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Chantre de la mexicanidad, grand amateur d’art précolombien, le verbe fantasque et la gâchette facile, Diego Rivera se serait lui-même exclu, en sa qualité de secrétaire général, du Parti communiste de son pays. L’homme fut pour le moins controversé en son temps : on le disait carriériste, opportuniste et contradictoire — il honora des commandes passées par Ford et Rockfeller tout en accueillant Trotsky en plein exil. Ce portrait, tendre et fort-en-gueule, est signé par celle qui fut son épouse vingt-cinq années durant : la peintre Frida Kahlo. Publié en 1949 dans le catalogue de l’exposition « Diego Rivera, cinquante ans de labeur artistique », qui se tint au Palais des Beaux-arts de Mexico, cet éloge amoureux laisse à l’ombre, à l’évidence, les tempêtes, pourtant nombreuses, qui secouèrent un couple de si fortes personnalités.
Sa forme
Avec sa tête asiatique sur laquelle naît une chevelure sombre, si maigre et si fine qu’elle semble flotter dans les airs, Diego est un grand enfant, immense, au visage aimable et au regard un peu triste. Ses yeux globuleux, sombres, très intelligents et grands, sont à grand-peine retenus — presque hors de leurs orbites — par des paupières gonflées et protubérantes, comme celle des batraciens ; ils sont très écartés, plus que d’autres yeux. Ils permettent à son regard d’embrasser un champ visuel plus large, comme s’ils avaient été conçus par un peintre des espaces et des foules. Entre ces yeux, si distants l’un de l’autre, on devine l’invisible de la sagesse orientale, et il est rare que disparaisse de sa bouche de Bouddha, aux lèvres charnues, son sourire ironique et tendre, la fleur de son image. En le voyant tout nu, on pense immédiatement à un enfant grenouille, debout sur ses pattes arrière. Sa peau est d’un blanc verdâtre, comme celle d’un animal aquatique. Seuls ses mains et son visage sont plus sombres, parce qu’ils ont été brulés par le soleil. Dans le moelleux prolongement de ses épaules juvéniles, étroites et rondes, des bras féminins s’achèvent sur de merveilleuses mains, toutes petites et finement dessinées, sensibles et subtiles comme des antennes qui communiquent avec l’univers tout entier, on a peine à croire que ces mains ont servi à peindre autant et qu’elles travaillent encore inlassablement.
« La sensibilité de ses seins merveilleux l’aurait rendu admissible. Bien que sa virilité, spécifique et étrange, le rende également désirable sur les terres des impératrices avides d’amour masculin. »
De sa poitrine il faut dire que : s’il avait débarqué sur l’île de Sapho, il n’aurait pas été exécuté par ses guerrières. La sensibilité de ses seins merveilleux l’aurait rendu admissible. Bien que sa virilité, spécifique et étrange, le rende également désirable sur les terres des impératrices avides d’amour masculin. Son ventre, lisse et tendre comme une sphère, repose sur ses jambes puissantes, belles comme des colonnes, qui se terminent sur de grands pieds, lesquels s’ouvrent vers l’extérieur, en angle obtus, comme pour englober toute la terre et se tenir sur elle invinciblement, tel un être antédiluvien, au-dessus de la taille, un exemplaire de l’humanité future, à deux ou trois mille ans de nous.
Il dort dans une position fœtale et lorsqu’il est éveillé, il bouge avec une élégante lenteur, comme s’il vivait dans un milieu liquide. Sa sensibilité, exprimée dans son mouvement, donne à penser que l’air est plus dense que l’eau. La forme de Diego est celle d’un monstre adorable que la grand-mère, ancienne magicienne, la matière nécessaire et éternelle, la mère des hommes et de tous les dieux inventés par ces derniers dans leur délire, suscités par la peur et par la faim, la femme, et — parmi elles, moi —, aimerait toujours tenir dans les bras comme un nouveau-né.
