Entretien inédit pour Ballast | Série « Au quotidien le sport »
Guillaume Valet, sociologue et économiste à l’université de Grenoble, a publié l’année dernière La Fabrique du muscle aux éditions L’Echappée : une analyse des pratiques de musculation inscrite dans le système capitaliste et l’imaginaire libéral. La salle de sport y apparaît à la fois comme un temple de la fabrication de la masculinité et un ring d’affrontement des corps. Elle renforce les normes physiques et validistes, tout en laissant croire à la possibilité d’émancipation des individus. Si ces pratiques sont avant tout celles des classes populaires et moyennes, qui les conçoivent parfois comme une manière de dépasser la médiocrité du travail et l’invisibilité sociale, elles n’effacent en rien les hiérarchies et les inégalités. Répercutée sur les réseaux sociaux — qui nourrissent le culte de la performance et de l’image —, cette pratique peut-elle aussi faire œuvre d’« empowerment » pour les corps socialement « dominés » ? Nous avons rencontré l’auteur, lui-même praticien de musculation, à Grenoble. « Au quotidien le sport », sixième volet de notre série.
[lire le cinquième volet | « Rocky Balboa ou la revanche de l’Amérique blanche »]
La salle de sport se distingue du quotidien. Ça n’est pas un univers totalement différent mais, en exagérant un peu, la salle de sport tient du sacré là où le quotidien tient du profane : la salle a ses rites, ses codes. Le fait de se rassembler dans un espace et de systématiser certains comportements justifie en partie le titre : c’est une fabrique au sens de processus de production, mais aussi de lieu dans lequel ce processus se déroule. Je voulais enfin relier la salle de sport à un système, le capitalisme, présent à la fois dans les techniques de production du corps, dans les attitudes et dans la consommation de certains produits associés à ce lieu.
Comment avez-vous procédé ?
Ce qui m’intéressait dans mes premières études, c’était de questionner l’identité masculine. L’hypothèse issue du sens commun, c’est que les pratiquants masculins qui en viennent à la musculation ne se sentent pas « suffisamment homme ». À partir de là, j’ai essayé de définir les facteurs qui pouvaient être à la base de cette fameuse identité masculine, que j’ai croisés avec le degré d’engagement dans la pratique de musculation des individus. Pour s’engager complètement, il ne suffit pas d’aller à la salle : on s’engage dans une logique nutritionnelle, on acquiert des connaissances médicales, on transforme peut-être ses relations amicales… J’en suis venu à cartographier quantitativement les différentes personnes avec lesquelles j’enquêtais sur une échelle mettant en rapport l’identité masculine, son évolution dans le temps et le degré d’engagement dans la pratique culturiste. Les entretiens m’ont permis d’approfondir cette approche quantitative : par exemple, le facteur qui semble le plus poser une limite à l’engagement est le capital familial — être en couple et, plus encore, avoir des enfants. On est responsable d’autres individus. À l’inverse, quand il n’y a pas de limites extérieures, il n’y en a pas dans la pratique. Dopage et isolement, notamment, interviennent plus fréquemment. Ce que j’ai finalement cherché à analyser, c’est l’engagement dans la pratique et la maîtrise ou non de cet engagement.
Vous rappelez que 63 % des personnes qui ont cette pratique sont des femmes. Pourtant, la majorité du livre porte sur des hommes, sur des corps d’hommes ou sur les discriminations à l’égard d’hommes homosexuels. Pourquoi ? Qu’aurait donné cette même étude centrée sur les femmes ?
« Je voulais relier la salle de sport à un système, le capitalisme, présent à la fois dans les techniques de production du corps, dans les attitudes et dans la consommation de certains produits. »
Ça tient d’abord à mon histoire personnelle, aux données auxquelles j’ai eu accès, provenant essentiellement d’hommes. Je ne voulais pas inventer des choses. Mais ce qu’on peut imaginer, c’est que ce phénomène de masse faisant du rapport au corps une centralité se vérifie tout autant. On ne retrouve pas les mêmes muscles ciblés ni les mêmes pratiques. Il y a des bodybuildeuses, oui, qui se mettent à une machine de manière acharnée, mais c’est rare. Il aurait fallu moins s’intéresser au culturisme mais plus à des pratiques collectives : cross-fit, StrongFirst… Des manières de se retrouver entre femmes en dehors de la sphère domestique. Historiquement, aussi, les femmes sont moins renvoyées au muscle qu’à l’esthétique, qui est un fardeau dont elles font l’expérience très tôt.
