Orwell, Pasolini, Gramsci : halte au pillage !

30 mars 2017


Texte inédit pour le site de Ballast

Ils se plaisent à faire les poches aux morts. Ils paradent dans les ruines, par trop heu­reux de s’emparer des armes de ceux qui les auraient com­bat­tus en leur temps. Chasseurs de tro­phées, détrous­seurs d’i­dées ; ils s’a­gitent et se répandent, sou­cieux d’in­sou­mis­sion à peu de frais. L’absence de cohé­rence ? Silence, on triche ! On sait Proudhon loué par les natio­na­listes du siècle der­nier ; on sait Jaurès bran­di par le Front natio­nal : on assiste, depuis quelques années, au détour­ne­ment intel­lec­tuel d’un trio d’au­teurs enga­gés dans la lutte sociale et révo­lu­tion­naire — George Orwell, Pier Paolo Pasolini et Antonio Gramsci. Dernière rapine en date : la créa­tion, la semaine pas­sée, d’une web-tv du nom d’Orwell par une édi­to­ria­liste du Figaro☰ Par Émile Carme


« On entre dans un mort comme dans un mou­lin », aver­tit Sartre dans L’Idiot de la famille. Et les mou­lins du socia­lisme révo­lu­tion­naire se voient allè­gre­ment déva­li­sés par ceux qui s’e­nor­gueillissent de brouiller les cartes, d’é­chap­per aux « cli­vages », de che­mi­ner par-delà les « éti­quettes », bref, de man­ger avec leurs pieds en se trou­vant malins. D’aucuns répon­dront que les pen­seurs et les artistes livrent leur œuvre à l’hu­ma­ni­té tout entière et qu’il n’est que les sec­taires pour cher­cher à le nier. On les accu­se­ra, pingres ou pos­ses­sifs, de rechi­gner au par­tage. De bar­ri­ca­der, en odieux puristes. D’avoir l’œil jaloux sur le patri­moine de leur camp. La tâche s’a­voue sans fin, soit, mais l’on doit au moins aux défri­cheurs de veiller à leurs legs, de main­te­nir lim­pide et cou­pant le fil de cette mémoire. Prélever, tron­quer, rogner, éla­guer, muti­ler, atro­phier, extraire sans sou­ci des lames de fond ni de la cohé­sion d’un par­cours et d’un pro­pos — qui, sans nous ris­quer à par­ler de sys­tème, forment un bloc somme toute homo­gène — n’est pas sans inci­dences : les mots s’es­soufflent à mesure qu’on les rafle.

« La tâche s’a­voue sans fin, soit, mais l’on doit au moins aux défri­cheurs de veiller à leurs legs, de main­te­nir lim­pide et cou­pant le fil de cette mémoire. »

Le phi­lo­sophe Alain de Benoist, connu pour son impli­ca­tion au sein de la « Nouvelle Droite », admet lui-même que « la droite a ten­dance à tout per­son­na­li­ser » car elle n’aime pas les idées et se méfie des théo­ries arti­cu­lées : « elle ramène l’his­toire à l’ac­tion de quelques grands per­son­nages, plu­tôt que de s’in­té­res­ser aux struc­tures sociales et aux mou­ve­ments popu­laires. Elle a du mal à com­prendre que les grandes évo­lu­tions sociales s’ex­pliquent par des dyna­miques intrin­sèques1 ». C’est sans doute l’une des rai­sons qui pousse cette hété­ro­clite cote­rie d’é­di­to­ria­listes, d’a­ni­ma­teurs en vue et d’au­teurs, niant bien sûr « ces signi­fiants dépour­vus de réfé­rents2 » que sont la droite et la gauche tout en ayant cha­cun leur porte-man­teau au Figaro ou chez Causeur, à s’ap­pro­prier sans rete­nue des noms propres en fai­sant mine d’i­gno­rer leur tra­di­tion et leurs ancrages pro­fonds, poli­tiques et phi­lo­so­phiques. Antilibéraux finan­cés par Canal+, apôtres rica­neurs de Philippe Muray, défen­seurs haut-per­chés des « gens ordi­naires » seule­ment s’il est ques­tion d’en ban­nir d’autres, éco­lo­gistes bigots et tri­bus de néo-répu­bli­cains3 : nos pillards jonglent avec des bouts de viande en s’i­ma­gi­nant dres­ser une table. Ils élisent une lettre quitte à flouer l’es­prit, fiers de s’en­ca­nailler aux côtés de trois figures déro­bées à la contes­ta­tion socia­liste : un com­bat­tant anti­fas­ciste bles­sé sous les tirs natio­na­listes, un poète com­mu­niste assas­si­né dans un ter­rain vague, un théo­ri­cien mar­xiste mis aux fers par une dictature.

