Portrait de Diego Rivera — par Frida Kahlo


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Chantre de la mexi­ca­ni­dad, grand ama­teur d’art pré­co­lom­bien, le verbe fan­tasque et la gâchette facile, Diego Rivera se serait lui-même exclu, en sa qua­li­té de secré­taire géné­ral, du Parti com­mu­niste de son pays. L’homme fut pour le moins contro­ver­sé en son temps : on le disait car­rié­riste, oppor­tu­niste et contra­dic­toire — il hono­ra des com­mandes pas­sées par Ford et Rockfeller tout en accueillant Trotsky en plein exil. Ce por­trait, tendre et fort-en-gueule, est signé par celle qui fut son épouse vingt-cinq années durant : la peintre Frida Kahlo. Publié en 1949 dans le cata­logue de l’ex­po­si­tion « Diego Rivera, cin­quante ans de labeur artis­tique », qui se tint au Palais des Beaux-arts de Mexico, cet éloge amou­reux laisse à l’ombre, à l’é­vi­dence, les tem­pêtes, pour­tant nom­breuses, qui secouèrent un couple de si fortes personnalités.



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Je pein­drai ce por­trait de Diego avec des cou­leurs que je ne connais pas : les mots, il sera donc pauvre. De plus, j’aime Diego de telle sorte que je ne peux pas être « spec­ta­trice » de sa vie, je peux seule­ment en faire par­tie, ce qui me condui­ra peut être à exa­gé­rer ce qu’il y a de posi­tif dans sa per­son­na­li­té unique, en essayant d’estomper ce qui, même de loin, peut le bles­ser. Ce ne sera pas un por­trait bio­gra­phique : je consi­dère qu’il est plus sin­cère d’écrire sur le Diego que je crois avoir connu un peu durant ces vingt années vécues auprès de lui. Je ne par­le­rai pas de Diego comme « mon époux » car ce serait ridi­cule ; Diego n’a été, ne sera jamais, « l’époux » de per­sonne. Comme d’un amant non plus, car il va bien au-delà des fron­tières sexuelles et si je par­lais de lui comme d’un fils, je ne ferais que décrire ou peindre ma propre émo­tion, presque mon auto­por­trait, pas celui de Diego. Les choses étant claires, je m’efforcerai de dire l’unique véri­té : la mienne, pour ébau­cher, dans la limite de mes capa­ci­tés, son image.

Sa forme

Avec sa tête asia­tique sur laquelle naît une che­ve­lure sombre, si maigre et si fine qu’elle semble flot­ter dans les airs, Diego est un grand enfant, immense, au visage aimable et au regard un peu triste. Ses yeux glo­bu­leux, sombres, très intel­li­gents et grands, sont à grand-peine rete­nus — presque hors de leurs orbites — par des pau­pières gon­flées et pro­tu­bé­rantes, comme celle des batra­ciens ; ils sont très écar­tés, plus que d’autres yeux. Ils per­mettent à son regard d’embrasser un champ visuel plus large, comme s’ils avaient été conçus par un peintre des espaces et des foules. Entre ces yeux, si dis­tants l’un de l’autre, on devine l’in­vi­sible de la sagesse orien­tale, et il est rare que dis­pa­raisse de sa bouche de Bouddha, aux lèvres char­nues, son sou­rire iro­nique et tendre, la fleur de son image. En le voyant tout nu, on pense immé­dia­te­ment à un enfant gre­nouille, debout sur ses pattes arrière. Sa peau est d’un blanc ver­dâtre, comme celle d’un ani­mal aqua­tique. Seuls ses mains et son visage sont plus sombres, parce qu’ils ont été bru­lés par le soleil. Dans le moel­leux pro­lon­ge­ment de ses épaules juvé­niles, étroites et rondes, des bras fémi­nins s’a­chèvent sur de mer­veilleuses mains, toutes petites et fine­ment des­si­nées, sen­sibles et sub­tiles comme des antennes qui com­mu­niquent avec l’u­ni­vers tout entier, on a peine à croire que ces mains ont ser­vi à peindre autant et qu’elles tra­vaillent encore inlassablement.

