Musculation et capitalisme des vulnérabilités : rencontre avec Guillaume Vallet


Entretien inédit pour Ballast | Série « Au quotidien le sport »

Guillaume Valet, socio­logue et éco­no­miste à l’u­ni­ver­si­té de Grenoble, a publié l’an­née der­nière La Fabrique du muscle aux édi­tions L’Echappée : une ana­lyse des pra­tiques de mus­cu­la­tion ins­crite dans le sys­tème capi­ta­liste et l’i­ma­gi­naire libé­ral. La salle de sport y appa­raît à la fois comme un temple de la fabri­ca­tion de la mas­cu­li­ni­té et un ring d’af­fron­te­ment des corps. Elle ren­force les normes phy­siques et vali­distes, tout en lais­sant croire à la pos­si­bi­li­té d’é­man­ci­pa­tion des indi­vi­dus. Si ces pra­tiques sont avant tout celles des classes popu­laires et moyennes, qui les conçoivent par­fois comme une manière de dépas­ser la médio­cri­té du tra­vail et l’in­vi­si­bi­li­té sociale, elles n’ef­facent en rien les hié­rar­chies et les inéga­li­tés. Répercutée sur les réseaux sociaux — qui nour­rissent le culte de la per­for­mance et de l’i­mage —, cette pra­tique peut-elle aus­si faire œuvre d’« empo­werment » pour les corps socia­le­ment « domi­nés » ? Nous avons ren­con­tré l’au­teur, lui-même pra­ti­cien de mus­cu­la­tion, à Grenoble. « Au quo­ti­dien le sport », sixième volet de notre série.


[lire le cin­quième volet | « Rocky Balboa ou la revanche de l’Amérique blanche »]


Vous consi­dé­rez la salle de sport comme une fabrique, voire une usine, où la pro­duc­tion serait le corps. En quoi ces caté­go­ries vous ont-elles per­mis de mieux com­prendre cet espace ?

La salle de sport se dis­tingue du quo­ti­dien. Ça n’est pas un uni­vers tota­le­ment dif­fé­rent mais, en exa­gé­rant un peu, la salle de sport tient du sacré là où le quo­ti­dien tient du pro­fane : la salle a ses rites, ses codes. Le fait de se ras­sem­bler dans un espace et de sys­té­ma­ti­ser cer­tains com­por­te­ments jus­ti­fie en par­tie le titre : c’est une fabrique au sens de pro­ces­sus de pro­duc­tion, mais aus­si de lieu dans lequel ce pro­ces­sus se déroule. Je vou­lais enfin relier la salle de sport à un sys­tème, le capi­ta­lisme, pré­sent à la fois dans les tech­niques de pro­duc­tion du corps, dans les atti­tudes et dans la consom­ma­tion de cer­tains pro­duits asso­ciés à ce lieu.

Comment avez-vous procédé ?

Ce qui m’intéressait dans mes pre­mières études, c’était de ques­tion­ner l’identité mas­cu­line. L’hypothèse issue du sens com­mun, c’est que les pra­ti­quants mas­cu­lins qui en viennent à la mus­cu­la­tion ne se sentent pas « suf­fi­sam­ment homme ». À par­tir de là, j’ai essayé de défi­nir les fac­teurs qui pou­vaient être à la base de cette fameuse iden­ti­té mas­cu­line, que j’ai croi­sés avec le degré d’engagement dans la pra­tique de mus­cu­la­tion des indi­vi­dus. Pour s’engager com­plè­te­ment, il ne suf­fit pas d’aller à la salle : on s’engage dans une logique nutri­tion­nelle, on acquiert des connais­sances médi­cales, on trans­forme peut-être ses rela­tions ami­cales… J’en suis venu à car­to­gra­phier quan­ti­ta­ti­ve­ment les dif­fé­rentes per­sonnes avec les­quelles j’enquêtais sur une échelle met­tant en rap­port l’identité mas­cu­line, son évo­lu­tion dans le temps et le degré d’engagement dans la pra­tique cultu­riste. Les entre­tiens m’ont per­mis d’ap­pro­fon­dir cette approche quan­ti­ta­tive : par exemple, le fac­teur qui semble le plus poser une limite à l’engagement est le capi­tal fami­lial — être en couple et, plus encore, avoir des enfants. On est res­pon­sable d’autres indi­vi­dus. À l’inverse, quand il n’y a pas de limites exté­rieures, il n’y en a pas dans la pra­tique. Dopage et iso­le­ment, notam­ment, inter­viennent plus fré­quem­ment. Ce que j’ai fina­le­ment cher­ché à ana­ly­ser, c’est l’engagement dans la pra­tique et la maî­trise ou non de cet engagement.

Vous rap­pe­lez que 63 % des per­sonnes qui ont cette pra­tique sont des femmes. Pourtant, la majo­ri­té du livre porte sur des hommes, sur des corps d’hommes ou sur les dis­cri­mi­na­tions à l’égard d’hommes homo­sexuels. Pourquoi ? Qu’aurait don­né cette même étude cen­trée sur les femmes ?

