Yannis Stavrakakis : « Le populisme canonique est de gauche » [3/4]

15 janvier 2021


Entretien inédit pour le site de Ballast

Yannis Stavrakakis est un cher­cheur en théo­rie poli­tique contem­po­raine gré­co-bri­tannique — pour l’es­sen­tiel, il tra­vaille sur la psy­cha­na­lyse et le popu­lisme. Il enseigne à l’u­ni­ver­si­té Aristote de Thessalonique. Troisième volet de ce dos­sier consa­cré au popu­lisme euro­péen, ini­tié par les cher­cheurs Arthur Borriello et Anton Jäger.


[lire le deuxième volet]


Un élé­ment revient sou­vent dans les com­men­taires sur le popu­lisme : le lien sup­po­sé entre crises et avè­ne­ment de mou­ve­ments popu­listes. Quelle est la rela­tion exacte entre la mon­tée du popu­lisme et la « crise économique » ? 

À mon sens, il n’existe pas de rela­tion auto­ma­tique entre le popu­lisme et l’occurrence d’une « crise ». De façon géné­rale, d’ailleurs, les rai­son­ne­ments cau­saux auto­ma­tiques fonc­tionnent assez mal lorsqu’il s’agit de rendre compte de l’avènement de mou­ve­ments poli­tiques. Par exemple, j’ai réa­li­sé mes tra­vaux doc­to­raux sur les mou­ve­ments éco­lo­giques, et la rela­tion entre dégra­da­tion envi­ron­ne­men­tale et conscience éco­lo­gique est loin d’être cau­sale. La rela­tion est même par­fois fran­che­ment para­doxale. Il existe ain­si des espaces qui sont tota­le­ment dévas­tés éco­lo­gi­que­ment mais où aucun mou­ve­ment n’émerge car les condi­tions cultu­relles, poli­tiques et éco­no­miques pour une telle émer­gence sont presque tota­le­ment absentes. À l’inverse, il existe des espaces où la dégra­da­tion est moins impor­tante mais où on observe un mou­ve­ment vert assez fort qui se consti­tue, comme en Scandinavie ou en Allemagne. 

« Il n’existe pas de rela­tion auto­ma­tique entre le popu­lisme et l’occurrence d’une crise. »

Pour reve­nir au popu­lisme — et au cas grec, qui est celui que je connais le mieux —, ce qui me semble abso­lu­ment déci­sif comme fac­teur, c’est l’abdication et la coop­ta­tion totale des par­tis tra­di­tion­nels dans le cir­cuit auto­ri­taire. Le PASOK en consti­tue l’exemple le plus expli­cite. Ces par­tis ont tota­le­ment échoué à pro­po­ser un agen­da poli­tique alter­na­tif, ou même sim­ple­ment un dis­cours dif­fé­rent, capable de recon­naître la voix des couches sociales subal­ternes et d’éviter la des­truc­tion sociale accé­lé­rée. C’est pré­ci­sé­ment ce vide qui a créé l’espace pour qu’émergent les Aganaktisménoi, c’est-à-dire les Indignados grecs, les mou­ve­ments de retrai­tés et d’étudiants. Ensuite, ces mobi­li­sa­tions ont elles-mêmes conduit une par­tie de la popu­la­tion à réa­li­ser qu’elle par­ta­geait des inté­rêts com­muns — le fonc­tion­naire et son salaire dimi­nué, l’employé d’une firme pri­vée ayant per­du son tra­vail, le retrai­té ayant per­du ses aides sociales. Dès le moment où ils se mobi­lisent, ils se rendent compte de cet anta­go­nisme qu’ils par­tagent : il existe une enti­té qui nie leur iden­ti­té, qui annule leurs demandes et leurs besoins. À ce stade, se cris­tal­lise déjà un sujet social. Dans le cas espa­gnol, il exis­tait en paral­lèle un groupe consti­tué d’universitaires qui se sont ren­du compte que toutes ces mobi­li­sa­tions « hori­zon­tales » ne seraient pas durables sans un moment de repré­sen­ta­tion plus « ver­ti­cale ». C’est comme cela que Podemos a été fon­dé, avec pour tâche expli­cite d’exercer cette représentation.

