Serge Michel — amour, anarchie et Algérie

8 février 2015


Texte inédit pour le site de Ballast

Qui est Serge Michel ? Un homme de presse, un des­si­na­teur, un peintre, un écri­vain et un conseiller poli­tique ? Il y a de ça. Un bour­lin­gueur, un cou­reur de grands che­mins ? Aussi. L’écrivain Jean-Claude Carrière dit de lui qu’il fut le fan­tôme de son siècle. Enfant effron­té de la France et incon­trô­lable de l’Algérie, Michel se pré­sen­tait lui-même comme un « rebelle homo­lo­gué du côté des dingues de la liber­té1 ». Celui qui aimait la lettre A — pour Amour, Anar, Alcool, Algérie, Agitateur et Afrique — fut l’at­ta­ché de presse de Lumumba et l’a­mi de Ferhat Abbas. Ernesto Guevara lui aurait pro­po­sé de ral­lier ses rangs et Mobutu ten­ta de le neu­tra­li­ser. Plus qu’une tra­jec­toire indi­vi­duelle, la fresque folle d’une époque : celle de la déco­lo­ni­sa­tion. ☰ Par Émile Carme


C’est qu’il fut bap­ti­sé au cri « Vive l’Internationale pro­lé­ta­rienne ! ». Un des­tin plus encore qu’un sacre­ment. Mais le nom par lequel on le connaît — un « on » modeste, somme toute, au regard de l’ombre dans laquelle notre époque le tient — n’est à dire vrai pas le sien. Du moins, pas celui qui le vit naître. L’état civil manque par­fois sa cible : Lucien Douchet pré­fé­ra deve­nir Serge Michel lors­qu’il quit­ta l’Europe pour l’Algérie, au début des années 1950. Il a trente ans et toute la vie à prendre au cou. Pourquoi ce nom d’emprunt ? En hom­mage. À deux écri­vains et mili­tants qu’il affec­tion­nait au point de les vou­loir, nuits et jours, à ses côtés. Serge pour Victor (qui, lui aus­si, por­tait un nom de plume) et Michel pour Louise. Le pre­mier, liber­taire nietz­schéen pas­sé par quatre années de pri­son pour avoir refu­sé de dénon­cer les membres de la Bande à Bonnot sans tou­te­fois approu­ver leurs méthodes, natif de Bruxelles de parents russes en exil, ral­lié à Lénine et les siens au len­de­main d’une révo­lu­tion qu’il ne ces­sait d’es­pé­rer ; la seconde, com­mu­narde intré­pide, anar­chiste, fémi­niste et anti­co­lo­nia­liste. Le pre­mier, « grand poète qu’il était, atten­tif à toute la beau­té, sen­sible à tout — une vraie table de réso­nance —, si récep­tif2 », assu­rait son amie Magdeleine Paz ; la seconde, « ascète révo­lu­tion­naire3 », dixit Pierre Durand, l’un de ses bio­graphes. Les pré­sen­ta­tions sont faites.

« Il n’est nulle Démocratie si l’on tue en son nom. Le Sud le sait et, dans ses sous-sols et ses maquis, les têtes dures affutent les len­de­mains heureux. »

1952, disions-nous. Au Kenya, les Mau-Mau s’in­surgent contre la pré­sence bri­tan­nique ; l’in­dé­pen­dan­tiste Habib Bourguiba est arrê­té par les auto­ri­tés colo­niales fran­çaises ; les États-Unis bom­bardent la Corée du Nord ; les résis­tants viet­na­miens affrontent les troupes hexa­go­nales pour gagner leur liber­té ; le Caire est le théâtre d’af­fron­te­ments entre forces de l’ordre anglaises et égyp­tiennes ; le mili­tant pales­ti­nien Georges Habache fonde en exil le Mouvement natio­nal arabe. Le monde bruit, fré­mit et se tord, au bord, écri­vait Aimé Césaire deux années aupa­ra­vant, d’un « dan­ger immense4 ». Michel eut l’oc­ca­sion de lire le Martiniquais. Lu et, confia sa fille un jour, anno­té avec pas­sion. « On peut tuer en Indochine, tor­tu­rer à Madagascar, empri­son­ner en Afrique noire, sévir aux Antilles. Les colo­ni­sés savent désor­mais qu’ils ont sur les colo­nia­listes un avan­tage. Ils savent que leurs maîtres pro­vi­soires mentent5» La Civilisation plas­tronne et jure à tort : il n’est nulle Démocratie si l’on tue en son nom. Le Sud le sait et, dans ses sous-sols et ses maquis, les têtes dures affutent les len­de­mains heu­reux. Serge Michel veut en être — gueu­ler, de Paris, ne suf­fit plus. Il aban­donne sa femme et sa fille. « Une déro­bade, une tra­hi­son6 », juge­ra cette der­nière, Marie-Joëlle Rupp, dans la bio­gra­phie qu’elle lui consa­cre­ra en 2007, Serge Michel, un liber­taire dans la déco­lo­ni­sa­tion, une décen­nie après sa mort. La parole à l’ac­cu­sé, au détour de l’une des pages de son roman auto­bio­gra­phique, Nour le voi­lé, paru en 1982 : « Un jour, j’ai vou­lu me lais­ser, m’a­ban­don­ner sans retour. J’ai cru l’a­voir fait. Quand j’ai quit­té l’Europe, avant d’embarquer, j’ai accro­ché ma gabar­dine, presque une loque, que j’ai­mais bien, au por­te­man­teau d’un bis­trot et je me suis tiré sur la pointe des pieds comme un voleur débu­tant. J’ai long­temps été per­sua­dé de m’être débar­ras­sé de moi7. »