Il y a une ambivalence fondamentale avec la salle de sport : on croit pouvoir tout laisser en dehors de ce lieu — sa profession, par exemple — mais il y aussi une pénétration très forte du système capitaliste et de l’éthique du travail. Cette promesse de page blanche au moment d’entrer serait-elle un leurre ?
Oui et non. La salle n’est pas hors système — il y a des groupes, des entreprises, des industries. Il y a une imbrication très forte. Les gens en ont-ils conscience ? Il y a aussi beaucoup de personnes pour qui cet espace représente une bulle, qui en ont besoin. On y trouve la possibilité d’une déconnexion mentale qui rassure, qui fait du bien, qui repose sur nombre de déterminants : une déconnexion par rapport à l’emprise du travail, oui, mais aussi, pour certaines femmes, par rapport aux questions de genre. C’est un espace et un temps à soi qui peut être libéré, vécu comme tel. Par rapport à la vie quotidienne, le temps est libéré à partir du moment où il est contrôlé, où on a une emprise sur lui. C’est un temps dans lequel on s’émancipe en construisant quelque chose à soi — en l’occurrence son corps. Là où ce temps devient contraint, c’est quand il est lié à une addiction qui dépasse l’idée de maîtrise. On le voit quand le temps passé à la salle prend une part déterminante dans le quotidien, où tout est orienté par rapport à ça. Cette ambivalence dépend d’un équilibre entre le temps passé à la salle, tout ce que ça implique, et les autres activités quotidiennes. Je pense que la plupart des pratiquants sont dans une situation libératrice. Mais quand le temps passé à la salle prend le pas sur le temps amical, familial, et devient obsédant, on perd le fil. L’activité devient alors une contrainte qui nous échappe. Cette limite dépend d’une balance entre le temps passé à la salle et dans d’autres sphères qui sont aussi une source potentielle de valorisation.
[Matteo Pugliese]
Vous êtes économiste, sociologue, mais aussi pratiquant vous-même. En passer par des outils conceptuels était-il une manière de mettre à distance votre propre pratique ?
En partie. J’ai cherché à objectiver certaines choses que je pouvais vivre, mais je voulais aussi aller plus loin dans la réflexivité : interroger mon propre parcours, pourquoi j’avais fait ces choix-là… On a toujours peur en sciences sociales de s’appuyer trop sur son expérience, sur le sens commun. On en parle et puis on l’évacue. On fait tout une batterie de tests pour bien montrer qu’il ne s’agit surtout pas de soi mais des autres. Pourtant, moi aussi je viens de cette pratique-là : je prends des protéines, j’ai connu des phases difficiles liées à cette activité, etc. Donc je ne juge pas. J’ai aussi voulu m’engager personnellement dans cette histoire. Par ailleurs, ce livre m’a permis de concevoir qu’on ne parle pas suffisamment, voire pas du tout, du corps en économie. On parle d’individus qui agissent, qui travaillent, on parle d’un système, mais on ne réfléchit pas aux émotions, à ce qu’on fait de son corps au cœur de ce système.
En sociologie du sport, on a plus l’habitude d’études ethnographiques, d’observation participante : la boxe, les travaux de Loïc Wacquant ou, plus récemment, ceux de Jérôme Beauchez en sont un exemple.
J’avais peut-être peur d’être trop dans la description de ce que je vivais. Je voulais prendre un peu de distance : l’angle économique le permettait. La plupart du temps on a un regard médical ou sociologique sur ces pratiques sportives. En passer par l’économie ajoutait quelque chose de nouveau : les liens avec un système, la manière de se l’approprier, les rapports quotidiens qu’on entretient avec lui… J’aurais pu revenir à mes données de thèse, pour laquelle j’ai étudié trois salles, et les décrire à fond. Mais ça n’était pas l’objectif de ce livre. J’ai vu d’autres exemples ailleurs, en France et à l’étranger, et je voulais aussi en rendre compte.