« Je vou­lais relier la salle de sport à un sys­tème, le capi­ta­lisme, pré­sent à la fois dans les tech­niques de pro­duc­tion du corps, dans les atti­tudes et dans la consom­ma­tion de cer­tains produits. »

Ça tient d’abord à mon his­toire per­son­nelle, aux don­nées aux­quelles j’ai eu accès, pro­ve­nant essen­tiel­le­ment d’hommes. Je ne vou­lais pas inven­ter des choses. Mais ce qu’on peut ima­gi­ner, c’est que ce phé­no­mène de masse fai­sant du rap­port au corps une cen­tra­li­té se véri­fie tout autant. On ne retrouve pas les mêmes muscles ciblés ni les mêmes pra­tiques. Il y a des body­buil­deuses, oui, qui se mettent à une machine de manière achar­née, mais c’est rare. Il aurait fal­lu moins s’intéresser au cultu­risme mais plus à des pra­tiques col­lec­tives : cross-fit, StrongFirst… Des manières de se retrou­ver entre femmes en dehors de la sphère domes­tique. Historiquement, aus­si, les femmes sont moins ren­voyées au muscle qu’à l’esthétique, qui est un far­deau dont elles font l’ex­pé­rience très tôt.

Il y a une ambi­va­lence fon­da­men­tale avec la salle de sport : on croit pou­voir tout lais­ser en dehors de ce lieu — sa pro­fes­sion, par exemple — mais il y aus­si une péné­tra­tion très forte du sys­tème capi­ta­liste et de l’éthique du tra­vail. Cette pro­messe de page blanche au moment d’entrer serait-elle un leurre ? 

Oui et non. La salle n’est pas hors sys­tème — il y a des groupes, des entre­prises, des indus­tries. Il y a une imbri­ca­tion très forte. Les gens en ont-ils conscience ? Il y a aus­si beau­coup de per­sonnes pour qui cet espace repré­sente une bulle, qui en ont besoin. On y trouve la pos­si­bi­li­té d’une décon­nexion men­tale qui ras­sure, qui fait du bien, qui repose sur nombre de déter­mi­nants : une décon­nexion par rap­port à l’emprise du tra­vail, oui, mais aus­si, pour cer­taines femmes, par rap­port aux ques­tions de genre. C’est un espace et un temps à soi qui peut être libé­ré, vécu comme tel. Par rap­port à la vie quo­ti­dienne, le temps est libé­ré à par­tir du moment où il est contrô­lé, où on a une emprise sur lui. C’est un temps dans lequel on s’émancipe en construi­sant quelque chose à soi — en l’occurrence son corps. Là où ce temps devient contraint, c’est quand il est lié à une addic­tion qui dépasse l’idée de maî­trise. On le voit quand le temps pas­sé à la salle prend une part déter­mi­nante dans le quo­ti­dien, où tout est orien­té par rap­port à ça. Cette ambi­va­lence dépend d’un équi­libre entre le temps pas­sé à la salle, tout ce que ça implique, et les autres acti­vi­tés quo­ti­diennes. Je pense que la plu­part des pra­ti­quants sont dans une situa­tion libé­ra­trice. Mais quand le temps pas­sé à la salle prend le pas sur le temps ami­cal, fami­lial, et devient obsé­dant, on perd le fil. L’activité devient alors une contrainte qui nous échappe. Cette limite dépend d’une balance entre le temps pas­sé à la salle et dans d’autres sphères qui sont aus­si une source poten­tielle de valorisation.

[Matteo Pugliese]

Vous êtes éco­no­miste, socio­logue, mais aus­si pra­ti­quant vous-même. En pas­ser par des outils concep­tuels était-il une manière de mettre à dis­tance votre propre pratique ?

En par­tie. J’ai cher­ché à objec­ti­ver cer­taines choses que je pou­vais vivre, mais je vou­lais aus­si aller plus loin dans la réflexi­vi­té : inter­ro­ger mon propre par­cours, pour­quoi j’avais fait ces choix-là… On a tou­jours peur en sciences sociales de s’appuyer trop sur son expé­rience, sur le sens com­mun. On en parle et puis on l’évacue. On fait tout une bat­te­rie de tests pour bien mon­trer qu’il ne s’agit sur­tout pas de soi mais des autres. Pourtant, moi aus­si je viens de cette pra­tique-là : je prends des pro­téines, j’ai connu des phases dif­fi­ciles liées à cette acti­vi­té, etc. Donc je ne juge pas. J’ai aus­si vou­lu m’engager per­son­nel­le­ment dans cette his­toire. Par ailleurs, ce livre m’a per­mis de conce­voir qu’on ne parle pas suf­fi­sam­ment, voire pas du tout, du corps en éco­no­mie. On parle d’individus qui agissent, qui tra­vaillent, on parle d’un sys­tème, mais on ne réflé­chit pas aux émo­tions, à ce qu’on fait de son corps au cœur de ce système.

En socio­lo­gie du sport, on a plus l’habitude d’études eth­no­gra­phiques, d’observation par­ti­ci­pante : la boxe, les tra­vaux de Loïc Wacquant ou, plus récem­ment, ceux de Jérôme Beauchez en sont un exemple.

J’avais peut-être peur d’être trop dans la des­crip­tion de ce que je vivais. Je vou­lais prendre un peu de dis­tance : l’angle éco­no­mique le per­met­tait. La plu­part du temps on a un regard médi­cal ou socio­lo­gique sur ces pra­tiques spor­tives. En pas­ser par l’économie ajou­tait quelque chose de nou­veau : les liens avec un sys­tème, la manière de se l’approprier, les rap­ports quo­ti­diens qu’on entre­tient avec lui… J’aurais pu reve­nir à mes don­nées de thèse, pour laquelle j’ai étu­dié trois salles, et les décrire à fond. Mais ça n’était pas l’objectif de ce livre. J’ai vu d’autres exemples ailleurs, en France et à l’étranger, et je vou­lais aus­si en rendre compte.

