Saul Alinsky — organiser le pouvoir populaire


Texte inédit pour le site de Ballast

Saul Alinsky est l’une des figures les plus emblé­ma­tiques de la culture popu­laire radi­cale nord-amé­ri­caine des années soixante-dix. Mais s’il est un pen­seur et un mili­tant de renom de l’autre côté de l’Atlantique, il demeure pour le moins mécon­nu auprès du public euro­péen. Le socio­logue Daniel Zamora et Nic Görtz, for­ma­teur pour la CSC (syn­di­cat belge), tiennent ici à mettre en lumière le noyau dur de sa pen­sée : il est temps d’en finir avec la cri­tique pure­ment théo­rique et les formes éli­tistes de la contestation. 


Il a été et il est tou­jours pos­sible de chan­ger les choses, pour­vu que l’on se munisse d’une vision et d’une orga­ni­sa­tion poli­tique tour­nées vers l’action col­lec­tive. Le carac­tère concret et pra­tique que pro­pose le tra­vail d’Alinsky rompt les liens avec la spé­cu­la­tion phi­lo­so­phique et nor­ma­tive. Elle force les mili­tants, les étu­diants et les cher­cheurs à migrer de leurs bureaux vers le ter­rain. À sor­tir de l’im­mo­bi­li­té dans laquelle ils se sont enfer­més. Encore à ce jour, Alinsky incarne une réfé­rence dans la vie poli­tique amé­ri­caine de par l’in­fluence non négli­geable qu’il eut sur des figures telles que Hilary Clinton ou Barack Obama. Mais s’il est un auteur et un acti­viste de renom outre-Atlantique, il demeure pour le moins mécon­nu auprès du public euro­péen. Ses tra­vaux et ses livres n’ayant fait l’objet que d’une seule — et contes­table — tra­duc­tion1, Alinsky n’est recon­nu que dans le milieu des tra­vailleurs sociaux. Sa pen­sée offre pour­tant une grande richesse, notam­ment sur les ques­tions liées à l’émancipation humaine ; ces apports pour­raient s’avérer d’un grand inté­rêt pour l’action poli­tique et la pra­tique sociologique.

« La contes­ta­tion poli­tique contem­po­raine, sur­tout à gauche, souffre top sou­vent d’une démarche éli­tiste et for­te­ment cou­pée de la réa­li­té sociale. »

La contes­ta­tion poli­tique contem­po­raine, sur­tout à gauche, souffre trop sou­vent d’une démarche éli­tiste et for­te­ment cou­pée de la réa­li­té sociale. Elle s’enferme volon­tiers dans les « salons ou l’on cause », bras­sant grandes idées et théo­ries sans por­tées signi­fiantes sur le réel. Cette ten­dance assez pro­non­cée ne fait d’ailleurs que s’accentuer depuis quelques années, et ce au détri­ment d’une réflexion sérieuse sur les outils et les actions poli­tiques néces­saires à de pro­fonds chan­ge­ments sociaux. C’est dans ce contexte que le pro­pos de Saul Alinsky nous a sem­blé d’une actua­li­té brû­lante, puis­qu’il a tra­vaillé sur deux des prin­ci­paux points aveugles des théo­ries et des mou­ve­ment poli­tiques cri­tiques actuels : l’organisation et l’action col­lec­tive. Nous pen­sons que la contes­ta­tion sociale a plus que jamais besoin de concret, de pers­pec­tives d’action et de révoltes. Et, non­obs­tant ses fai­blesses, la pen­sée et l’expérience d’Alinsky peuvent être un point de départ, une réflexion, un « guide pour l’action », dans la lutte poli­tique que mènent les plus dému­nis — mais éga­le­ment leurs alliés — contre les diverses formes d’oppression.