George Orwell

On doit à l’é­di­to­ria­liste média­tique Natacha Polony la raz­zia la plus bruyante opé­rée sur l’œuvre du pen­seur. Candidate en 2002 pour le Pôle répu­bli­cain — qui enten­dait, fameux bouillon, « ras­sem­bler les répu­bli­cains des deux rives » —, ancienne élec­trice de Bayrou et ani­ma­trice sur France 2, chro­ni­queuse au Grand Journal, voix du Figaro et gaul­liste auto-pro­cla­mée, celle qui décla­ra par­ta­ger « à peu près 90 à 95 %4 » des posi­tions d’Éric Zemmour et vota Nicolas Dupont-Aignan en 2012 (après avoir jadis rêvé de prendre la tête de l’UMP, le chantre des bagnes à Cayenne goû­te­rait de la nom­mer ministre de l’Éducation natio­nale s’il accé­dait un jour à l’Élysée : la boucle est bou­clée et l’o­li­gar­chie de trem­bler) n’a guère, c’est le moins que l’on puisse consta­ter, fait montre de sa par­ti­ci­pa­tion aux luttes pour l’é­man­ci­pa­tion. Juger la démarche du sinistre Printemps répu­bli­cain « tout à fait louable », croire que le port du fou­lard par des éco­lières était « une démarche poli­tique visant à nous tes­ter » et qua­li­fier Nuit Debout de concen­tré du « pire du gau­chisme cultu­rel5 » ne sau­rait en effet comp­ter au nombre des hauts faits d’armes de l’his­toire socia­liste et de la lutte des classes.

George Orwell et ses camarades sur le front espagnol (DR)

Le Comité Orwell, qu’elle pré­side depuis sa créa­tion en 2015, se pré­sente comme un « col­lec­tif de jour­na­listes pour la défense de la sou­ve­rai­ne­té popu­laire et des idées alter­na­tives dans les médias » : il relaie dès lors abon­dam­ment, en guise de plu­ra­lisme, les articles du Figaro et de Causeur (maga­zine pour par­tie finan­cé par les hommes d’af­faires Niel ou Charles Beigbeder et dont l’ac­tion­naire prin­ci­pal n’est autre que Gérald Penciolelli, ancien mili­tant du mou­ve­ment natio­na­liste Ordre nou­veau et ex-direc­teur de la revue d’ex­trême droite Minute). L’un des cofon­da­teurs dudit Comité, Alexandre Devecchio, assure quant à lui appar­te­nir à la « géné­ra­tion Zemmour6 » et passe le plus clair de son temps à tan­cer, pêle-mêle mais obnu­bi­lé, la Marche pour la jus­tice et la digni­té, « l’i­déo­lo­gie de la repen­tance », « le racisme des anti­ra­cistes » (ou, variante, « la dérive inquié­tante de l’an­ti­ra­cisme »), le « com­mu­nau­ta­risme » de Juppé, « l’ab­sur­di­té tra­gi-comique de l’empire du bien » (et un bon point Muray, un !) ou le suc­cès du film Moonlight et son « héros pauvre, noir et gay ». Après avoir publié Bienvenue dans le pire des mondes, le col­lec­tif lance sa télé­vi­sion en ligne payante : l’Orwell.tv. « Pour une France libre », entre une cri­tique (des plus légi­times) de l’Union euro­péenne, un fidèle de Philippe de Villiers, un ancien expert du MEDEF et un cynisme assu­mé en matière de ventes d’armes au pro­fit des entre­prises made in tri­co­lore.

« Orwell inté­gra les rangs du Parti ouvrier d’u­ni­fi­ca­tion mar­xiste, en 1936, afin d’ou­vrir le feu sur les fran­quistes — tout en confiant qu’il eût pré­fé­ré prê­ter main forte aux anarchistes. »