Ce qui donne une sorte de manuel d’économie, en plus d’un essai cri­tique. Vous mobi­li­sez beau­coup de notions libé­rales. Il y a des arbi­trages entre l’offre et la demande, et le muscle appa­raît sou­mis à un pro­ces­sus de des­truc­tion créa­trice… Pourquoi vous êtes-vous cen­tré sur ces notions-là ?

« J’ai vou­lu resi­tuer cette pro­duc­tion du corps autour des rap­ports de force au sein de ce qu’on appelle le capi­ta­lisme des vulnérabilités. »

Quelqu’un comme Schumpeter, qui a théo­ri­sé la des­truc­tion créa­trice des acti­vi­tés économiques1, est fon­da­men­tal pour com­prendre les crises et les trans­for­ma­tions du sys­tème. J’ai uti­li­sé ce voca­bu­laire parce qu’empiriquement, un phé­no­mène vrai­ment mar­quant du capi­ta­lisme contem­po­rain est la sacra­li­sa­tion du modèle de l’entrepreneur. L’entrepreneur spor­tif en est une forme. Et il s’agissait aus­si de cri­ti­quer le modèle de l’homo eco­no­mi­cus, selon lequel on serait tous pareils, des indi­vi­dus qui agi­raient de manière méca­nique. Pour pro­duire du muscle, on aurait seule­ment besoin d’un peu de tra­vail pour accu­mu­ler du capi­tal. Bien au contraire : toute cette éco­no­mie poli­tique du corps nous ren­voie à une his­toire per­son­nelle par­ti­cu­lière. La socia­li­sa­tion autour du corps n’est pas la même en fonc­tion du genre, de la classe sociale. Ça évo­lue aus­si dans le temps. Enfin, il y a un élé­ment carac­té­ris­tique de l’économie poli­tique qui est cen­tral ici : la notion de rap­port de pou­voir. Pourquoi cherche-t-on à inves­ti­guer son corps, à aller à fond dans l’engagement ? Parce qu’on est ren­voyé à nous-même et qu’on a envie d’exister dans ce sys­tème. On peut se sen­tir domi­nés, vul­né­rables, en situa­tion d’inconfort dans le quo­ti­dien capi­ta­liste et la mus­cu­la­tion peut être syno­nyme d’empo­werment, en quelque sorte. Dans la vision libé­rale qui est la nôtre aujourd’hui — que je ne défends pas —, c’est à l’individu de se res­pon­sa­bi­li­ser, ça n’est pas à l’État ou au col­lec­tif de le faire pour lui. Et donc le corps appa­raît comme la pre­mière res­source dis­po­nible. Mais ça n’est pas si simple : der­rière il y a beau­coup d’incertitudes, de risques. C’est lourd pour l’individu. J’ai vou­lu resi­tuer cette pro­duc­tion du corps autour des rap­ports de force au sein de ce qu’on appelle le capi­ta­lisme des vulnérabilités2. Dans ce cadre, il y a ceux qui seraient capables de réus­sir ce corps-là, le corps atten­du, pour se pro­té­ger sur le plan de la san­té et pour se mettre en avant, et il y a ceux qui n’y arri­ve­raient pas. Dans les années à venir, il y aura sans doute une nou­velle frac­ture autour du « bon corps ».

On constate une forme de bio­lo­gisation, voire de dar­wi­nisme social dans les rap­ports de force autour du corps : c’est l’i­dée de Survival of the fit­test, la sur­vie du plus apte. Or une sélec­tion basée sur l’ap­ti­tude ou l’i­nap­ti­tude d’un corps appa­raît comme fon­da­men­ta­le­ment validiste…

On est dans des socié­tés où tout va très vite, où tout passe par l’image, des socié­tés mar­quées par des vul­né­ra­bi­li­tés, notam­ment sani­taires. On veut savoir rapi­de­ment si telle per­sonne est fiable ou non. Notre cer­veau cher­chant sans cesse à caté­go­ri­ser, afin de se repé­rer dans l’espace ou dans l’organisation sociale, tous les signes posi­tifs de valo­ri­sa­tion vont être déter­mi­nants. On uti­lise le corps comme inter­face pour se mettre en avant et cher­cher de nou­velles res­sources. La recherche du corps cen­sé être « par­fait » selon les normes de réfé­rence induit des démar­ca­tions entre les corps, et ce dans un contexte moral. Il y aurait le « bon » corps et le « mau­vais » corps, le pre­mier étant valo­ri­sé et le second déva­lo­ri­sé. De ce fait, notre per­cep­tion du han­di­cap place l’individu du côté du second, avec tout un ensemble d’attitudes asso­ciées : rejet, pitié, culpa­bi­li­sa­tion, sur-sol­li­ci­tude. Cette démar­ca­tion ren­force l’idée d’une socié­té basée sur l’apparence et sur l’image. Mais comme le disait le socio­logue Erving Goffman, la réa­li­té est bien sûr plus com­plexe que cette binarité. 

[Matteo Pugliese]

Le réin­ves­tis­se­ment du corps comme unique res­source indique un retour­ne­ment éton­nant vers la défi­ni­tion clas­sique du pro­lé­ta­riat : qui n’a que sa force de tra­vail. Et il fau­drait désor­mais tra­vailler sur soi avant même d’être embauché !