Son contenu
Diego est en marge de toute relation personnelle, limitée et précise. Contradictoire comme tout ce qui incite à la vie, il est à la fois caresse immense et décharge violente de forces puissantes et uniques. On le vit en dedans, comme la graine que renferme la terre, et au dehors comme les paysages. Certains attendront probablement de moi un tableau personnel de Diego, « féminin », anecdotique, amusant, rempli de plaintes voire d’un certain nombre de ragots « décents » que les lecteurs pourraient interpréter au gré de leur curiosité malsaine. Peut-être espèrent-ils entendre de ma bouche combien « il est douloureux » de vivre avec un homme comme lui. Mais je ne crois pas que les rives d’un fleuve souffrent de le voir couler, ou que la terre souffre parce qu’il pleut, ni que l’atome souffre de décharger son énergie… Pour moi, tout a une compensation naturelle. Dans mon rôle, difficile et obscur, d’alliée d’un être extraordinaire, j’ai la même récompense qu’un point vert dans une masse de rouge : la récompense de l’équilibre. Les peines ou les joies qui régissent la vie dans cette société pourrie par les mensonges dans laquelle je vis ne sont pas les miennes. Si j’ai des préjugés, si les actes d’autrui me blessent, même ceux de Diego Rivera, je me considère responsable de mon incapacité à voir clairement ; et si je n’en ai pas, je dois admettre qu’il est naturel que les globules rouges luttent contre les blancs sans le moindre préjugé et que ce phénomène est seulement synonyme de bonne santé.
Frida Kahlo et Diego Rivera, par Nickolas Murray, 1941
N’attendez pas de moi que je dévalorise la personnalité de Diego, que je respecte profondément, en racontant des bêtises sur sa vie. Je voudrais, bien au contraire, exprimer comme il le mérite, avec la poésie que je ne maîtrise pas, ce que Diego est en réalité. Sa peinture elle-même parle déjà — prodigieusement — de sa peinture. Sa fonction en tant qu’organisme humain, les hommes de science s’en chargeront. Quand à sa précieuse contribution sociale révolutionnaire, son œuvre objective et personnelle, je laisse ça à ceux qui sauront mesurer sa transcendance incalculable dans le temps. Mais moi, qui l’ai vu vivre vingt années durant, je n’ai pas les moyen d’organiser et de décrire les images vivantes susceptibles, même faiblement, mais en profondeur, de dessiner les contours les plus élémentaire de sa personne. De ma maladresse ne sortiront que quelques opinions, qui seront le seul matériau que j’aurai à offrir. Les racines profondes, les influences externes et les véritables causes qui conditionnent la personnalité inégalable de Diego sont si vastes et si complexes que mes observations seront de petites pousses parmi les multiples branches de cet arbre gigantesque qu’est Diego.
Il existe pour moi trois directions ou lignes principales à son portrait : la première est celle du combattant révolutionnaire constant, dynamique, extraordinairement sensible et plein de vie ; travailleur infatigable lorsqu’il exerce son métier, qu’il connaît comme peu de peintres au monde ; un fantastique enthousiaste de la vie, en même temps toujours mécontent de ne pas avoir pu en savoir davantage, construire davantage et peindre davantage. La deuxième : celle de l’éternel curieux, du chercheur insatiable ; et la troisième : sa carence absolue de préjugés et, par conséquent, de foi, car Diego accepte — comme Montaigne — que là où s’achève le doute commence la bêtise, et celui qui a foi en quelque chose admet la soumission inconditionnelle, sans liberté d’analyser ou de changer le cours des choses. Du fait de cette conception parfaitement claire de la réalité, Diego est rebelle et, parce qu’il connaît merveilleusement la dialectique matérialiste de la vie, Diego est révolutionnaire.
« Il lutte à chaque instant pour gommer l’homme de la peur et de la bêtise. »
De ce triangle, sur lequel sont bâties les autres modalités de Diego, il se détache une sortie d’atmosphère qui englobe le tout. Cette atmosphère mobile est l’amour, mais l’amour en tant que structure générale, en tant que mouvement constructeur de beauté. J’imagine le monde qu’il voudrait vivre comme une grande fête où chaque être prendrait part, hommes et pierres, soleils et ombres, tous mettant à contribution leur beauté et leur pouvoir de création. Une fête de la forme, de la couleur, du mouvement, du son, de l’intelligence, de la connaissance, de l’émotion. Une fête sphérique, intelligente et amoureuse, qui recouvre la surface de la terre. Pour mener à bien cette fête, il lutte continuellement et il offre tout ce qu’il a : son génie, son imagination, ses mots et ses actions. Il lutte à chaque instant pour gommer l’homme de la peur et de la bêtise.