Un rassembleur

Saul Alinsky naît en 1909, de parents issus de l’immigration juive russe, dans une famille reli­gieuse et pauvre. Il est sou­vent consi­dé­ré comme l’un des pères du « com­mu­ni­ty orga­ni­zing2 ». C’est donc pour son acti­vi­té mili­tante et les nom­breuses orga­ni­sa­tions de quar­tier qu’il a construites, de la fin des années 1930 jusqu’à sa mort, en 1972, qu’il est prin­ci­pa­le­ment recon­nu. C’est dans les quar­tiers les plus défa­vo­ri­sés de Chicago (et, plus tard, dans d’autres villes) qu’il ras­sem­ble­ra les citoyens dans de larges orga­ni­sa­tions com­mu­nau­taires afin de défendre leurs droits et reven­di­quer de meilleures condi­tions de vie. Il va ensuite fon­der son propre mou­ve­ment « d’organisateurs pro­fes­sion­nels » ; l’Industrial Areas Foundation (AIF), encore actif de nos jours. À côté de cette acti­vi­té mili­tante, Alinsky écri­ra éga­le­ment plu­sieurs ouvrages impor­tants, dont deux — Reveille for Radicals et Rules for Radicals — sont direc­te­ment liés aux ques­tions du « com­mu­ni­ty orga­ni­zing » et des méthodes d’organisation. Ces deux essais, deve­nus des « clas­siques », consti­tue­ront son prin­ci­pal héri­tage théo­rique, source d’ins­pi­ra­tion pour les mili­tants et les chercheurs.

L’organisation du pouvoir populaire

Pour Alinsky, la ques­tion du pou­voir des oppri­més ne se pose pas dans le cadre des formes offi­cielles du pou­voir et de la démo­cra­tie. Il exprime ouver­te­ment son scep­ti­cisme à l’égard de la démo­cra­tie par­le­men­taire et de sa capa­ci­té à faire chan­ger fon­da­men­ta­le­ment les choses. Il pré­co­nise donc que les oppri­més luttent contre leur exclu­sion de la poli­tique en construi­sant leurs propres outils poli­tiques. Son ana­lyse le mène à la conclu­sion que les ins­tru­ments légi­times ne peuvent pas ser­vir les oppri­més pour chan­ger leurs condi­tions — cette ques­tion a d’ailleurs été l’objet prin­ci­pal de ses débats avec Clinton, alors étu­diante, lorsqu’il lui pro­po­sa de tra­vailler pour son orga­ni­sa­tion, l’AIF. Alors en pleine ascen­sion sociale, elle pré­fé­ra s’investir en poli­tique via le Parti démo­crate, tan­dis qu’Alinsky, par prin­cipe, refu­sait cette option. Elle écri­ra dans ses mémoires qu’en dépit de leurs points com­muns, « nous nous oppo­sions pour­tant sur un point fon­da­men­tal : il esti­mait qu’on ne pou­vait chan­ger le sys­tème que de l’extérieur3 ». Il fait très clai­re­ment com­prendre à Hillary Clinton que son but est d’organiser les dému­nis afin d’affronter « le gou­ver­ne­ment et le pou­voir éco­no­mique4 ».

B. Obama et H. Clinton, bien des années plus tard.

La jeune Hillary [Rodham] Clinton ne fait, pour Alinsky, que repro­duire l’idéologie des élites en deman­dant constam­ment aux dépos­sé­dés de s’exprimer par les formes légales et ins­ti­tu­tion­nelles de la poli­tique : « Si tu es pos­sé­dant, tu es là pour conser­ver, alors tu par­le­ras tou­jours du carac­tère sacré de la loi et de la res­pon­sa­bi­li­té que l’on a d’agir gra­duel­le­ment via les voies “accep­tables” de la poli­tique5. » Cette ana­lyse, Alinsky la tire du constat selon lequel la misère sociale est le fruit des ins­ti­tu­tions du pou­voir poli­tique et éco­no­mique. Difficile, dès lors, de trans­for­mer les condi­tions d’existence des dépos­sé­dés grâce à ces mêmes ins­ti­tu­tions puis­qu’elles en sont les prin­ci­pales res­pon­sables — et, pis, qu’elles en tirent pro­fit. Les ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques ne sont pas « neutres » : elles repré­sentent l’ordre éta­bli. S’il ne recom­mande pas de les détruire, il tient à les main­te­nir sous pres­sion constante6, au moyen d’or­ga­ni­sa­tions popu­laires. La seule manière pour les domi­nés d’acquérir un poids dans le jeu poli­tique est de s’exprimer col­lec­ti­ve­ment, à tra­vers leur orga­ni­sa­tion, que le socio­logue amé­ri­cain oppose expli­ci­te­ment au pou­voir orga­ni­sé des domi­nants : « Le pou­voir du peuple orga­ni­sé est requis pour lut­ter contre le pou­voir de l’esta­blish­ment et son argent7 ».