Le cas de Syriza est légè­re­ment dif­fé­rent. Il s’agit d’un mou­ve­ment exis­tant déjà depuis des années, mais qui res­tait jusqu’alors très modeste sur le plan élec­to­ral, et qui est par­ve­nu à absor­ber toutes ces nou­velles demandes en per­sua­dant le peuple qu’il pou­vait exé­cu­ter cette tâche de repré­sen­ta­tion avec suc­cès. De là, l’augmentation spec­ta­cu­laire des résul­tats élec­to­raux à par­tir de 2012, jusqu’à l’accès au gou­ver­ne­ment quelques années plus tard. Il faut aus­si remar­quer que, dans le cas grec, le sou­ve­nir des années Papandreou a évi­dem­ment aidé la construc­tion de cette nou­velle coa­li­tion. Tsípras a clai­re­ment imi­té cette typo­lo­gie, ce style poli­tique. Par exemple, même si Papandreou était un bour­geois ouvert, pro­fes­seur d’économie à Berkeley, il refu­sait de por­ter une cra­vate dans ses appa­ri­tions publiques, pré­fé­rant un col rou­lé, choix que Tsípras a repro­duit. Cette marque de dis­tinc­tion d’avec le cir­cuit poli­tique régu­lier a évi­dem­ment acti­vé une mémoire dans le peuple grec. Pour résu­mer, l’accumulation de demandes a été récu­pé­rée par Syriza qui a répon­du au vide repré­sen­ta­tif creu­sé par la crise de 2008, tout en s’appuyant sur une mémoire par­ta­gée. Mais rien de tout ça ne répon­dait à un sché­ma cau­sal auto­ma­tique entre l’existence d’une crise et la mon­tée du phé­no­mène populiste.

[Tatsuya Tanaka]

Même s’il existe désor­mais un consen­sus rela­tif dans les études sur le popu­lisme, la que­relle sur la défi­ni­tion per­siste. Vous êtes un par­ti­san décla­ré de la défi­ni­tion dis­cur­sive de popu­lisme1, sou­vent asso­ciée au pen­seur argen­tin Ernesto Laclau. Cependant, vous vous pro­non­cez géné­ra­le­ment pour une approche ouverte, capable de récon­ci­lier les dif­fé­rentes écoles…

