Sahara algérien — des essais nucléaires aux camps de sûreté

28 juin 2017


Texte inédit pour le site de Ballast

L’accident nucléaire de Béryl se pro­duit un 1er mai 1962 lors d’un essai de l’ar­mée fran­çaise à In Ekker, dans le Sahara algé­rien. Plus de cin­quante ans plus tard, les consé­quences de cet acci­dent sur la vie des femmes et des hommes qui habitent la région, ain­si que sur celle des ani­maux et de la flore, sont désas­treuses. Legs colo­nial inavoué, le site de Béryl devien­dra, avec d’autres sites irra­diés, un lieu cen­tral du dis­po­si­tif de répres­sion mis en place par le pou­voir algé­rien dans les années 1990, contre les isla­mistes. Une chro­nique autour du film At(h)ome, qui revient jus­te­ment sur cette his­toire. ☰ Par Awel Haouati


Mars 1962. Des clauses tenues secrètes dans les accords d’Évian auto­risent l’ar­mée fran­çaise à uti­li­ser le ter­ri­toire saha­rien pour ses essais nucléaires et chi­miques, pen­dant cinq à seize ans (selon les sites des­ti­nés à ces essais), après l’in­dé­pen­dance de l’Algérie. Le 1er mai 1962, soit près de deux mois avant l’in­dé­pen­dance du pays, un acci­dent nucléaire se pro­duit à In Ekker, à 150 kilo­mètres au nord de Tamanrasset, dans l’ex­trême-sud algé­rien. La bombe porte un nom de pierre pré­cieuse : Béryl. Si les écrits concer­nant cet acci­dent sont nom­breux (notam­ment sur Internet), il reste peu connu de la majo­ri­té des Algériens — et du grand public en géné­ral. La « Gerboise bleue », pre­mier essai nucléaire fran­çais sur le sol algé­rien dans la ville saha­rienne de Reggane, en 1960, a connu plus ample médiatisation.

« Les habi­tants du Sahara sont consi­dé­rés, de part et d’autre, sinon comme inexis­tants, du moins comme des citoyens de seconde zone. »

Que la France ait deman­dé à effec­tuer ces essais nucléaires sur le ter­ri­toire qu’elle s’ap­prê­tait à rendre aux Algériens s’a­vère moins sur­pre­nant que l’ac­cord qui lui a été don­né par ceux qui allaient gou­ver­ner ce pays, et qui se sont char­gés, avec d’autres, de le libé­rer. N’avaient-ils vrai­ment pas le choix ? « La France n’au­rait jamais accep­té de par­tir si les Algériens n’a­vaient pas don­né leur accord », dira-t-on. Ainsi, les 13 essais nucléaires de In Ekker — à quoi il faut ajou­ter quelques autres conces­sions (exploi­ta­tion du pétrole par la France avant sa natio­na­li­sa­tion en 1971 ; base de la marine fran­çaise main­te­nue à Mers El Kebir, à Oran ; essais chi­miques à Oued Namous, dans le désert) — auraient repré­sen­té l’un des enjeux majeurs de la négo­cia­tion de l’in­dé­pen­dance, à Évian. Les négo­cia­teurs algé­riens n’au­raient pas été en posi­tion de force. Mais ce qui est encore plus désta­bi­li­sant, et dou­lou­reux, est le fait qu’au­cune des deux par­ties — car les deux sont res­pon­sables de cette catas­trophe — n’ait son­gé à aver­tir, infor­mer ou dépla­cer les popu­la­tions vivant à proxi­mi­té des sites choi­sis afin de faire explo­ser les bombes sou­ter­raines et aériennes. « C’était le prix à payer pour obte­nir l’in­dé­pen­dance », ajou­te­ra-t-on. Mais qui a véri­ta­ble­ment payé ce prix ?