« La sen­si­bi­li­té de ses seins mer­veilleux l’au­rait ren­du admis­sible. Bien que sa viri­li­té, spé­ci­fique et étrange, le rende éga­le­ment dési­rable sur les terres des impé­ra­trices avides d’amour masculin. »

De sa poi­trine il faut dire que : s’il avait débar­qué sur l’île de Sapho, il n’au­rait pas été exé­cu­té par ses guer­rières. La sen­si­bi­li­té de ses seins mer­veilleux l’au­rait ren­du admis­sible. Bien que sa viri­li­té, spé­ci­fique et étrange, le rende éga­le­ment dési­rable sur les terres des impé­ra­trices avides d’amour mas­cu­lin. Son ventre, lisse et tendre comme une sphère, repose sur ses jambes puis­santes, belles comme des colonnes, qui se ter­minent sur de grands pieds, les­quels s’ouvrent vers l’extérieur, en angle obtus, comme pour englo­ber toute la terre et se tenir sur elle invin­ci­ble­ment, tel un être anté­di­lu­vien, au-des­sus de la taille, un exem­plaire de l’humanité future, à deux ou trois mille ans de nous.

Il dort dans une posi­tion fœtale et lors­qu’il est éveillé, il bouge avec une élé­gante len­teur, comme s’il vivait dans un milieu liquide. Sa sen­si­bi­li­té, expri­mée dans son mou­ve­ment, donne à pen­ser que l’air est plus dense que l’eau. La forme de Diego est celle d’un monstre ado­rable que la grand-mère, ancienne magi­cienne, la matière néces­saire et éter­nelle, la mère des hommes et de tous les dieux inven­tés par ces der­niers dans leur délire, sus­ci­tés par la peur et par la faim, la femme, et — par­mi elles, moi —, aime­rait tou­jours tenir dans les bras comme un nouveau-né.

Son contenu

Diego est en marge de toute rela­tion per­son­nelle, limi­tée et pré­cise. Contradictoire comme tout ce qui incite à la vie, il est à la fois caresse immense et décharge vio­lente de forces puis­santes et uniques. On le vit en dedans, comme la graine que ren­ferme la terre, et au dehors comme les pay­sages. Certains atten­dront pro­ba­ble­ment de moi un tableau per­son­nel de Diego, « fémi­nin », anec­do­tique, amu­sant, rem­pli de plaintes voire d’un cer­tain nombre de ragots « décents » que les lec­teurs pour­raient inter­pré­ter au gré de leur curio­si­té mal­saine. Peut-être espèrent-ils entendre de ma bouche com­bien « il est dou­lou­reux » de vivre avec un homme comme lui. Mais je ne crois pas que les rives d’un fleuve souffrent de le voir cou­ler, ou que la terre souffre parce qu’il pleut, ni que l’a­tome souffre de déchar­ger son éner­gie… Pour moi, tout a une com­pen­sa­tion natu­relle. Dans mon rôle, dif­fi­cile et obs­cur, d’al­liée d’un être extra­or­di­naire, j’ai la même récom­pense qu’un point vert dans une masse de rouge : la récom­pense de l’é­qui­libre. Les peines ou les joies qui régissent la vie dans cette socié­té pour­rie par les men­songes dans laquelle je vis ne sont pas les miennes. Si j’ai des pré­ju­gés, si les actes d’au­trui me blessent, même ceux de Diego Rivera, je me consi­dère res­pon­sable de mon inca­pa­ci­té à voir clai­re­ment ; et si je n’en ai pas, je dois admettre qu’il est natu­rel que les glo­bules rouges luttent contre les blancs sans le moindre pré­ju­gé et que ce phé­no­mène est seule­ment syno­nyme de bonne santé.