L’Algérie n’est pas encore en guerre mais la contes­ta­tion natio­na­liste s’or­ga­nise : Ferhat Abbas, qui a fon­dé au sor­tir de la Seconde Guerre mon­diale l’Union démo­cra­tique du mani­feste algé­rien, dur­cit ses reven­di­ca­tions face aux fins de non-rece­voir du pou­voir colo­nial — celui qui prô­nait l’au­to­no­mie algé­rienne dans un cadre de coopé­ra­tion avec la France s’ap­prête à ral­lier les indé­pen­dan­tistes ; quant à Messali Hadj, il per­siste et signe, fai­sant fi des dis­so­lu­tions et des arres­ta­tions, œuvrant avec force au sein du Mouvement pour le triomphe des liber­tés démo­cra­tiques. La France avait débar­qué dans la baie de Sidi-Ferruch, forte de 37 000 hommes, en juin 1830 ; Abd el-Kader, après avoir appe­lé au jihâd contre l’en­va­his­seur, avait capi­tu­lé dix-sept ans plus tard — Tocqueville, pro­phète s’il en est de nos démo­crates libé­raux, eut ain­si l’heur de com­men­ter : « Nous fai­sons la guerre d’une manière beau­coup plus bar­bare que les Arabes eux-mêmes. C’est, quant à pré­sent, de leur côté que la civi­li­sa­tion se ren­contre. […] J’ai sou­vent enten­du en France des hommes que je res­pecte, mais que je n’ap­prouve pas, trou­ver mau­vais qu’on brû­lât les mois­sons, qu’on vidât les silos et enfin qu’on s’emparât des hommes sans armes, des femmes et des enfants. Ce sont là, sui­vant moi, des néces­si­tés fâcheuses, mais aux­quelles tout peuple qui vou­dra faire la guerre aux Arabes sera obli­gé de se sou­mettre8. » Le pas­sé sau­ra se rap­pe­ler au bon sou­ve­nir de tout un cha­cun — la mémoire résonne quand les puis­sants la perdent.

[Aimé Césaire | DR]

Michel explore Alger la blanche ; sa lumière retient tout par­ti­cu­liè­re­ment son atten­tion. Puis la Casbah. Les têtes de mou­tons, les oranges, les tomates et les poi­vrons, ardeur des cou­leurs, plumes, pois­sons et volailles… Il ne tarde pas à inté­grer un petit groupe d’ar­tistes et de fron­deurs, grat­tant à rebours le poil de l’é­poque : un Arabe man­chot, un gui­ta­riste, le peintre pied-noir Sauveur Galliéro, un docker et membre du Parti com­mu­niste algé­rien por­tant un nom qui ne dit encore rien à per­sonne puis­qu’il n’a pas écrit Nedjma, nous par­lons bien sûr de Kateb Yacine, et un Jean, dit Janot, un poète qui aime les gar­çons (« C’est plus ferme9 », explique-t-il), mi-anar mi-chré­tien, un cer­tain Sénac qui signe ses textes d’un soleil. La bande a le goût des nuits blanches et des petits bis­trots, domi­nos et bou­quins, Éluard et le Peuple. Sénac s’é­lève déjà contre les bour­reaux de sa terre natale, lui le fils de pieds-noirs sans un sou : « J’entre dans le feu, je crie. […] En Afrique du Nord, se taire c’est tra­hir. » Ce n’est pas la France qu’il accuse, ce n’est pas tout un peuple qu’il accable, ce n’est pas le pays de Rimbaud et de René Char, pré­cise-t-il, ce sont les diri­geants, les exploi­teurs et les occu­pants qui tra­hissent les prin­cipes et les idéaux de celle qu’il appelle, la France, sa « seconde patrie10 ». Michel aiguise son sens poli­tique à leur contact. Écoute, apprend. Se lie d’a­mi­tié avec Ferhat Abbas, futur Président du gou­ver­ne­ment pro­vi­soire de la République algé­rienne, l’appelle bien­tôt « Pépé » et tra­vaille pour lui en écri­vant dans la revue de son mou­ve­ment, La République algé­rienne. Dessine, aus­si, et ne tarde pas à contri­buer à la presse natio­na­liste algé­rienne — cari­ca­tu­rant les flics, les bour­geois et les mili­taires, cham­brant le régime colo­nial. Va-t-on l’ac­cep­ter, lui le Français, le gaou­ri, l’étran­ger, l’Européen ? Il l’espère.

« Les bour­lin­gueurs n’ont jamais fait l’af­faire des struc­tures clan­des­tines, néces­sai­re­ment subor­don­nées à la dis­ci­pline et à l’autorité. »