« C’est de leur orga­ni­sa­tion que les dépos­sé­dés pour­ront deve­nir une force agis­sante, un col­lec­tif mobi­li­sé. Elle est leur seule source de pou­voir durable. »

Ainsi, si les formes légi­times de la démo­cra­tie (par­le­ment, repré­sen­ta­tion élec­to­rale, etc.) ne sont pas aptes à appor­ter le chan­ge­ment déci­sif et la par­ti­ci­pa­tion pour les plus dému­nis, il en résulte que les oppri­més doivent déve­lop­per des outils pour eux, radi­ca­le­ment dif­fé­rents de ceux des domi­nants, des outils pour le chan­ge­ment. L’organisation de la démo­cra­tie et la manière d’y par­ti­ci­per dépendent donc inti­me­ment du groupe social concer­né et de son objec­tif poli­tique, ou, pour reprendre la vieille topique mar­xiste : on ne peut pas sépa­rer les ques­tions d’organisation des ques­tions poli­tiques8, l’une et l’autre étant intrin­sè­que­ment liées. Si l’objectif des oppri­més se montre dif­fé­rent de celui des domi­nants, les pre­miers doivent dès lors s’armer de leurs propres outils orga­ni­sa­tion­nels et démo­cra­tiques pour les atteindre. Selon que l’on soit pauvre ou riche, les manières d’agir poli­ti­que­ment seront radi­ca­le­ment dif­fé­rentes. Pour Alinsky, l’organisation est essen­tielle puis­qu’elle est source de pou­voir — face aux domi­nants, les res­sources sont limi­tées ; elles passent néces­sai­re­ment par l’organisation. « Le pou­voir se répar­tit en deux prin­ci­paux pôles : entre ceux qui ont de l’argent et ceux qui ont des gens9. » C’est de leur orga­ni­sa­tion que les dépos­sé­dés pour­ront deve­nir une force agis­sante, un col­lec­tif mobi­li­sé. Elle est leur seule source de pou­voir durable.

Dans cette pers­pec­tive, Alinsky élar­git sub­stan­tiel­le­ment la notion de pou­voir ain­si que son champ d’étude. Le pou­voir n’est plus seule­ment conçu selon des posi­tions au sein de la struc­ture sociale — et de l’État plus par­ti­cu­liè­re­ment —, mais comme la capa­ci­té par un groupe social don­né de mobi­li­ser ses res­sources via ses formes orga­ni­sa­tion­nelles. Deux cri­tères impor­tants sont au centre de la concep­tion d’Alinsky : l’organisation, nous l’a­vons dit, comme forme par laquelle le pou­voir peut s’exprimer (« Le pou­voir et l’organisation sont une seule et même chose10 »), et le but du pou­voir lui-même, défi­ni comme « la capa­ci­té d’action11 » (repre­nant ici l’une des carac­té­ris­tiques les plus impor­tantes de la phi­lo­so­phie prag­ma­tique — John Dewey écri­vait déjà : « La liber­té conçue comme le pou­voir d’action12 »).

Action et organisation

Alinsky par­tage la topique très prag­ma­tiste selon laquelle « life is action13 ». L’action occupe une place pri­vi­lé­giée au sein de sa concep­tion de l’organisation, du pou­voir et de l’émancipation. S’il rap­pelle à l’en­vi que le pou­voir vient de l’organisation10, il n’en consi­dère pas moins sa sub­stance comme la capa­ci­té d’action. Cette capa­ci­té, pour les plus dému­nis, se décline en deux volets prin­ci­paux : la capa­ci­té d’agir sur leur propre deve­nir ; la capa­ci­té « d’influencer (ou d’affecter) les actions des puis­sants et leurs ins­ti­tu­tions14 ». L’action n’est jamais conçue comme la carac­té­ris­tique d’un indi­vi­du, mais comme le pou­voir d’un groupe social don­né expri­mé au tra­vers de l’action col­lec­tive. Le sujet de l’action est tou­jours, pour les oppri­més, un sujet col­lec­tif car le nombre consti­tue leur seule res­source15. Celle-ci n’est plus une simple occur­rence contin­gente : elle devient une tech­nique de pou­voir, une approche d’empo­werment. Pour reprendre les mots d’Aaron Schutz, « l’action sociale n’est pas sim­ple­ment un évè­ne­ment contin­gent ou spon­ta­née. Au contraire, il y a des manières spé­ci­fiques pour géné­rer du pou­voir col­lec­tif16 ».