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Frida Kahlo et Diego Rivera, par Nickolas Murray, 1941


N’attendez pas de moi que je déva­lo­rise la per­son­na­li­té de Diego, que je res­pecte pro­fon­dé­ment, en racon­tant des bêtises sur sa vie. Je vou­drais, bien au contraire, expri­mer comme il le mérite, avec la poé­sie que je ne maî­trise pas, ce que Diego est en réa­li­té. Sa pein­ture elle-même parle déjà — pro­di­gieu­se­ment — de sa pein­ture. Sa fonc­tion en tant qu’organisme humain, les hommes de science s’en char­ge­ront. Quand à sa pré­cieuse contri­bu­tion sociale révo­lu­tion­naire, son œuvre objec­tive et per­son­nelle, je laisse ça à ceux qui sau­ront mesu­rer sa trans­cen­dance incal­cu­lable dans le temps. Mais moi, qui l’ai vu vivre vingt années durant, je n’ai pas les moyen d’organiser et de décrire les images vivantes sus­cep­tibles, même fai­ble­ment, mais en pro­fon­deur, de des­si­ner les contours les plus élé­men­taire de sa per­sonne. De ma mal­adresse ne sor­ti­ront que quelques opi­nions, qui seront le seul maté­riau que j’aurai à offrir. Les racines pro­fondes, les influences externes et les véri­tables causes qui condi­tionnent la per­son­na­li­té inéga­lable de Diego sont si vastes et si com­plexes que mes obser­va­tions seront de petites pousses par­mi les mul­tiples branches de cet arbre gigan­tesque qu’est Diego.

Il existe pour moi trois direc­tions ou lignes prin­ci­pales à son por­trait : la pre­mière est celle du com­bat­tant révo­lu­tion­naire constant, dyna­mique, extra­or­di­nai­re­ment sen­sible et plein de vie ; tra­vailleur infa­ti­gable lorsqu’il exerce son métier, qu’il connaît comme peu de peintres au monde ; un fan­tas­tique enthou­siaste de la vie, en même temps tou­jours mécon­tent de ne pas avoir pu en savoir davan­tage, construire davan­tage et peindre davan­tage. La deuxième : celle de l’éternel curieux, du cher­cheur insa­tiable ; et la troi­sième : sa carence abso­lue de pré­ju­gés et, par consé­quent, de foi, car Diego accepte — comme Montaigne — que là où s’achève le doute com­mence la bêtise, et celui qui a foi en quelque chose admet la sou­mis­sion incon­di­tion­nelle, sans liber­té d’analyser ou de chan­ger le cours des choses. Du fait de cette concep­tion par­fai­te­ment claire de la réa­li­té, Diego est rebelle et, parce qu’il connaît mer­veilleu­se­ment la dia­lec­tique maté­ria­liste de la vie, Diego est révolutionnaire.

« Il lutte à chaque ins­tant pour gom­mer l’homme de la peur et de la bêtise. »

De ce tri­angle, sur lequel sont bâties les autres moda­li­tés de Diego, il se détache une sor­tie d’atmosphère qui englobe le tout. Cette atmo­sphère mobile est l’amour, mais l’amour en tant que struc­ture géné­rale, en tant que mou­ve­ment construc­teur de beau­té. J’imagine le monde qu’il vou­drait vivre comme une grande fête où chaque être pren­drait part, hommes et pierres, soleils et ombres, tous met­tant à contri­bu­tion leur beau­té et leur pou­voir de créa­tion. Une fête de la forme, de la cou­leur, du mou­ve­ment, du son, de l’intelligence, de la connais­sance, de l’émotion. Une fête sphé­rique, intel­li­gente et amou­reuse, qui recouvre la sur­face de la terre. Pour mener à bien cette fête, il lutte conti­nuel­le­ment et il offre tout ce qu’il a : son génie, son ima­gi­na­tion, ses mots et ses actions. Il lutte à chaque ins­tant pour gom­mer l’homme de la peur et de la bêtise.