La dif­fi­cul­té prin­ci­pale avec la défi­ni­tion laclauienne, c’est qu’elle reste obs­cure sous bien des aspects et qu’elle pré­sup­pose une cer­taine onto­lo­gie, qui décrit le dis­cours comme un fait lin­guis­tique et extra­lin­guis­tique. Dans cette pers­pec­tive, le dis­cours est le nom géné­rique don­né à une mul­ti­tude de dimen­sions, sym­bo­liques, affec­tives, maté­rielles. Mais une fois qu’on accepte ce point de départ onto­lo­gique, cette capa­ci­té à incor­po­rer toutes les dimen­sions du phé­no­mène popu­liste me semble pré­ci­sé­ment consti­tuer l’un des prin­ci­paux points forts de la défi­ni­tion laclauienne. Car elle ne fait pas que les incor­po­rer, elle les arti­cule et les uni­fie : l’un des exemples les plus clairs de cela, c’est sa capa­ci­té à sai­sir la res­sem­blance entre lan­gage popu­liste et orga­ni­sa­tion popu­liste, à voir leur appar­te­nance à une « logique » par­ta­gée, ce qui nous donne un outil très élé­gant de mise en paral­lèle des élé­ments rhé­to­riques et orga­ni­sa­tion­nels. Cette logique par­ta­gée, per­met­tant de recon­naître le popu­lisme dans ses diverses dimen­sions, est recon­nais­sable à la pré­sence d’un double cri­tère. Premièrement, la réfé­rence au « peuple ». Pour Laclau, n’importe quel signi­fiant peut ser­vir comme réfé­rence popu­liste valable. Je diverge avec lui sur ce point, car pour moi l’appel au peuple reste indis­pen­sable pour l’identification d’une véri­table logique popu­liste. On rentre évi­dem­ment dans un laby­rinthe lin­guis­tique ici, car le « peuple » fran­çais n’est pas le « volk » alle­mand et n’est pas non plus le « laos » grec. Malgré ces dif­fé­rences, l’exclusion est une constante de tout ter­rain poli­tique : la dis­tri­bu­tion entre pri­vi­lé­giés et non-pri­vi­lé­giés, dépos­sé­dés et pos­ses­seurs, est pré­sente dans toute culture poli­tique. Papandreou par­lait du petit peuple sans pri­vi­lèges, alors que Perón pré­fé­rait le peuple « sans-che­mise ». En deuxième lieu, il s’agit d’un dis­cours anta­go­niste : il avance une repré­sen­ta­tion dicho­to­mique de l’espace social et défend les demandes de ce peuple contre les res­pon­sables de leur insa­tis­fac­tion. La « pola­ri­sa­tion » en tant que telle n’est pas une pré­ro­ga­tive popu­liste — la pola­ri­sa­tion est un fait social, et même le dis­cours anti­po­pu­liste peut s’engager dans une tac­tique de pola­ri­sa­tion. Mais le fait de pola­ri­ser autour de ces demandes popu­laires insa­tis­faites, par contre, est bien le propre du populisme.

« L’exclusion est une constante de tout ter­rain poli­tique : la dis­tri­bu­tion entre pri­vi­lé­giés et non-pri­vi­lé­giés, dépos­sé­dés et pos­ses­seurs, est pré­sente dans toute culture politique. »

Sur ce point-là, je crois qu’il existe un consen­sus fon­da­men­tal entre les dif­fé­rentes écoles théo­riques. Même Margaret Canovan, d’abord scep­tique vis-à-vis de la défi­ni­tion laclauienne, a fina­le­ment accep­té les deux cri­tères pro­po­sés par Laclau à la fin des années 1970. Les diver­gences sur­gissent lorsque se pose la ques­tion sui­vante : faut-il des cri­tères sup­plé­men­taires ? On rentre alors dans des débats sur la « mora­li­sa­tion », sup­po­sée inhé­rente au popu­lisme — c’est en tout cas ce qui est pos­tu­lé dans les approches qui se situent plu­tôt du côté du libé­ra­lisme, qui consi­dèrent que le popu­lisme tend à mora­li­ser les oppo­si­tions poli­tiques. Par ailleurs, même si la réfé­rence au peuple et l’an­ta­go­nisme comme élé­ments cen­traux sont aus­si des pôles essen­tiels de ces défi­ni­tions, ces der­nières ont ten­dance à sous-esti­mer un point fon­da­men­tal : le peuple n’est pas pré­sup­po­sé comme une caté­go­rie sociale pré­sente a prio­ri. Il n’est pas « pré­cons­ti­tué », mais il est créé, consti­tué comme une uni­té par le dis­cours même qui l’interpelle. C’est parce que ce dis­cours popu­liste existe que tous ces sec­teurs sociaux arrivent à se ras­sem­bler. Sans ces dyna­miques de consti­tu­tion du peuple — et ça me semble le pro­blème cen­tral du libé­ra­lisme contem­po­rain —, on rentre dans l’abolition de la sub­jec­ti­vi­té poli­tique. Les forces libé­rales n’ont pas seule­ment accep­té la poli­tique éco­no­mique des néo­li­bé­raux. Elles ont aus­si accep­té le point aveugle du néo­li­bé­ra­lisme, qui réside dans son anti­pa­thie vis-à-vis de la sub­jec­ti­vi­té poli­tique et sa néga­tion de la col­lec­ti­vi­té. Si on accepte une vision libé­rale qui sti­pule l’irréalité de la col­lec­ti­vi­té, le moment popu­liste sem­ble­ra évi­dem­ment plus menaçant.