« Le sujet de l’action est tou­jours un sujet col­lec­tif car le nombre consti­tue la seule ressource. »

Si l’action col­lec­tive est dépen­dante de l’organisation afin de pou­voir expri­mer les reven­di­ca­tions des acteurs de manière constante, l’organisation n’en a pas moins besoin de l’action pour sub­sis­ter. Bien plus que les ques­tions struc­tu­relles, ce qui inté­resse Alinsky, c’est l’action qui s’y cache : les pro­blèmes de struc­ture ne sont que secon­daires par rap­port à ceux de la praxis. Si une démo­cra­tie, aus­si for­mel­le­ment idéale soit-elle, ne se fonde pas sur une intense par­ti­ci­pa­tion citoyenne, elle est condam­née à mou­rir — la forme étant l’expression de son conte­nu17. L’organisation popu­laire doit constam­ment créer les condi­tions pour que ses membres « deviennent actifs et conscients de leurs poten­tia­li­tés et obli­ga­tions18 ». Ce point consti­tue à son sens « le pro­gramme popu­laire ultime19 ». Mettre au pre­mier plan les ques­tions de struc­ture, c’est ris­quer de rendre l’organisation bureau­cra­tique, de la faire mou­rir de para­ly­sie20. « Il ne doit jamais être oublié que la struc­ture est non seule­ment secon­daire, mais tota­le­ment en rela­tion avec son conte­nu. La struc­ture ne sera jamais plus qu’une expres­sion de son conte­nu21 ».

Alinsky fait savoir que les « orga­ni­sa­tions ont besoin d’action comme les indi­vi­dus ont besoin d’oxygène, l’arrêt d’action mène à la mort de l’organisation via le fac­tion­na­lisme et l’inaction, au tra­vers de dia­logues et confé­rences qui sont une forme de rigi­di­té mor­ti­fère plu­tôt qu’une forme de vie22 ». Comme il le sou­ligne encore, « les orga­ni­sa­tions com­mu­nau­taires ne “vivent” que dans l’action, sans action elles ont ten­dance à se dis­soudre23 ». Sans pra­tique effec­tive, l’organisation com­mu­nau­taire devient une ins­ti­tu­tion de plus, un orga­nisme bureau­cra­ti­sé qui ne rem­plit pas sa tâche prin­ci­pale. « L’important devient donc d’activer les gens a agir, à par­ti­ci­per : en clair, à déve­lop­per le pou­voir néces­saire pour effec­ti­ve­ment lut­ter contre le sta­tu quo et le chan­ger24. »

Aliénation, pratique et théorie

La ques­tion de la conscien­ti­sa­tion occupe à la fois une place secon­daire et pri­mor­diale dans les textes d’Alinsky. Secondaire, car elle n’est pas au cœur des enjeux de l’organisation ; pri­mor­diale, car elle consti­tue le moyen par lequel les oppri­més acquièrent une auto­no­mie idéo­lo­gique face aux domi­nants, une conscience propre. Deux ques­tions se posent : la pre­mière por­tant sur le rap­port au savoir des domi­nés et la seconde sur la manière dont les oppri­més vont déve­lop­per une conscience critique.

« L’apathie, la divi­sion et la désor­ga­ni­sa­tion civique d’une com­mu­nau­té a pour effet l’aliénation et l’émiettement des savoirs. »

Sur le pre­mier point, Alinsky s’a­vance dans une tra­di­tion (lar­ge­ment mise à l’écart de nos jours) qui s’ar­ti­cule autour du concept d’alié­na­tion. L’apathie, la divi­sion et la désor­ga­ni­sa­tion civique d’une com­mu­nau­té a pour effet l’aliénation et l’émiettement des savoirs. Alinsky pos­tule effec­ti­ve­ment que les acteurs exploi­tés, lorsqu’ils sont sépa­rés les uns des autres, rentrent dans une spi­rale néga­tive qui ne leur per­met pas de for­mu­ler expli­ci­te­ment et consciem­ment les pro­blèmes et la situa­tion dans laquelle ils se trouvent. L’organisateur réa­lise son tra­vail de pro­blé­ma­ti­sa­tion « sur base de mor­ceaux et de par­ties d’informations récol­tées par l’enquête25 » . Une com­mu­nau­té désor­ga­ni­sée est éga­le­ment une com­mu­nau­té où les savoirs sont des « des res­sen­ti­ments inar­ti­cu­lés26 », inca­pable d’at­teindre une forme de conscience col­lec­tive expli­cite27.