Par Marie Vorobieff, Rue du départ, Paris, 1916.
A cause de son profond désir d’aider à rendre la société dans laquelle il vit plus belle, plus saine, moins douloureuse et plus intelligente, et parce qu’il met au service de cette Révolution sociale, inéluctable et positive, toute sa force de création, son génie bâtisseur, sa sensibilité pénétrante et son travail constant, Diego est continuellement l’objet d’attaques. Durant ces vingt dernières années, je l’ai vu lutter contre l’engrenage complexe de forces négatives contraires à son élan de liberté et de transformation. Il vit dans un monde hostile car l’ennemi est majorité, mais ça ne lui fait pas peur et, tant qu’il vivra, de ses mains, de ses lèvres et de tout son être sortiront de nouveaux souffles de combat, vivant, courageux et profonds. Comme Diego, d’autres se sont battus, tous ceux qui ont apporté une lumière sur la terre ; comme eux, Diego n’a pas d’« amis », seulement des alliés. Ceux qui émergent d’eux-mêmes sont magnifiques : une intelligence brillante, une connaissance claire et profonde du matériau humain à l’intérieur duquel il travaille, une solide expérience, une grande culture acquise non pas dans les livres, mais inductive et déductive ; un génie et un désir de construire, avec des fondements de réalité, un monde dépourvu de lâcheté et de mensonge.
« Entendez par là qu’il est aussi menteur que les poètes ou les enfants qui n‘ont pas encore été abrutis par l’école ou par leurs mères. »
Dans la société dans laquelle il vit, nous sommes des alliés, nous qui, comme lui, avons compris la nécessité impérative de détruire les bases erronées du monde actuel. Aux lâches agressions dont il est victime, Diego réagit avec fermeté et un grand sens de l’humour. Jamais il ne transige ni ne cède : il affronte ouvertement ses ennemis, sournois pour la plupart, courageux pour certains, en comptant toujours su la réalité, jamais sur « l’illusion » ou « l’idéal ». Cette intransigeance et cette révolte sont fondamentales chez Diego ; elles viennent compléter son portrait. Parmi les nombreuses choses que l’on raconte sur Diego, voici les plus courantes : on le dit mythomane, en quête de publicité et, plus ridicule encore, millionnaire. Sa prétendue mythomanie est directement liée à son imagination débordante, entendez par là qu’il est aussi menteur que les poètes ou les enfants qui n‘ont pas encore été abrutis par l’école ou par leurs mères.
Je l’ai entendu dire des tas de mensonges : des plus innocents aux histoires les plus compliquées, avec des personnages que son imagination accompagne de situations et de comportements fantastiques, faisant preuve toujours d’un merveilleux sens critique et de beaucoup d’humour ; mais jamais je ne l’ai entendu prononcer un mensonge stupide ou banal. En mentant, ou en jouant à mentir, il en démasque plus d’un, il découvre le mécanisme intérieur de certains, bien plus ingénument menteurs que lui ; et le plus étrange, c’est qu’à plus ou moins long terme ceux qui se trouvent mêlés à ses mensonges se mettent en colère, non pas à cause du mensonge, mais à cause de la vérité qu’il contient et qui finit toujours par émerger. C’est alors que « le poulailler entre en ébullition », car ils se sentent découverts là où ils se croyaient protégés.