Oui. Et c’est très indi­vi­dua­li­sé. Des débuts de l’industrialisation jusqu’aux années 1970, il exis­tait une force col­lec­tive éman­ci­pa­trice pour le tra­vail. Là, ce qui compte, c’est la com­pé­tence indi­vi­duelle, le savoir-être en action — le vôtre, pas celui de quelqu’un d’autre. Que le corps soit un indi­ca­teur laisse une chance à cer­tains, peu qua­li­fiés, de reprendre le des­sus indi­vi­duel­le­ment en tra­vaillant sur ce capi­tal et d’espérer une cer­taine mobi­li­té sociale. Pour d’autres, ça peut être un fac­teur de déclassement.

La salle de sport n’est pas exempte de rap­ports de force qui peuvent pro­duire et ren­for­cer des hié­rar­chies et des inéga­li­tés. Quelle place pour une ana­lyse en termes de classe sociale ?

Il y a une évo­lu­tion très forte de l’offre des salles de sport. Dans les années 1980–1990, soit vous alliez dans la salle de l’ancien body­buil­deur local, soit dans un gym­nase — et peut-être dans quelques chaînes à Paris. Aujourd’hui il y a une volon­té de seg­men­ta­tion de l’offre qui est énorme : d’un côté, des salles low-cost et de l’autre, des salles pre­mium qui dif­fé­ren­cient d’emblée le recru­te­ment social. Toutefois, dans les salles que j’ai fré­quen­tées, on a affaire pour la majo­ri­té à des per­sonnes issues des milieux popu­laires, ouvriers ou employés. Ça confirme, pour moi, l’idée selon laquelle le corps est per­çu comme une res­source direc­te­ment acces­sible qu’on peut valo­ri­ser indi­vi­duel­le­ment. Pour décrire la place occu­pée par la mus­cu­la­tion dans la vie de ses pra­ti­quants, j’ai fait une typo­lo­gie. Il y a notam­ment le modèle de la sub­sti­tu­tion : le tra­vail pro­fes­sion­nel ne fait pas sens, mais le tra­vail indi­vi­duel à la salle, si : il est donc plé­bis­ci­té. On retrouve ça davan­tage chez les per­sonnes issues des classes popu­laires. D’autres indi­vi­dus peuvent se situer dans un modèle de com­plé­men­ta­ri­té avec leur acti­vi­té pro­fes­sion­nelle, ce qui ne les empêche pas d’être concer­nés eux aus­si par des vul­né­ra­bi­li­tés plus récur­rentes, plus pré­sentes, plus vio­lentes. Dans ce cas, ça trans­cende le niveau de diplôme ou la classe sociale : il y a l’idée glo­bale de se rendre plus fort par son corps, de don­ner un sens au tra­vail du corps.

Il y a tout de même une dis­tinc­tion impor­tante. Dans son enquête dans une salle de boxe de l’est de la France, Jérôme Beauchez montre bien que les étu­diants et les per­sonnes issues de l’immigration n’attendent pas la même chose de leur pra­tique. Pour ces der­niers, par­fois, tout se joue là.

« Il y a notam­ment le modèle de la sub­sti­tu­tion : le tra­vail pro­fes­sion­nel ne fait pas sens, mais le tra­vail indi­vi­duel à la salle, si : il est donc plébiscité. »

Oui, pour cer­tains tout peut se jouer là. En fonc­tion de la situa­tion ou de l’histoire per­son­nelle, ça peut être une voie de salut per­met­tant une mobi­li­té ou réus­site sociale sinon inac­ces­sible. Mais on voit bien l’inégalité en matière de capi­taux. Ceux qui réus­sissent à mieux maî­tri­ser leur enga­ge­ment pos­sèdent d’autres capi­taux sta­bi­li­sa­teurs, et sont issus de classes éco­no­miques plus aisées ou cultu­rel­le­ment plus valo­ri­sées. Il y a aus­si des « belles his­toires », évidemment.

Des belles his­toires qui vont aus­si très bien dans le sys­tème éco­no­mique domi­nant. Rares mais édi­fiantes, elles mettent en avant quelques cas pré­cis pour moti­ver les autres…

Et plus encore dans le capi­ta­lisme des vul­né­ra­bi­li­tés ! Technologiquement, celui-ci est mar­qué par la cen­tra­li­té des réseaux sociaux. Ces der­niers laissent croire que n’importe qui peut offrir quelque chose grâce à son corps et réus­sir grâce à son corps. C’est une trans­for­ma­tion éco­no­mique qui a un impact men­tal cen­tral pour les indi­vi­dus notam­ment parce que ça crée beau­coup d’as­pi­ra­tions, mais il y a peu d’élus. À mon époque, on pou­vait admi­rer Schwarzenegger grâce à ses films, par exemple, mais on avait inté­rio­ri­sé le fait que le coût d’i­mi­ta­tion était trop impor­tant pour envi­sa­ger de deve­nir comme lui. Aujourd’hui, l’intrication du capi­ta­lisme et des réseaux sociaux fait croire à la faci­li­té de la mobi­li­té sociale grâce au corps. Tu t’entraines bien, tu as un « beau corps » : poste une vidéo, ça ne coûte rien ! Et si tout le monde y va, il y a des effets d’engorgement et beau­coup de frus­tra­tion, de déception.