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Par Marie Vorobieff, Rue du départ, Paris, 1916.

A cause de son pro­fond désir d’aider à rendre la socié­té dans laquelle il vit plus belle, plus saine, moins dou­lou­reuse et plus intel­li­gente, et parce qu’il met au ser­vice de cette Révolution sociale, iné­luc­table et posi­tive, toute sa force de créa­tion, son génie bâtis­seur, sa sen­si­bi­li­té péné­trante et son tra­vail constant, Diego est conti­nuel­le­ment l’objet d’attaques. Durant ces vingt der­nières années, je l’ai vu lut­ter contre l’engrenage com­plexe de forces néga­tives contraires à son élan de liber­té et de trans­for­ma­tion. Il vit dans un monde hos­tile car l’ennemi est majo­ri­té, mais ça ne lui fait pas peur et, tant qu’il vivra, de ses mains, de ses lèvres et de tout son être sor­ti­ront de nou­veaux souffles de com­bat, vivant, cou­ra­geux et pro­fonds. Comme Diego, d’autres se sont bat­tus, tous ceux qui ont appor­té une lumière sur la terre ; comme eux, Diego n’a pas d’« amis », seule­ment des alliés. Ceux qui émergent d’eux-mêmes sont magni­fiques : une intel­li­gence brillante, une connais­sance claire et pro­fonde du maté­riau humain à l’intérieur duquel il tra­vaille, une solide expé­rience, une grande culture acquise non pas dans les livres, mais induc­tive et déduc­tive ; un génie et un désir de construire, avec des fon­de­ments de réa­li­té, un monde dépour­vu de lâche­té et de mensonge.

« Entendez par là qu’il est aus­si men­teur que les poètes ou les enfants qui n‘ont pas encore été abru­tis par l’école ou par leurs mères. »

Dans la socié­té dans laquelle il vit, nous sommes des alliés, nous qui, comme lui, avons com­pris la néces­si­té impé­ra­tive de détruire les bases erro­nées du monde actuel. Aux lâches agres­sions dont il est vic­time, Diego réagit avec fer­me­té et un grand sens de l’humour. Jamais il ne tran­sige ni ne cède : il affronte ouver­te­ment ses enne­mis, sour­nois pour la plu­part, cou­ra­geux pour cer­tains, en comp­tant tou­jours su la réa­li­té, jamais sur « l’illusion » ou « l’idéal ». Cette intran­si­geance et cette révolte sont fon­da­men­tales chez Diego ; elles viennent com­plé­ter son por­trait. Parmi les nom­breuses choses que l’on raconte sur Diego, voi­ci les plus cou­rantes : on le dit mytho­mane, en quête de publi­ci­té et, plus ridi­cule encore, mil­lion­naire. Sa pré­ten­due mytho­ma­nie est direc­te­ment liée à son ima­gi­na­tion débor­dante, enten­dez par là qu’il est aus­si men­teur que les poètes ou les enfants qui n‘ont pas encore été abru­tis par l’école ou par leurs mères.

Je l’ai enten­du dire des tas de men­songes : des plus inno­cents aux his­toires les plus com­pli­quées, avec des per­son­nages que son ima­gi­na­tion accom­pagne de situa­tions et de com­por­te­ments fan­tas­tiques, fai­sant preuve tou­jours d’un mer­veilleux sens cri­tique et de beau­coup d’humour ; mais jamais je ne l’ai enten­du pro­non­cer un men­songe stu­pide ou banal. En men­tant, ou en jouant à men­tir, il en démasque plus d’un, il découvre le méca­nisme inté­rieur de cer­tains, bien plus ingé­nu­ment men­teurs que lui ; et le plus étrange, c’est qu’à plus ou moins long terme ceux qui se trouvent mêlés à ses men­songes se mettent en colère, non pas à cause du men­songe, mais à cause de la véri­té qu’il contient et qui finit tou­jours par émer­ger. C’est alors que « le pou­lailler entre en ébul­li­tion », car ils se sentent décou­verts là où ils se croyaient protégés.

