Marie et Thierry : le pain et la terre

15 mai 2022


Texte paru dans le n° 9 de la revue papier Ballast (juin 2020) | Série « Agriculture paysanne »

Nord-Ouest, dépar­te­ment de la Sarthe. Thierry, presque 60 ans, par­court ses champs — ceux qu’ont culti­vés avant lui ses parents. Marie, elle, a 53 ans. Dans le four­nil, elle mélange à l’eau, au sel et au levain une farine issue des céréales pro­duites dans les par­celles de leur ferme. Tous deux sont issus du milieu agri­cole et tous deux ont, dans leur jeu­nesse, pas­sé plu­sieurs années loin du tra­vail de la terre. Mais ils y sont reve­nus, se déta­chant des pra­tiques « conven­tion­nelles » fami­liales au pro­fit d’une agri­cul­ture bio­lo­gique. Rencontre avec ce couple de pay­sans-bou­lan­gers. ☰ Par Roméo Bondon


[lire le troi­sième volet de notre semaine « Agriculture paysanne »]


Les champs ont été les­si­vés par les pluies. Les haies les plus résis­tantes sont par­se­mées de gui. Depuis un poteau élec­trique, une buse couve la route du regard. Des pas­se­reaux — pin­sons, gros-becs casse-noyaux, moi­neaux et mésanges — se dis­putent les rares baies qui sub­sistent. Un pan­neau, bien­tôt, indique : « Vente à la ferme, pain, farine ». Une cour s’avance. À droite, en entrant, un han­gar ouvert, simple toit de tôle abri­tant trac­teurs et machines ; à gauche, un four­nil dont on mesure l’activité aux pâtes qui lèvent dans les bacs, aux gestes rapides des bou­lan­gers — ils sont trois, ce jour. Une dépen­dance abrite la meu­ne­rie. Les céréales culti­vées dans les champs qui cernent la ferme y tran­sitent avant d’être déchar­gées, une fois réduites en farine, dans le four­nil qui, chaque ven­dre­di, sert éga­le­ment de boutique.

Bien sou­vent, la ren­contre de Marie et Thierry est pré­cé­dée de celle de leur pain. Nombreux sont ceux qui en acquièrent plu­sieurs kilos sans bien connaître sa pro­ve­nance exacte. Tout juste peuvent-ils jurer que ce pain-là est « local » et « issu de l’agriculture bio­lo­gique », comme l’assurent les maga­sins dans les­quels ils le trouvent. Ils seront peut-être plus diserts une fois la miche tran­chée : aspect râblé du petit épeautre, dont la cou­leur tire sur le jaune et qui sent le miel fores­tier ; ampleur de la mie aérée du blé ancien, grif­fures d’une croûte lar­ge­ment entaillée par la grigne1. Derrière cette den­rée quo­ti­dienne, en son temps fêtée par l’ethnologue liber­taire Élie Reclus et pour laquelle l’anarchiste Piotr Kropotkine sou­hai­tait en 1892 lan­cer un peuple entier à sa conquête, on trouve des pay­sans et des arti­sans. S’ils ne citent ces deux figures révol­tées, le pain de Thierry et Marie a bien quelque chose de politique.

« Le couple a gran­di au sein de leurs fermes fami­liales res­pec­tives, sépa­rée l’une de l’autre d’une poi­gnée de kilomètres. »

Lui va sur ses 59 ans. L’agriculteur exprime ses désac­cords sans pin­cettes mais sait écou­ter les argu­ments de son inter­lo­cu­teur. Le front haut, une pro­fonde fos­sette au creux du men­ton, les marques de son visage ne sont pas celles de l’âge. Une paire de lunettes sérieuses le barre en par­tie. Marie a 53 ans. Timide s’il lui faut par­ler d’elle, elle se fait inta­ris­sable dès lors que vient le moment de débattre. Sous ses boucles épaisses, ses yeux témoignent d’une curio­si­té alerte. La voir atten­tive aux paroles des autres convainc de sa sin­cé­ri­té. Le couple a gran­di au sein de leurs fermes fami­liales res­pec­tives, sépa­rée l’une de l’autre d’une poi­gnée de kilo­mètres ; en sont par­tis puis reve­nus, pour s’installer dans l’une d’elles voi­là vingt-cinq ans.