[Matteo Pugliese]

Un aspect qui reste peu abor­dé est le deve­nir de ce capi­tal cor­po­rel. Il est pré­caire en action, mais aus­si dans le temps. Comment vieillissent ces corps tra­vaillés ? Quelle retraite envisager ?

C’est un capi­tal labile, décli­nant et non-trans­mis­sible. Mais il y a une grande varié­té de tra­jec­toires. Tout dépend de la manière dont les indi­vi­dus conti­nuent d’entreprendre leurs corps. Certains vont mai­grir, mais gar­der une hygiène de vie et un capi­tal mus­cu­laire plus éle­vé que la moyenne à leur âge. D’autres vont tout arrê­ter et seront très maigres par rap­port à la période où ils s’entrainaient. D’autres enfin arrêtent l’entraînement mais conti­nuent de consom­mer des pro­téines et deviennent obèses. C’est inté­res­sant d’observer les anciens body­buil­deurs pro­fes­sion­nels pour s’en rendre compte. Si on prend l’ancien Mister Olympia, Ronnie Coleman, il a tou­jours un capi­tal mus­cu­laire très impor­tant mais ses arti­cu­la­tions sont fou­tues et il se déplace en déam­bu­la­teur. Il y a une grande diver­si­té des retraites, sou­vent liées à ce qui se pas­sait dans la car­rière. S’il y a une part d’incertitude dans la car­rière spor­tive, il y a aus­si, mal­gré tout, une pos­si­bi­li­té de contrôle. Souvent, ceux qui ont réus­si à gar­der une forme de maî­trise au cours de leur car­rière vont aus­si mieux gérer leur retraite.

La com­pé­ti­tion rythme cer­tains sports via des affron­te­ments et incite à l’efficacité, quand le cultu­risme, la mus­cu­la­tion, le fit­ness décalent ce rap­port à la per­for­mance vers une com­pé­ti­tion avec soi-même. La com­pé­ti­tion s’immisce désor­mais là où elle était aupa­ra­vant réser­vée à quelques body­buil­deurs pro­fes­sion­nels.

Ce genre de sport confirme l’idée de l’importance de ce qu’on affiche. Dans le cultu­risme, on cultive la forme du muscle et du corps plu­tôt que la fonc­tion. Pour un même volume mus­cu­laire on n’aura pas les mêmes appré­cia­tions entre un rug­by­man et un body­buil­deur. Par ailleurs, il y a un rap­pro­che­ment à faire avec les sports extrêmes autour du dépas­se­ment des limites. Le body­buil­ding a vrai­ment popu­la­ri­sé cette façon de s’engager dans la pra­tique, parce qu’il s’est construit dans le but d’accumuler le plus pos­sible de masse mus­cu­laire. S’il n’y a pas de limite. On peut tou­jours faire mieux, on est sou­vent insa­tis­fait et on se com­pare aux autres, ce qui intro­duit de la com­pé­ti­tion là où il n’y en avait pas. Et on trouve même dans des formes plus col­lec­tives et ludiques comme le cross-fit des tableaux de per­for­mance : work-out of the day, the best of the day… On ren­voie les indi­vi­dus à une forme de com­pa­rai­son, il y en a qui s’en sortent mieux que d’autres. La hié­rar­chie est deve­nue cen­trale. Même dans le loi­sir, fina­le­ment, il n’y a pas de repos.

« C’est une com­pé­ti­tion avec l’image qu’on a de nous-même, qui est aus­si une mise en danger. »

C’est une com­pé­ti­tion au quotidien.

Oui. Un exemple me vient à l’esprit. C’est le nombre de per­sonnes qui m’ont dit prendre des pro­duits inter­dits par le Comité inter­na­tio­nal olym­pique (CIO) alors qu’il n’y a pas de com­pé­ti­tion à la clé. Je ne dis pas que le dopage se jus­ti­fie, mais il peut se com­prendre au sens socio­lo­gique du terme : un com­pé­ti­teur de body­buil­ding prend tel pro­duit pour essayer de gagner. Mais, par contraste, le nombre de per­sonnes qui prennent des pro­duits alors qu’elles sont hors de ce cir­cuit est impres­sion­nant. C’est une com­pé­ti­tion avec l’image qu’on a de nous-même, qui est aus­si une mise en danger.

On revient aux risques qu’implique cette pratique. 

Oui, car ça implique par­fois de tout redé­fi­nir en termes d’argent, de temps, en fonc­tion du corps. On ne peut pas par exemple prendre des pro­duits dopants en couple si c’est dis­si­mu­lé à son conjoint ou sa conjointe. C’est une logique de fuite en avant : plus on en prend, plus on en pren­dra. Financièrement, visuel­le­ment, on ne peut pas le cacher. C’est dans le fri­go. Ce qui conduit à faire un arbi­trage : est-ce que je conti­nue, est-ce que j’arrête ? Certains conti­nuent au détri­ment de leurs relations.

[Matteo Pugliese]

Comment cet enga­ge­ment est-il dis­cu­té au sein du cercle ami­cal, professionnel ?