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Diego Rivera et Frida Kahlo à une manifestation, 1931

Ce qui se passe en fait, c’est que Diego est l’un des rares à oser atta­quer à la base, de face et sans crainte, cette struc­ture dite MORALE de la socié­té hypo­crite dans laquelle nous vivons, et comme la véri­té n’est pas tou­jours facile à entendre, ceux dont il a mis au jour les mobiles les plus secrets ne peuvent que l’accuser de men­tir ou, au moins, d’exagérer. [] Il est d’ailleurs incroyable que les insultes les plus viles, les plus lâches et les plus stu­pides aient été vomies sur Diego dans sa propre mai­son : le Mexique. Par le biais de la presse, par le biais d’actes de bar­ba­rie et de van­da­lisme des­ti­nés à détruire son œuvre, en uti­li­sant les inno­centes ombrelles de ces dames « bien sous tous rap­ports » pour lacé­rer hypo­cri­te­ment ses pein­tures, comme par inad­ver­tance, mais aus­si par les acides et les cou­teaux de table, sans oublier le banal cra­chat, à la hau­teur de ceux qui sont aus­si pleins de salive que vides de cer­velle ; par le biais de graf­fi­tis sur les murs de nos rues, dont les termes sont inap­pro­priés à un peuple si catho­lique ; par le biais de bandes de jeunes « bien éle­vés » qui jettent des pierres sur sa mai­son et sur son ate­lier, détrui­sant d’irremplaçables œuvres d’art mexi­cain pré­cor­té­sien — qui font par­tie des col­lec­tions de Diego — avant de par­tir en cou­rant une fois leur for­fait accom­pli ; par le biais de lettres ano­nymes (à quoi bon men­tion­ner le cou­rage de leurs expé­di­teurs) ou par celui du silence, neutre et pila­tien, des indi­vi­dus au pou­voir, char­gés de pro­té­ger ou de dif­fu­ser la culture pour pré­ser­ver la renom­mée du pays et n’accordant jamais la moindre impor­tance à de telles attaques contre l’œuvre d’un homme qui, par son génie, par sa force créa­trice, unique, essaie de défendre, pour lui mais aus­si pour tous, la liber­té d’expression.

« L’état de fai­blesse déplo­rable dans lequel se trouve un pays — semi-colo­nial — qui laisse se dérou­ler en 1949 ce qui n’aurait pu arri­ver qu’au Moyen Âge, sous la Sainte Inquisition, où à l’époque où Hitler domi­nait le monde. »

Toutes ces manœuvres, dans l’ombre ou en pleine lumière, se font au nom de la démo­cra­tie, de la mora­li­té, de Vive le Mexique ! — on entend par­fois aus­si Vive le Christ Roi ! Toute cette publi­ci­té que Diego ne recherche pas, dont il n’a cure, est la preuve de deux choses : le tra­vail, l’œuvre tout entière, l’indiscutable per­son­na­li­té de Diego sont d’une impor­tance telle que ceux dont il dévoile l’hypocrisie et les hon­teux pro­jets arri­vistes ne peuvent les igno­rer ; et l’état de fai­blesse déplo­rable dans lequel se trouve un pays — semi-colo­nial — qui laisse se dérou­ler en 1949 ce qui n’aurait pu arri­ver qu’au Moyen Âge, sous la Sainte Inquisition, où à l’époque où Hitler domi­nait le monde. Pour recon­naître l’homme, le peintre mer­veilleux, le com­bat­tant cou­ra­geux et le révo­lu­tion­naire intègre, ils attendent sa mort. Tant qu’il sera en vie, il y aura des « mâles », édu­qués dans l’art de la calom­nie, pour conti­nuer à jeter des pierres sur sa mai­son, pour l’insulter ano­ny­me­ment ou par le biais de la presse de son propre pays, et il y en aura d’autres, encore plus « mâles », des bouches cou­sues qui s’en lave­ront les mains et entre­ront dans l’histoire dra­pés dans la ban­nière de la prudence.