Sise à l’orée d’un vil­lage d’à peine 200 habi­tants, aux confins de la Sarthe, l’exploitation a bien chan­gé depuis que les grands-parents de Thierry l’ont ache­tée, presque un siècle aupa­ra­vant. « On a aujourd’hui le même assu­reur qu’eux en 1927 », s’amuse-t-il à rap­pe­ler. Sa sta­ture et son regard enthou­siaste ne tra­hissent rien de la fatigue qui se fait plus pré­sente à mesure que les années passent — la retraite approche. La réforme gou­ver­ne­men­tale en cours, « lamen­table » et « ame­née de manière scan­da­leuse », ne le concer­ne­ra pas, ou bien peu. Marie a pour sa part une dizaine d’années de tra­vail devant elle. Plus pré­gnants sont les ques­tion­ne­ments concer­nant la suite de l’exploitation. C’est avec deux per­sonnes — quatre désor­mais, avec les sala­riés de la bou­lan­ge­rie — que le site fonc­tionne. À Thierry les tra­vaux des champs, à Marie la confec­tion des pains. Aucun de leurs quatre enfants ne se des­tine à pour­suivre l’œuvre fami­liale — « Et c’est bien comme ça », s’entend-on répondre si l’on ose la ques­tion rebat­tue de la suc­ces­sion. Trois enfants sur quatre ont d’ailleurs déser­té pour des études dans des villes plus ou moins loin­taines. Seul l’un des enfants, Hugo, est contraint de res­ter, en rai­son de son autisme et du manque de moyens alloués à la prise en charge de son trouble neu­ro­bio­lo­gique. Trop âgé pour être accueilli dans un centre dédié aux mineurs, il conti­nue cepen­dant de s’y rendre en atten­dant une place ailleurs. Pudeur par­ta­gée, on ne s’étendra pas sur le sujet ; Hugo nous accom­pa­gne­ra une bonne par­tie de la journée.

[Élymes et orge]

Trois géné­ra­tions se sont sui­vies sur la ferme. Lorsqu’il reprend l’exploitation trente ans après les débuts de ses parents, Thierry hérite d’un modèle d’exploitation agro­no­mique inten­sif en même temps que de la ges­tion des cultures. Son père, cin­quième enfant d’une famille de sept, s’était bat­tu pour obte­nir sur ses aînés le droit de tra­vailler là où ses propres parents avaient œuvré. À force d’abnégation, il a repris la ferme au début des années 1960 : « Des vaches, des bœufs, un peu de cochons, de la volaille : la ferme d’antan », résume Thierry. Avec leur époque, ses parents ont bas­cu­lé dans l’agriculture moderne. À part quelques vaches allai­tantes, l’élevage est aban­don­né, et les 80 hec­tares de terres, dont la plu­part louées au châ­te­lain local, sont vouées aux cultures (blé, maïs, col­za : autant de den­rées qui sont livrées à la coopé­ra­tive pour y être trans­for­mées en ali­ments pour le bétail). Suivant les conseils d’amis céréa­liers dans « la plaine » — Beauce, Oise, Picardie —, le père de Thierry concré­tise la muta­tion de l’exploitation, engrais et intrants chi­miques rem­plis­sant leur office. Alors que son fils est sur le point de prendre sa suite, il clai­ronne au vil­lage sa réus­site : Thierry n’aurait rien d’autre à faire que de pour­suivre son œuvre, déjà ache­vée. C’est pour­tant d’une tout autre manière que l’entend le fils.

« Je me suis ins­tal­lé par défi », recon­naît ce der­nier. « Je vou­lais mon­trer à mon père qu’on pou­vait faire autre chose » — et d’ajouter, rieur, « à la Terre entière aus­si, évi­dem­ment : on est tous un peu cons quand on a 30 ans ». C’est que Thierry n’a pas tout à fait sui­vi la voie habi­tuel­le­ment emprun­tée par les enfants d’agriculteurs. S’il aide à la ferme dans sa jeu­nesse, il refuse le lycée agri­cole, une « hor­reur » pour l’adolescent d’alors : « Il façonne les jeunes à un âge où il fau­drait qu’ils soient avec tout le monde. » Il part suivre des études de bio­lo­gie à Rennes, puis d’agronomie à Clermont-Ferrand. Son IUT, situé à deux pas de la plaine de la Limagne, — fos­sé tec­to­nique com­blé par des sédi­ments fer­tiles —, le mène spon­ta­né­ment vers l’un des lea­ders euro­péens dans les ventes de semences, Limagrain, qui, comme son nom l’indique, a com­men­cé son acti­vi­té dans la région. Affecté à Chartres puis à Rennes, il est « mal­heu­reu­se­ment » dépla­cé à Alençon pour un poste sur une sta­tion de recherche, puis au Mans, dans le ser­vice com­mer­cial du semen­cier. « Par faci­li­té », il revient dans le vil­lage de ses parents, situé à 15 kilo­mètres de la ville nor­mande. Si son par­cours lui semble, après réflexion, avoir été orien­té dès l’enfance vers la pour­suite de la ges­tion de l’exploitation pater­nelle en rai­son de son sta­tut de gar­çon et du poids des tra­di­tions, Marie modère son fata­lisme. Pour elle, Thierry a tou­jours eu en tête de reprendre la ferme. C’est ensemble qu’ils s’y ins­tallent. Lui a alors 33 ans ; elle, 28.