C’est encore une ques­tion d’arbitrage. Soit vos amis anté­rieurs vous com­prennent, ce qui ren­force votre enga­ge­ment, soit ils ne vous com­prennent pas et sou­haitent vous arrê­ter. Soit vous les écou­tez, soit vous vous détour­nez parce qu’ils vous limitent dans l’engagement et alors vous cher­chez d’autres cercles ami­caux qui vous confor­te­ront. J’ai un petit regret, c’est de ne pas avoir assez fait le paral­lèle avec l’anorexie. Si les buts divergent, le pro­ces­sus et la tech­nique sont pareils : la volon­té d’aller plus loin, l’incorporation du sys­tème, la cen­tra­li­té du tra­vail sur soi, de la trans­for­ma­tion dans la dou­leur… L’idée n’est pas de se taper la tête contre le mur parce qu’on aime la dou­leur, mais c’est une dou­leur qui vient du tra­vail. Anorexie, body­buil­ding, sports de com­bat : il y a une recherche et une habi­tua­tion à la dou­leur. On retrouve là une logique impli­cite qui ren­voie à une concep­tion du tra­vail propre à Max Weber : le tra­vail est libé­ra­teur et construc­teur, il faut pas­ser par là pour se trans­for­mer. C’est dans cet extrême qu’on a le sen­ti­ment d’exister, de se rat­ta­cher à la vie d’une cer­taine manière. D’où aus­si le déve­lop­pe­ment des sports extrêmes qui montrent, dans les sen­sa­tions ou la dou­leur, qu’on est bien là — quitte par­fois à en mourir.

Et pour ce qui est du bodybuilding ?

Dans ce cas, on va tout faire pour se détour­ner des per­sonnes qui nous ralen­ti­raient et on va trou­ver des stra­té­gies quo­ti­diennes. Faire sem­blant de man­ger, évi­ter tel contact pour ne pas avoir à man­ger telle chose dans le cas de l’anorexie. Pour les body­buil­ders : ne pas aller à telle soi­rée parce que ça implique de boire un verre qui équi­vaut à 60 kilo­ca­lo­ries dont 10 de sucres rapides qui vont déclen­cher de l’insuline, ça risque de faire prendre du gras, et on a une com­pé­ti­tion qui arrive ou sim­ple­ment envie de res­ter sec pour l’été… C’est là qu’on voit, encore une fois, l’incertitude liée à la car­rière du pra­ti­quant. On n’i­ma­gi­nait pas qu’un­tel irait si loin, ni que tel autre arrê­te­rait tout après un enga­ge­ment impor­tant. C’est une charge men­tale énorme pour cer­tains de se dire en per­ma­nence ce qu’il faut prendre ou non, à qui en par­ler. Parce qu’il est par­fois dif­fi­cile de trou­ver un inter­lo­cu­teur. Beaucoup m’ont dit avoir essayé de par­ler à leur méde­cin de la prise de pro­duits et s’être vu répondre qu’ils étaient fous, qu’il leur fal­lait une prise en charge par un psy­chiatre. Des réac­tions qui braquent évi­dem­ment. Il y a une telle attente dans la pra­tique pour réus­sir sa vie que ça entraîne aus­si par­fois des drames.

Pouvez-vous déve­lop­per cette com­pa­rai­son avec l’anorexie ?

« Je pense à une phrase de Jay Cutler, un ancien Mister Olympia : Je ne mange pas par plai­sir mais par fonc­tion. »

Ce qui relie l’anorexie au body­buil­ding, c’est la notion de tra­vail. C’est par le tra­vail — et la dou­leur qu’il implique — que l’on espère trans­for­mer son corps, et, par là, trans­for­mer son être, et donc enfin acqué­rir un nou­veau sta­tut social : on montre ce que l’on est capable de faire, car le corps trans­for­mé est la par­tie visible d’une orga­ni­sa­tion réus­sie, d’une ratio­na­li­sa­tion de la vie réus­sie, bref, d’un tra­vail réus­si. Dans les deux pra­tiques, pour reprendre la dis­tinc­tion opé­rée par la socio­logue Muriel Darmon, il y a un tra­vail « pour » et un tra­vail « contre ». Le pre­mier désigne l’ensemble des actions entre­prises pour trans­for­mer son corps, en tant qu’« acteur » : choix des exer­cices phy­siques, choix de la nutri­tion, etc. Le second fait réfé­rence à un tra­vail effec­tué pour ren­for­cer son enga­ge­ment et se détour­ner d’une vie anté­rieure, jugée han­di­ca­pante pour réa­li­ser le pro­jet de trans­for­ma­tion du corps : en par­ti­cu­lier, on ne veut pas de rela­tions (fami­liales, ami­cales) qui nous régulent dans le sens inverse de ce que l’on veut obte­nir. Donc il faut faire un tra­vail contre ça.

L’engagement que vous décri­vez chez cer­tains cultu­ristes les rap­proche des spor­tifs de haut niveau.

Tout à fait ! C’est même impres­sion­nant. Il ne leur manque que la recon­nais­sance dans leur dis­ci­pline dans des com­pé­ti­tions clas­siques, mais il y a la même atten­tion à tout pla­ni­fier, la même exper­tise nutri­tion­nelle ou médi­cale. Je pense à une phrase de Jay Cutler, un ancien Mister Olympia : « Je ne mange pas par plai­sir mais par fonc­tion. » Tout est résu­mé. Il n’y a aucun plai­sir au-delà de réus­sir ce que j’ai entre­pris. Qu’on mange des pommes de terre frites, à l’huile, à l’eau ou crues peu importe, ce qui implique aus­si un tra­vail de la nourriture.

[Matteo Pugliese]

Les sports de com­bat s’invitent de plus en plus dans les salles de sport : boxe, grap­pling, kick-boxing, krav-maga… Est-ce que ça implique une évo­lu­tion dans les corps atten­dus ou recher­chés ?

