconde, sans rele­ver de la clan­des­ti­ni­té, en est assez proche : elle consiste à « tra­vailler au corps à corps » les citoyens à tra­vers leur famille, leur tra­vail, leur voi­si­nage, leurs ami­tiés, etc. En voi­ci quelques exemples.

« Ainsi, l’idéologie des Frères musul­mans s’introduisait, se déve­lop­pait, se conso­li­dait. On connaît le résultat. »

Saint Internet — L’un des leviers de la vic­toire d’Obama aux élec­tions pré­si­den­tielles fut l’immense cam­pagne orches­trée à tra­vers Internet en recou­rant à une masse de sym­pa­thi­sants, acquis par le déma­go­gique (et mal­heu­reu­se­ment effi­cace) « Yes, we can ! » (« Oui, nous pou­vons ! »). En tant que sym­pa­thi­sant d’un mou­ve­ment états-unien oppo­sé à la guerre, je fus moi-même sys­té­ma­ti­que­ment bom­bar­dé de mes­sages de sou­tien à Obama et d’action en sa faveur. Comment ses par­ti­sans ont trou­vé mon cour­riel, je l’ignore. Je n’ai tou­te­fois pas blo­qué l’arrivée des mes­sages : ils m’instruisaient sur cette méthode de « tra­vail » sur « les gens ». Ainsi, en Algérie, où l’expression libre est gra­ve­ment limi­tée par l’autorité éta­tique, d’au­cuns croient à la toute-puis­sance des réseaux sociaux sur Internet. En la matière, les par­tis algé­riens ont visi­ble­ment encore tout à apprendre. S’il est vrai, depuis quelques années, que ces réseaux ont explo­sé, cela n’en est pas moins le fait, essen­tiel­le­ment, d’intellectuels et de jeunes ins­truits : les tra­vailleurs manuels des villes et des cam­pagnes, ain­si que les chô­meurs, en sont exclusEn outre, à sup­po­ser que ces der­niers sachent lire et se ser­vir effi­ca­ce­ment d’Internet, il n’empêche qu’ils ne pos­sèdent pas d’ordinateurs par manque de moyens finan­ciers. Quant à l’influence du Web sur la vie sociale, le jour­na­liste Salim Chait écrit, dans Le Matin d’Algérie : « Les der­nières élec­tions locales ont signé l’échec de l’opposition vir­tuelle. Malgré les mil­lions de sui­veurs des pages de ces blo­gueurs pré­ci­tés, une grande par­tie de la popu­la­tion est allée voter, non­obs­tant les soup­çons de fraude et les appels inces­sants de la blo­go­sphère à boy­cot­ter ces échéances élec­to­rales. » Ces consta­ta­tions rela­ti­visent l’influence du vir­tuel sur le réel, sans tou­te­fois lui enle­ver de son impor­tance. Les par­tis sont-ils capables de des­cendre dans l’arène ? Jusqu’ici, leur absence est déso­lante. On les trouve dans les allées du pou­voir en place, à la télé­vi­sion, sur leur page Facebook, dans des publi­ca­tions jour­na­lis­ti­ques et dans quelques rares locaux de par­tis, plus rares encore dans les quar­tiers popu­laires, pour ne pas par­ler des villages…