Des incen­dies prennent la nuit par sur­prise. Une tren­taine d’at­ten­tats, au même moment, aux quatre coins du pays. Une orga­ni­sa­tion mili­taire, le tout nou­veau Front de libé­ra­tion natio­nale, bran­dit un dra­peau vert et blanc en lieu et place du tri­co­lore. Nous sommes le 1er novembre 1954 et la guerre éclate sans dire son nom. Leur but ? Leur charte n’a pas la main qui tremble : « 1) La res­tau­ra­tion de l’État algé­rien sou­ve­rain, démo­cra­tique et social dans le cadre des prin­cipes isla­miques. 2) Le res­pect de toutes les liber­tés fon­da­men­tales sans dis­tinc­tion de races et de confes­sions. » Par quels moyens ? « Tous les moyens ». Mitterrand envoie six cents hommes en ren­fort et Michel découvre le sou­lè­ve­ment dans la presse. Les pério­diques indé­pen­dan­tistes sont sai­sis : qu’à cela ne tienne, il conti­nue de pro­duire dans une impri­me­rie clan­des­tine. Il apprend, fin 1955, que les auto­ri­tés fran­çaises s’ap­prêtent à l’ar­rê­ter et s’en­fuit pour Marseille muni de faux papiers. La femme de Francis Jeanson — qui don­ne­ra son nom aux réseaux de sou­tien au FLN — le cache quelque temps sur Paris. Jeanson, proche de Sartre, écri­ra dans Notre Guerre (publié en 1960 et sai­si une semaine après) qu’ils n’é­taient en rien des traîtres : au contraire, leur « tra­hi­son » était un signe de « fidé­li­té à la cause fran­çaise et à la cause humaine11 ». La jus­tice n’est pas une affaire juri­dique. Mais si Michel s’a­vé­rait fort sym­pa­thique et bon mili­tant, avoue­ra le phi­lo­sophe, il ne l’a pas enga­gé à ses côtés pour por­ter des valises : le des­si­na­teur était à ses yeux trop aven­tu­rier, trop impré­vi­sible. Les bour­lin­gueurs n’ont jamais fait l’af­faire des struc­tures clan­des­tines, néces­sai­re­ment subor­don­nées à la dis­ci­pline et à l’autorité.

Michel planque des armes et des tracts sous son lit et, sous le patro­nyme de Xavier, se rend en Suisse pour par­ti­ci­per à l’im­pres­sion du jour­nal Résistance algé­rienne. Puis assiste Taïeb Boulahrouf, du FLN, et aide Abbas, réfu­gié dans le Vaud après avoir à son tour ral­lié le Front, dans l’é­cri­ture de ses dis­cours — plus que de l’aide, même : un témoin fera savoir que Michel les écri­vit, à cette période, dans leur inté­gra­li­té. Pour le res­pon­sable algé­rien, cette guerre, qui le dévaste, n’est pas loin d’être une guerre civile puis­qu’il estime que les pieds-noirs sont, eux aus­si, à leur manière, des com­pa­triotes, des voi­sins et des enfants de cette terre deve­nue fran­çaise dans les condi­tions que l’on sait.

[Jean Sénac, au centre | DR]

Michel apprend au prin­temps 1957 la mort de l’un de ses amis algé­riens, assas­si­né par des sol­dats fran­çais (yeux cre­vés, gorge ouverte, corps jeté du haut d’une ter­rasse). « Serge est anéan­ti. Il frappe. Il hurle le nom de son ami12 », rap­por­te­ra sa fille. « L’Algérie va tous nous cre­ver13 », note Sénac dans l’un de ses car­nets. Le sang tourne les têtes qui ne cessent de tom­ber : l’Assemblée natio­nale a voté les pou­voirs spé­ciaux (Parti com­mu­niste com­pris) pour ren­for­cer la paci­fi­ca­tion ; huit mille para­chu­tistes qua­drillent la capi­tale, tor­turent et exé­cutent sans crainte de la loi, la perte de l’Indochine han­tant les esprits revan­chards ; Camus a appe­lé à une trêve civile et Sartre tonne contre le sys­tème colo­nial ; des par­ti­sans de l’Algérie fran­çaise attaquent des musul­mans (des explo­sifs dans la Casbah font seize morts et une cin­quan­taine de bles­sés) et le FLN, dis­po­sant de cinq mille hommes dans la Zone auto­nome d’Alger, pose des bombes dans les sec­teurs civils d’Alger (cent douze atten­tats pour le seul mois de jan­vier 1957) ; Larbi Ben M’hidi, l’un de ses lea­ders, est pen­du dans une ferme — simple sui­cide, pré­ten­dront les auto­ri­tés — avec la com­pli­ci­té du Général Aussaresses (il racon­te­ra dans ses Mémoires, Services spé­ciaux : « On m’a­vait appris […] à tuer sans lais­ser de traces, à men­tir, à être indif­fé­rent à ma souf­france et à celle des autres, à oublier et à me faire oublier. Tout cela pour la France14») ; le FLN et le mou­ve­ment indé­pen­dan­tiste de Hadj, le MNA, se livrent une guerre sans nulle pitié : le pre­mier, afin d’é­clip­ser son rival, mas­sacre trois cents de ses par­ti­sans à Melouza (Sartre expli­que­ra plus tard qu’il s’a­gis­sait là d’une « néces­si­té his­to­rique15 » et confie­ra à Jean Daniel que la gauche eut tort de faire men­tion des exac­tions du FLN : cela affai­blis­sait la cause — cer­taines choses gagnent à être tues…).