Voyons plu­tôt de quoi Orwell, père de la désor­mais fameuse « com­mon decen­cy7 », était-il le nom dont tant se vêtissent de nos jours. Nul mys­tère en la matière, dès lors que l’on prend la peine de lire l’œuvre com­plète, une ou deux bio­gra­phies et sa cor­res­pon­dance afin d’en sai­sir l’u­ni­té logique. « Je suis défi­ni­ti­ve­ment à gauche8 », lan­ça celui qui inté­gra les rangs espa­gnols du Parti ouvrier d’u­ni­fi­ca­tion mar­xiste, en 1936, afin d’ou­vrir le feu sur les fran­quistes — tout en confiant, dans les pages de son bel Hommage à la Catalogne, qu’il eût pré­fé­ré prê­ter main forte aux anar­chistes. Socialiste radi­cal, donc, démo­crate anti-sta­li­nien et par­ti­san réso­lu de l’é­ga­li­té : per­sonne ne devait selon lui pos­sé­der de voi­tures de luxe, de man­teaux de four­rures, de yachts et de mai­sons de cam­pagne si « on ne peut pas [en] don­ner à tout le monde9 ». La libre concur­rence ? Une « tyran­nie » pour la « grande masse des gens10 ». La publi­ci­té ? Il espé­rait la voir « dis­pa­raître de nos murs11 ». Les forces de l’ordre ? Il décri­vait l’agent de police comme l’en­ne­mi natu­rel de l’ou­vrier. La gloire impé­riale ? Il déplo­ra que l’on ne tint pas « compte des reven­di­ca­tions arabes12 » et se mon­tra hos­tile au pro­jet sio­niste comme à l’é­mi­gra­tion des Juifs d’Europe vers la Palestine. Il nour­ris­sait, confia-t-il dans Le Quai de Wigan, une « haine pour l’im­pé­ria­lisme13 » et assé­nait que le nazisme était une « per­pé­tua­tion de nos propres méthodes14 », celles du colo­nia­lisme occi­den­tal ; il écri­vit ain­si, dans son roman ins­pi­ré de son séjour en Asie : « Le temps vient où vous vous consu­mez de haine à l’é­gard de vos propres com­pa­triotes, où vous vous pre­nez à rêver d’un sou­lè­ve­ment indi­gène qui noie­rait leur Empire dans le sang15. » L’un de ses poèmes, com­po­sé sur un papier à en-tête du gou­ver­ne­ment de Birmanie, enfon­çait le clou : « Quand l’air explo­se­ra sous le ton­nerre / Le fra­cas des trônes qui s’é­croulent / Et les cra­que­ments des empires bri­sés16… » Une rela­tion de l’é­cri­vain témoi­gna même : « Il était convain­cu que nous n’a­vions rien à faire en Birmanie, aucun droit de domi­ner d’autres nations. Il aurait détruit l’Empire bri­tan­nique sur-le-champ17. » (Copiez-col­lez ces cita­tions sans en men­tion­ner l’au­teur ni l’exo­tisme d’outre-Manche : nos néo-orwel­liens bon­dissent déjà, effa­rés ou iro­niques, à l’i­dée que l’on puisse ques­tion­ner le pas­sé colo­nial fran­çais ou le pré­sent néo­co­lo­nial — à cocher, au choix : « camp du Bien », « repen­tance », « haine de soi », « poli­ti­que­ment cor­rect », « doxa », « bien-pen­sance », « pen­sée unique ».) Le natio­na­lisme ? Orwell rap­pe­lait que qui­conque explique le monde en termes d’« âmes natio­nales » esquive la ques­tion éco­no­mique, l’in­ter­pré­ta­tion « mar­xienne de l’his­toire18 » (son caniche noir se nom­mait Marx — bien qu’il ne fut pas un lec­teur régu­lier du théo­ri­cien alle­mand), et le com­pa­rait au clas­se­ment des insectes, à quelque « croyance magique19 ».

Si Natacha Polony se plut à railler la tenue d’une men­diante rom — sans doute cette der­nière n’a­vait-elle pas l’oc­ca­sion d’être rému­né­rée 1 400 euros par émis­sion heb­do­ma­daire de Laurent Ruquier ou de défi­ler sur le podium du Salon du cho­co­lat —, Orwell pré­fé­ra rap­por­ter, dans son enquête de ter­rain Dans la dèche à Paris et à Londres, la condi­tion d’es­claves des tra­vailleurs, la misère des sans-logis, les paies indignes, la sueur et la crasse, les logiques de castes, les visages tirés par l’in­som­nie. « Je ne vois déci­dé­ment rien chez un men­diant qui puisse le faire ran­ger dans une caté­go­rie d’êtres à part, ou don­ner à qui que ce soit d’entre nous le droit de le mépri­ser20» Il n’é­cri­vait plus, affir­ma-t-il au len­de­main de la débâcle espa­gnole, que pour le socia­lisme et son avè­ne­ment. « J’avais por­té ma haine de l’op­pres­sion à des degrés extra­or­di­naires21 », avoua-t-il ici ; la misère et l’é­chec lui avaient ensei­gné la « haine natu­relle de l’au­to­ri­té22 », confia-t-il là (on ima­gine à cet ins­tant le désar­roi de nos tenants de la « crise de l’au­to­ri­té »). Son pro­jet révo­lu­tion­naire, expli­qua-t-il, fon­dé sur une ligue qui dépar­ta­ge­rait la socié­té en deux camps — oppri­més et oppres­seurs —, « accep­te­ra d’u­ti­li­ser la vio­lence si besoin est23 » (on se sou­vient du com­men­ta­teur Facebook et poli­to­logue Laurent Bouvet, héraut de la « décence ordi­naire » orwel­lienne, pous­ser des cris de vieilles portes lorsque des tra­vailleurs s’en prirent aux che­mi­settes d’Air France). Orwell esti­mait, après avoir visi­té une pri­son, que sa place « était der­rière les bar­reaux plu­tôt que devant24 » et que le pire des cri­mi­nels valait tou­jours mieux que le juge qui décrète la peine capi­tale. Il com­pa­rait, enfin, le rejet des migrants polo­nais, en Angleterre, au racisme contre les Juifs et se disait « dépri­mé25 » après avoir enten­du ses com­pa­triotes esti­mer que ces réfu­giés devaient « ren­trer chez eux ».