Dans une archive de l’Ina datant d’oc­tobre 1997, Pierre Mesmer, ministre fran­çais de la Défense entre 1960 et 1969, répond avec un déta­che­ment décon­cer­tant à un jour­na­liste qui lui demande pour­quoi l’Algérie avait accep­té que des essais chi­miques se fassent sur son ter­ri­toire, sur un autre site situé à Oued Namous, au sein de la base mili­taire B2-Namous (vers la fron­tière algé­ro-maro­caine, près de Beni Ouenif), de 1962 à 1978 : « Mais B2-Namous est au Sahara ! Et le Sahara, comme on sait, y a pas beau­coup d’ha­bi­tants, et les expé­ri­men­ta­tions de la France à B2-Namous ne gênaient pas du tout l’Algérie ! Au contraire ! Je dirais au contraire parce que ça appor­tait autour de B2-Namous une cer­taine acti­vi­té, qui a dis­pa­ru com­plè­te­ment quand nous avons fer­mé le centre. » Les habi­tants du Sahara sont consi­dé­rés, de part et d’autre, sinon comme inexis­tants, du moins comme des citoyens de seconde zone. Loin d’être spé­ci­fique à la signa­ture des accords d’Évian, l’ar­gu­ment d’un désert inha­bi­té et vide a été réuti­li­sé par les défen­seurs de l’ex­ploi­ta­tion du gaz de schiste dans le Sahara, en 2015. Les habi­tants de la ville d’In Salah et des envi­rons, mobi­li­sés durant plu­sieurs mois pour deman­der l’ar­rêt des forages, avaient alors évo­qué les essais nucléaires de la France sur le sol algé­rien, conscients que « le sous-sol saha­rien nour­rit le Nord, qui laisse le poi­son au Sud ». La mémoire de ces évé­ne­ments est encore vive, ain­si que l’af­firme le pho­to­graphe Bruno Hadjih, qui a col­la­bo­ré à la réa­li­sa­tion du film At(h)ome, dans une inter­view : les gens « se trans­mettent [cette his­toire] encore aujourd’hui de père en fils, et de mère en fille, car ils subissent tou­jours, dans leur chair, les consé­quences de ces essais nucléaires ». Cette facette des accords d’Évian ne cor­res­pond cer­tai­ne­ment pas à l’i­mage glo­rieuse que l’on s’en fait habi­tuel­le­ment — par­ti­cu­liè­re­ment en Algérie. Pour quel­qu’un à qui l’on a incul­qué les valeurs du natio­na­lisme algé­rien et l’im­por­tance de la déco­lo­ni­sa­tion, cette his­toire consti­tue un véri­table choc. Pour un lec­teur fami­lier de l’his­toire algé­rienne, conscient de la com­plexi­té de la déco­lo­ni­sa­tion et de ses pro­lon­ge­ments, cela reste éga­le­ment un choc. Le roman natio­nal algé­rien acquiert un arrière-goût amer.

In Ekker, Tamanrasset (DR)

« C’est quoi cette chose ? C’est une étoile ? Un tremblement ? »

Le point de départ du film At(h)ome, sor­ti en 20131 réa­li­sé par Elisabeth Leuvrey, est un tra­vail docu­men­taire du pho­to­graphe Bruno Hadjih. Ce der­nier par­court la région de Tamanrasset et d’In Ekker à plu­sieurs reprises, entre 2009 et 2014, dési­reux, à l’o­ri­gine, de tra­vailler sur l’i­mage du désert dans l’i­ma­gi­naire occi­den­tal et sur des sujets liés à l’en­vi­ron­ne­ment. Il observe alors des phé­no­mènes inha­bi­tuels : des roches défor­mées, comme de la lave, des ani­maux morts, comme momi­fiés. Des amas de barils sur le bord de la route Nationale 1, qui longe le site. Il pho­to­gra­phie tout cela puis, au fil de ses ren­contres, apprend qu’une bombe nucléaire sou­ter­raine a fait trem­bler le mas­sif mon­ta­gneux de Tawrirt Tan Afella 50 ans plus tôt, avant que le nuage radio­ac­tif n’ir­ra­die toute la région — et en pre­mier lieu le petit vil­lage de Mertoutek, situé à une soixan­taine de kilo­mètres. Le récit de l’en­quête de Bruno Hadjih et ceux des vil­la­geois et nomades s’al­ternent et rythment le défi­le­ment des pho­tos de Hadjih, por­traits de celles et ceux qui racontent et images des pay­sages irra­diés consti­tuant la prin­ci­pale matière ico­no­gra­phique du film. Si les témoi­gnages des « irra­diés de Béryl » du côté fran­çais sont connus2, peu de choses existent sur les consé­quences de cet acci­dent sur le ter­ri­toire algé­rien et ses habi­tants. Un pre­mier film inti­tu­lé L’Algérie, De Gaulle et la bombe, réa­li­sé par Larbi Benchiha en 2010, revient sur les essais nucléaires fran­çais dans le Sahara — notam­ment ceux de Reggane et Béryl. Ce docu­men­taire, dont nous n’a­vons réus­si à voir que la bande-annonce, semble adop­ter un angle his­to­rique. Les images d’ar­chives des dis­cours de De Gaulle y croisent les témoi­gnages contem­po­rains des mili­taires pré­sents sur les sites des essais nucléaires, ain­si que ceux des habi­tants de la région.