En quoi consiste alors la rela­tion du popu­lisme avec la démocratie ? 

Le pre­mier diag­nos­tic à faire concerne la dyna­mique de « dé-démo­cra­ti­sa­tion » des socié­tés euro­péennes, une forme « d’adieu au demos » qui se passe sous nos yeux. L’un des élé­ments les plus mani­festes de cette dyna­mique, c’est l’évolution des banques cen­trales. Dans ma jeu­nesse les banques cen­trales étaient contrô­lées par le gou­ver­ne­ment ; le poste du pré­sident de la banque était en fait l’un des postes les plus répu­tés pour un gou­ver­ne­ment. À pré­sent, elles appar­tiennent à un sys­tème tech­no­cra­tique avec un agen­da tota­le­ment flou. C’est l’un des symp­tômes les plus clairs du déclin du contrôle popu­laire ; c’est aus­si l’un des moteurs les plus fla­grants du popu­lisme. Car le popu­lisme, avant toute chose, veut « re-démo­cra­ti­ser ». De ce point de vue, il faut sans doute revoir ce que l’on accepte de regrou­per sous l’appellation « popu­liste », qui est trop sou­vent uti­li­sée pour iden­ti­fier des for­ma­tions auto­ri­taires, natio­na­listes et fai­sant peu de cas de l’égalité civique. Mis à part ces mou­ve­ments, dans la majo­ri­té des cas, le popu­lisme me semble être un sti­mu­lant démocratique.

[Tatsuya Tanaka]

Dans quel sens le popu­lisme pour­rait-il jouer ce rôle « re-démo­cra­ti­sant » ? Les libé­raux consi­dèrent, eux, le popu­lisme comme une menace exis­ten­tielle pour la démo­cra­tie libérale !

Dans la plu­part des cas — et Jan-Werner Müller est l’exemple le plus expli­cite de cette ten­dance —, les recherches qui défendent ces posi­tions sont mar­quées par une forte igno­rance des faits sur le ter­rain. Autrement dit, ils n’ont pas fait le tra­vail eth­no­gra­phique. Ils refusent d’en­quê­ter sur des mou­ve­ments par­ti­cu­liers, ou ils se foca­lisent sur des cas extrêmes pour géné­ra­li­ser et extra­po­ler une défi­ni­tion glo­bale. Chez Müller, par exemple, le cas Orbán est pré­sen­té comme para­dig­ma­tique, c’est le modèle autour duquel il sculpte sa défi­ni­tion. Or, Orbán est sur­tout un libé­ral — en tout cas, il a com­men­cé sa car­rière comme libé­ral et n’a rien d’un popu­liste typique. Mais le vrai pro­blème me semble le manque d’une pers­pec­tive com­pa­ra­tive : ces approches ne tiennent pas compte de l’Amérique latine, de l’Amérique du Nord, ni même des dif­fé­rentes époques his­to­riques où le popu­lisme s’est développé.

« La plu­part des mou­ve­ments qui opèrent sous la ban­nière du popu­lisme sont de gauche. »