On le dit aus­si mil­lion­naire… Voici l’unique véri­té sur les mil­lions de Diego : étant arti­san, et non pro­lé­taire, il pos­sède ses propres outils de pro­duc­tion — ou de tra­vail — c’est à dire une mai­son dans laquelle il vit, les vête­ments qu’il porte et une camion­nette bien mal en point qui lui est aus­si utile qu’une paire de ciseau à un tailleur. Son tré­sor est une col­lec­tion de mer­veilleuses sculp­tures, de joyaux de l’art indi­gène, le cœur vivant du Mexique vrai, acquises au long de trente années au moins, au prix d’ineffables sacri­fices finan­ciers, et qui pren­dront place dans le musée qu’il a com­men­cé à construire il y a sept ans, fruit de son effort créa­teur et de son effort finan­cier, en d’autres termes grâce à son mer­veilleux talent et grâce au prix que l’on paie pour ses pein­tures ; il en fera don à son pays, léguant ain­si au Mexique la source de beau­té la plus pro­di­gieuse qui ait jamais exis­té, un cadeau pour les yeux des Mexicains qui en ont, et de quoi médu­ser le reste du monde. En dehors de ça, il ne pos­sède rien d’autre que sa force de travail.

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Diego Rivera, morceau d'une fresque du Palais National, Mexico, 1947

L’an der­nier, il n’avait pas assez d’argent pour sor­tir de l’hôpital, où il était entré pour une pneu­mo­nie. Encore conva­les­cent, il s’est remis à peindre pour pou­voir payer les frais de la vie quo­ti­dienne et les salaires des ouvriers qui, comme au temps des com­pa­gnons de la Renaissance, col­la­borent avec lui. Mais Diego ne change pas sous le coups des insultes et des attaques. Elles font par­tie des phé­no­mènes sociaux d’un monde en déca­dence, rien de plus. [] Voila pour­quoi Diego n’est ni défai­tiste ni triste. Il est fon­da­men­ta­le­ment un bâtis­seur et, sur­tout, un archi­tecte. Il est un archi­tecte dans sa pein­ture, dans sa façon de pen­ser et dans son désir pas­sion­née de struc­tu­rer une socié­té ano­nyme, fonc­tion­nelle et solide. Il com­pose avec des élé­ments pré­cis, mathé­ma­tiques. Peu importe si la com­po­si­tion est un tableau, une mai­son ou une argu­men­ta­tion. Ses fon­da­tions sont la réa­li­té. La poé­sie conte­nue dans ses œuvres est celle des nombres, celles des sources vives de l’histoire. Ses lois, les lois phy­siques et fermes qui régissent la vie toute entière, depuis les atomes jusqu’aux soleils. Ses pein­ture murales sont la preuve magni­fique du génial archi­tecte qu’il est ; elle s’assemblent et vivent avec la construc­tion du bâti­ment qui les contient, avec leur propre fonc­tion maté­rielle et organisée.