« L’Homme n’est plus un loup pour son pro­chain dès lors qu’il sait pro­non­cer cama­rade. »

Mais. Mais la Révolution. L’avenir par­vien­dra à trans­muer les décombres ; le sang sau­ra s’ex­cu­ser face au futur. L’eau crou­pie de la haine aura un jour le goût des grandes rivières de vin socia­listes. Les lotus ne savent-ils pas pous­ser dans la boue ? L’Homme n’est plus un loup pour son pro­chain dès lors qu’il sait pro­non­cer « cama­rade ». Serge Michel quitte la Suisse pour la Tunisie nou­vel­le­ment indé­pen­dante. Aux murs, les pein­tures encore fraîches de la Liberté. Le FLN en use comme d’une base arrière et le Français intègre rapi­de­ment l’é­quipe d’El Moudjahid, l’or­gane du Front. Il y croise l’au­teur de Peau noire, masques blancs, le méde­cin antillais Frantz Fanon, et tra­vaille à ses côtés depuis que la France l’a expul­sé de l’Algérie : dans Nour le voi­lé, Michel écri­ra qu’il pou­vait tour à tour se mon­trer péda­gogue ou « ter­ras­ser un contra­dic­teur hési­tant16 ». Certains acti­vistes algé­riens soufflent à Michel, dans le dos de Fanon, que celui-ci pèche par intel­lec­tua­lisme : sa ten­dance à uni­ver­sa­li­ser plus que de rai­son la cause algé­rienne l’empêche de sai­sir l’at­ta­che­ment de l’Algérie à ses tra­di­tions : « L’Islam n’est pas la troi­sième Internationale, ni la qua­trième17… » Abane Ramdane, dit « L’architecte de la Révolution », confie à Michel la mise en page en langue arabe — bien qu’il n’y entende goutte — puis on le charge d’a­ni­mer l’é­mis­sion radio­pho­nique des com­bat­tants, « La Voix de l’Algérie » (pro­pa­gande oblige, Michel y gonfle vic­toires et chiffres). Il par­ti­cipe éga­le­ment à la réa­li­sa­tion de films mili­tants. Le cinéaste Ahmed Rachedi dira : « [Serge Michel] était l’un des nôtres, tout à fait à l’aise par­mi nous et nous, tout à fait à l’aise avec lui18» Même son de cloche du côté d’un jour­na­liste ita­lien qui le croi­sa alors : « J’étais fas­ci­né par lui, par sa manière de vivre en Afrique comme les Africains. Il n’é­tait pas un étran­ger, il était inté­gré. Son atout, c’é­tait l’i­ma­gi­na­tion, cet espoir de chan­ger le monde19 ».

Le rose pour­tant se trouble dès lors qu’on le gratte. Michel sup­porte mal le machisme de ses com­pa­gnons de lutte. « Cette socié­té de mâles, par­tout la même, ver­ti­cale, vio­lente, bâtie sur des men­songes gros­siers20 », il la refuse. Il a lu le Coran et n’en­tend pas assen­tir au sacré s’il rabaisse la moi­tié de l’hu­ma­ni­té : ain­si donc l’homme pour­rait, un ver­set le cer­ti­fie, faire de son épouse un champ de labour ? la battre en cas d’in­su­bor­di­na­tion ? ain­si donc l’homme serait, par essence, supé­rieur à son épouse et aurait auto­ri­té sur celle-ci ? Il ques­tionne ses cama­rades. Pourquoi ces « pré­ro­ga­tives de mâles qui leur tomb[ent]du ciel » ? Il a mal lu le Saint Coran, natu­rel­le­ment ; il n’en­tend rien à l’a­rabe, sans contre­dit ; il a tout com­pris de tra­vers, pour sûr, voire rien com­pris du tout ; il n’est pas musul­man, quelle idée de four­rer ton nez là-dedans, khouya... « Les femmes par­ti­cipent au com­bat en totale éga­li­té avec les hommes21 », lui pro­met Omar. Et pour­quoi Djamal, le jeune moud­ja­hid Djamal, a‑t-il été exé­cu­té pour n’a­voir pas vou­lu répondre à ses supé­rieurs lorsque ceux-ci tinrent à savoir s’il avait cou­ché avec Yasmina ? Krimou hausse les épaules. La résis­tance n’est pas un lupa­nar. Mais l’a­mour ? L’amour, c’est « ouvrir le monde22 », estime Michel ; l’a­mour, « c’est notre pire enne­mi23 », assure Krimou. Serge Michel bou­gonne. Pourquoi ne pas lais­ser les rênes de la Révolution aux poètes plu­tôt qu’aux mili­taires et aux affa­més de pou­voir ? Et Ramdane, pour­quoi vient-on de l’as­sas­si­ner ? Un fil de fer autour du cou dans une ferme, à Oujda. Rixes entre chefs. Le pou­voir, tou­jours le pou­voir. La direc­tion du FLN ras­sure ses troupes : Ramdane est tom­bé au champ d’hon­neur contre les Français. Michel n’en­tend pas se satis­faire de la seule ver­sion offi­cielle ; Ali tente de le tem­pé­rer : « Tu n’as pas la moindre idée de ce qui t’at­tend. Pour les nôtres tu n’es qu’un phé­no­mène mar­gi­nal, et ils pré­fé­re­ront tou­jours un enne­mi clas­sique à un ami déran­geant qui pose trop de ques­tions. Pour nous, tout est simple. Mais pour toi ? Tu res­te­ras un gaou­ri et, si tu t’en­têtes, tu devien­dras vite un emmer­deur indé­si­rable24»

[Mohamed Larbi Ben M'Hidi, leader du FLN, arrêté | DR]