En lieu et place de cela, ils se foca­lisent sur des variantes exclu­si­ve­ment contem­po­raines, et qui pré­sentent le point com­mun d’être ouver­te­ment droi­tières et natio­na­listes. Cette accu­mu­la­tion d’associations dou­teuses me paraît consti­tuer un dan­ger poli­tique et ana­ly­tique. Car en stig­ma­ti­sant le « popu­lisme », cela finit par rejaillir sur le « popu­laire » au sens large, qui s’en trouve auto­ma­ti­que­ment dis­qua­li­fié. Par ailleurs, l’absence d’un cadre com­pa­ra­tif conduit par­fois à de véri­tables énor­mi­tés. Cela amène par exemple Müller à consi­dé­rer Orbán comme un popu­liste, tout en plai­dant pour que le terme ne s’applique pas aux inven­teurs du mot même, les popu­listes amé­ri­cains du People’s Party ! C’est comme si on écri­vait une his­toire du com­mu­nisme sans men­tion­ner Marx. Il est facile de com­prendre pour­quoi : pour des auteurs comme Müller, venant d’une tra­di­tion libé­rale « mili­tante », la construc­tion d’un sujet popu­laire est ana­thé­ma­ti­sée a prio­ri, il leur faut donc bâtir une théo­rie qui stig­ma­tise ce pro­ces­sus. Difficile, cepen­dant, d’imaginer une pers­pec­tive plus euro­cen­trique et anhis­to­rique. En tout cas, cela montre l’urgence de faire une his­toire du concept de popu­lisme lui-même, afin de com­prendre les muta­tions de signi­fi­ca­tion que cette his­toire a ren­dues pos­sibles. 

Mais qu’en est-il du « popu­lisme de droite » ? Croyez-vous en l’existence d’une telle chose et, si oui, com­ment peut-on le dif­fé­ren­cier de la variante de gauche ?

Je crois que le popu­lisme « cano­nique » est de gauche. Si on étu­die l’histoire du phé­no­mène et qu’on fait la généa­lo­gie du concept, on voit clai­re­ment que la plu­part des mou­ve­ments qui opèrent sous la ban­nière du « popu­lisme » sont de gauche. La majo­ri­té de ces mou­ve­ments étaient éga­li­taires et anti­hié­rar­chiques. À mon sens, il n’existe aucune rai­son d’associer des mou­ve­ments for­te­ment hié­rar­chiques et anti-éga­li­taires avec le popu­lisme. La plu­part du temps, on parle de mou­ve­ments qui sont soit pure­ment et sim­ple­ment natio­na­listes, soit qui ne mani­festent des élé­ments popu­listes que de façon extrê­me­ment secon­daire et péri­phé­rique par rap­port à leur « centre de gra­vi­té idéo­lo­gique ». Pour par­ler de popu­lisme, il faut que le peuple joue le rôle de « signi­fiant vide » — au sens où il n’est pas pré­cons­ti­tué et exclu­sif mais per­met jus­te­ment d’intégrer des groupes divers, et donc d’y inclure les migrants et mino­ri­tés eth­niques, par exemple. Ces groupes ont effec­ti­ve­ment été inté­grés par Syriza en Grèce, à tra­vers des poli­tiques faci­li­tant la natu­ra­li­sa­tion des enfants d’immigrés. Dans les cas, en revanche, où l’on trouve un signi­fiant mythique — la « race » ou la « nation » — atta­ché au signi­fiant du « peuple », le carac­tère vide du signi­fiant du « peuple » s’en trouve effa­cé et ne reste qu’une réduc­tion natio­na­liste et racia­liste du peuple, deve­nu une caté­go­rie rigide. Par exemple, Aube dorée, ce par­ti néo-nazi grec, est sou­vent pré­sen­té comme « popu­liste ». Cela me semble tout à fait faux. Si on leur demande leur défi­ni­tion du peuple, ils diront que celui-ci est consti­tué des per­sonnes de sang grec. On réduit là com­plè­te­ment la sub­jec­ti­vi­té popu­laire dans une concep­tion rigi­de­ment racia­liste. Pour pou­voir par­ler de popu­lisme authen­tique, il faut vrai­ment que ce peuple reste un signi­fiant vide, une caté­go­rie ouverte. La simple réfé­rence au peuple, « en pas­sant », ou comme un objet tota­le­ment secon­daire par rap­port à l’idéologie du mou­ve­ment, n’est pas suf­fi­sante, sinon pra­ti­que­ment tout mou­ve­ment pour­rait être qua­li­fié de popu­liste aujourd’hui — y com­pris des mou­ve­ments mani­fes­te­ment anti-popu­listes — tant le signi­fiant « peuple » fait inté­gra­le­ment par­tie de la gram­maire poli­tique des modernes.