Oui, et c’est lié encore une fois aux évo­lu­tions du sys­tème éco­no­mique. On est mar­qué par le capi­ta­lisme des vul­né­ra­bi­li­tés. Un corps figé, celui du body­buil­deur, pro­duit d’une accu­mu­la­tion extrême, qui ren­voie l’image d’une sta­tue, ne me semble pas adap­té à ce qui nous attend, c’est-à-dire sur­vivre, être endu­rant, adap­table. L’avenir va pri­vi­lé­gier le corps du cross-fit­ter. On observe une évo­lu­tion des attentes autour du déve­lop­pe­ment mus­cu­laire pour ces rai­sons-là. Je pense que l’âge d’or du cultu­risme appar­tient aux années 1980–1990, et n’est pas sans lien avec la com­pé­ti­tion Est-Ouest. La valo­ri­sa­tion n’était pas la même — d’un côté l’entrepreneur qui réus­sit, de l’autre le sys­tème qui le per­met —, mais le but était simi­laire : accu­mu­ler de la masse. On a vu aus­si de grands cham­pions sovié­tiques, notam­ment hal­té­ro­philes. Ce modèle-là me paraît dépas­sé. Aussi, éco­no­mi­que­ment, on voit que beau­coup d’entreprises ne peuvent pas sur­vivre, que les plus grosses absorbent les plus petites, ce qui a pous­sé les salles à se diver­si­fier. Vivre uni­que­ment de la boxe ou du cultu­risme n’est pas le modèle du futur. Il leur faut par­ve­nir à trou­ver un équi­libre entre les acti­vi­tés et avoir un ancrage spé­ci­fique, par exemple socia­le­ment, pour se dis­tin­guer. On ne peut pas faire un super­mar­ché du muscle — boxe, grap­pling, krav-maga, body­buil­ding, cross-fit — s’il est imper­son­nel. Le glis­se­ment des acti­vi­tés les unes vers les autres s’explique aus­si par les néces­si­tés éco­no­miques du sec­teur, la recherche de ren­ta­bi­li­té. Beaucoup de salles très spé­cia­li­sées ont fer­mé des suites de la pan­dé­mie — la salle de com­bat où j’allais, par exemple.

Vous par­lez du mou­ve­ment, de la capa­ci­té de s’a­dap­ter. Beaucoup de per­sonnes aujourd’hui tra­vaillent assises, puis vont à la salle où elles le sont encore, cette fois sur un banc de mus­cu­la­tion ou le siège d’une machine. Pourquoi cette per­sis­tance de la fixité ?

On en revient à votre pre­mière ques­tion. La salle est un uni­vers spé­ci­fique dans lequel on se sent bien, où on fera des choses qu’on ne fera pas par ailleurs. Par exemple, je n’aime pas cou­rir ou faire du vélo dehors : il y a des voi­tures, il faut ralen­tir… Ça n’est pas la façon dont j’ai appris à conce­voir cette acti­vi­té-là. Faire du vélo d’appartement, cou­rir sur un tapis, j’aime bien. Il y a aus­si quelque chose d’obsessionnel der­rière. Sur le tapis il n’y a pas d’obstacle : la salle est l’univers où l’on sait où on va, pour­quoi, ce qui est ras­su­rant. La salle offre des cer­ti­tudes men­tales là où le sys­tème actuel pré­sente beau­coup d’incertitudes.

De plus en plus de salles sont en libre-ser­vice, à la carte, sans cours… On rejoint ici l’analyse du socio­logue états-unien Jonathan Cray dans 24/7 : outre l’accessibilité per­ma­nente, il y a aus­si une injonc­tion à une forme de fré­né­sie dans la dépense.

« Dans le capi­ta­lisme des vul­né­ra­bi­li­tés, le corps mus­clé est alors sus­cep­tible d’être réap­pro­prié par l’extrême droite pour ces raisons. »

C’est lié à l’urbanisation oui et aus­si à l’accroissement de l’individualisme. On prend sans don­ner. Le body­buil­ding est l’incarnation extrême de ça. On prend pour soi seul et on le met en avant. En regar­dant les vidéos de body­buil­deurs, j’ai tou­jours été frap­pé de consta­ter à quel point ils paraissent seuls : ils s’entraînent seuls, ils ont des casques sur les oreilles… Ça me fait pen­ser au tra­vail d’un socio­logue que j’apprécie, Robert Putnam, qui avait écrit en 2000 un livre inti­tu­lé Bowling alone. Sa thèse por­tait sur le déclin du capi­tal social aux États-Unis. Certaines salles illus­trent bien ce pro­ces­sus et le ren­forcent. Et je m’inclue dans cette dyna­mique : j’ai quelques connais­sances à la salle où je vais main­te­nant — une grande chaîne plu­tôt low-cost — mais quand j’y vais, je ne veux par­ler à per­sonne : j’y vais pour ren­ta­bi­li­ser le temps que j’y passe. En même temps, d’autres modèles appa­raissent qui sont plus oné­reux : on cherche un espace de bien-être où il est aus­si pos­sible de se relaxer, mais où on pour­ra aus­si faire du réseau par le sport. C’est un modèle qui s’est beau­coup déve­lop­pé dans les grandes villes après les confi­ne­ments pour des per­sonnes plus fri­quées. Il y a donc une diver­si­té de l’offre qui se pro­file mais, comme dans tout pro­ces­sus capi­ta­liste, il y a un phé­no­mène de concen­tra­tion. Derrière l’impression d’une varié­té immense, de la pré­sence de petites salles par­ti­cu­lières, il y a sur­tout des grands groupes.