Diego Rivera et Frida Kahlo à une manifestation, 1931
Ce qui se passe en fait, c’est que Diego est l’un des rares à oser attaquer à la base, de face et sans crainte, cette structure dite MORALE de la société hypocrite dans laquelle nous vivons, et comme la vérité n’est pas toujours facile à entendre, ceux dont il a mis au jour les mobiles les plus secrets ne peuvent que l’accuser de mentir ou, au moins, d’exagérer. […] Il est d’ailleurs incroyable que les insultes les plus viles, les plus lâches et les plus stupides aient été vomies sur Diego dans sa propre maison : le Mexique. Par le biais de la presse, par le biais d’actes de barbarie et de vandalisme destinés à détruire son œuvre, en utilisant les innocentes ombrelles de ces dames « bien sous tous rapports » pour lacérer hypocritement ses peintures, comme par inadvertance, mais aussi par les acides et les couteaux de table, sans oublier le banal crachat, à la hauteur de ceux qui sont aussi pleins de salive que vides de cervelle ; par le biais de graffitis sur les murs de nos rues, dont les termes sont inappropriés à un peuple si catholique ; par le biais de bandes de jeunes « bien élevés » qui jettent des pierres sur sa maison et sur son atelier, détruisant d’irremplaçables œuvres d’art mexicain précortésien — qui font partie des collections de Diego — avant de partir en courant une fois leur forfait accompli ; par le biais de lettres anonymes (à quoi bon mentionner le courage de leurs expéditeurs) ou par celui du silence, neutre et pilatien, des individus au pouvoir, chargés de protéger ou de diffuser la culture pour préserver la renommée du pays et n’accordant jamais la moindre importance à de telles attaques contre l’œuvre d’un homme qui, par son génie, par sa force créatrice, unique, essaie de défendre, pour lui mais aussi pour tous, la liberté d’expression.
« L’état de faiblesse déplorable dans lequel se trouve un pays — semi-colonial — qui laisse se dérouler en 1949 ce qui n’aurait pu arriver qu’au Moyen Âge, sous la Sainte Inquisition, où à l’époque où Hitler dominait le monde. »
Toutes ces manœuvres, dans l’ombre ou en pleine lumière, se font au nom de la démocratie, de la moralité, de Vive le Mexique ! — on entend parfois aussi Vive le Christ Roi ! Toute cette publicité que Diego ne recherche pas, dont il n’a cure, est la preuve de deux choses : le travail, l’œuvre tout entière, l’indiscutable personnalité de Diego sont d’une importance telle que ceux dont il dévoile l’hypocrisie et les honteux projets arrivistes ne peuvent les ignorer ; et l’état de faiblesse déplorable dans lequel se trouve un pays — semi-colonial — qui laisse se dérouler en 1949 ce qui n’aurait pu arriver qu’au Moyen Âge, sous la Sainte Inquisition, où à l’époque où Hitler dominait le monde. Pour reconnaître l’homme, le peintre merveilleux, le combattant courageux et le révolutionnaire intègre, ils attendent sa mort. Tant qu’il sera en vie, il y aura des « mâles », éduqués dans l’art de la calomnie, pour continuer à jeter des pierres sur sa maison, pour l’insulter anonymement ou par le biais de la presse de son propre pays, et il y en aura d’autres, encore plus « mâles », des bouches cousues qui s’en laveront les mains et entreront dans l’histoire drapés dans la bannière de la prudence.
On le dit aussi millionnaire… Voici l’unique vérité sur les millions de Diego : étant artisan, et non prolétaire, il possède ses propres outils de production — ou de travail — c’est à dire une maison dans laquelle il vit, les vêtements qu’il porte et une camionnette bien mal en point qui lui est aussi utile qu’une paire de ciseau à un tailleur. Son trésor est une collection de merveilleuses sculptures, de joyaux de l’art indigène, le cœur vivant du Mexique vrai, acquises au long de trente années au moins, au prix d’ineffables sacrifices financiers, et qui prendront place dans le musée qu’il a commencé à construire il y a sept ans, fruit de son effort créateur et de son effort financier, en d’autres termes grâce à son merveilleux talent et grâce au prix que l’on paie pour ses peintures ; il en fera don à son pays, léguant ainsi au Mexique la source de beauté la plus prodigieuse qui ait jamais existé, un cadeau pour les yeux des Mexicains qui en ont, et de quoi méduser le reste du monde. En dehors de ça, il ne possède rien d’autre que sa force de travail.