« J’étais ber­gère, quand Tawrirt a sau­té, et tout ce qui s’est pas­sé je m’en sou­viens. Je gar­dais mes chèvres, c’est tout. Bien après on nous a dit que c’é­tait la bombe…»

C’est dans le temps pré­sent qu’At(h)ome prend racine. Une place cen­trale est accor­dée au récit oral, à la parole de celles et ceux qui content, dans leur langue, la manière dont ils ont vécu l’ex­plo­sion de la mon­tagne Tawrirt. Le récit en tama­sheq (langue toua­reg) d’une femme est ain­si tra­duit dans les sous-titres : « Quand cette chose-là est arri­vée… Ce dez dez dez dez [le bruit du trem­ble­ment]… Que pen­sez-vous ? C’est quoi cette chose ? C’est une étoile ? Non, ce n’est pas une étoile. Un trem­ble­ment ? Non. C’est ter­rible cette chose-là. Et tout d’un coup, des traî­nées de fumée qui allaient dans un sens et dans l’autre. Dez, dez, dez, dez, dez. On s’est deman­dés : C’est quoi cette chose-là ? Khalass, ça y est, on a pen­sé que les mon­tagnes s’é­crou­laient. On a vu des héli­co­ptères voler dans tous les sens. C’était bruyant. Et tout d’un coup, on a vu une forme blanche qui est sor­tie de la fumée, comme une boule. Dez, dez, dez, dez, dez. On trem­blait tous. Nous avons eu peur. Nous sommes par­tis en cou­rant. Nous nous sommes cachés dans les arbres ! (elle rit) J’ai dit à ma tante : Fais tes prières, ça c’est la mort qui arrive. Je lui ai dit : Je pense que c’est la mort qui est arri­vée. On a des­cen­du l’oued. À notre arri­vée, les gens étaient morts. C’est ça qui s’est pas­sé. Moi j’a­vais sans doute dix ans, j’é­tais une petite fille. J’étais ber­gère, quand Tawrirt a sau­té, et tout ce qui s’est pas­sé, je m’en sou­viens. Je gar­dais mes chèvres et c’est tout. Bien après, on nous a dit que c’é­tait la bombe. C’est vrai. »

L’incompréhension, d’a­bord. La mort et la mala­die, ensuite. Depuis cette explo­sion, les habi­tants de Mertoutek ne cessent de comp­ter et d’en­ter­rer leurs morts. 17 au cours du pre­mier mois sui­vant l’ex­plo­sion. Les sur­vi­vants observent, depuis des dizaines d’an­nées, la façon dont la mala­die ronge non seule­ment leurs propres corps, mais aus­si ceux de leurs enfants. « Mana fah­mine fiha walou. » Nous n’y com­pre­nons rien. Sur la page Facebook de la loca­li­sa­tion « Tawrirt Tan Afella », les com­men­taires d’an­ciens appe­lés de l’ar­mée fran­çaise pré­sents au moment de l’ex­plo­sion, aujourd’­hui à la retraite, reviennent sur l’é­vé­ne­ment, pho­to­gra­phies à l’ap­pui. Les consé­quences de l’ac­ci­dent sont éga­le­ment très lourdes pour ces per­sonnes puis­qu’elles étaient très proches du site de la bombe et durent prendre la fuite face à l’a­van­cée du nuage radio­ac­tif. Si ces hommes n’é­voquent pas expli­ci­te­ment les séquelles du nuage radio­ac­tif sur les réseaux sociaux et les forums, on le devine à tra­vers leurs com­men­taires sur une pho­to­gra­phie de l’ac­ci­dent : « Les 1er Mai se suivent… Le 1er Mai 1962 j’é­tais au Sahara, pas au pied du Tan Affella… juste un peu plus à l’ouest dans l’Ouarkziz.… » ; « Bonjour M., un sale jour, bonne fin de jour­née ! » ; « Un jour de deuil plus qu’un jour de fête ! »