George Orwell (DR)

Par quels biais, par­tant, nos néo-orwel­liens par­viennent-ils à opé­rer sem­blable cap­ture au grand jour ? Passons sur la « nov­langue » de 1984 (aisé­ment ajus­table une fois réduite à sa seule dimen­sion lin­guis­tique ou dys­to­pique) ou le com­bat anti­to­ta­li­taire (dont on oublie de rap­pe­ler qu’il n’a­vait nulle valeur, à ses yeux, de défense du libé­ra­lisme : Orwell mar­te­la que l’on ne sau­rait com­battre le fas­cisme par la « démo­cra­tie » — les guille­mets sont de lui26 — mais uni­que­ment par le socia­lisme, esti­mant du reste, et en dépit de la détes­ta­tion qu’il vouait à Staline, qu’il convien­drait de défendre l’Union sovié­tique si celle-ci s’a­vé­rait mena­cée par Franco ou le régime de Vichy27). George Orwell fut tout ce que l’on vient de lire, tout en s’a­van­çant « patriote », « conser­va­teur » et défen­seur des « gens ordi­naires ». Patriote ? La belle affaire ! Il le fut comme tant de figures révo­lu­tion­naires qu’il serait vain de cher­cher à en dres­ser la liste : de Blanqui (et son jour­nal La Patrie en dan­ger) à Badiou (se défi­nis­sant comme « un vieux patriote fran­çais28 »), en pas­sant par Sankara (« La patrie ou la mort »). Conservateur ? Il se plai­sait à fabri­quer son mobi­lier, réprou­vait la civi­li­sa­tion de la machine, abhor­rait la ville, le chauf­fage cen­tral, l’a­cier, le béton et les voi­tures (tout en rou­lant ses ciga­rettes à l’aide d’une machine) ; il n’é­tait pas un « pro­gres­siste », n’ayant, comme bien d’autres mili­tants de l’é­man­ci­pa­tion29, nulle foi en quelque sens de l’Histoire, pas plus qu’en ses déter­mi­na­tions et lois sup­po­sées. Porte-voix des classes popu­laires ? Assurément, à l’i­mage de la qua­si-tota­li­té des des­seins socia­listes, com­mu­nistes et anar­chistes depuis le XIXe siècle. La com­mon decen­cy n’a d’ailleurs pas atten­du Orwell pour exis­ter dans les faits ; le com­mu­nard Élisée Reclus avan­çait déjà, dans son ouvrage L’Anarchie : « Là où la pra­tique anar­chiste triomphe, c’est dans le cours ordi­naire de la vie, par­mi les gens du popu­laire, qui cer­tai­ne­ment ne pour­raient sou­te­nir la ter­rible lutte de l’existence s’ils ne s’entraidaient spon­ta­né­ment, igno­rant les dif­fé­rences et les riva­li­tés des inté­rêts30. » Le tri­po­tage s’en­tend ain­si, les pré­lè­ve­ments à la petite semaine ache­vant la besogne.

Pier Paolo Pasolini

« Pasolini qua­li­fiait l’an­ti­com­mu­nisme de haine sinistre et fai­sait du colo­nia­lisme et du racisme les prin­ci­paux pro­blèmes à résoudre. »