Saint peuple — Avant l’arrivée de Mohammed Morsi à la tête de l’État, en Égypte, et avant le « prin­temps » qui l’y a por­té, les Frères musul­mans tra­vaillaient à leur manière les citoyen·ne·s les plus dému­nis du pays. Ils allaient les trou­ver pour s’informer sur leurs condi­tions de vie très pénibles. « Au moins, décla­raient les gens, ces Frères viennent nous voir et enquê­ter sur nous ! » Un moyen plus convain­quant consis­tait, pour les mili­tants Frères musul­mans, à four­nir, dans la mesure du pos­sible, des aides maté­rielles des­ti­nées à amé­lio­rer leur niveau de vie — le Qatar et autres monar­chies pétro­lières four­nis­saient l’argent néces­saire. Les gens du peuple appré­ciaient natu­rel­le­ment cette aide concrète, même si ce n’é­taient que des miettes : en situa­tion de pau­vre­té, tout est bien­ve­nu. L’idéologie des Frères musul­mans s’introduisait, se déve­lop­pait, se conso­li­dait : on connaît le résul­tat. En Algérie, les par­ti­sans de l’ex-FIS (Front isla­mique du Salut) ont employé des pro­cé­dés simi­laires, per­met­tant ain­si de favo­ri­ser leur vic­toire aux élec­tions légis­la­tives de décembre 1991 : elle ne fut sur­pre­nante que pour les per­sonnes qui igno­raient les condi­tions réelles du peuple et la mobi­li­sa­tion de ces mili­tants le tra­vaillant « au corps-à-corps ». En découle que les par­tis poli­tiques algé­riens sont contraints, afin de béné­fi­cier d’une légi­ti­mi­té citoyenne réelle, de trou­ver les moyens d’entrer en contact direct avec le peuple et de l’aider concrètement.

Front islamique du salut (DR)

L’autonomie manquée

Mais le veulent-ils ? Leurs diri­geants, cadres et mili­tants devraient aller sur le ter­rain — ce qui implique de dépas­ser les inter­dic­tions des auto­ri­tés d’État et de dépen­ser une éner­gie phy­sique consis­tante, cer­tai­ne­ment éprou­vante. Aller dans les quar­tiers les plus dému­nis, dans les bidon­villes, dans les vil­lages et les douars n’est pas une entre­prise tou­ris­tique. Ce genre d’action peut entraî­ner l’adhésion au par­ti d’éléments nou­veaux, de la « base » réelle du peuple. Or, a prio­ri, ceux-là sont moins mani­pu­lables par les diri­geants que les cadres et mili­tants « nan­tis » : ils se montrent plus exi­geants, plus cri­tiques ; ils veulent des résul­tats concrets qui amé­liorent leur vie.

« Là où l’autogestion a exis­té, y com­pris en Algérie, elle fut l’expression du meilleur ordre social pos­sible et d’un pro­grès éco­no­mique consistant. »

Les diri­geants des par­tis sont-ils capables de consen­tir à cette réelle démo­cra­ti­sa­tion de leur orga­ni­sa­tion, laquelle risque de mettre en ques­tion le lea­der­ship du chef et de rem­pla­cer ses « cadres » par d’autres, plus sen­sibles et plus repré­sen­ta­tifs du peuple ? Ces inter­ro­ga­tions mettent en évi­dence un fait : le plus grand dan­ger que court un par­ti « démo­cra­tique » est pré­ci­sé­ment sa réelle démo­cra­ti­sa­tion ! Cela nous amène tout près de l’organisation auto­gé­rée — autre­ment dit, le contraire d’un par­ti ! Si la « loi » de ce der­nier est la pro­duc­tion d’une oli­gar­chie qui le gère (hété­ro-ges­tion), l’autogestion, à l’opposé, a comme « loi » l’élimination de toute forme d’oligarchie au béné­fice d’un fonc­tion­ne­ment non pas ver­ti­cal — hié­rar­chique, auto­ri­taire — mais hori­zon­tal — éga­li­taire, avec déli­bé­ra­tion col­lec­tive pour la prise des déci­sions : se trouve ici l’impossibilité pra­tique pour un par­ti « démo­cra­tique » de l’être réel­le­ment. Et pour qu’une orga­ni­sa­tion soit réel­le­ment au ser­vice du peuple, elle doit l’être, démocratique.