Ce qui donne une sorte de manuel d’économie, en plus d’un essai critique. Vous mobilisez beaucoup de notions libérales. Il y a des arbitrages entre l’offre et la demande, et le muscle apparaît soumis à un processus de destruction créatrice… Pourquoi vous êtes-vous centré sur ces notions-là ?
« J’ai voulu resituer cette production du corps autour des rapports de force au sein de ce qu’on appelle le capitalisme des vulnérabilités. »
Quelqu’un comme Schumpeter, qui a théorisé la destruction créatrice des activités économiques1, est fondamental pour comprendre les crises et les transformations du système. J’ai utilisé ce vocabulaire parce qu’empiriquement, un phénomène vraiment marquant du capitalisme contemporain est la sacralisation du modèle de l’entrepreneur. L’entrepreneur sportif en est une forme. Et il s’agissait aussi de critiquer le modèle de l’homo economicus, selon lequel on serait tous pareils, des individus qui agiraient de manière mécanique. Pour produire du muscle, on aurait seulement besoin d’un peu de travail pour accumuler du capital. Bien au contraire : toute cette économie politique du corps nous renvoie à une histoire personnelle particulière. La socialisation autour du corps n’est pas la même en fonction du genre, de la classe sociale. Ça évolue aussi dans le temps. Enfin, il y a un élément caractéristique de l’économie politique qui est central ici : la notion de rapport de pouvoir. Pourquoi cherche-t-on à investiguer son corps, à aller à fond dans l’engagement ? Parce qu’on est renvoyé à nous-même et qu’on a envie d’exister dans ce système. On peut se sentir dominés, vulnérables, en situation d’inconfort dans le quotidien capitaliste et la musculation peut être synonyme d’empowerment, en quelque sorte. Dans la vision libérale qui est la nôtre aujourd’hui — que je ne défends pas —, c’est à l’individu de se responsabiliser, ça n’est pas à l’État ou au collectif de le faire pour lui. Et donc le corps apparaît comme la première ressource disponible. Mais ça n’est pas si simple : derrière il y a beaucoup d’incertitudes, de risques. C’est lourd pour l’individu. J’ai voulu resituer cette production du corps autour des rapports de force au sein de ce qu’on appelle le capitalisme des vulnérabilités2. Dans ce cadre, il y a ceux qui seraient capables de réussir ce corps-là, le corps attendu, pour se protéger sur le plan de la santé et pour se mettre en avant, et il y a ceux qui n’y arriveraient pas. Dans les années à venir, il y aura sans doute une nouvelle fracture autour du « bon corps ».
On constate une forme de biologisation, voire de darwinisme social dans les rapports de force autour du corps : c’est l’idée de Survival of the fittest, la survie du plus apte. Or une sélection basée sur l’aptitude ou l’inaptitude d’un corps apparaît comme fondamentalement validiste…
On est dans des sociétés où tout va très vite, où tout passe par l’image, des sociétés marquées par des vulnérabilités, notamment sanitaires. On veut savoir rapidement si telle personne est fiable ou non. Notre cerveau cherchant sans cesse à catégoriser, afin de se repérer dans l’espace ou dans l’organisation sociale, tous les signes positifs de valorisation vont être déterminants. On utilise le corps comme interface pour se mettre en avant et chercher de nouvelles ressources. La recherche du corps censé être « parfait » selon les normes de référence induit des démarcations entre les corps, et ce dans un contexte moral. Il y aurait le « bon » corps et le « mauvais » corps, le premier étant valorisé et le second dévalorisé. De ce fait, notre perception du handicap place l’individu du côté du second, avec tout un ensemble d’attitudes associées : rejet, pitié, culpabilisation, sur-sollicitude. Cette démarcation renforce l’idée d’une société basée sur l’apparence et sur l’image. Mais comme le disait le sociologue Erving Goffman, la réalité est bien sûr plus complexe que cette binarité.
[Matteo Pugliese]
Le réinvestissement du corps comme unique ressource indique un retournement étonnant vers la définition classique du prolétariat : qui n’a que sa force de travail. Et il faudrait désormais travailler sur soi avant même d’être embauché !