Diego Rivera, morceau d'une fresque du Palais National, Mexico, 1947
L’an dernier, il n’avait pas assez d’argent pour sortir de l’hôpital, où il était entré pour une pneumonie. Encore convalescent, il s’est remis à peindre pour pouvoir payer les frais de la vie quotidienne et les salaires des ouvriers qui, comme au temps des compagnons de la Renaissance, collaborent avec lui. Mais Diego ne change pas sous le coups des insultes et des attaques. Elles font partie des phénomènes sociaux d’un monde en décadence, rien de plus. […] Voila pourquoi Diego n’est ni défaitiste ni triste. Il est fondamentalement un bâtisseur et, surtout, un architecte. Il est un architecte dans sa peinture, dans sa façon de penser et dans son désir passionnée de structurer une société anonyme, fonctionnelle et solide. Il compose avec des éléments précis, mathématiques. Peu importe si la composition est un tableau, une maison ou une argumentation. Ses fondations sont la réalité. La poésie contenue dans ses œuvres est celle des nombres, celles des sources vives de l’histoire. Ses lois, les lois physiques et fermes qui régissent la vie toute entière, depuis les atomes jusqu’aux soleils. Ses peinture murales sont la preuve magnifique du génial architecte qu’il est ; elle s’assemblent et vivent avec la construction du bâtiment qui les contient, avec leur propre fonction matérielle et organisée.
« Les images et les idées s’écoulent dans son cerveau sur un rythme différent de celui du commun des mortels, voilà pourquoi sa persévérance sans bornes et son désir d’aller toujours plus loin sont irrépressibles. »
L’œuvre qu’il est en train de bâtir dans le village de San Pablo Tepetlapa et qu’il a nommé Anahuacalli (« la maison d’Anahuac ») destinée à conserver son inégalable collection de sculptures mexicaines anciennes, mêle les formes anciennes et nouvelles ; elle est une création magnifique qui fera perdurer et revivre l’incomparable architecture du Mexique. Elle grandit au milieu de paysage incroyablement beau du pedregal, telle une énorme cactacée en train de regarder l’Ajusco, sobre et élégante, forte et fine, ancienne et pérenne ; elle crie, d’une voix sortie des siècles et des jours, du fond de ses entrailles de pierre volcanique : le Mexique est vivant ! Comme la Coatlicue, elle englobe la vie et la mort ; comme le terrain magnifique où elle est érigée, elle embrasse la terre aussi fermement qu’une plante vivante et permanente.
Comme il travaille tout le temps, Diego ne vit pas vraiment une vie normale. Son énergie vient à bout des montres et des calendriers. Matériellement, il manque de temps pour lutter, sans repos, en projetant et en réalisant constamment son œuvre. Il engendre et reçoit des ondes difficilement comparables à d’autres, et le résultat de son mécanisme récepteur et créateur, tellement vaste, tellement immense, ne le satisfait jamais. Les images et les idées s’écoulent dans son cerveau sur un rythme différent de celui du commun des mortels, voilà pourquoi sa persévérance sans bornes et son désir d’aller toujours plus loin sont irrépressibles. Ce mécanisme le rend indécis. Son indécision est superficielle car il finit par faire ce dont il a envie, avec une volonté certaine et programmée. […] En tant qu’éternel curieux, il est aussi un éternel parleur.
Par Yolanda Andrade
Il peut peindre des heures et des jours sans se reposer, en conversant tout en travaillant. Il parle et il discute de tout, absolument de tout, en savourant, comme Walt Whitman, chaque moment passé avec ceux qui veulent bien l’écouter. Sa conversation est toujours intéressante. Il a de ces phrases, étonnantes parfois blessantes, ou bien émouvantes, mais jamais il ne laisse à celui qui l’écoute une sensation d’inutilité ou de vide. Ses mots inquiètent tant ils sont vifs et vrais. Son idées sont si crues qu’elles énervent ou perturbent son auditoire, car elles défient les normes de conduite préétablies ; elles déchirent l’écorce pour que naissent de nouvelles pousses ; elles blessent pour laisser grandir des cellules neuves. Quelques-uns, les plus forts, trouvent que la conversation pleine de vérité de Diego est monstrueuse, cruelle, qu’elle tient du sadisme ; d’autres, les plus faibles, sont anéantis et leur défense consiste à le traiter de menteur et de fantaisiste.