Le modèle auto­ges­tion­naire est le seul qui, jusqu’à pré­sent, a répon­du à cette condi­tion. On com­prend que cette forme d’organisation a mal­heu­reu­se­ment tou­jours été déni­grée, calom­niée, com­bat­tue, occul­tée par tous les par­tis, sans aucune excep­tion, dans tous les pays et à toutes les époques. Qu’ils soient « libé­raux » ou « révo­lu­tion­naires », leur argu­ment est iden­tique : l’autogestion, c’est l’« anar­chie », c’est-à-dire le désordre social et l’inefficacité éco­no­mique. Absolument faux ! Là où l’autogestion a exis­té, y com­pris en Algérie, elle fut l’expression du meilleur ordre social pos­sible et d’un pro­grès éco­no­mique consis­tant. L’examen des expé­riences réelles le démontre indé­nia­ble­ment, notam­ment en Russie (1917–1921) et en Espagne (1936–1939). Paraphrasant Galilée, il faut conve­nir : et, pour­tant, elle tourne (l’autogestion), bien que toutes les auto­ri­tés du monde le nient ! Qui se sou­vient du sur­gis­se­ment des comi­tés d’autogestion agri­coles et indus­triels en Algérie ? Sitôt l’indépendance natio­nale décla­rée, les fermes et les usines furent aban­don­nées par leurs pro­prié­taires et cadres tech­niques colo­niaux — le nou­vel État autoch­tone n’existait pas encore de manière signi­fi­ca­tive, ni son corps de bureau­crates et de tech­no­crates. Les tra­vailleurs ont réagi de manière tota­le­ment auto­nome, libre et soli­daire. Ils sont par­ve­nus non seule­ment à assu­rer la pro­duc­tion indus­trielle et agri­cole, et l’ont même amé­lio­rée. Le cas ne fut pas spé­ci­fique, mais il n’y a pas à s’en éton­ner : quand des tra­vailleurs n’exercent plus sous le joug du sala­riat exploi­teur mais comme pro­duc­teurs libre­ment auto­gé­rés, il est nor­mal qu’ils s’efforcent et par­viennent à faire mieux, parce qu’ils tra­vaillent pour eux-mêmes. On objec­te­ra : et les cadres admi­nis­tra­tifs, ain­si que les cadres tech­niques ? Les tra­vailleurs ont prou­vé qu’ils savaient pro­duire sans ces « cadres », démon­trant ain­si leur aspect para­si­taire. Au point que le poète Jean Sénac écri­vit cette expres­sion inou­bliable : « Tu es belle comme un comi­té d’autogestion ! »

« Le socialisme ? l’automobile pour toi et l’âne pour moi »

« J’ai vu des ouvriers, dont cer­tains étaient anal­pha­bètes, conti­nuer la pro­duc­tion de chaus­sures, répa­rer les machines, orga­ni­ser la dis­tri­bu­tion pour la vente. »

J’eus le bon­heur, ado­les­cent, de vivre direc­te­ment cette auto­ges­tion dans l’entreprise de chaus­sures où tra­vaillait mon père, à Oran, quar­tier Saint Eugène. Alors, moi, enfant de pauvre, de « zou­fri » (défor­ma­tion algé­rienne de « ouvrier »), comme on disait avec mépris, j’ai vu des ouvriers, dont cer­tains étaient anal­pha­bètes, conti­nuer la pro­duc­tion de chaus­sures, répa­rer les machines, orga­ni­ser la dis­tri­bu­tion pour la vente. Et tout cela dans une atmo­sphère de coopé­ra­tion éga­li­taire et soli­daire. Les tra­vailleurs manuels mon­traient leur capa­ci­té intel­lec­tuelle de ges­tion de leur entre­prise, sans patron, ni contre­maître, ni tech­ni­ciens. Ce qui, sous le sala­riat, était plus-value et pro­fi­tait au pro­prié­taire était désor­mais inves­ti afin d’a­mé­lio­rer les condi­tions de pro­duc­tion ou la répar­ti­tion entre tra­vailleurs. Hélas !… Cette auto­ges­tion ouvrière et pay­sanne réus­sie ne fut pas de l’agrément de ceux qui voyaient leurs inté­rêts mena­cés : les déten­teurs de l’État « socia­liste », leurs fonc­tion­naires, leurs tech­ni­ciens, les pro­prié­taires pri­vés et ceux qui pro­je­taient de s’emparer des soi-disant « biens vacants » aban­don­nés par leurs pro­prié­taires coloniaux.