Oui. Et c’est très individualisé. Des débuts de l’industrialisation jusqu’aux années 1970, il existait une force collective émancipatrice pour le travail. Là, ce qui compte, c’est la compétence individuelle, le savoir-être en action — le vôtre, pas celui de quelqu’un d’autre. Que le corps soit un indicateur laisse une chance à certains, peu qualifiés, de reprendre le dessus individuellement en travaillant sur ce capital et d’espérer une certaine mobilité sociale. Pour d’autres, ça peut être un facteur de déclassement.
La salle de sport n’est pas exempte de rapports de force qui peuvent produire et renforcer des hiérarchies et des inégalités. Quelle place pour une analyse en termes de classe sociale ?
Il y a une évolution très forte de l’offre des salles de sport. Dans les années 1980–1990, soit vous alliez dans la salle de l’ancien bodybuildeur local, soit dans un gymnase — et peut-être dans quelques chaînes à Paris. Aujourd’hui il y a une volonté de segmentation de l’offre qui est énorme : d’un côté, des salles low-cost et de l’autre, des salles premium qui différencient d’emblée le recrutement social. Toutefois, dans les salles que j’ai fréquentées, on a affaire pour la majorité à des personnes issues des milieux populaires, ouvriers ou employés. Ça confirme, pour moi, l’idée selon laquelle le corps est perçu comme une ressource directement accessible qu’on peut valoriser individuellement. Pour décrire la place occupée par la musculation dans la vie de ses pratiquants, j’ai fait une typologie. Il y a notamment le modèle de la substitution : le travail professionnel ne fait pas sens, mais le travail individuel à la salle, si : il est donc plébiscité. On retrouve ça davantage chez les personnes issues des classes populaires. D’autres individus peuvent se situer dans un modèle de complémentarité avec leur activité professionnelle, ce qui ne les empêche pas d’être concernés eux aussi par des vulnérabilités plus récurrentes, plus présentes, plus violentes. Dans ce cas, ça transcende le niveau de diplôme ou la classe sociale : il y a l’idée globale de se rendre plus fort par son corps, de donner un sens au travail du corps.
Il y a tout de même une distinction importante. Dans son enquête dans une salle de boxe de l’est de la France, Jérôme Beauchez montre bien que les étudiants et les personnes issues de l’immigration n’attendent pas la même chose de leur pratique. Pour ces derniers, parfois, tout se joue là.
« Il y a notamment le modèle de la substitution : le travail professionnel ne fait pas sens, mais le travail individuel à la salle, si : il est donc plébiscité. »
Oui, pour certains tout peut se jouer là. En fonction de la situation ou de l’histoire personnelle, ça peut être une voie de salut permettant une mobilité ou réussite sociale sinon inaccessible. Mais on voit bien l’inégalité en matière de capitaux. Ceux qui réussissent à mieux maîtriser leur engagement possèdent d’autres capitaux stabilisateurs, et sont issus de classes économiques plus aisées ou culturellement plus valorisées. Il y a aussi des « belles histoires », évidemment.
Des belles histoires qui vont aussi très bien dans le système économique dominant. Rares mais édifiantes, elles mettent en avant quelques cas précis pour motiver les autres…
Et plus encore dans le capitalisme des vulnérabilités ! Technologiquement, celui-ci est marqué par la centralité des réseaux sociaux. Ces derniers laissent croire que n’importe qui peut offrir quelque chose grâce à son corps et réussir grâce à son corps. C’est une transformation économique qui a un impact mental central pour les individus notamment parce que ça crée beaucoup d’aspirations, mais il y a peu d’élus. À mon époque, on pouvait admirer Schwarzenegger grâce à ses films, par exemple, mais on avait intériorisé le fait que le coût d’imitation était trop important pour envisager de devenir comme lui. Aujourd’hui, l’intrication du capitalisme et des réseaux sociaux fait croire à la facilité de la mobilité sociale grâce au corps. Tu t’entraines bien, tu as un « beau corps » : poste une vidéo, ça ne coûte rien ! Et si tout le monde y va, il y a des effets d’engorgement et beaucoup de frustration, de déception.
[Matteo Pugliese]
Un aspect qui reste peu abordé est le devenir de ce capital corporel. Il est précaire en action, mais aussi dans le temps. Comment vieillissent ces corps travaillés ? Quelle retraite envisager ?