Un bloc de la montagne Tawrirt Tan Afella qui s'est détaché lors de l'explosion. Archives de Marcel Couchot.

Lors d’un col­loque inter­na­tio­nal sur les explo­sions nucléaires dans le Sahara algé­rien, orga­ni­sé par le minis­tère des Moudjahidine — du nom des com­bat­tants de la guerre de libé­ra­tion natio­nale — en février 2010, à Alger, une vic­time fran­çaise de l’ac­ci­dent de Béryl raconte ce 1er mai 1962. Au moment des essais, sa mis­sion est de « sécu­ri­ser le site, éloi­gner et empê­cher l’accès à la popu­la­tion locale ». Placé avec ses col­lègues à une dizaine de kilo­mètres de la mon­tagne Tawrirt, il reçoit avec eux une « pluie de sco­ries, comme de gros grains de sable ». Rapatriés à l’hôpital des armées de Clamart, ils apprennent que les doses reçues sont esti­mées à 600 mil­li­sie­vert (mSv)3. La limite actuel­le­ment admise par la régle­men­ta­tion fran­çaise est de 1 mSv par an, pour la popu­la­tion. À 10 mSv, on demande la mise à l’a­bri des popu­la­tions ; au-delà de 50, leur éva­cua­tion. À par­tir de 100 mSv, on parle alors de fortes doses, entraî­nant des consé­quences directes et à long terme, sur le corps et la san­té. Tout le monde ne sera pas éva­cué après Béryl, et cer­tains membres du per­son­nel scien­ti­fique et de l’ar­mée res­te­ront sur le site jus­qu’en 1963, voire jus­qu’en 1966, année du der­nier essai nucléaire, « Grenat ». Les habi­tants de Mertoutek, eux, n’ont jamais été éva­cués et subissent, chez eux, les retom­bées de l’ac­ci­dent depuis plus de 50 ans.

Du campement d’expérimentation nucléaire au « camp de sûreté »

« Territoire d’ex­pé­ri­men­ta­tion nucléaire de l’ar­mée fran­çaise, In Amguel devient un lieu cen­tral du dis­po­si­tif de répres­sion mis en place par le pou­voir algé­rien dès 1992. »

Dans ces échanges vir­tuels entre anciens appe­lés et ingé­nieurs de l’ar­mée fran­çaise, on apprend l’exis­tence du cam­pe­ment Saint-Laurent à In Amguel, à envi­ron 50 kilo­mètres du site de l’ex­plo­sion de Béryl, ser­vant de base de vie et d’ex­pé­ri­men­ta­tions du Centre d’ex­pé­ri­men­ta­tions mili­taires des oasis (CEMO) entre 1962 et 1963. Il est pos­sible que ce cam­pe­ment ait été réuti­li­sé à par­tir de 1992 par le pou­voir algé­rien afin d’y enfer­mer des mil­liers de déte­nus, arrê­tés dans dif­fé­rentes villes, à la suite de la vic­toire du FIS, le Front isla­mique du salut (par­ti d’op­po­si­tion isla­miste) aux élec­tions légis­la­tives, et de l’in­ter­rup­tion du pro­ces­sus élec­to­ral sur une déci­sion du pou­voir en jan­vier 19924. Les pri­son­niers avaient en effet été répar­tis entre In Amguel, Reggane et Oued Namous, sites pour­tant conta­mi­nés par la radio­ac­ti­vi­té et les restes des essais chi­miques et bac­té­rio­lo­giques héri­tés de l’an­cienne puis­sance colo­niale. En l’ab­sence d’in­fra­struc­tures d’in­ter­ne­ment dans le désert, ces cam­pe­ments d’ex­pé­ri­men­ta­tion de l’ar­mée fran­çaise ont pu repré­sen­ter pour les auto­ri­tés algé­riennes une solu­tion répres­sive prête à l’emploi.