Boumediene accueille Fidel Castro à Alger en 1972 (DR)

En Russie puis en Espagne, l’autogestion fut éli­mi­née par l’armée. Dans le pre­mier pays, Lénine ordon­na et Trotsky com­man­da l’Armée « rouge » : elle mas­sa­cra les par­ti­sans des Soviets libres de Kronstadt et d’Ukraine. Dans le second pays, le mas­sacre fut com­mis par l’armée fas­ciste de Franco, l’aviation nazie, les sup­plé­tifs fas­cistes de l’armée ita­lienne et les « com­mu­nistes » (les agents envoyés par Staline et le Parti « com­mu­niste » d’Espagne). À ces auto­ri­taires, ver­sion « com­mu­niste » et fas­ciste, il était into­lé­rable que des tra­vailleurs démontrent qu’une révo­lu­tion sociale authen­tique puisse se réa­li­ser sans « Guide suprême infaillible », sans « Parti d’avant-garde pro­fes­sion­nel », sans « com­mis­saires poli­tiques » tout-puis­sants, sans col­lec­ti­vi­sa­tion for­cée, sans pri­vi­lé­gier une couche bureau­cra­tique, sans armée de galon­nés et d’exécutants. En Algérie, l’élimination de l’autogestion se fit par des décrets « socia­listes » : elle fut accu­sée de « désordre », d’« inef­fi­ca­ci­té » et d’« anar­chie », comme en Russie et en Espagne. Pour résoudre ces pro­blèmes, l’État algé­rien « orga­ni­sa » l’autogestion. Technique employée : embras­ser pour étouf­fer. À la tête des entre­prises auto­gé­rées, l’État ins­tal­la un « direc­teur » : il repré­sen­tait l’État, lequel était cen­sé incar­ner le « peuple » et les « tra­vailleurs » — ce fonc­tion­naire aurait donc été le défen­seur des tra­vailleurs des comi­tés d’autogestion. En réa­li­té, ce « direc­teur » com­man­dait, don­nait des ordres, selon le « plan » éta­tique. Son salaire éle­vé, ses condi­tions de tra­vail très confor­tables et les pri­vi­lèges qui lui étaient accor­dés par l’État consti­tuaient, du reste, une injus­tice scan­da­leuse au regard du salaire et des condi­tions de tra­vail des gens sous ses ordres.

« Toute résis­tance des tra­vailleurs ou de leurs authen­tiques repré­sen­tants pour défendre et main­te­nir les acquis de l’autogestion réelle fut répri­mée, d’une manière ou d’une autre : licen­cie­ment, arres­ta­tion, tor­ture, assassinat. »

Les tra­vailleurs com­prirent immé­dia­te­ment que les déci­sions de ce com­mis de l’État contre­di­saient les inté­rêts réels des tra­vailleurs. Ils se sont trou­vés devant une forme inédite de patron : il n’était plus un indi­vi­du pri­vé, mais l’incarnation en chair et en os de l’État. Et celui-ci se com­por­tait exac­te­ment en patron. Seule dif­fé­rence, très grave : le sys­tème n’était plus capi­ta­liste-colo­nial, mais capi­ta­liste-éta­tique-indi­gène. Les tra­vailleurs n’avaient plus comme enne­mis des patrons, sous forme d’individus dif­fé­rents, mais un seul et unique patron omni­po­tent, qui dis­po­sait de son « syn­di­cat » de contrôle et de ges­tion sur les tra­vailleurs — et de ses ser­vices de répres­sion en cas de contes­ta­tion. Surgit alors la fameuse phrase popu­laire algé­rienne : « Lichtirâkiyâ ? L’auto lîk wal hmâr liyâ. » (« Le socia­lisme ? l’automobile pour toi et l’âne pour moi. ») Si, au temps du capi­ta­lisme-colo­nial en Algérie, le syn­di­cat était per­mis comme ins­tru­ment de défense des tra­vailleurs, avec l’État « socia­liste », « démo­cra­tique et popu­laire », le syn­di­cat était deve­nu simple cour­roie de trans­mis­sion des impé­ra­tifs l’État : l’officielle Union géné­rale des tra­vailleurs algé­riens était deve­nue Union géné­rale de l’État contre les tra­vailleurs algériens…