Mais au-delà de la ques­tion de l’aliénation s’en pose une autre, celle, jus­te­ment, de la manière de dépas­ser ladite alié­na­tion. De par leur carac­tère col­lec­tif, seules l’organisation et l’action vont consti­tuer, on l’a vu, un moyen de lutte sérieux contre cette der­nière. Les acteurs peuvent ain­si enga­ger un dia­logue les uns avec les autres et, par la même occa­sion, col­lec­ti­ve­men­ta­vec eux-mêmes, acqué­rant alors, pas à pas, une conscience et un savoir orga­ni­sés. Comme l’a remar­qué jus­te­ment le socio­logue Dietriech C. Reitzes : « Alinsky croyait que la par­ti­ci­pa­tion des citoyens dans une orga­ni­sa­tion com­mu­nau­taire démo­cra­tique pou­vait ser­vir comme un puis­sant anti­dote contre l’aliénation et le déses­poir28 ». Le savoir cri­tique ne doit pas être ensei­gné de façon pas­sive, dans une rela­tion ver­ti­cale du maître et de l’élève ; le savoir cri­tique ne peut être sai­si par les acteurs que par leur propre expé­rience. Il n’est donc pas ques­tion d’as­som­mer les domi­nés à grands coups de Vérité — une démarche chère à bien des grou­pus­cules radicaux…

« Il n’est donc pas ques­tion d’as­som­mer les domi­nés à grands coups de Vérité — une démarche chère à bien des grou­pus­cules radicaux… »

Dans cette pers­pec­tive, l’idée très répan­due selon laquelle le savoir aurait par lui-même des ver­tus éman­ci­pa­trices est pour Alinsky une thèse idéa­liste. Pour les dépos­sé­dés, le savoir n’est pas quelque chose qui se donne, telle une « leçon » (pour reprendre l’expression de Rancière), mais qui se prend. Le savoir ne peut deve­nir un « corps agis­sant », « une force maté­rielle29 » (pour reprendre, cette fois, l’expression de Marx) que si les dépos­sé­dés l’acquièrent via leur praxis col­lec­tive. Le dévoi­le­ment pro­duit par la connais­sance ne peut sur­ve­nir de manière indi­vi­duelle. Alinsky se montre très proche des thèses de Paulo Freire dans sa péda­go­gie des oppri­més30, où il affirme que « la conscience ne se trans­forme que dans la praxis, le contexte théo­rique ne peut pas se réduire à un cercle d’études non enga­gées31 » et que « cette décou­verte ne peut être faite à un niveau pure­ment intel­lec­tuel, mais doit être liée à l’action32 ». L’une des phrases les plus connues de Freire illustre par­fai­te­ment les idées direc­trices d’Alinsky en la matière : « Personne ne libère autrui, per­sonne ne se libère seul, les hommes se libèrent ensemble33. » Pour Freire comme pour Alinsky, « c’est uni­que­ment dans l’unité de la praxis et de la théo­rie, de l’action et la réflexion, que nous pou­vons dépas­ser le carac­tère alié­nant du quo­ti­dien […]. À vrai dire, dévoi­ler la réa­li­té sans orien­ta­tion vers une action poli­tique claire et nette n’a tout sim­ple­ment pas de sens34. »

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Jacques Rancière

Être radical

Que veut donc dire être radi­cal pour Saul Alinsky ? Le vrai radi­cal est celui qui ne se satis­fait pas uni­que­ment du dis­cours cri­tique. Déconstruire la parole domi­nante ne suf­fit pas pour éman­ci­per la masse de ceux qui ne consti­tuent pas l’o­li­gar­chie. Être radi­cal pré­sup­pose de ne jamais sépa­rer la théo­rie de la pra­tique — uni­té consti­tuant le fon­de­ment réel d’un enga­ge­ment pro­gres­siste. Cela veut éga­le­ment dire tra­vailler avec les domi­nés et non pour eux. L’enjeu cen­tral de la démo­cra­tie n’est pas seule­ment d’ordre éco­no­mique, mais éga­le­ment poli­tique. Alinsky refuse l’idée que l’on résolve le pro­blème des oppri­més à leur place, qu’une élite éclai­rée prenne des déci­sions pour les « aider » sans dai­gner se sou­cier de leur réelle par­ti­ci­pa­tion. L’approche louée par Alinsky s’a­vère indé­nia­ble­ment dif­fé­rente de celle de la gauche clas­sique qui, in fine, n’a jamais tota­le­ment fait confiance au « peuple » dont elle par­lait pour­tant tant.