Dans un entre­tien, vous avez affir­mé qu’il serait faux de tran­cher entre part alié­nante et éman­ci­pa­trice de ces pra­tiques spor­tives. On constate tou­te­fois un surin­ves­tis­se­ment du corps par cer­taines figures d’extrême droite. Pour eux, les mili­tants de gauche sont autant d’« hommes soja » dont la mas­cu­li­ni­té aurait dis­pa­ru.

L’extrême droite pros­père sur deux choses. D’abord, retrou­ver un ordre visible et pro­tec­teur. Le corps mus­clé, dans notre ima­gi­naire, ren­voie à ça. Pensez aux des­sins ani­més, aux films. Ensuite, elle pros­père grâce à des mes­sages hyper simples. On ne croit pas aux élites, on n’a pas besoin de dis­cours intel­lec­tuels com­pli­qués, mais on a besoin de corps forts et mus­clés… D’où cette fas­ci­na­tion pour le muscle visible dans ces milieux. Le muscle, dans notre ima­gi­naire, c’est la force : la force c’est la résis­tance mais aus­si la domi­na­tion d’un indi­vi­du sur un autre, ou d’un groupe sur un autre. Le muscle, c’est aus­si une masse visible qui semble « figée », d’où la réfé­rence à un ordre fan­tas­mé : telle une sta­tue avec une repré­sen­ta­tion de corps mus­clé, le muscle d’une per­sonne vivante incarne un ordre qui ne bouge pas, inal­té­rable, insen­sible au temps et aux chan­ge­ments. Dans le capi­ta­lisme des vul­né­ra­bi­li­tés, le corps mus­clé est alors sus­cep­tible d’être réap­pro­prié par l’extrême droite pour ces raisons.

[Matteo Pugliese]

Vous ter­mi­nez l’ouvrage sur une ques­tion : quelle serait une « pra­tique agen­rée » du sport ? On peut pen­ser par exemple aux katas, ces démons­tra­tions tech­niques dans cer­tains arts mar­tiaux, comme le judo ou le kara­té, qui peuvent être pra­ti­qués en binôme mixte. Un réin­ves­tis­se­ment de la tech­nique au pro­fit de la per­for­mance phy­sique serait-il une des options envisageables ?

Ce serait por­teur d’égalité et d’un renou­vel­le­ment des attentes vis-à-vis du sport. On reste mar­qué par l’idéal de per­for­mance jusque dans les cours d’EPS. On peut être per­for­mant avec d’autres cri­tères, tech­niques notam­ment. La pra­tique occi­den­tale a eu ten­dance à trans­for­mer les arts mar­tiaux asia­tiques, par exemple le judo, et on gagne­rait à reve­nir à d’autres manières de faire, où l’activité phy­sique est pré­sente mais répond à des attentes col­lec­tives. C’est là qu’on trou­ve­ra des formes d’émancipation et d’égalité. C’est peut-être un des grands apports des sports de com­bat : une accep­ta­tion plus grande de la mixi­té de genre.

L’apprentissage tech­nique fait réflé­chir à l’idée de maî­trise, de contrôle, de par­tage de la connais­sance et per­met la valo­ri­sa­tion d’autres résul­tats que la per­for­mance hié­rar­chi­sée.

Dans les arts mar­tiaux ou les sports de com­bat, on est dans l’obligation de se confron­ter, on se concentre sur une autre per­sonne. À titre per­son­nel je l’ai vécu comme ça, comme une forme de tra­vail dif­fé­rent. Dans cer­tains sports de com­bat il y a un appren­tis­sage de la motri­ci­té, de la mobi­li­té, qui est fon­da­men­tal et qui devrait être dis­pen­sé plus lar­ge­ment, à l’école notam­ment. Il y a une inéga­li­té crois­sante entre les élèves vis-à-vis de la per­for­mance telle qu’on l’entend aujourd’hui, et ces sports-là pour­raient per­mettre de recon­si­dé­rer ce que serait une acti­vi­té de bien-être pour tout le monde. Tout ce qui par­ti­cipe à l’idée d’une mixi­té me semble favo­rable. Pensons par exemple aux relais mixtes au biath­lon. Il y a des choses à revoir — dans ce cas-là, ce sont tou­jours les hommes qui fran­chissent la ligne d’ar­ri­vée —, mais il y a aus­si des sources d’espoir.


[lire le sep­tième volet | Sport et capi­ta­lisme vert : des records quoi qu’il en coûte]


Photographie de ban­nière : Matteo Pugliese


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  1. Pour Joseph Schumpeter, le sys­tème capi­ta­liste et libé­ral est gou­ver­né par l’in­no­va­tion et le pro­grès tech­nique, deux forces motrices qui expliquent que le sys­tème ne soit jamais à l’ar­rêt. En créant, il détruit et restruc­ture donc néces­sai­re­ment les pro­duits, les mar­chés, les besoins.
  2. L’expression ren­voie à un sys­tème capi­ta­liste constam­ment ponc­tués de crises, éco­no­miques, poli­tiques, sani­taires, etc, depuis les années 1980, qui ren­forcent les peurs et les incer­ti­tudes des indi­vi­dus

REBONDS

☰ Lire notre article « Boxer contre les sté­réo­types de genre », Yann Renoult, février 2020


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