Comme en Russie, en Algérie, les déten­teurs de l’État avan­cèrent ce sophisme : l’État étant celui des tra­vailleurs, il n’y a pas lieu d’avoir des syn­di­cats pour les défendre, comme cela existe dans les pays capi­ta­listes : vou­loir un syn­di­cat auto­nome dans un pays « socia­liste », c’est être « contre-révo­lu­tion­naire ». En Russie, naquit la Nouvelle poli­tique éco­no­mique (NEP) de Lénine, ouvrant l’économie à une forme de capi­ta­lisme ; en Algérie appa­rut l’« auto­ges­tion éta­tique ». Toute résis­tance des tra­vailleurs ou de leurs authen­tiques repré­sen­tants pour défendre et main­te­nir les acquis de l’autogestion réelle fut répri­mée, d’une manière ou d’une autre : licen­cie­ment, arres­ta­tion, tor­ture, assas­si­nat. Bien enten­du, au nom du « socia­lisme » et du « peuple ». Depuis lors, en Russie, en Espagne comme en Algérie, les expé­riences auto­ges­tion­naires réus­sies furent tota­le­ment occul­tées, calom­niées, par tous ceux qui conçoivent l’organisation sociale uni­que­ment de manière auto­ri­taire et hié­rar­chique : mili­taires, « libé­raux » capi­ta­listes, clé­ri­caux, fas­cistes, marxistes.

Trotsky parle avec un groupe de soldats de l'Armée rouge (DR)

Quelques années après le « redres­se­ment révo­lu­tion­naire » — en fait le coup d’État mili­taire du 19 juin 1965 — vinrent les « réformes », dites aus­si, évi­dem­ment, « révo­lu­tions » : la « révo­lu­tion agraire » et celle de la « ges­tion socia­liste des entre­prises ». On par­la même d’une « révo­lu­tion cultu­relle » pour sin­ger celle qui se dérou­lait en Chine. Le peu qu’il res­tait de l’autogestion fut défi­ni­ti­ve­ment sup­pri­mé ; le capi­ta­lisme éta­tique conso­li­dé, per­met­tant la for­ma­tion d’une bour­geoi­sie éta­tique : les tra­vailleurs se sont trou­vés devant le pire des patrons et le pire des asser­vis­se­ments. J’en ai connu les méfaits, ayant été secré­taire d’une sec­tion syn­di­cale de tra­vailleurs, en 1972–73, à Alger. Je le fus juste assez long­temps pour que la hié­rar­chie syn­di­cale com­prenne que je ne me prê­tais pas au rôle de lar­bin mais défen­dais réel­le­ment l’intérêt des tra­vailleurs : je fus arbi­trai­re­ment sus­pen­du, accu­sé d’« agi­ta­tion sub­ver­sive ». Suite à la révolte popu­laire de 1989, à Alger, appa­rut une démo­cra­ti­sa­tion très rela­tive ; elle a per­mis la nais­sance de syn­di­cats auto­nomes. Leurs acti­vi­tés ne sont pas semées de roses, d’autant plus que l’État favo­rise l’émergence d’un capi­ta­lisme pri­vé, lié de manière clien­té­liste à celui de l’État. État, syn­di­cat offi­ciel (UGTA) et orga­ni­sa­tion patro­nale pri­vée se sont unis pour domi­ner le pays de manière à ser­vir leurs inté­rêts de castes.

