Texte inédit | Ballast
La chose n’est pas nouvelle : arts martiaux et politique cheminent de concert, pour le meilleur comme pour le pire. Le meilleur, d’abord, qu’on cherche dans l’histoire : en Angleterre, au début du XXe siècle, les suffragettes se forment au jiu-jitsu dans une perspective d’autodéfense ; trois siècles plus tôt, au Brésil, des personnes esclavagisées résistent à leur condition avec un mélange de combat et de danse, qui prendra le nom de capoeira. Le pire, ensuite : il y a quelques jours, 80 militants d’extrême-droite ont fait une descente dans le quartier populaire de la Monnaie, à Romans-sur-Isère, une semaine après la mort d’un jeune homme de 16 ans au cours d’un bal dans la même commune. Parmi eux, et dans le silence complice d’une classe politique atone, des néonazis venus des quatre coins de la France, dont certains se forment à la violence au sein de structures dédiées. Leur nom : les Active Clubs. Issus d’un mouvement né aux États-Unis il y a quelques années, les Active Clubs ont essaimé en France et en Europe sur une base idéologique composite, alliant suprémacisme blanc, ultra-nationalisme et fantasmes néonazis. Le journaliste Ricardo Parreira a enquêté sur leurs fondements et leurs manifestations récentes.
Les Active Clubs ne constituent pas un groupe en soi, mais une tendance, un exercice des neurones et du muscle qui a réussi à infiltrer la grande majorité des groupuscules d’extrême droite français. Quête de pureté raciale, mentalité Straight Edge (XXX), haine et obsession accélérationniste, qui soutient que l’effondrement de la société moderne favoriserait l’émergence d’un État basé sur la suprématie blanche et la purification raciale : voici un cocktail parfait pour que cette tendance se développe, même dans des groupes d’extrême droite de tradition catholique, historiquement incompatibles avec le néonazisme. Mais de quoi parle-t-on exactement ? Comment ce mouvement se diffuse-t-il en France et pourquoi le camp antifasciste devrait-il s’en préoccuper ?
Les « fights clubs » de la haine
« Les Active Clubs détournent les arts martiaux pour en faire un outil de haine et de terreur. »
Ce mouvement, originaire des États-Unis, a été promu par Robert Rundo, le leader du Rise above movement (RAM), qui encourage la pratique des sports de combat comme moyen de lutter contre le « grand remplacement » et le « génocide blanc », deux mythes qui gagnent en crédibilité tant au sein de l’extrême droite que dans l’opinion publique en général. À la fin de l’année 2020, Robert Rundo a remis au goût du jour l’idée des « fight clubs » en collaboration avec Denis Nikitin, un néonazi allemand fondateur de la marque de vêtements pour nationalistes blancs White Rex. Ensemble, ils ont commencé à animer une émission appelée « Active Club Podcast ». Depuis, ils encouragent les fafs à créer leurs propres « Active Clubs » locaux, axés sur l’entraînement au MMA et la « préservation de l’héritage européen ».
C’est en avril 2022 que le mouvement arrive en France sous la forme d’un canal Telegram, Active Club France, créé par des militants fascistes basés à Rouen. Aujourd’hui, il existe plus d’une vingtaine de micro-groupuscules liés à la tendance Active Club en France, dont une douzaine comptent plusieurs dizaines de membres. Le succès de l’entrisme des Active Clubs est dû au fait qu’ils répondent à une demande croissante au sein des groupuscules d’extrême droite : celle de recourir à la violence physique pour mener leurs actions et imposer leur propagande. Les Active Clubs deviennent ainsi un espace où les jeunes militants peuvent tester leurs limites, apprendre à combattre, renforcer leur confiance en eux et radicaliser leur pensée.