Camus vient de perdre la vie dans un acci­dent de voi­ture et Sartre, en cette année 1960, s’ap­prête à pré­fa­cer Les Damnés de la Terre de Fanon : il faut tuer, abattre les Européens pour libé­rer d’un même élan le colo­ni­sé et le colo­ni­sa­teur. Michel semble être mis sur la touche : trop curieux, trop dési­reux de savoir de qui de quoi. Un mili­tant n’a pas à poser de ques­tions. La ligne devrait conten­ter ses doutes. Le Premier ministre du Congo, Patrice Lumumba, atter­rit à Tunis pour ren­con­trer cer­tains cadres du FLN. Son pays s’est libé­ré de la tutelle belge depuis quelques semaines seule­ment. On lui pré­sente Michel — sa fille esti­me­ra que ce fut là un moyen, plu­tôt habile, de l’é­car­ter. Les deux hommes s’en­tendent sur-le-champ, tant est si bien que le Congolais somme le Français de deve­nir son atta­ché de presse. Michel accepte : il devra notam­ment assu­rer les liai­sons entre la presse et Lumumba, pré­pa­rer ses confé­rences de presse, gérer les publi­ca­tions et les entre­tiens des­ti­nés à l’in­ter­na­tio­nal. Le Premier ministre tra­vaille sans relâche pour le Congo ; Michel suit la cadence et consent, ain­si que Lumumba l’exige, à n’a­voir nulle vie pri­vée : le som­meil en vient à man­quer mais ce rythme et cet allant ne sont pas pour lui déplaire. Par habi­tude, un chauf­feur de taxi l’ap­pelle « patron » : Michel rec­ti­fie, non, non, « cama­rade » ! La Belgique envoie des troupes dans l’an­cienne pro­prié­té pri­vée du roi Léopold II, l’homme, disait Mark Twain, aux dix mil­lions de morts sur la conscience. « L’Afrique, mot magique intra­dui­sible, évo­ca­teur de liber­té, de lumière, de fra­ter­ni­té, verbe sacré qui se conju­guait au futur anté­rieur. Le grand Congo s’é­veillait, l’é­man­ci­pa­tion afri­caine était en marche25 », écrit Michel, le verbe lyrique.

« Trop curieux, trop dési­reux de savoir de qui de quoi. Un mili­tant n’a pas à poser de ques­tions. La ligne devrait conten­ter ses doutes. »

Mais, déjà, Lumumba est ren­ver­sé par son secré­taire d’État — un cer­tain Mobutu —, fusillé, avec la com­pli­ci­té de mili­taires belges, puis décou­pé à la scie avant d’être plon­gé dans de l’a­cide sul­fu­rique. Les archives de la CIA per­met­tront plus tard d’ap­prendre que le pou­voir nord-amé­ri­cain avait ten­té de l’é­li­mi­ner ; la Belgique pré­sen­te­ra, en 2002, ses excuses au regard du rôle qu’elle joua dans sa dis­pa­ri­tion. Lumumba ne put connaître le Congo libre que le temps de sept mois. Un jour­na­liste occi­den­tal lui avait deman­dé un jour s’il se mon­trait raciste à l’en­droit des Blancs : Lumumba avait répon­du par la néga­tive : il n’ou­bliait pas ce qu’ils avaient fait à l’Afrique mais ne l’é­tait pas — lorsque ledit jour­na­liste lui fit remar­quer qu’il avait un Blanc à ses côtés, par­lant de Serge Michel, le lea­der indé­pen­dan­tiste répon­dit : « Lui ? Il a le cœur noir. C’est un Africain25. »

Michel s’en­fuit vers la Tunisie — Mobutu a ten­té de l’in­ter­cep­ter en lan­çant un man­dat d’ar­rêt. En vain. Un jour­na­liste amé­ri­cain fera savoir que le liber­taire fut d’une inté­gri­té abso­lue : on ten­ta de le cor­rompre avec de grosses sommes d’argent (les dia­mants cou­laient alors à flots) mais Michel refu­sa tout. « S’il n’a­vait pas été un hon­nête homme, il serait deve­nu mil­liar­daire26» Que retien­dra-t-il de cette expé­rience ? Elle fut pour lui un oura­gan. Bousculant tout sur son pas­sage. Michel se sou­vien­dra des colères de Lumumba et dira de lui en inter­view qu’il était « un mys­tique de la liber­té27 ». Certains aspects de sa per­son­na­li­té lui rap­pe­laient les révo­lu­tion­naires du XIXe siècle euro­péen — il retra­ce­ra cette expé­rience en 1962, dans le livre Uhuru Lumumba. Jean-Claude Willame écri­ra en 1990, dans son ouvrage Patrice Lumumba, que Michel fut « un accom­pa­gna­teur de Lumumba [plus] qu’un conseiller28 ». Il indi­que­ra que l’homme de presse était constam­ment en quête, tou­jours prêt à par­tir. Qu’il n’é­tait jamais du genre à s’ins­tal­ler, à s’en­croû­ter. « On ne vit qu’une fois, mais tous les jours29 », se plai­sait à pen­ser Michel. Dans son essai Lumumba Lost (paru en 2003 et jamais tra­duit en fran­çais), Sallie Pisani rela­te­ra un pro­pos de l’un des diri­geants de la CIA, Bronson Tweedy : « [Serge Michel] est un sale bon­homme. Un des pires types qui soit. Les Soviets l’ont recru­té à la fin des années qua­rante. Il était contre l’im­pli­ca­tion de la France en Asie du Sud et avait de l’in­té­rêt pour le Parti com­mu­niste fran­çais. Il a chan­gé son nom, François, en Serge quand il l’a rejoint30. » Et Tweedy d’a­jou­ter, sans rire, que Michel tra­vailla en réa­li­té à ravi­tailler Lumumba en chair fraîche plus qu’en slo­gans politiques…

[Patrice Lumumba, 1960 | DR]