C’est un capital labile, déclinant et non-transmissible. Mais il y a une grande variété de trajectoires. Tout dépend de la manière dont les individus continuent d’entreprendre leurs corps. Certains vont maigrir, mais garder une hygiène de vie et un capital musculaire plus élevé que la moyenne à leur âge. D’autres vont tout arrêter et seront très maigres par rapport à la période où ils s’entrainaient. D’autres enfin arrêtent l’entraînement mais continuent de consommer des protéines et deviennent obèses. C’est intéressant d’observer les anciens bodybuildeurs professionnels pour s’en rendre compte. Si on prend l’ancien Mister Olympia, Ronnie Coleman, il a toujours un capital musculaire très important mais ses articulations sont foutues et il se déplace en déambulateur. Il y a une grande diversité des retraites, souvent liées à ce qui se passait dans la carrière. S’il y a une part d’incertitude dans la carrière sportive, il y a aussi, malgré tout, une possibilité de contrôle. Souvent, ceux qui ont réussi à garder une forme de maîtrise au cours de leur carrière vont aussi mieux gérer leur retraite.
La compétition rythme certains sports via des affrontements et incite à l’efficacité, quand le culturisme, la musculation, le fitness décalent ce rapport à la performance vers une compétition avec soi-même. La compétition s’immisce désormais là où elle était auparavant réservée à quelques bodybuildeurs professionnels.
Ce genre de sport confirme l’idée de l’importance de ce qu’on affiche. Dans le culturisme, on cultive la forme du muscle et du corps plutôt que la fonction. Pour un même volume musculaire on n’aura pas les mêmes appréciations entre un rugbyman et un bodybuildeur. Par ailleurs, il y a un rapprochement à faire avec les sports extrêmes autour du dépassement des limites. Le bodybuilding a vraiment popularisé cette façon de s’engager dans la pratique, parce qu’il s’est construit dans le but d’accumuler le plus possible de masse musculaire. S’il n’y a pas de limite. On peut toujours faire mieux, on est souvent insatisfait et on se compare aux autres, ce qui introduit de la compétition là où il n’y en avait pas. Et on trouve même dans des formes plus collectives et ludiques comme le cross-fit des tableaux de performance : work-out of the day, the best of the day… On renvoie les individus à une forme de comparaison, il y en a qui s’en sortent mieux que d’autres. La hiérarchie est devenue centrale. Même dans le loisir, finalement, il n’y a pas de repos.
« C’est une compétition avec l’image qu’on a de nous-même, qui est aussi une mise en danger. »
C’est une compétition au quotidien.
Oui. Un exemple me vient à l’esprit. C’est le nombre de personnes qui m’ont dit prendre des produits interdits par le Comité international olympique (CIO) alors qu’il n’y a pas de compétition à la clé. Je ne dis pas que le dopage se justifie, mais il peut se comprendre au sens sociologique du terme : un compétiteur de bodybuilding prend tel produit pour essayer de gagner. Mais, par contraste, le nombre de personnes qui prennent des produits alors qu’elles sont hors de ce circuit est impressionnant. C’est une compétition avec l’image qu’on a de nous-même, qui est aussi une mise en danger.
On revient aux risques qu’implique cette pratique.
Oui, car ça implique parfois de tout redéfinir en termes d’argent, de temps, en fonction du corps. On ne peut pas par exemple prendre des produits dopants en couple si c’est dissimulé à son conjoint ou sa conjointe. C’est une logique de fuite en avant : plus on en prend, plus on en prendra. Financièrement, visuellement, on ne peut pas le cacher. C’est dans le frigo. Ce qui conduit à faire un arbitrage : est-ce que je continue, est-ce que j’arrête ? Certains continuent au détriment de leurs relations.
[Matteo Pugliese]
Comment cet engagement est-il discuté au sein du cercle amical, professionnel ?