Alain Soral, sym­pa­thi­sant de l’or­ga­ni­sa­tion néo­fas­ciste CasaPound et conseiller en « drague » de rue, célèbre volon­tiers celui qu’il qua­li­fie d’« icône » hono­rable dans son Abécédaire de la bêtise ambiante ; Eugénie Bastié, humo­riste (« Tuer son mari : abou­tis­se­ment logique et néces­saire du fémi­nisme31. ») et plume dans le jour­nal du mar­chand d’armes mil­liar­daire Serge Dassault, psal­mo­die cer­taines de ses décla­ra­tions sur l’a­vor­te­ment ; Patrick Buisson, ancien conseiller de Philippe de Villiers et de Sarkozy pas­sé par le jour­nal Minute, loue dans les pages de La Cause du peuple son ana­lyse de la mar­chan­di­sa­tion. Trois coups de poi­gnards emblé­ma­tiques — mais Pasolini, déjà mort dans les condi­tions que l’on sait, a sans doute le cuir du dos épais… L’écrivain Patrice Bollon évo­qua à rai­son, dans son article « Pasolini-Boutin, c’est vrai­ment pareil ? », une entre­prise « de cap­ta­tion théo­rique » des plus « indues » et « pro­pre­ment scan­da­leuses32 ». Oui, le cinéaste et poète ita­lien se récla­ma du Christ, du pas­sé et de la sacra­li­té du vivant. Oui, il moqua les jeunes mani­fes­tants de 1968 et cer­tains mots d’ordre anti­fas­cistes. Mais il y a loin entre ses incli­na­tions nos­tal­giques et son cou­ron­ne­ment par quelques bien lotis de la Manif pour Tous pein­tur­lu­rés en rose et bleu — une lec­ture atten­tive de l’en­semble de ses écrits suf­fi­rait à ouvrir jus­qu’aux yeux les plus crot­tés. Pasolini qua­li­fiait dans La Rage33 l’an­ti­com­mu­nisme de « haine sinistre » et fai­sait du colo­nia­lisme et du racisme les prin­ci­paux « pro­blèmes » à résoudre : le pre­mier comme « vio­lence », le second comme « can­cer moral ». Il célé­bra la libé­ra­tion de la Tunisie et du Togo, applau­dit au « nou­vel élar­gis­se­ment du monde » induit par la prise en compte de la ques­tion raciale, chan­ta Cuba libé­rée, quoique dou­lou­reu­se­ment, par les bar­bu­dos de Castro et de Guevara. S’enflamma pour la « rouge liber­té par­ti­sane ». Dénonça « la haine, la peste, la lâche­té » de l’État fran­çais frap­pant l’Algérie en quête d’in­dé­pen­dance, rap­pe­la les tor­tures et les sévices, en appe­la aux haillons, à la gitane, au men­diant, au juif, au nomade, à l’a­nal­pha­bète, au chô­meur, aux bas-fonds, aux « cama­rades manœuvres » et aux « peuples esclaves ». Fit état de « la joie » qui fut sienne lorsque l’Algérie obtint sa libération.

Un mys­tique aty­pique plus qu’un fervent reli­gieux, par ailleurs, puisque l’a­thée qu’il était se décla­ra « laïc et non-croyant34 », nul­le­ment « catho­lique idéo­lo­gi­que­ment35 » — sans comp­ter qu’il tenait l’Église pour une puis­sance finan­cière hos­tile, réac­tion­naire et sou­mise aux classes domi­nantes. Il essuya une tren­taine de pro­cé­dures judi­ciaires, dont cer­taines pour « obs­cé­ni­té » et « outrage à la reli­gion » (« Je ne pour­rai jamais oublier que la socié­té ita­lienne m’a condam­né à tra­vers ses tri­bu­naux36. »), et s’ins­cri­vit à la cel­lule com­mu­niste de San Giovanni dès les années 1940 — com­mu­niste, il le res­ta en hété­ro­doxe jus­qu’à son assas­si­nat en novembre 1975. Il voya­gea aux États-Unis et se prit d’en­thou­siasme pour le cli­mat « clan­des­tin de lutte, d’ur­gence révo­lu­tion­naire37 » qui y régnait, sen­sible au « cal­vaire des Noirs et de tous les exclus », dis­cu­tant avec des par­ti­sans du Black Panther Party et un syn­di­ca­liste d’Harlem, écri­vant alors qu’il tenait à « [s’]exprimer par l’exemple / jeter [s]on corps dans la lutte38 ». Celui qui n’eut de cesse d’af­fi­cher, de romans en films, son affec­tion pour le sous-pro­lé­ta­riat confia « trouv[er] une conso­la­tion39 » dans les ban­lieues pauvres et bru­tales des villes ita­liennes, la bour­geoi­sie l’ayant « exclu » du fait de son homosexualité.

Pier Paolo Pasolini, à gauche (DR)