1962 célèbre l’in­dé­pen­dance de l’Algérie. Drapeaux bat­tant au vent de la nou­velle nation et, par­tout, le même mot d’ordre : « Un seul héros, le peuple ! » Le conflit aura cau­sé, selon les chiffres avan­cés par l’his­to­rien Benjamin Stora, la mort d’un demi-mil­lion de per­sonnes — musul­mans, Arabes, Berbères, pieds-noirs et Européens confon­dus. 91,23 % de la popu­la­tion algé­rienne a voté en faveur de l’in­dé­pen­dance. La suite est connue : envi­ron 500 000 pieds-noirs quittent pré­ci­pi­tam­ment le pays (200 000, on le sait moins, choi­sissent ini­tia­le­ment de res­ter) et les col­la­bo­ra­teurs har­kis sont l’ob­jet de vio­lentes repré­sailles. « Des jours et des semaines durant, les rues et les places publiques sont occu­pées par des mil­lions d’hommes et de femmes en liesse que l’in­dé­pen­dance a ren­dus à leur digni­té d’hu­mains31 », note le pho­to­graphe Marc Riboud, alors sur place. Michel n’a­vait pas revu l’Algérie depuis six ans. La joie, oui, par­tout dans les rues. Il ne dort que très peu et boit bien davan­tage. Ne manque pas de fon­der un jour­nal, un quo­ti­dien du nom d’Alger ce soir. C’est un suc­cès ; la parole est don­née à la rue plus qu’aux minis­tères — foudres et jalou­sies s’at­tirent pour mieux s’a­battre, comme de juste.

« Michel n’a­vait pas revu l’Algérie depuis six ans. La joie, oui, par­tout dans les rues. Il ne dort que très peu et boit bien plus. »

Les bar­bu­dos ont fait mordre la pous­sière à Batista et Castro a pour Cuba d’autres ambi­tions que de demeu­rer un joyeux bor­del à Yankees. Le Che, venant tout juste de décla­rer à la tri­bune de l’ONU qu’ils luttent impla­ca­ble­ment contre l’im­pé­ria­lisme et pour le socia­lisme, la bes­tia­li­dad del impe­ria­lis­mo, una bes­tia­li­dad que no conoce límites, que no tiene fron­te­ras nacio­nales, s’ar­rête à Alger. Guevara fait savoir que l’Afrique est cer­tai­ne­ment « le plus impor­tant32 » des champs de bataille (il pro­jette déjà de se rendre inco­gni­to au Congo pour mieux l’embraser) et Michel le reçoit pour Alger ce soir. Le jour­na­liste fran­çais trouve un com­man­dante déçu : il peste contre l’ar­ro­gance et l’in­cul­ture des caciques algé­riens et s’en prend aux ambi­tions petites-bour­geoises de la plu­part des per­sonnes ren­con­trées depuis son arri­vée. Guevara n’est pas, loin s’en faut, un liber­taire : nul n’i­gnore sa rai­deur, son inflexi­bi­li­té et son intran­si­geance ; le mili­tant mar­xiste-léni­niste est un moine-sol­dat ayant le goût de l’ordre et des armes. Que se disent-ils ? La fille de Michel fera savoir qu’ils par­lèrent — en fran­çais — une nuit entière et que le Cubain, qui n’a pas quit­té son béret, lui pro­po­sa de l’ac­com­pa­gner dans sa pro­chaine gué­rilla pour ven­ger la mort de Lumumba. Le pro­jet n’a­bou­ti­ra pas ; nous en igno­rons les raisons.

Michel œuvre dans l’ombre : il pré­fère les cou­lisses aux estrades et aime assis­ter, conseiller, appor­ter son savoir-faire. Loin des feux de la rampe : l’a­nar­chiste n’i­gnore pro­ba­ble­ment rien des lumières aveu­glantes du pou­voir. Il écrit, scé­na­rise (entre mille autres, un pro­jet de film sur l’é­mir Abd el-Kader), orga­nise des stages à l’u­ni­ver­si­té d’Alger, forme des jour­na­listes, tra­vaille pour le Ministre de l’Information et de la Culture, assiste Visconti et aide Pontecorvo, le réa­li­sa­teur de La Bataille d’Alger. Et fonde une famille — une pré­nom­mée Claudine lui a don­né trois fils : Igor-Nourredine, Ivan-Nadir et Mahdi. L’Histoire s’é­crit à grand ren­fort de lieux com­muns : la Révolution ne manque jamais de dévo­rer ses enfants ; gueule de bois, confet­tis et cendres tièdes ; Ben Bella est ren­ver­sé par Boumédiène puis, deux ans plus tard, Zbiri tente à son tour de ren­ver­ser le pré­sident put­schiste. Michel ne par­vient plus à sup­por­ter le carac­tère auto­ri­taire du régime mili­taire de Boumédiène. Le com­mu­niste Henri Alleg — tor­tu­ré durant la guerre par la sol­da­tesque fran­çaise — décide, non sans amer­tume, de quit­ter l’Algérie pour écrire, un jour, dans Mémoire algé­rienne : « Contre ces oppo­sants, le nou­veau pou­voir n’hé­si­te­rait pas à uti­li­ser les pires moyens légués par l’é­poque colo­niale, y com­pris la tor­ture33 ». Le poète Jean Sénac reste, mais refuse, par fidé­li­té à Ben Bella, de ren­con­trer Boumédiène et de coopé­rer avec le gou­ver­ne­ment. Michel écri­ra dans Nour le voi­lé que le FLN « n’a­vait plus rien de révo­lu­tion­naire34 ». Direction Rome.