[Images issues des canaux Telegram des réseaux Active Club États-Unis et Active Club France, 2022-2023]
La banalisation de la violence martiale
Les membres des Active Clubs se concentrent sur l’entraînement physique, dont le but est de forger des « guerriers blancs », trouvant leur inspiration à la fois dans l’histoire belliqueuse des peuples européens et auprès des groupes suprématistes blancs impliqués dans les arts martiaux mixtes en Europe. Les Active Clubs détournent les arts martiaux, normalement destinés à un usage sportif et compétitif, pour en faire un outil de haine et de terreur. Les militants acquièrent ainsi des compétences et des techniques potentiellement dangereuses qui peuvent causer des blessures graves à leurs cibles, parmi lesquelles, surtout, des personnes racisées, les musulmans, les féministes, les LGBTQI+ et les militants de la société civile — des personnes qui ne sont pas du tout préparées à faire face à ce type de violence physique. Quelques mois après la création des premiers Active Clubs en France, Libération avait recensé « une trentaine de faits de dégradations et violences commis par des groupuscules extrémistes depuis septembre [2022] », ajoutant qu’« [u]ne nébuleuse de mouvements locaux a pris la place des anciens groupes nationaux dissous par l’État ».
Dans les médias mainstream, ces violences répertoriées ne sont pas toujours reliées aux groupuscules d’extrême droite radicale. On peut néanmoins affirmer, en suivant leur activité sur les canaux Telegram dédiés (ces attaques sont souvent revendiquées sur le canal néonazi de Ouest Casual), que le mouvement Active Club France exerce bel et bien une influence croissante. Depuis son émergence, la fachosphère parisienne s’est réunie à l’initiative du GUD, d’Auctorum et de Luminis. Ces deux derniers sont des groupuscules fascistes partisans de la ligne idéologique d’Aube dorée, en Grèce, ou de la CasaPound italienne, qui organisent des maraudes hebdomadaires et différents types d’actions sociales ciblant exclusivement les « Français de souche ». Ainsi, dans le continuum de leurs activités, des nationalistes et des néonazis de toute l’Île-de-France se sont retrouvés pour pratiquer en public des sports de combat, sans crainte de représailles. La dangerosité des Active Clubs est d’autant plus préoccupante que leur réseau ne cesse de s’étendre. Ils opèrent selon un modèle décentralisé, encouragent la création de clubs locaux et recrutent principalement parmi les formations d’extrême droite radicale. Selon un récent rapport de l’organisation non gouvernementale Counter Extremism Project (CEP) « après l’adoption de la stratégie White Supremacy 3.0 des États-Unis en France, leur nombre est passé à plus de 150 membres actifs en 12 mois, sans compter les sympathisants ».
Un réseau international
« Les Active Clubs opèrent selon un modèle décentralisé, encouragent la création de clubs locaux et recrutent principalement parmi les formations d’extrême droite radicale. »
Non seulement les Actives Clubs peuvent s’appuyer sur les groupuscules néonazis et d’extrême droite, mais ils trouvent également dans d’autres réseaux des soutiens importants. L’Active Club France entretient ainsi des liens avec d’autres groupes suprémacistes blancs, notamment aux États-Unis — Patriot Front, White Lads Aesthetics, SoCal Active Club, entre autres. Robert Rundo, l’initiateur du mouvement, n’est pas pour rien dans cette mise en réseau internationale. Il a fortement soutenu le développement des Active Clubs en Europe jusqu’à son arrestation en Roumanie en août 2023. Robert Rundo se trouvait non seulement pour fuir la justice états-unienne, mais également dans le but de renforcer la « tendance MMA » au sein des groupuscules d’extrême droite européens.