On sou­rit : les célèbres vers, pro­vo­ca­teurs, témoi­gnant de sa sym­pa­thie pour la police (« parce que les flics sont des fils de pauvres40 », contrai­re­ment aux étu­diants issus des classes aisées — il est tou­te­fois cou­tume d’oc­cul­ter la suite : étu­diants qu’il ne trou­vait pas moins… « du côté / de la rai­son » !), que nos néo-paso­li­niens publient en chœur sur les réseaux sociaux à chaque mani­fes­ta­tion plus agi­tée qu’un débat à l’Assemblée, étaient jugés « mau­vais41 » par leur auteur (d’au­tant qu’ils furent publiés à chaud et cou­pés contre son gré à paru­tion). Honorer un poète en dif­fu­sant un texte que celui-ci pen­sait indigne de pos­té­ri­té : à cha­cun ses hom­mages… « J’ai tou­jours été anti­fas­ciste42 », pro­cla­ma Pasolini dans ses Lettres luthé­riennes : il ton­na contre « le fas­cisme de la consom­ma­tion », à ses yeux plus ter­rible encore que son aïeul mus­so­li­nien (en ce qu’il attei­gnit jus­qu’aux entrailles de la socié­té), et la dimen­sion « tota­li­taire » et « géno­ci­daire » de la moder­ni­té mar­chande et du « déve­lop­pe­ment » — œuvrant sous cou­vert d’hé­do­nisme et de tolé­rance. Il exhor­ta à réduire la voi­lure, voire à convier un pas­sé voué à dis­pa­raître : le monde rural en pre­mier chef. L’auteur des Écrits cor­saires ne croyait pas, comme Orwell ou Camus, au sens de l’Histoire mar­xiste ; il esti­mait qu’une révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne aurait pour but de « régé­né­rer » la vie popu­laire, non point de la chan­ger de fond en comble — l’é­co­lo­giste Paul Ariès ne dit pas autre chose lors­qu’il invite, dans La Simplicité volon­taire ou le mythe de l’a­bon­dance, à prendre en compte la dimen­sion conser­va­trice inhé­rente à cer­taines luttes sociales popu­laires (entre mille : défendre des terres contre l’im­plan­ta­tion d’un oléoduc).

« Quelques heures avant d’être tué, Pasolini confia sa mélan­co­lie, celle d’un temps où les hommes étaient encore capables d’a­battre leur patron. »

Pasolini, inlas­sable détrac­teur de « la cruau­té et la stu­pi­di­té du pré­sent43 », vouait aux gémo­nies cette télé­vi­sion où ses usur­pa­teurs aiment à plas­tron­ner. « Je nour­ris une haine vis­cé­rale, pro­fonde, irré­duc­tible contre la bour­geoi­sie44 » : la révolte de pay­sans contre des pro­prié­taires ter­riens l’a­vaient pous­sé au com­mu­nisme. La lec­ture d’Antonio Gramsci et de Karl Marx struc­tu­ra l’in­di­gna­tion de celui dont le frère s’é­tait enga­gé dans la Résistance durant la Seconde Guerre mon­diale — Pasolini che­mi­na sa vie durant aux côtés du pre­mier, secré­taire du Parti com­mu­niste empri­son­né sous le fas­cisme ita­lien, du moins de sa pen­sée, et lui dédia un recueil de poèmes, Les Cendres de Gramsci, dans lequel il invo­qua avec ten­dresse le « chif­fon rouge, comme celui / noué au cou des par­ti­sans45 ». Il posa, fameux cli­ché, sur la tombe du phi­lo­sophe qui affir­mait que le monde était divi­sé en deux camps : celui qui appuie la Révolution russe de 1917 et l’autre qui aspire à la voir « noyée dans le sang46 ». Quelques heures avant d’être tué, le natif de Bologne confia sa mélan­co­lie, celle d’un temps où les hommes, avant d’être réduits à l’é­tat de robots, étaient encore capables d’a­battre leur patron47.

Antonio Gramsci

Son voca­bu­laire est mieux connu que sa pen­sée : « hégé­mo­nie cultu­relle », « guerre de posi­tion », « socié­té civile », « bloc his­to­rique », « sens com­mun », « intel­lec­tuel orga­nique »… L’expression est deve­nue mar­ron­nier de presse, donc lieu com­mun : chaque camp de se livrer à quelque ambi­tieuse « bataille des idées », de pro­pa­ger, en somme, sa vision idéo­lo­gique et cultu­relle pour mieux pré­pa­rer le pas­sage à l’ac­tion. Sarkozy le cita, on mur­mure de Marine Le Pen qu’elle l’é­tu­dia plume à la main, d’au­cuns se féli­ci­tèrent d’un « gram­scisme de droite » et le mou­ve­ment Les Veilleurs, com­pa­gnon de route de La Manif pour tous, n’eut aucun scru­pule, entre une cau­se­rie aux côtés de Marion Maréchal-Le Pen et un éloge de Martin Luther King, à s’ap­pro­prier son rejet de l’in­dif­fé­rence. L’auteur des Cahiers de pri­son — plus de deux mille pages manus­crites fut nom­mé repré­sen­tant, en 1922, du Parti com­mu­niste ita­lien au Komintern (il séjour­na dix-huit mois dans la jeune URSS) puis arrê­té quatre ans plus tard : « Nous devons empê­cher ce cer­veau de fonc­tion­ner pen­dant vingt ans », décla­ra le pro­cu­reur fas­ciste — sans doute étaient-ce les mots mêmes de Mussolini. Il pas­sa plus d’une décen­nie sous les bar­reaux : qu’on ne le plai­gnît pas, deman­da-t-il à sa mère, « j’é­tais un com­bat­tant ».