[Ernesto Guevara et Fidel Castro | DR]

Les années 1970 sont celles de l’ul­tra-gauche et de la gué­rilla urbaine. La Fraction armée rouge en Allemagne et les Brigades rouges en Italie. Bombes, rafales, séques­tra­tions et assas­si­nats ciblés. Michel condamne ces pra­tiques — il est de ceux qui montent sur les tables pour annon­cer les tour­nées géné­rales ; il aime la vie dans la révo­lu­tion, non sa face noire. Rêve de la voir, cette vie, gran­diose et même un peu folle. En France, le Parti socia­liste dit jus­te­ment vou­loir la chan­ger ; à Munich, des ath­lètes israé­liens sont abat­tus par un com­man­do pales­ti­nien ; au Vietnam, la bien jeune Phan Thị Kim Phúc court, nue, entiè­re­ment nue, le corps brû­lé au napalm pour fuir les bom­bar­de­ments nord-amé­ri­cains. Michel conti­nue d’é­crire, beau­coup. Il conti­nue de boire, beau­coup. Tombe amou­reux et, avec elle, Lolo, vingt-cinq années de moins, règle leurs achats avec de faux billets de 500 lires. Ils ima­ginent ensemble un far­fe­lu Mouvement de libé­ra­tion du Vatican ; l’i­dée est simple : vider les lieux reli­gieux pour y ins­tal­ler les mar­gi­naux et les anar­chistes de l’Italie… Mais Michel déjà tourne en rond. L’activité poli­tique et le mili­tan­tisme lui manquent.

« La Fraternité uni­ver­selle ? La Libération des peuples ? Il les a appro­chées de près et y lais­sa, en plus de quelques plumes, bien des rêves et du lyrisme. »

Il est à croire qu’une bonne étoile assure son sort : le Premier ministre congo­lais Henri Lopes le contacte afin de fon­der un jour­nal et une école de jour­na­lisme à Brazzaville. Le régime est com­mu­niste et Michel n’est pas dupe : les diri­geants du Parti unique ont tous été « for­més direc­te­ment ou indi­rec­te­ment par la puis­sance colo­niale34 ». L’anarchiste est nom­mé cama­rade-conseiller puis exas­père les auto­ri­tés : Lopes jure­ra à son tour que Michel était un aven­tu­rier, un insu­bor­don­né. Il est inter­pel­lé pour « sub­ver­sion », quitte pré­ci­pi­tam­ment le Congo et se rend en Guinée-Bissau, sol­li­ci­té par le Ministre des Affaires cultu­relles du gou­ver­ne­ment de Luís Cabral (le frère de feu Amílcar, assas­si­né à Conakry un an avant l’in­dé­pen­dance arra­chée aux Portugais le 10 sep­tembre 1974). Michel les aide à lan­cer le jour­nal du Parti, O Pintcha, et com­mence à apprendre le créole. Il avait croi­sé Amílcar Cabral à Alger et ce der­nier l’a­vait pré­ve­nu : l’in­dé­pen­dance est une étape, une étape seule­ment, les véri­tables ennuis com­men­ce­ront ensuite… Le gou­ver­ne­ment l’en­voie en URSS afin de repré­sen­ter la Guinée-Bissau au fes­ti­val de ciné­ma de Moscou. Il s’y rend mais n’y croit plus guère… La Fraternité uni­ver­selle ? La Libération des peuples ? Il les a appro­chées de près et y lais­sa, en plus de quelques plumes, bien des rêves et du lyrisme. Les anciennes colo­nies sont désor­mais admi­nis­trées par des tranche-têtes et des agents d’exé­cu­tion sou­mis à leurs maîtres blancs d’an­tan. Il com­pose un poème, quelque part au Cap-Vert : « J’ai crié / Et j’ai trou­vé l’eau de la mer / Par trop amère » Il a soixante ans. « Grillé par tous les soleils de toutes les Afriques35 ».

Sa famille ? Disloquée, pour le moins. Un fils han­di­ca­pé, un autre mort dans une bagarre de rue. Sa fille Marie-Joëlle, née avant qu’il ne quitte la France ? Il n’a jamais cher­ché à la revoir. Tous lui en veulent, assu­ré­ment : Serge Michel n’est pas un père — ses idéaux seuls sont ses enfants. Boumédiène décède en décembre 1978 : l’oc­ca­sion pour le mili­tant révo­lu­tion­naire de retrou­ver sa patrie d’a­dop­tion, l’Algérie tant aimée. L’ami Sénac n’est plus là pour l’ac­cueillir : assas­si­né quelques années aupa­ra­vant dans la cave qu’il occu­pait, la barbe longue et le ventre vide. Le pays s’ouvre au mul­ti­par­tisme en 1989 ; un an plus tard, Ben Bella rentre d’exil et le Front isla­mique du salut, par­ti­san de l’ins­tau­ra­tion de la loi isla­mique et franc oppo­sant au régime cor­rom­pu des appa­rat­chiks du FLN, rem­porte les pre­mières élec­tions libres. Le pou­voir annule bru­ta­le­ment le scru­tin : une guerre civile, la « décen­nie noire », va replon­ger l’Algérie dans le chaos. Serge Michel touche une pen­sion de l’État en tant qu’an­cien moud­ja­hid et vivote comme il le peut. Le soleil semble soi­gner sa san­té décli­nante. Il peint et ne quitte plus sa djel­la­bah blanche, se liant d’a­mi­tié aux Berbères moza­bites et conti­nuant de man­ger du porc durant le mois de Ramadan — on l’ac­cepte pas à pas et l’in­tègre même à la dis­cus­sion des affaires courantes. 