C’est encore une question d’arbitrage. Soit vos amis antérieurs vous comprennent, ce qui renforce votre engagement, soit ils ne vous comprennent pas et souhaitent vous arrêter. Soit vous les écoutez, soit vous vous détournez parce qu’ils vous limitent dans l’engagement et alors vous cherchez d’autres cercles amicaux qui vous conforteront. J’ai un petit regret, c’est de ne pas avoir assez fait le parallèle avec l’anorexie. Si les buts divergent, le processus et la technique sont pareils : la volonté d’aller plus loin, l’incorporation du système, la centralité du travail sur soi, de la transformation dans la douleur… L’idée n’est pas de se taper la tête contre le mur parce qu’on aime la douleur, mais c’est une douleur qui vient du travail. Anorexie, bodybuilding, sports de combat : il y a une recherche et une habituation à la douleur. On retrouve là une logique implicite qui renvoie à une conception du travail propre à Max Weber : le travail est libérateur et constructeur, il faut passer par là pour se transformer. C’est dans cet extrême qu’on a le sentiment d’exister, de se rattacher à la vie d’une certaine manière. D’où aussi le développement des sports extrêmes qui montrent, dans les sensations ou la douleur, qu’on est bien là — quitte parfois à en mourir.
Et pour ce qui est du bodybuilding ?
Dans ce cas, on va tout faire pour se détourner des personnes qui nous ralentiraient et on va trouver des stratégies quotidiennes. Faire semblant de manger, éviter tel contact pour ne pas avoir à manger telle chose dans le cas de l’anorexie. Pour les bodybuilders : ne pas aller à telle soirée parce que ça implique de boire un verre qui équivaut à 60 kilocalories dont 10 de sucres rapides qui vont déclencher de l’insuline, ça risque de faire prendre du gras, et on a une compétition qui arrive ou simplement envie de rester sec pour l’été… C’est là qu’on voit, encore une fois, l’incertitude liée à la carrière du pratiquant. On n’imaginait pas qu’untel irait si loin, ni que tel autre arrêterait tout après un engagement important. C’est une charge mentale énorme pour certains de se dire en permanence ce qu’il faut prendre ou non, à qui en parler. Parce qu’il est parfois difficile de trouver un interlocuteur. Beaucoup m’ont dit avoir essayé de parler à leur médecin de la prise de produits et s’être vu répondre qu’ils étaient fous, qu’il leur fallait une prise en charge par un psychiatre. Des réactions qui braquent évidemment. Il y a une telle attente dans la pratique pour réussir sa vie que ça entraîne aussi parfois des drames.
Pouvez-vous développer cette comparaison avec l’anorexie ?
« Je pense à une phrase de Jay Cutler, un ancien Mister Olympia :
Je ne mange pas par plaisir mais par fonction.»
Ce qui relie l’anorexie au bodybuilding, c’est la notion de travail. C’est par le travail — et la douleur qu’il implique — que l’on espère transformer son corps, et, par là, transformer son être, et donc enfin acquérir un nouveau statut social : on montre ce que l’on est capable de faire, car le corps transformé est la partie visible d’une organisation réussie, d’une rationalisation de la vie réussie, bref, d’un travail réussi. Dans les deux pratiques, pour reprendre la distinction opérée par la sociologue Muriel Darmon, il y a un travail « pour » et un travail « contre ». Le premier désigne l’ensemble des actions entreprises pour transformer son corps, en tant qu’« acteur » : choix des exercices physiques, choix de la nutrition, etc. Le second fait référence à un travail effectué pour renforcer son engagement et se détourner d’une vie antérieure, jugée handicapante pour réaliser le projet de transformation du corps : en particulier, on ne veut pas de relations (familiales, amicales) qui nous régulent dans le sens inverse de ce que l’on veut obtenir. Donc il faut faire un travail contre ça.
L’engagement que vous décrivez chez certains culturistes les rapproche des sportifs de haut niveau.
Tout à fait ! C’est même impressionnant. Il ne leur manque que la reconnaissance dans leur discipline dans des compétitions classiques, mais il y a la même attention à tout planifier, la même expertise nutritionnelle ou médicale. Je pense à une phrase de Jay Cutler, un ancien Mister Olympia : « Je ne mange pas par plaisir mais par fonction. » Tout est résumé. Il n’y a aucun plaisir au-delà de réussir ce que j’ai entrepris. Qu’on mange des pommes de terre frites, à l’huile, à l’eau ou crues peu importe, ce qui implique aussi un travail de la nourriture.
[Matteo Pugliese]
Les sports de combat s’invitent de plus en plus dans les salles de sport : boxe, grappling, kick-boxing, krav-maga… Est-ce que ça implique une évolution dans les corps attendus ou recherchés ?