Si les liens entre les sports de combat — MMA, boxe — et les groupuscules d’extrême droite, dont les hooligans, existent depuis longtemps, ce n’est qu’à partir de 2018 que l’influence de ces pratiques au sein des groupuscules d’extrême droite devient réellement prégnante. Dans un article paru cette année‑là dans The Guardian, le journaliste Karim Zidan explique que des groupes d’extrême droite en Amérique du Nord et en Europe utilisent les arts martiaux pour « recruter, propager leur idéologie et combattre leurs ennemis ». Suite à plusieurs incidents en Allemagne, le média DW publie à son tour un article qui met en évidence les liens entre l’extrême droite, les hooligans et les « fight clubs ». Enfin, une enquête du Nouvelliste, reprenant notamment des informations du site antifasciste suisse Renversé, a montré que des Français, dont le chef des Zouaves Paris, Marc de Cacqueray-Valménier, ont participé à des affrontements entre des hooligans d’extrême droite — une pratique connue dans le milieu, qui consiste à organiser des combats entre groupes de hooligans. Mais le « goût pour la bagarre » ne s’arrête pas toujours là, et certains de leurs membres participent à des ratonnades contre ceux qu’ils identifient comme des gauchistes.
[Images issues du canal Telegram Active Club France, 2022-2023]
On le voit, les Active Clubs commencent à étendre leur influence en Europe en créant des affiliations dans plusieurs pays, notamment en France, en Allemagne, en Italie et en Hongrie. Ils utilisent les réseaux sociaux pour recruter de nouveaux membres et établir des cellules dans différents pays, partageant leur idéologie nationaliste blanche et néonazie avec des groupes locaux d’extrême droite. La France est l’un des pays européens où les Active Clubs sont les plus nombreux. Ils participent à des manifestations anti-exilés, anti-LGBT, etc., et se réunissent fréquemment en privé pour des événements d’entraînement ou des randonnées.
Accélérationnisme et « jihad blanc »
Par le biais de leurs pratiques martiales, les Active Clubs promeuvent une vision du monde suprémaciste, qui défend la « conscience raciale blanche » et cherche à restaurer la « culture européenne » en embrassant les valeurs « chrétiennes traditionnelles », mais aussi, paradoxalement, les idéologies néonazies. Ces différents courants finissent par mettre de côté leurs différences pour se retrouver dans les Active clubs, convaincus que la race blanche est menacée. Ils se préparent à une « guerre culturelle » qu’ils estiment inévitable. La théorie du « grand remplacement » et l’idée d’un « génocide blanc » sont au centre de leur idéologie accélérationniste, qui cherche à provoquer la chute des institutions gouvernementales et économiques actuelles afin de les remplacer par un nouveau système en phase avec leur idéologie.
« Inspiré par le terrorisme islamiste, le concept de
white jihada émergé comme une variante de l’accélérationnisme centrée sur la promotion de la suprématie blanche. »
Inspiré par le terrorisme islamiste, le concept de « white jihad » a émergé comme une variante de l’accélérationnisme centrée sur la promotion de la suprématie blanche. La journaliste à Politis Nadia Sweeny, spécialiste du terrorisme, nous a ainsi expliqué que le « djihad blanc » est une tendance issue des États-Unis, « plus précisément du groupe terroriste néonazi Atomwaffen Division, créé en 2015 ». Cette mouvance arrive aussi en France, où, comme aux États-Unis, elle s’exprime sur les réseaux sociaux à travers une pensée confuse, qui entremêle le néonazisme et l’islamisme : « Des néonazis et islamistes radicaux se retrouvent aussi autour d’un antisémitisme profond, sur fond de théorie du complot. Les deux mouvances répandent l’idée que les États-Unis, et par conséquent le monde, seraient contrôlés par une élite juive obscure, émanation de l’État d’Israël. C’est pourquoi, au lendemain des attentats du 11 septembre, une frange néonazie américaine a clairement soutenu Ben Laden. »
Ses adeptes prônent la violence, voire le terrorisme, pour promouvoir et défendre cette suprématie. Ils considèrent leur lutte comme une « guerre sainte » visant à préserver leur identité ethnique et culturelle. Un des signes distinctifs de l’adhésion à cette tendance est le recours à un geste en apparence anodin : l’index pointé vers le ciel. Après que Daech a popularisé ce geste, l’Atomwaffen Division, fascinée elle aussi par le terrorisme islamique, l’a détourné pour ses propres fins idéologiques. Le recours à ce geste n’a donc rien d’anecdotique et marque un positionnement clair des militants des Active Clubs, qui conçoivent le terrorisme comme un moyen de préserver les supposées « race et culture blanches » et de contrer ce qu’ils perçoivent comme un risque de « grand remplacement ». Plusieurs terroristes qui ont mené des tueries de masse ces dernières années se sont appuyés sur cette théorie erronée pour justifier leurs actes.