[Amilcar Cabral | DR]

Le GIA frappe, en Algérie comme en France, et lance un ulti­ma­tum en 1993 : tous les étran­gers seront tués s’ils ne partent pas sous un mois. Nombre de leurs com­bat­tants ont été for­més en Afghanistan ou en Bosnie-Herzégovine. Mais Michel refuse de s’en aller — ses amis, arabes, kabyles et euro­péens, com­mencent à tom­ber un à un. La ter­reur se répand. Son domi­cile est caillas­sé, son chat déca­pi­té. Il finit par s’en­vo­ler pour Paris au prin­temps 1994 et, avec quelques jour­na­listes algé­riens en exil, par­ti­cipe, une fois de plus, à la fon­da­tion d’un quo­ti­dien : Alger info inter­na­tio­nal. Ils déposent le bilan six mois plus tard ; Michel n’a plus de loge­ment, il erre, sans un sou ou presque, lisant inlas­sa­ble­ment Michaux et Cioran.

*

Celui que Catherine Simon appel­le­ra « le der­nier des Mohicans36 », dans son enquête Algérie, les années pieds-rouges, meurt le 24 juin 1997 dans le Val-de-Marne. Il avait, la veille, pas­sé des appels en vue d’être « rapa­trié » en Algérie. Cet homme que per­sonne ne connaît en France reçoit, là-bas, des obsèques natio­nales : les offi­ciels du régime escortent son cer­cueil. On l’en­terre à El Alia, dans un car­ré chré­tien. Oraison funèbre et haie d’hon­neur de scouts musul­mans. Fadela Hebbadj, auteure de l’ou­vrage Les Ensorcelées, écri­ra en 2010 : « La mémoire de Serge Michel est à culti­ver non seule­ment parce qu’elle s’inscrit dans l’épopée d’une soli­da­ri­té effec­tive entre des forces de pro­grès issues de tout hori­zon géo­gra­phique et cultu­rel, mais aus­si parce qu’elle repré­sente une réfé­rence poli­tique signi­fi­ca­tive. En effet, des citoyennes fran­çaises et des citoyens fran­çais, par leur enga­ge­ment en faveur de la lutte du peuple algé­rien pour sa liber­té peuvent aujourd’hui per­mettre de bâtir des rela­tions plus apai­sées entre la France et l’Algérie. »


Photographie de ban­nière : baie d’Alger vue des ter­rasses de la Casbah | Marc Garanger | Aurimages

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  1. Serge Michel, Nour le voi­lé, Seuil, 1982, p. 187.[]
  2. Cahiers Henry Poulaille, Hommage à Victor Serge, 1991, p. 241.[]
  3. P. Durand, Louise Michel, la pas­sion, Le Temps des cerises, 2005, p. 161.[]
  4. A. Césaire, Discours sur le colo­nia­lisme, Présence afri­caine, 2004, p. 74.[]
  5. Ibid., p. 8.[]
  6. M.-J. Rupp, Serge Michel, un liber­taire dans la déco­lo­ni­sa­tion, Ibis Press, 2007, p.29.[]
  7. Nour le voi­lé, op. cit., p. 64.[]
  8. A. de Tocqueville, De la colo­nie en Algérie, Éditions Complexe, 1988, pp. 76–77.[]
  9. Nour le voi­lé, op. cit., p. 99.[]
  10. J. Sénac, « Les assas­sins en Algérie ».[]
  11. F. Jeanson, Notre Guerre, Berg International Éditeurs, 2001, p. 54.[]
  12. Serge Michel, un liber­taire dans la déco­lo­ni­sa­tion, op. cit., p. 42.[]
  13. 1954, Fonds Jean Sénac, Marseille.[]
  14. P. Aussaresses, Services spé­ciaux, Perrin, 2001, p. 15.[]
  15. Entretien pour Actuel, 1972.[]
  16. Nour le voi­lé, op. cit., p.138.[]
  17. Op. cit., p. 141.[]
  18. Serge Michel, un liber­taire dans la déco­lo­ni­sa­tion, op. cit., p. 47.[]
  19. Ibid., p. 53.[]
  20. Nour le voi­lé, op. cit., p. 53.[]
  21. Ibid., p.102.[]
  22. Ibid., p. 64.[]
  23. Ibid., p. 133.[]
  24. Ibid., p. 69.[]
  25. Ibid., p. 195.[][]
  26. Serge Michel, un liber­taire dans la déco­lo­ni­sa­tion, op. cit., p. 64.[]
  27. Nous tra­dui­sons de l’anglais, R. Peck, Stolen images, Seven Stories Press, 2012.[]
  28. J.-C. Willame, Patrice Lumumba, Karthala, 1990, p. 229.[]
  29. Nour le voi­lé, op. cit., p. 187.[]
  30. S. Pisani, Lumumba Lost, Xlibris Corporation, 2003, p. 30.[]
  31. M. Riboud, Algérie indé­pen­dance, Le Bec en l’air, 2009, p. 76.[]
  32. Cité par R. Faligot, Tricontinentale, La Découverte, 2013, p. 73.[]
  33. H. Alleg, Mémoire algé­rienne, Stock, 2006, p. 385.[]
  34. Nour le voi­lé, op. cit, p. 243.[][]
  35. Serge Michel, un liber­taire dans la déco­lo­ni­sa­tion, op. cit., p. 12.[]
  36. C. Simon, Algérie, les années pieds-rouges, La Découverte, 2009, p. 221.[]

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