Oui, et c’est lié encore une fois aux évolutions du système économique. On est marqué par le capitalisme des vulnérabilités. Un corps figé, celui du bodybuildeur, produit d’une accumulation extrême, qui renvoie l’image d’une statue, ne me semble pas adapté à ce qui nous attend, c’est-à-dire survivre, être endurant, adaptable. L’avenir va privilégier le corps du cross-fitter. On observe une évolution des attentes autour du développement musculaire pour ces raisons-là. Je pense que l’âge d’or du culturisme appartient aux années 1980–1990, et n’est pas sans lien avec la compétition Est-Ouest. La valorisation n’était pas la même — d’un côté l’entrepreneur qui réussit, de l’autre le système qui le permet —, mais le but était similaire : accumuler de la masse. On a vu aussi de grands champions soviétiques, notamment haltérophiles. Ce modèle-là me paraît dépassé. Aussi, économiquement, on voit que beaucoup d’entreprises ne peuvent pas survivre, que les plus grosses absorbent les plus petites, ce qui a poussé les salles à se diversifier. Vivre uniquement de la boxe ou du culturisme n’est pas le modèle du futur. Il leur faut parvenir à trouver un équilibre entre les activités et avoir un ancrage spécifique, par exemple socialement, pour se distinguer. On ne peut pas faire un supermarché du muscle — boxe, grappling, krav-maga, bodybuilding, cross-fit — s’il est impersonnel. Le glissement des activités les unes vers les autres s’explique aussi par les nécessités économiques du secteur, la recherche de rentabilité. Beaucoup de salles très spécialisées ont fermé des suites de la pandémie — la salle de combat où j’allais, par exemple.
Vous parlez du mouvement, de la capacité de s’adapter. Beaucoup de personnes aujourd’hui travaillent assises, puis vont à la salle où elles le sont encore, cette fois sur un banc de musculation ou le siège d’une machine. Pourquoi cette persistance de la fixité ?
On en revient à votre première question. La salle est un univers spécifique dans lequel on se sent bien, où on fera des choses qu’on ne fera pas par ailleurs. Par exemple, je n’aime pas courir ou faire du vélo dehors : il y a des voitures, il faut ralentir… Ça n’est pas la façon dont j’ai appris à concevoir cette activité-là. Faire du vélo d’appartement, courir sur un tapis, j’aime bien. Il y a aussi quelque chose d’obsessionnel derrière. Sur le tapis il n’y a pas d’obstacle : la salle est l’univers où l’on sait où on va, pourquoi, ce qui est rassurant. La salle offre des certitudes mentales là où le système actuel présente beaucoup d’incertitudes.
De plus en plus de salles sont en libre-service, à la carte, sans cours… On rejoint ici l’analyse du sociologue états-unien Jonathan Cray dans 24/7 : outre l’accessibilité permanente, il y a aussi une injonction à une forme de frénésie dans la dépense.
« Dans le capitalisme des vulnérabilités, le corps musclé est alors susceptible d’être réapproprié par l’extrême droite pour ces raisons. »
C’est lié à l’urbanisation oui et aussi à l’accroissement de l’individualisme. On prend sans donner. Le bodybuilding est l’incarnation extrême de ça. On prend pour soi seul et on le met en avant. En regardant les vidéos de bodybuildeurs, j’ai toujours été frappé de constater à quel point ils paraissent seuls : ils s’entraînent seuls, ils ont des casques sur les oreilles… Ça me fait penser au travail d’un sociologue que j’apprécie, Robert Putnam, qui avait écrit en 2000 un livre intitulé Bowling alone. Sa thèse portait sur le déclin du capital social aux États-Unis. Certaines salles illustrent bien ce processus et le renforcent. Et je m’inclue dans cette dynamique : j’ai quelques connaissances à la salle où je vais maintenant — une grande chaîne plutôt low-cost — mais quand j’y vais, je ne veux parler à personne : j’y vais pour rentabiliser le temps que j’y passe. En même temps, d’autres modèles apparaissent qui sont plus onéreux : on cherche un espace de bien-être où il est aussi possible de se relaxer, mais où on pourra aussi faire du réseau par le sport. C’est un modèle qui s’est beaucoup développé dans les grandes villes après les confinements pour des personnes plus friquées. Il y a donc une diversité de l’offre qui se profile mais, comme dans tout processus capitaliste, il y a un phénomène de concentration. Derrière l’impression d’une variété immense, de la présence de petites salles particulières, il y a surtout des grands groupes.