« Nous appre­nons, quand on res­pecte la digni­té du peuple, qu’ils [les domi­nés] ne peuvent se voir dénier le droit élé­men­taire de par­ti­ci­per plei­ne­ment aux solu­tions de leurs pro­blèmes. […] Aider les gens tout en leur déniant une part signi­fi­ca­tive dans l’action ne contri­bue en rien à leur éman­ci­pa­tion indi­vi­duelle. Au fond, ce n’est pas don­ner mais prendre — prendre leur digni­té. Dénier l’opportunité de par­ti­ci­pa­tion, c’est la déné­ga­tion de la digni­té humaine et de la démo­cra­tie. Cela ne mar­che­ra pas35 », notait Saul Alinsky. Même les réformes nour­ries des meilleures inten­tions, si elles ne consi­dèrent pas la par­ti­ci­pa­tion des domi­nés dans leur propre deve­nir, sont condam­nées à l’échec. Être radi­cal res­semble, en ce sens, à la révo­lu­tion : « un long et pénible che­min36 » qui néces­site un tra­vail dif­fi­cile sur soi-même. Nous ren­voyant, d’une cer­taine façon, à la fameuse phrase de l’Association Internationale des Travailleurs : « L’émancipation des tra­vailleurs doit être l’œuvre des tra­vailleurs eux-mêmes. »


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  1. L’édition fran­çaise de Rules for Radicals, édi­tée chez Seuil en 1976 se trans­forme ain­si mys­té­rieu­se­ment en « manuel de l’animateur social », dans une tra­duc­tion très contes­table.[]
  2. Le « com­mu­ni­ty orga­ni­zing » consiste à orga­ni­ser des indi­vi­dus ayant en com­mun d’être dis­cri­mi­nés (sur base de leur cou­leur de peau, de leur ori­gine socio-éco­no­mique, etc.) afin de déve­lop­per du pou­voir et d’agir col­lec­ti­ve­ment contre les ins­tances et ins­ti­tu­tions dis­cri­mi­nantes.[]
  3. Hillary Clinton, Mon Histoire, Fayard, 2003, p. 60–61.[]
  4. Ibid., p. 60.[]
  5. Alinsky, Reveille for Radicals, p. 225.[]
  6. Ibid., p. 196.[]
  7. Alinsky cité dans : Betten et Austin, The Roots of Community Organizing, 1917–1939, p. 153.[]
  8. Lukacs, Histoire et conscience de classe, p. 333.[]
  9. Alinsky, Rules for Radicals, p. 127.[]
  10. Ibid., p. 113.[][]
  11. Alinsky, Reveille for Radicals, op. cit., p. 218.[]
  12. Dewey cité dans : Ryder, « Community, struggle and demo­cra­cy ».[]
  13. Alinsky, Rules for Radicals, op. cit., p.79.[]
  14. Aaron Schutz et Marie Sandy, Collective action for social change : An intro­duc­tion to com­mu­ni­ty orga­ni­zing, Palgrave Macmillian, 2011, p. 22.[]
  15. Alinsky, « Citizen par­ti­ci­pa­tion and com­mu­ni­ty orga­ni­za­tion in plan­ning urban rene­wal », p. 224.[]
  16. Aaron Schutz, « Key Concepts in com­mu­ni­ty orga­ni­zing », Sections Repeated from Course, 2007, p. 2.[]
  17. Alinsky, Reveille for Radicals, op.cit., p. 40.[]
  18. Ibid., p.56.[]
  19. Ibid.[]
  20. Ibid., p.194.[]
  21. Ibid., p. 40.[]
  22. Alinsky, Rules for Radicals, op. cit., p. 120.[]
  23. Aaron Schutz, « Key Concepts in com­mu­ni­ty orga­ni­zing », Sections Repeated from Course, 2007, p. 9.[]
  24. Alinsky, Rules for Radicals, op. cit., p.117.[]
  25. Jr. Robert Bailey, Radicals in Urban Politics : The Alinsky Approach, University of Chicago Press, 1974, p. 77.[]
  26. Alinsky, « Citizen par­ti­ci­pa­tion and com­mu­ni­ty orga­ni­za­tion in plan­ning urban rene­wal », p. 223.[]
  27. Ibid., p. 224.[]
  28. Reitzes et Reitzes, « Alinsky in the 1980s », p. 281.[]
  29. Marx, Karl, Contribution à la cri­tique de la phi­lo­so­phie du droit de Hegel, 1927.[]
  30. Paulo Freire, Pédagogie des oppri­més, Maspero, 1974.[]
  31. Ibid., p. 189.[]
  32. Ibid., p. 44.[]
  33. Freire, Pédagogie des oppri­més, p. 44.[]
  34. Ibid., p. 189–190.[]
  35. Alinsky, Rules for Radicals, p.123.[]
  36. Alinsky, 1972.[]
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