Appel à un Mouvement pour l’autogestion sociale

« Il est pour­tant des uto­pies qui ne le sont que parce qu’elles n’ont pas encore trou­vé les moyens de se concré­ti­ser ou de durer. »

Le pro­jet auto­ges­tion­naire semble, à pre­mière vue, rele­ver de quelque uto­pie irréa­li­sable. Il est pour­tant des uto­pies qui ne le sont que parce qu’elles n’ont pas encore trou­vé les moyens de se concré­ti­ser ou de durer. Combien de temps a‑t-il fal­lu pour détruire le sys­tème escla­va­giste et le rem­pla­cer par le sys­tème féo­dal ? Combien de temps fut néces­saire pour anéan­tir ce der­nier au béné­fice du sys­tème capi­ta­liste, pri­vé puis éta­tique ? Il en fau­dra pour l’instauration de l’autogestion. L’essentiel est d’y contri­buer cha­cun selon ses pos­si­bi­li­tés : que rien ne nous garan­tisse de vivre immé­dia­te­ment en socié­té auto­gé­rée n’est pas un pro­blème, ni une rai­son de nous décou­ra­ger. Considérer l’autogestion comme une expé­rience à mener, contri­buer à sa concré­ti­sa­tion, par les mots et les actes, même les plus appa­rem­ment insi­gni­fiants, faire connaître les expé­riences menées aupa­ra­vant, les motifs de leurs suc­cès et de leurs échecs, ins­tau­rer le débat sur le thème « Pourquoi pas l’autogestion ? », c’est déjà semer des graines pour per­mettre à la belle et géné­reuse plante de germer.

Reste à poser une ques­tion : dans l’Algérie actuelle, pour­quoi n’existe-t-il pas de mou­ve­ment favo­rable à l’autogestion sociale ? Je parle de mou­ve­ment et non de par­ti. Il nous est indis­pen­sable de nous libé­rer de cette men­ta­li­té tra­di­tion­nelle, lar­ge­ment dif­fuse : « Ilâ anta mîr wanâ mîr, ach­koun issoug alh­mîr ? » (« Si tu es maire et je suis maire, qui condui­ra les ânes ? ») D’abord, les citoyens ne sont pas des ânes. Ensuite, s’ils se révèlent tels, c’est parce que quelqu’un les y a réduits pour en tirer avan­tage. Œuvrons plu­tôt pour une socié­té sans ânes, où tous pour­raient être maires, à tour de rôle et pour réa­li­ser le man­dat pour lequel ils sont élus : satis­faire les inté­rêts de toute la com­mu­nau­té ! Mais s’il est, en fran­çais, sou­hai­table de par­ler de « mou­ve­ment », le mot, en arabe algé­rien, s’a­vère par trop fâcheux : « hara­ka » — on songe à « har­ka », « har­ki », ces sup­plé­tifs indi­gènes de l’armée colo­niale durant la guerre de libé­ra­tion natio­nale algé­rienne. Le mot « nid­hâm » (ordre, orga­ni­sa­tion) convient mieux et offre l’avantage d’affirmer l’autogestion sociale comme ordre, ou orga­ni­sa­tion, au sens le plus noble du terme : l’or­ga­ni­sa­tion démo­cra­tique et paci­fique. Appelons donc à la nais­sance d’un « Nidhâm Attassyîr Adhâtî Alijtimâ’î », un Mouvement pour l’autogestion sociale.


Photographie de ban­nière : Oran (DR)
Photographie de vignette : Durruti (DR)


REBONDS

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☰ Lire notre article « Mohamed Saïl, ni maître ni valet », Émile Carme, octobre 2016
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  1. Robert Michels, Les Partis poli­tiques, essai sur les ten­dances oli­gar­chiques des démo­cra­ties (1914), Éditions de l’université de Bruxelles, 2009.[]

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