Dans un entretien, vous avez affirmé qu’il serait faux de trancher entre part aliénante et émancipatrice de ces pratiques sportives. On constate toutefois un surinvestissement du corps par certaines figures d’extrême droite. Pour eux, les militants de gauche sont autant d’« hommes soja » dont la masculinité aurait disparu.
L’extrême droite prospère sur deux choses. D’abord, retrouver un ordre visible et protecteur. Le corps musclé, dans notre imaginaire, renvoie à ça. Pensez aux dessins animés, aux films. Ensuite, elle prospère grâce à des messages hyper simples. On ne croit pas aux élites, on n’a pas besoin de discours intellectuels compliqués, mais on a besoin de corps forts et musclés… D’où cette fascination pour le muscle visible dans ces milieux. Le muscle, dans notre imaginaire, c’est la force : la force c’est la résistance mais aussi la domination d’un individu sur un autre, ou d’un groupe sur un autre. Le muscle, c’est aussi une masse visible qui semble « figée », d’où la référence à un ordre fantasmé : telle une statue avec une représentation de corps musclé, le muscle d’une personne vivante incarne un ordre qui ne bouge pas, inaltérable, insensible au temps et aux changements. Dans le capitalisme des vulnérabilités, le corps musclé est alors susceptible d’être réapproprié par l’extrême droite pour ces raisons.
[Matteo Pugliese]
Vous terminez l’ouvrage sur une question : quelle serait une « pratique agenrée » du sport ? On peut penser par exemple aux katas, ces démonstrations techniques dans certains arts martiaux, comme le judo ou le karaté, qui peuvent être pratiqués en binôme mixte. Un réinvestissement de la technique au profit de la performance physique serait-il une des options envisageables ?
Ce serait porteur d’égalité et d’un renouvellement des attentes vis-à-vis du sport. On reste marqué par l’idéal de performance jusque dans les cours d’EPS. On peut être performant avec d’autres critères, techniques notamment. La pratique occidentale a eu tendance à transformer les arts martiaux asiatiques, par exemple le judo, et on gagnerait à revenir à d’autres manières de faire, où l’activité physique est présente mais répond à des attentes collectives. C’est là qu’on trouvera des formes d’émancipation et d’égalité. C’est peut-être un des grands apports des sports de combat : une acceptation plus grande de la mixité de genre.
L’apprentissage technique fait réfléchir à l’idée de maîtrise, de contrôle, de partage de la connaissance et permet la valorisation d’autres résultats que la performance hiérarchisée.
Dans les arts martiaux ou les sports de combat, on est dans l’obligation de se confronter, on se concentre sur une autre personne. À titre personnel je l’ai vécu comme ça, comme une forme de travail différent. Dans certains sports de combat il y a un apprentissage de la motricité, de la mobilité, qui est fondamental et qui devrait être dispensé plus largement, à l’école notamment. Il y a une inégalité croissante entre les élèves vis-à-vis de la performance telle qu’on l’entend aujourd’hui, et ces sports-là pourraient permettre de reconsidérer ce que serait une activité de bien-être pour tout le monde. Tout ce qui participe à l’idée d’une mixité me semble favorable. Pensons par exemple aux relais mixtes au biathlon. Il y a des choses à revoir — dans ce cas-là, ce sont toujours les hommes qui franchissent la ligne d’arrivée —, mais il y a aussi des sources d’espoir.
[lire le septième volet | Sport et capitalisme vert : des records quoi qu’il en coûte]
Photographie de bannière : Matteo Pugliese
- Pour Joseph Schumpeter, le système capitaliste et libéral est gouverné par l’innovation et le progrès technique, deux forces motrices qui expliquent que le système ne soit jamais à l’arrêt. En créant, il détruit et restructure donc nécessairement les produits, les marchés, les besoins.[↩]
- L’expression renvoie à un système capitaliste constamment ponctués de crises, économiques, politiques, sanitaires, etc, depuis les années 1980, qui renforcent les peurs et les incertitudes des individus[↩]
REBONDS
☰ Lire notre article « Boxer contre les stéréotypes de genre », Yann Renoult, février 2020