« Les images et les idées s’écoulent dans son cer­veau sur un rythme dif­fé­rent de celui du com­mun des mor­tels, voi­là pour­quoi sa per­sé­vé­rance sans bornes et son désir d’aller tou­jours plus loin sont irrépressibles. »

L’œuvre qu’il est en train de bâtir dans le vil­lage de San Pablo Tepetlapa et qu’il a nom­mé Anahuacalli (« la mai­son d’Anahuac ») des­ti­née à conser­ver son inéga­lable col­lec­tion de sculp­tures mexi­caines anciennes, mêle les formes anciennes et nou­velles ; elle est une créa­tion magni­fique qui fera per­du­rer et revivre l’in­com­pa­rable archi­tec­ture du Mexique. Elle gran­dit au milieu de pay­sage incroya­ble­ment beau du pedre­gal, telle une énorme cac­ta­cée en train de regar­der l’Ajusco, sobre et élé­gante, forte et fine, ancienne et pérenne ; elle crie, d’une voix sor­tie des siècles et des jours, du fond de ses entrailles de pierre vol­ca­nique : le Mexique est vivant ! Comme la Coatlicue, elle englobe la vie et la mort ; comme le ter­rain magni­fique où elle est éri­gée, elle embrasse la terre aus­si fer­me­ment qu’une plante vivante et permanente.

Comme il tra­vaille tout le temps, Diego ne vit pas vrai­ment une vie nor­male. Son éner­gie vient à bout des montres et des calen­driers. Matériellement, il manque de temps pour lut­ter, sans repos, en pro­je­tant et en réa­li­sant constam­ment son œuvre. Il engendre et reçoit des ondes dif­fi­ci­le­ment com­pa­rables à d’autres, et le résul­tat de son méca­nisme récep­teur et créa­teur, tel­le­ment vaste, tel­le­ment immense, ne le satis­fait jamais. Les images et les idées s’écoulent dans son cer­veau sur un rythme dif­fé­rent de celui du com­mun des mor­tels, voi­là pour­quoi sa per­sé­vé­rance sans bornes et son désir d’aller tou­jours plus loin sont irré­pres­sibles. Ce méca­nisme le rend indé­cis. Son indé­ci­sion est super­fi­cielle car il finit par faire ce dont il a envie, avec une volon­té cer­taine et pro­gram­mée. [] En tant qu’éternel curieux, il est aus­si un éter­nel parleur.

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Par Yolanda Andrade

Il peut peindre des heures et des jours sans se repo­ser, en conver­sant tout en tra­vaillant. Il parle et il dis­cute de tout, abso­lu­ment de tout, en savou­rant, comme Walt Whitman, chaque moment pas­sé avec ceux qui veulent bien l’écouter. Sa conver­sa­tion est tou­jours inté­res­sante. Il a de ces phrases, éton­nantes par­fois bles­santes, ou bien émou­vantes, mais jamais il ne laisse à celui qui l’écoute une sen­sa­tion d’inutilité ou de vide. Ses mots inquiètent tant ils sont vifs et vrais. Son idées sont si crues qu’elles énervent ou per­turbent son audi­toire, car elles défient les normes de conduite pré­éta­blies ; elles déchirent l’écorce pour que naissent de nou­velles pousses ; elles blessent pour lais­ser gran­dir des cel­lules neuves. Quelques-uns, les plus forts, trouvent que la conver­sa­tion pleine de véri­té de Diego est mons­trueuse, cruelle, qu’elle tient du sadisme ; d’autres, les plus faibles, sont anéan­tis et leur défense consiste à le trai­ter de men­teur et de fantaisiste.

« Jamais il ne méprise la valeur des autres, mais il défend la sienne, car il sait que cela veut dire rythme et cor­res­pon­dance avec le monde de la réalité. »