« Jamais il ne méprise la valeur des autres, mais il défend la sienne, car il sait que cela veut dire rythme et correspondance avec le monde de la réalité. »
En fait, chacun tente de se défendre comme on se défend contre un vaccin, quand on se fait vacciner pour la première fois de sa vie. Ils invoquent l’espoir ou je ne sais quoi qui pourra les délivrer du danger de la vérité. Mais Diego est dépourvu de foi, d’espoir et de charité. Il est par nature extraordinairement intelligent et il n’admet pas les fantasmes. Il tient fermement à ses idées, jamais il ne cède, et il frustre tous ceux qui s’abritent derrière la croyance ou la fausse bonté. Alors on le dit amoral et — effectivement — il n’a rien à voir avec ceux qui respectent les lois ou les normes de la morale. Au beau milieu de la tourmente que représentent pour lui la montre et le calendrier, il tente de faire et de laisser faire ce qu’il considère juste dans la vie : travailler et créer. Il affronte le reste, en d’autres mots jamais il ne méprise la valeur des autres, mais il défend la sienne, car il sait que cela veut dire rythme et correspondance avec le monde de la réalité.
En échange du plaisir, il donne du plaisir, en échange de l’effort, il donne de l’effort. […] Avec quelles armes peut-on se battre pour ou contre un homme qui est plus près de la réalité, plus dans la vérité ? Avec des armes morales, c’est à dire normées selon les convenances de telle personne ou de tel secteur humain ? Non, elles ne pourront être qu’amorales, rebelles à tout ce qui est communément admis comme bon ou mauvais. Moi — avec mon entière responsabilité —, j’estime que je ne peux être contre Diego, et si je ne suis pas une de ses meilleures alliées, je voudrais l’être. On peut déduire beaucoup de choses de ma posture dans cet essai, tout dépend de qui déduit ; mais ma vérité, la seule que je puisse fournir à propos de Diego, se trouve ici. Limpide, non mesurable sur les sincèromètres, qui d’ailleurs n’existent pas, issue de ma propre conviction, de mon expérience.
Aucun mot ne pourra décrire l’immense tendresse de Diego à l’égard de ce qui renferme de la beauté, son affection pour les êtres qui n’ont rien à voir avec cette société de classes, ou son respect pour ceux qui sont opprimés par cette dernière. Il manifeste une adoration particulière à l’égard des Indiens, à qui il est lié par le sang. […] Il ne supporte pas les ruses et les fourberies, le mensonge « sous cape ». Il préfère avoir des ennemis intelligents que des alliés stupides. Il est d’un caractère plutôt gai, mais il se met hors de lui quand on lui fait perdre du temps dans son travail. Ses loisirs, c’est le travail ; il déteste les soirées mondaines et se délecte dans les fêtes populaires. Il est parfois timide et, de même qu’il adore converser avec les uns et les autres, parfois il aime être absolument seul. Il ne s’ennuie jamais car tout l’intéresse ; il étudie, analyse et approfondit toutes les manifestations de la vie. Il n’est pas sentimental mais intensément émotif et passionné. L’inertie le désespère car il est un courant continu, vif et puissant.
[…] Comme le cactus de sa terre, il grandit, fort et prodigieux, dans le sable comme sur la pierre ; il fleurit d’un rouge vif, d’un blanc transparent et d’un jaune solaire ; couvert d’épines, il garde au fond de lui sa tendresse ; il vit avec sa sève puissance dans un milieu féroce ; il illumine, solitaire, tel un soleil vengeur sur le gris de la pierre ; ses racines vivent quand on l’arrache à la terre, dépassant l’angoisse de la solitude et de la tristesse et de toutes les faiblesses qui en font ployer d’autres. Il se soulève avec une force surprenante, et comme nulle autre plante il fleurit et donne des fruits.