[Tatsuya Tanaka]

Un cri­tère sup­plé­men­taire qui per­met de faire la part des choses, c’est l’axe sur lequel est construite la divi­sion poli­tique : cet axe opère-t-il d’une façon hori­zon­tale ou ver­ti­cale ? Si l’antagonisme cen­tral se mani­feste sur un axe domi­nant oppo­sant le « bas » et le « haut », « l’esta­blish­ment » contre les « per­dants », on peut légi­ti­me­ment par­ler d’un phé­no­mène popu­liste. Si l’axe domi­nant, en revanche, est hori­zon­tal et concerne un aspect ter­ri­to­rial ou eth­nique (avec un élé­ment de « dedans » et « dehors » sépa­ré par des fron­tières, un voca­bu­laire dis­tin­guant indi­gènes et immi­grés, etc.) on peut rai­son­na­ble­ment mettre en doute le carac­tère « popu­liste » de ce mou­ve­ment. Évidemment, la dif­fi­cul­té réside dans le fait qu’on ne retrouve jamais ces sché­mas dans un état « chi­mi­que­ment pur » ; dans la pra­tique, on a affaire à des mou­ve­ments dans les­quels ces ten­dances peuvent coexis­ter, et c’est à l’analyste d’évaluer laquelle prévaut.

Les cher­cheurs sur le popu­lisme semblent sou­vent choi­sir un « camp » vis-à-vis du popu­lisme, tra­dui­sant un cer­tain enga­ge­ment poli­tique : pour ou contre. C’est une ten­dance sans doute encore plus mar­quée que dans d’autres champs d’étude. Faut-il faire une « anthro­po­lo­gie » du spé­cia­liste du popu­lisme pour la comprendre ? 

« Le popu­lisme ne sau­rait être une fin de l’Histoire ; c’est une stra­té­gie spé­ci­fique avec un suc­cès bien contex­tuel, mais interne à la démocratie. »

Le pro­blème prin­ci­pal est un cer­tain agnos­ti­cisme his­to­rique qui pré­vaut dans les études sur le popu­lisme. Les spé­cia­listes du popu­lisme ne s’intéressent pas assez à l’histoire du terme et du phé­no­mène. De ce point de vue, l’histoire du popu­lisme est aus­si un exemple impor­tant de l’influence par­fois néfaste que les cher­cheurs et aca­dé­miques peuvent avoir sur l’opinion publique. Le « popu­lisme » fonc­tion­nait comme un terme posi­tif jusqu’aux années 1950. Soudainement, un auteur spé­ci­fique — Richard Hofstadter — a déve­lop­pé toute une série de cri­tiques et de sté­réo­types encore for­te­ment répan­dus dans le débat sur le popu­lisme contem­po­rain, et qui fonc­tionnent aujourd’hui comme des conno­ta­tions auto­ma­tiques. Pierre-André Taguieff était le pre­mier à qua­li­fier le Front natio­nal de « popu­liste », une manœuvre favo­ri­sée par les jour­na­listes, et que le Front natio­nal a accueillie avec plai­sir, sachant que l’appellation « popu­liste » reste, dans tous les cas, bien moins néga­tive que celle de « fas­ciste » ou de « droite extrême ». Il faut donc faire preuve d’une grande réflexi­vi­té, presque d’une « hygiène » poli­tique, car il existe une « double her­mé­neu­tique », comme le dit Anthony Giddens, entre l’académie et la socié­té, qu’on ne peut faire sem­blant de ne pas voir. Selon que l’on adopte une approche libé­rale ou une approche plus favo­rable au popu­lisme, les effets sur le débat public seront dif­fé­rents. Aujourd’hui, il y a une pré­pon­dé­rance claire des approches libé­rales dans le monde aca­dé­mique, qui marquent la pré­fé­rence de l’académie pour ce milieu poli­tique, au détri­ment des forces popu­listes. Cela n’est évi­dem­ment pas sans effet, en retour, sur le débat public.