Pier Paolo Pasolini sur la tombe de Gramsci, 1970 (ANSA)

Lénine, qu’il sur­nom­mait en pri­son « le plus grand théo­ri­cien moderne de la phi­lo­so­phie de la praxis », comp­tait au nombre de ses influences majeures (on attend les hom­mages de nos néo-gram­scistes, en ce cen­te­naire de la Révolution russe). La classe ouvrière était à ses yeux « une classe à la fois natio­nale et inter­na­tio­nale48 » et le ren­ver­se­ment du capi­ta­lisme s’ef­fec­tue­rait par « un sys­tème de forces révo­lu­tion­naires mon­diales toutes ten­dues vers le même but49 ». Il condam­na « l’ex­pan­sion­nisme colo­nial50 », les « mar­chands de chau­vi­nisme51 » et « les déma­gogues du natio­na­lisme52 », salua la révo­lu­tion alle­mande au cours de laquelle Rosa Luxemburg fut abat­tue (« tous les com­bat­tants de la classe labo­rieuse sont soli­daires de Spartacus53 »), croyait que le Parti se devait de « lan­cer le mot d’ordre de l’in­sur­rec­tion, et conduire le peuple en armes jus­qu’à la liber­té54 » et jurait que le chris­tia­nisme a « empê­ché la recherche pas­sion­née de la véri­té55 » : inutile de pour­suivre ; le phi­lo­sophe ita­lien Robert Maggiori fait à juste titre état d’une annexion56.

*

L’époque est cul par-des­sus tête. Le zap­ping s’est empa­ré des mots après avoir englou­ti les images. Les idées remuent sur les étals, éparses, et cha­cun d’y pio­cher selon son bon plai­sir : un nom qui sonne, une cita­tion sans sou­ci du res­tant, la satis­fac­tion nar­cis­sique de l’é­clec­tisme ou de l’hors-cadres. Les longues durées, les attaches, le noyau dur des mémoires, les grands récits irré­duc­tibles et les frac­tures à jamais ouvertes ? Connaît plus. « Si l’on recon­naît les crises his­to­riques à leur puis­sance de brouillage et à leur pou­voir de désta­bi­li­sa­tion — des croyances et des cli­vages éta­blis —, nul doute que nous y sommes. Nous vivons l’époque de toutes les confu­sions », assure le phi­lo­sophe et éco­no­miste Frédéric Lordon, avant de pour­suivre : « Or on ne sur­vit au trouble cap­tieux de la confu­sion qu’en étant sûr de ce qu’on pense, en sachant où on est, et en tenant la ligne avec une rigueur de fer57. » De la rigueur, oui. Natacha Polony rap­porte, dans Ce pays qu’on abat, qu’il convien­drait de « faire taire » ces « pelés, ces galeux58 » qui, comme elle, auraient l’au­dace de réflé­chir par-delà les cli­vages et d’ap­pe­ler à quelque « dia­logue en forme de dia­lec­tique » : per­sonne, ici, ne tient à les réduire au silence ; on aime­rait seule­ment qu’ils se contentent de par­ler en leur nom.