En fait, cha­cun tente de se défendre comme on se défend contre un vac­cin, quand on se fait vac­ci­ner pour la pre­mière fois de sa vie. Ils invoquent l’espoir ou je ne sais quoi qui pour­ra les déli­vrer du dan­ger de la véri­té. Mais Diego est dépour­vu de foi, d’espoir et de cha­ri­té. Il est par nature extra­or­di­nai­re­ment intel­li­gent et il n’admet pas les fan­tasmes. Il tient fer­me­ment à ses idées, jamais il ne cède, et il frustre tous ceux qui s’abritent der­rière la croyance ou la fausse bon­té. Alors on le dit amo­ral et — effec­ti­ve­ment — il n’a rien à voir avec ceux qui res­pectent les lois ou les normes de la morale. Au beau milieu de la tour­mente que repré­sentent pour lui la montre et le calen­drier, il tente de faire et de lais­ser faire ce qu’il consi­dère juste dans la vie : tra­vailler et créer. Il affronte le reste, en d’autres mots jamais il ne méprise la valeur des autres, mais il défend la sienne, car il sait que cela veut dire rythme et cor­res­pon­dance avec le monde de la réalité.

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Par Lola Alavarez Bravo

En échange du plai­sir, il donne du plai­sir, en échange de l’effort, il donne de l’effort. [] Avec quelles armes peut-on se battre pour ou contre un homme qui est plus près de la réa­li­té, plus dans la véri­té ? Avec des armes morales, c’est à dire nor­mées selon les conve­nances de telle per­sonne ou de tel sec­teur humain ? Non, elles ne pour­ront être qu’amorales, rebelles à tout ce qui est com­mu­né­ment admis comme bon ou mau­vais. Moi — avec mon entière res­pon­sa­bi­li­té —, j’estime que je ne peux être contre Diego, et si je ne suis pas une de ses meilleures alliées, je vou­drais l’être. On peut déduire beau­coup de choses de ma pos­ture dans cet essai, tout dépend de qui déduit ; mais ma véri­té, la seule que je puisse four­nir à pro­pos de Diego, se trouve ici. Limpide, non mesu­rable sur les sin­cè­ro­mètres, qui d’ailleurs n’existent pas, issue de ma propre convic­tion, de mon expérience.

Aucun mot ne pour­ra décrire l’immense ten­dresse de Diego à l’égard de ce qui ren­ferme de la beau­té, son affec­tion pour les êtres qui n’ont rien à voir avec cette socié­té de classes, ou son res­pect pour ceux qui sont oppri­més par cette der­nière. Il mani­feste une ado­ra­tion par­ti­cu­lière à l’égard des Indiens, à qui il est lié par le sang. [] Il ne sup­porte pas les ruses et les four­be­ries, le men­songe « sous cape ». Il pré­fère avoir des enne­mis intel­li­gents que des alliés stu­pides. Il est d’un carac­tère plu­tôt gai, mais il se met hors de lui quand on lui fait perdre du temps dans son tra­vail. Ses loi­sirs, c’est le tra­vail ; il déteste les soi­rées mon­daines et se délecte dans les fêtes popu­laires. Il est par­fois timide et, de même qu’il adore conver­ser avec les uns et les autres, par­fois il aime être abso­lu­ment seul. Il ne s’ennuie jamais car tout l’intéresse ; il étu­die, ana­lyse et appro­fon­dit toutes les mani­fes­ta­tions de la vie. Il n’est pas sen­ti­men­tal mais inten­sé­ment émo­tif et pas­sion­né. L’inertie le déses­père car il est un cou­rant conti­nu, vif et puissant.

[Comme le cac­tus de sa terre, il gran­dit, fort et pro­di­gieux, dans le sable comme sur la pierre ; il fleu­rit d’un rouge vif, d’un blanc trans­pa­rent et d’un jaune solaire ; cou­vert d’épines, il garde au fond de lui sa ten­dresse ; il vit avec sa sève puis­sance dans un milieu féroce ; il illu­mine, soli­taire, tel un soleil ven­geur sur le gris de la pierre ; ses racines vivent quand on l’arrache à la terre, dépas­sant l’angoisse de la soli­tude et de la tris­tesse et de toutes les fai­blesses qui en font ployer d’autres. Il se sou­lève avec une force sur­pre­nante, et comme nulle autre plante il fleu­rit et donne des fruits.


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Ballast

« Tenir tête, fédérer, amorcer »

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