C’est à l’his­toire des anciens déte­nus des camps du Sud, ouverts (ou réuti­li­sés) dans les années 1990, que la seconde par­tie du film est consa­crée. Arrêtés arbi­trai­re­ment dans toute l’Algérie — sans man­dat d’ar­rêt et en dehors de tout cadre légis­la­tif — en rai­son de leur par­ti­ci­pa­tion ou de leur sym­pa­thie au FIS, ou sim­ple­ment « parce qu’ils por­taient une barbe », beau­coup se demandent encore pour quelles rai­sons ils se sont retrou­vés dans ces camps. Légal depuis l’ou­ver­ture de l’Algérie au mul­ti­par­tisme en 1989, le FIS5 bas­cule dans la clan­des­ti­ni­té suite à son inter­dic­tion après l’in­ter­rup­tion des élec­tions en 1991, puis sa dis­so­lu­tion en 1992. Les sou­tiens du par­ti sont alors consi­dé­rés comme une menace à la « sûre­té de l’État », accu­sa­tion qui sera reprise tout au long du conflit des années 1990 à l’en­contre de toute forme d’op­po­si­tion à la pos­ture du pou­voir, à ses méthodes de répres­sion et de contrôle de l’in­for­ma­tion. Les hommes inter­viewés dans le film décrivent par le détail les condi­tions dans les­quelles ils sont for­cés de vivre pen­dant plu­sieurs mois, voire plu­sieurs années : enfer­més dans des petites cabines, très chaudes durant la jour­née et très froides le soir, ils se rap­pellent de cette toux qui gagnait tout le monde à l’in­té­rieur. À l’é­poque, ils ne savent pas encore que ce camp a été irra­dié en 1962 et que le taux de radio­ac­ti­vi­té des lieux les met en dan­ger de mort. Comme les habi­tants de Mertoutek en 1962, ils l’ap­pren­dront plus tard. Ils seront relâ­chés de la même façon qu’ils ont été arrê­tés, sans expli­ca­tions. L’incompréhension, encore une fois, se mêle à la mala­die et à la souf­france des corps : sen­sa­tion d’élec­tri­ci­té au contact de l’eau, can­cers, han­di­caps, etc. Certains sont morts des séquelles de la radio­ac­ti­vi­té, d’une mort que les sur­vi­vants décrivent à leur tour comme lente et dou­lou­reuse. De retour dans leurs villes, ils font l’er­reur d’emporter avec eux des pierres du site saha­rien, qu’ils trouvent belles, avant d’ap­prendre que ces roches sont radio­ac­tives — et qu’ils ont dès lors, à leur insu, conta­mi­né leurs proches. Les camps du sud algé­rien font par­tie des réa­li­tés les plus invi­si­bi­li­sées du conflit des années 1990 (au même titre que la ques­tion des dis­pa­rus, par exemple), peut-être parce qu’ils ne cor­res­pondent pas à une vision mani­chéenne de cette guerre, plus sou­vent mise en avant et plus visible dans le dis­cours public6. Un comi­té de défense des inter­nés des camps de sûre­té (CDICS) a depuis été crée, mais l’his­toire demeure mécon­nue, quand elle n’est pas niée.