Impact durable ou anec­do­tique sur les sys­tèmes par­ti­sans clas­siques, ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion rapide des mou­ve­ments popu­listes, clô­ture d’une paren­thèse : de nom­breuses lec­tures sont faites du moment popu­liste. Comment vous positionnez-vous ?

Toutes ces ques­tions sont d’une actua­li­té brû­lante et sont fon­da­men­tales. Il est tou­te­fois dif­fi­cile d’apporter une réponse glo­bale cou­vrant l’ensemble des expé­riences poli­tiques incar­nées par ces mou­ve­ments et par­tis. À ce stade, je ne peux qu’offrir une piste de réflexion géné­rale à suivre lorsqu’on traite de ces ques­tions. D’une part, le popu­lisme et la repré­sen­ta­tion poli­tique vont de pair et, de ce point de vue, ce sera tou­jours un phé­no­mène incon­tour­nable. Pour moi on ne sort jamais com­plè­te­ment du « moment popu­liste », même si son ampli­tude et son inten­si­té peuvent varier for­te­ment. Évidemment les dix der­nières années étaient plus intenses que la décen­nie pré­cé­dente sur le plan « popu­liste ». Mais il y aura tou­jours des forces prêtes à déna­tu­rer la repré­sen­ta­tion popu­laire et d’autres cher­chant à la reva­lo­ri­ser — c’est une constante dans l’histoire. Le popu­lisme ne sau­rait être une fin de l’Histoire ; c’est une stra­té­gie spé­ci­fique avec un suc­cès bien contex­tuel, mais qui est quand même interne à la démo­cra­tie. En tout cas, il ne donne pas d’outils valides en tout temps et tout lieu.

[Tatsuya Tanaka]

D’autre part, je repren­drai ici la réflexion que nous avons éla­bo­rée avec mon col­lègue Giorgos Venizelos, dans un article publié dans Jacobin. Bien sûr, cer­taines de ces expé­riences poli­tiques ont ali­men­té un cer­tain scep­ti­cisme à pro­pos de la stra­té­gie popu­liste de gauche, non seule­ment en Europe mais aus­si en Amérique latine et aux États-Unis. Certains ont rapi­de­ment décré­té la fin du popu­lisme de gauche. Cependant, ce genre de décla­ra­tions tra­hissent sou­vent une logique trop linéaire et déter­mi­niste, qui ignore la flui­di­té et la contin­gence du poli­tique et la réac­ti­va­tion conti­nuelle des cycles d’antagonisme poli­tique. Regardez l’Argentine, où la gauche popu­liste est reve­nue au pou­voir après quatre ans d’absence. Le conti­nent lati­no-amé­ri­cain, de façon plus large, semble faire actuel­le­ment l’expérience d’un autre « moment popu­liste », comme l’indiquent les évé­ne­ments en Bolivie et au Chili, par exemple. La lutte poli­tique implique tou­jours des cycles de déclin et de réac­ti­va­tion ; pour les ana­ly­ser, il faut adop­ter une pers­pec­tive plus ouverte. L’Europe ne fait pas excep­tion. Cela dit, il faut aus­si exa­mi­ner atten­ti­ve­ment la façon dont les struc­tures ins­ti­tu­tion­nelles euro­péennes peuvent faire obs­tacle à des pro­jets poli­tiques éga­li­taires. Il faut se sou­ve­nir, à ce pro­pos, de ce que disait Marx dans Le 18 Brumaire de Napoléon Bonaparte : « Les hommes font leur propre his­toire, mais ils ne la font pas arbi­trai­re­ment, dans les condi­tions choi­sies par eux, mais dans des condi­tions direc­te­ment don­nées et héri­tées du pas­sé. »

En défi­ni­tive, mal­gré des débuts encou­ra­geants, la vague popu­liste de gauche de ces der­nières années pré­sente un bilan assez miti­gé. Comment l’éva­luez-vous ?