[Images issues du canal Telegram Active Club France, 2022-2023]
Ce geste a été repéré en mars 2022 sur une photo postée par un combattant de muay thaï — aussi appelé boxe thaïlandaise — proche des néonazis d’Ouest Casual ainsi que par des militants de groupes tels que Schaf Crew Bourges, Aurelianorum Corda, Jeunesse Boulogne, Jeunesse Angevine, Ouest Cokins ou encore Mob Guignol Squad. Son usage renvoie autant à des groupuscules historiques de l’extrême droite française, comme le GUD, qu’à des formes plus récentes de radicalisation des nationalistes blancs. Afin d’éclaircir ces liens idéologiques, nous avons interviewé l’historien Nicolas Lebourg, spécialiste de l’extrême droite. Il nous rappelle que le GUD est historiquement « antisioniste » et « anti-impérialiste » et a « toujours exprimé son soutien envers les Palestiniens, le Hamas et plus récemment envers Bashar al-Assad ». Pour lui, l’appropriation de ce geste par le GUD est certainement associée à une forme d’approbation des méthodes de combat utilisées par certains groupes « islamistes radicaux », bien que cela se traduise chez eux par une forme idéologique et fantasmatique de « terrorisme identitaire ».
Nadia Sweeny note pour sa part que ce geste « est utilisé au moins depuis 2015 par des « loups solitaires » comme Logan N., militant d’extrême droite qui prônait le « djihad blanc », condamné à 9 ans de prison pour association de malfaiteurs terroriste » en 2022. Elle rappelle que ce dernier est « passé par les Jeunesses nationalistes, le Front national, le Parti de la France et l’Action française » avant de citer un texte dans lequel il exprime ses principales motivations : « Lancer la « reconquête de secteurs » par des commandos nationalistes », afin d’installer « un État parallèle ». » Ce à quoi le militant ajoute : « En prenant certaines villes moyennes, l’économie de l’État va s’écrouler. Tu laisses faire le travail […] si t’as plusieurs villes, ça bougera : c’est ce qu’ont fait les jihadistes en Irak. »
L’extrême droite radicale est en pleine transformation, adaptant et restructurant son idéologie. Influencée par le populisme historique du FN/RN, de négationnistes comme François Duprat, ainsi que par des idéologues tels que Dominique Venner, elle intègre diverses influences. Si cela génère des scissions au sein de ces groupes, cette stratégie de recrutement finit par se révéler fructueuse, attirant des éléments plus radicaux et enclins à l’affrontement. Il est crucial de souligner que l’extrême droite partisane n’a jamais été aussi puissante en France. Par conséquent, l’extrême droite radicale se sent de plus en plus à l’aise et protégée par un système qui normalise les discours et les violences racistes. Face à la montée des violences perpétrées par l’extrême droite à l’encontre de militants, de défenseurs des droits humains et même d’élus — autant d’incidents souvent minimisés par les médias — la question se pose : comment la gauche antifasciste, cherchant à établir un rapport de force avec ces groupuscules violents, va-t-elle évoluer et se renforcer alors que la France s’avère de plus en plus fascisante ? Confrontée à un nombre croissant de fascistes et de néonazis qui s’arment et se préparent à la confrontation physique, la gauche antifasciste doit envisager sa propre consolidation.
Photographie de bannière : DR
Illustration de vignette : Vice
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