Le campement Saint-Laurent à In Amguel, à environ 50 kilomètres du site de l'explosion de Béryl. (DR)

Territoire d’ex­pé­ri­men­ta­tion nucléaire et chi­mique de l’ar­mée fran­çaise dans les années 1960 — condi­tion invrai­sem­blable pour une indé­pen­dance négo­ciée — la zone d’In Amguel, comme celles de Reggane et de Oued Namous, devient un lieu cen­tral du dis­po­si­tif de répres­sion mis en place par un pou­voir algé­rien se sen­tant mena­cé par la vic­toire du FIS en décembre 1991. La fron­tière entre colo­ni­sa­tion et période post-colo­niale est poreuse. Les consé­quences des essais nucléaires fran­çais et de l’ac­ci­dent de Béryl sont là pour nous le rap­pe­ler, au même titre que la réuti­li­sa­tion par l’État algé­rien de tech­niques répres­sives inté­grant des camps d’in­ter­ne­ment, qui ne sont pas sans évo­quer les méthodes de la France au moment de la guerre de libé­ra­tion natio­nale7. Sans cher­cher à com­pa­rer les deux périodes ou les deux conflits, il est impor­tant de sou­li­gner la façon dont un État indé­pen­dant s’ins­pire de l’État colo­nial qui l’a pré­cé­dé, ne serait-ce qu’à tra­vers la vio­lence avec laquelle il gère et réprime un mou­ve­ment d’op­po­si­tion, quel qu’il soit. C’est donc à une lec­ture à la lisière de l’his­toire natio­nale du moment de la déco­lo­ni­sa­tion, ain­si qu’à une lec­ture plus com­plexe de la « décen­nie noire » — la période de « guerre civile » en Algérie, qui s’é­tend du début des années 1990 au début des années 2000 —, que nous conduit le récit des essais nucléaires du Sahara, de leurs lieux et des tra­jec­toires des indi­vi­dus qui y sont d’une cer­taine façon liés depuis 1962, ou depuis 1992, à aujourd’hui.


Photographie de ban­nière : nuage radio­ac­tif de Béryl. (DR)
Photographie de vignette : vil­lage de Mertoutek. Bruno Hadjih / Picturetank. 


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  1. Le film a été pro­je­té peu de fois en Algérie : à Béjaïa en 2014, à Alger et Annaba en 2016, à l’oc­ca­sion de fes­ti­vals de ciné­ma. Distribué depuis 2016 en France par Les écrans du large, il fait l’ob­jet d’une tour­née de pro­jec­tions en France et existe en DVD. Le pro­jet pren­dra la forme d’un ouvrage et d’une expo­si­tion en 2018.[]
  2. L’histoire du per­son­nel et des mili­taires pré­sents sur le site au moment de l’ex­plo­sion de Béryl a fait l’ob­jet d’un télé­film en 2006, Vive la bombe !, dif­fu­sé sur plu­sieurs chaînes fran­çaises entre 2007 et 2010, ain­si que d’un ouvrage col­lec­tifLes irra­diés de Béryl, publié en 2011.[]
  3. Ce témoi­gnage est cité dans un article du quo­ti­dien algé­rien El Moujahid.[]
  4. Plusieurs ouvrages et articles abordent la période des années 1990 en Algérie. Voir Jacob Mundy, Imaginative Geographies of Algerian Violence, Stanford University Press, 2015 ; Myriam Aït-Aoudia, L’expérience démo­cra­tique en Algérie (1988–1992), Paris, Les presses Sciences Po, 2015.[]
  5. À pro­pos du FIS, se réfé­rer aux articles de Myriam Aït-Aoudia sur la genèse du par­ti et sa par­ti­ci­pa­tion aux pre­mières élec­tions plu­ra­listes algé­riennes, dans la revue Politix.[]
  6. Des asso­cia­tions de défense des droits de l’Homme et des col­lec­tifs citoyens mènent tout de même un tra­vail de recherche et de ter­rain depuis de nom­breuses années pour faire exis­ter ces réa­li­tés. Parmi elles, le col­lec­tif des familles des dis­pa­rus en Algérie, et Algeria Watch.[]
  7. À ce sujet, lire les tra­vaux de Sylvie Thénault et Emmanuel Blanchard sur les camps d’in­ter­ne­ment et de regrou­pe­ment pen­dant la guerre d’Algérie.[]

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