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  1. Alain de Benoist, Mémoire vive, Éditions de Fallois, 2012, p. 277.[]
  2. Élisabeth Lévy, « Droite/gauche : le cli­vage le plus bête du monde », Causeur [en ligne], 4 octobre 2011.[]
  3. Entendons ce terme ain­si que le for­mule Emmanuel Todd : « Le néo-répu­bli­ca­nisme est une étrange doc­trine, qui pré­tend par­ler la langue de Marianne mais défi­nit dans les faits une République d’exclusion. […] Les musul­mans, caté­go­rie fan­tas­mée, deviennent ain­si pour [les classes moyennes qui dominent le sys­tème néo-répu­bli­cain] un deuxième pro­blème, à côté de celui des milieux popu­laires. » Sociologie d’une crise reli­gieuse, Points|Seuil, 2016, pp. 224, 227.[]
  4. Émission On n’est pas cou­ché, 17 mars 2012.[]
  5. Les trois der­nières cita­tions pro­viennent d’un entre­tien de Natacha Polony don­né au site Le Comptoir, paru en deux par­ties en avril et mai 2016.[]
  6. « Bienvenue à la jeune garde ! », Causeur [en ligne], 22 décembre 2016.[]
  7. Ou décence ordi­naire, com­mune — celle qu’Orwell prête aux classes popu­laires.[]
  8. Cité par Simon Leys, Orwell ou l’hor­reur du poli­tique, Plon, 2006, p. 91.[]
  9. George Orwell, À ma guise, Agone, 2008, p. 95.[]
  10. Orwell entre lit­té­ra­ture et poli­tique, Agone, n° 45, 2011, p. 41.[]
  11. George Orwell, À ma guise, op. cit., p. 201.[]
  12. Orwell entre lit­té­ra­ture et poli­tique, op. cit., p. 89.[]
  13. George Orwell, Le Quai de Wigan, Ivrea, 2010, p. 162.[]
  14. George Orwell, Écrits poli­tiques, Agone, 2009, p. 104.[]
  15. George Orwell, Une Histoire bir­mane, Ivrea, 2009, p. 93.[]
  16. Cité par Bernard Crick, George Orwell une vie, Balland, 1984, p. 149.[]
  17. Ibid., p. 158.[]
  18. George Orwell, Écrits poli­tiques, op. cit., p. 75.[]
  19. George Orwell, Tels, tels étaient nos plai­sirs, Ivrea, 2005, p. 68.[]
  20. George Orwell, Dans la dèche à Paris et à Londres, 10|18, p. 237.[]
  21. George Orwell, Le Quai de Wigan, op. cit., p. 167.[]
  22. George Orwell, « Pourquoi j’é­cris », 1946.[]
  23. George Orwell, Écrits poli­tiques, op. cit., p. 173.[]
  24. George Orwell, Le Quai de Wigan, op. cit., p. 165.[]
  25. Ibid., p. 398.[]
  26. George Orwell, Écrits poli­tiques, op. cit., p. 72.[]
  27. Ibid., p. 345.[]
  28. Alain Badiou et Alain Finkielkraut, L’Explication, Lignes, 2010, p. 170.[]
  29. De Benjamin à Bensaïd en pas­sant par le révo­lu­tion­naire liber­taire alle­mand Gustav Landauer.[]
  30. Élisée Reclus, L’Anarchie, Mille et une nuits, 2009, pp. 27–28.[]
  31. Tweet du 30 jan­vier 2016, @EugenieBastie, 15:19.[]
  32. Patrice Bollon, « Pasolini-Boutin, c’est vrai­ment pareil ? », Le Magazine lit­té­raire, n° 543, mai 2014, p. 10.[]
  33. Pier Paolo Pasolini, La Rage, Nous, 2014.[]
  34. Cité par René de Ceccatty, Pasolini, Folio, 2005, p. 34.[]
  35. Ibid., p. 37.[]
  36. Déclaration sur l’af­faire Siniavski-Daniel, Il Giorno, 17 février 1966.[]
  37. Pier Paolo Pasolini, Empirismo ere­ti­co, Garzanti, 1972.[]
  38. Poème cité par Enzo Siciliano, Pasolini une vie, Éditions de la dif­fé­rence, 1984, p. 363.[]
  39. Pier Paolo Pasolini, Empirismo ere­ti­co, op. cit.[]
  40. « Le P.C.I. aux jeunes », 1968.[]
  41. Voir Enzo Siciliano, Pasolini une vie, op. cit., p. 380.[]
  42. Pier Paolo Pasolini, Lettres luthé­riennes, Seuil, 2000, p. 11.[]
  43. Pier Paolo Pasolini, La Rage, op. cit., p. 102.[]
  44. Entretiens avec Pier Paolo Pasolini, avec Jean Duflot, Éditions Pierre Belfond, 1970, p. 14.[]
  45. Pier Paolo Pasolini, Poésies, Nrf Gallimard, 1980, p. 25.[]
  46. Antonio Gramsci, Écrits poli­tiques II, Nrf Gallimard, 1975, p. 67.[]
  47. Voir Ultima inter­vis­ta di Pasolini, Colombo et Ferretti, Allia, 2014, pp. 17–18.[]
  48. Antonio Gramsci, Écrits poli­tiques, II, op. cit., p. 71.[]
  49. Ibid., p. 73.[]
  50. Ibid., p. 91.[]
  51. Antonio Gramsci, Pourquoi je hais l’in­dif­fé­rence, Rivages poche, 2012, p. 92.[]
  52. Antonio Gramsci, Écrits poli­tiques, II, op. cit., p. 91.[]
  53. Ibid., p. 98.[]
  54. Ibid., p. 123.[]
  55. Antonio Gramsci, Pourquoi je hais l’in­dif­fé­rence, op. cit., p. 129.[]
  56. Robert Maggiori, « Il faut sau­ver Antonio Gramsci de ses enne­mis », Libération, 2 août 2016.[]
  57. Frédéric Lordon, « Clarté », Le Monde diplo­ma­tique [en ligne], 26 août 2015.[]
  58. Natacha Polony, Ce pays qu’on abat, Plon, 2014.[]

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