« C’était très dif­fi­cile de trans­cen­der la sur­dé­ter­mi­na­tion de l’identité grecque comme intrin­sè­que­ment liée à l’euro. »

L’histoire du popu­lisme grec est plus ancienne. Il faut com­pa­rer les résul­tats de Syriza avec ceux du popu­lisme grec des années 1980, lorsque le PASOK de Andréas Papandréou domi­nait. La conclu­sion de l’expérience de Syriza, c’est clai­re­ment qu’on ne peut pas tout attendre du popu­lisme. Le popu­lisme est une stra­té­gie ou un dis­cours, un type de rai­son­ne­ment, qui peut aider à signa­ler une série de demandes ou de griefs et à les expri­mer, les reven­di­quer. Mais on ne peut pas tout attendre de ce type de manœuvres. Dès le moment où le front popu­liste est créé, les exi­gences deviennent autres : il faut un pro­gramme poli­tique, un envi­ron­ne­ment favo­rable pour gou­ver­ner, etc. De ce point de vue, les années 1980 étaient bien évi­dem­ment très dif­fé­rentes. On venait de sor­tir d’une dic­ta­ture (1974) et, plus géné­ra­le­ment, d’une longue période de domi­na­tion de la droite, ce qui peut expli­quer la radi­ca­li­té du pre­mier man­dat de Andréas Papandréou.

Plus tard, le PASOK a construit un sys­tème clien­té­liste tout à fait simi­laire à celui de la droite. Syriza a essayé de cas­ser ce cir­cuit clien­té­liste et d’exposer le sen­ti­ment anti­dé­mo­cra­tique qui pré­vaut au niveau euro­péen. Ce que Varoufákis a fait, c’est expri­mer des sen­ti­ments pré­cé­dem­ment consi­dé­rés pri­vés pour l’Eurogroupe, des sen­ti­ments sim­ple­ment non-dis­cu­tables. Le fait qu’il ait « publié » ces sen­ti­ments, qu’il les ait révé­lés, a été for­te­ment appré­cié par le peuple grec. C’était, en revanche, très dif­fi­cile de trans­cen­der la sur­dé­ter­mi­na­tion de l’identité grecque comme intrin­sè­que­ment liée à l’euro. L’euro y fonc­tionne comme sym­bo­li­sa­tion de l’intégration grecque dans la com­mu­nau­té « civi­li­sa­trice » de l’UE. Tsípras a bien réa­li­sé ce pro­blème, et c’est pour cette rai­son qu’il a conser­vé un vote si éle­vé même après le refe­ren­dum. On peut clai­re­ment se deman­der si Syriza conserve son carac­tère de « mou­ve­ment popu­liste » à par­tir de ce jour-là, même si son prag­ma­tisme conti­nue dans le gouvernement.


[lire le qua­trième et der­nier volet]


Photographies de ban­nière et de vignette : Tatsuya Tanaka


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  1. Ernesto Laclau puise dans la théo­rie lin­guis­tique struc­tu­ra­liste pour défi­nir le popu­lisme. Pour lui, un espace social est un espace dis­cur­sif (c’est-à-dire rela­tif au dis­cours). Il faut com­prendre le terme de dis­cours non seule­ment dans le lan­gage mais éga­le­ment en acte (« dis­cours per­for­ma­tif »). C’est la dis­tinc­tion en acte qui per­met pour lui d’identifier le popu­lisme, non pas une défi­ni­tion préa­lable. Le popu­lisme est cette action ration­nelle où s’agrège des dif­fé­rences et des équi­va­lences, et créer une iden­ti­té sociale (« dis­cur­sive ») dans laquelle se lient des acteurs sociaux (« le peuple »).[]

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