« Lorsqu’il reprend l’exploitation trente ans après les débuts de ses parents, Thierry hérite d’un modèle d’exploitation agro­no­mique intensif. »

Après deux ou trois années consa­crées à pour­suivre le modèle qui pré­va­lait alors, ils aban­donnent la chi­mie. La char­rue laisse place à des tech­niques sans labour. C’est en agri­cul­ture bio­lo­gique et selon les prin­cipes de la bio­dy­na­mie2 que Thierry et Marie entendent désor­mais conduire l’exploitation. La charge de tra­vail s’accroît : « En une jour­née avec un pul­vé­ri­sa­teur et du RoundUp, tu fais le tra­vail d’un mois en bio. » L’efficacité des intrants chi­miques semble impres­sion­ner Thierry autant que leur toxi­ci­té le rebute. Convaincu que l’agriculture bio­lo­gique suit « le sens de l’Histoire », il peine pour­tant à se sou­ve­nir de ce qui l’a convain­cu. Peut-être n’est-il jus­te­ment pas ques­tion de foi : aux « croyants », nom­breux aux débuts du bio, il pré­fère la rigueur de « scien­ti­fiques » à même d’expliquer ce qu’ils défendent. Pas ques­tion d’appliquer une for­mule miracle : il lui faut d’abord com­prendre son fonc­tion­ne­ment puis en consta­ter l’effet chez les autres, ou dans ses champs. Aussi fait-il confiance à l’expérience. S’il note les limites de la bio­dy­na­mie, c’est après s’être frot­té aux textes de son fon­da­teur contro­ver­sé, Rudolf Steiner, et non sans avoir essayé de l’appliquer dans ses cultures durant une dizaine d’années. Sans être « jamais allé trop loin dans le délire », il dit regret­ter d’avoir aban­don­né la pra­tique. Il constate que les vigne­rons sont de plus en plus nom­breux à la mettre en œuvre, plus atten­tifs que les céréa­liers à la qua­li­té de leur production.

Marie est en accord avec ce désir d’expérimentation et le pousse dans cette voie. « Quand t’es jeune, tu vois ça, c’est magni­fique, une har­mo­nie » : har­mo­nie qui, note-t-elle, n’est tou­te­fois « pas évi­dente à mettre en œuvre ». Par ailleurs, s’ils se sont cha­cun éman­ci­pés du monde pay­san de leur enfance, ça n’est pas pour le quit­ter entiè­re­ment afin de rejoindre d’autres milieux tout aus­si fer­més. « On était très bran­chés par le bio et la bio­dy­na­mie, ça nous a ouvert un hori­zon très vaste, mais on ne sou­hai­tait pas se cou­per des gens qu’on avait connus aupa­ra­vant. » Pour Thierry, c’est à par­tir d’aujourd’hui que l’agriculture bio­lo­gique va deve­nir vrai­ment inté­res­sante intel­lec­tuel­le­ment : peu d’études exis­taient lorsqu’ils se sont lan­cés ; l’augmentation des conver­sions au cahier des charges de cette pra­tique devrait aller de pair avec la for­ma­tion de réseaux et le déploie­ment de recherches scien­ti­fiques sur le sujet.

[Seigle et froment]

Une telle méta­mor­phose cultu­rale n’est tou­te­fois pas sans déplaire à son père. Marie se sou­vient de sa réac­tion : « Il sup­por­tait mal de voir qu’on s’était ins­tal­lés en bio : pour lui, les champs étaient sales. » En effet, à un labour pro­fond est pré­fé­ré un retour­ne­ment super­fi­ciel ; une herbe quel­conque n’est plus consi­dé­rée par défaut comme mau­vaise ; on consi­dère au contraire qu’elle peut s’avérer un utile auxi­liaire, ou sim­ple­ment être une com­po­sante du milieu natu­rel. Si la pré­sence des parents dans l’exploitation s’est atté­nuée avec le temps, les pre­mières années ont été dif­fi­ciles. « Thierry avait tou­jours dit qu’il ne s’installerait pas avec ses parents : mais quand il est reve­nu, ils ne lui ont pas lais­sé le choix. » Plutôt que de démé­na­ger à une quin­zaine de kilo­mètres comme il était conve­nu, les jeunes retrai­tés s’installent dans la mai­son atte­nante de l’autre côté de la rue. « Je n’ai pas été capable de dire non à mes parents. » Il n’est pas rare de croi­ser son père sur la ferme, la peau tra­vaillée par les années, un bleu de tra­vail sur le dos. Et Marie de repen­ser à Au nom de la terre, un film récent qu’elle a vu sur le sujet : « réa­liste, juste », — trop même —, il sou­ligne bien selon elle les rela­tions dif­fi­ciles qui per­durent entre géné­ra­tions d’agriculteurs. Si elle n’a pas eu à subir pareille pré­sence, la ferme fami­liale a néan­moins fait à ses yeux figure de repous­soir durant long­temps. C’est son frère qui, dans le vil­lage voi­sin, a repris l’exploitation des vaches lai­tières de leurs parents, qu’il a lui aus­si conver­tie en agri­cul­ture bio­lo­gique. Impensable, pour elle. D’ailleurs, reve­nir sur une ferme avec Thierry ne répon­dait en rien à ses rêves de jeunesse.

Enfant « du cru », elle n’a qu’un sou­hait : quit­ter l’exploitation de ses parents pour pro­fi­ter des oppor­tu­ni­tés d’une ville. Les études lui en four­nissent la pos­si­bi­li­té : un bac B3 en poche, elle débute une for­ma­tion en ges­tion puis se tourne vers les langues étran­gères qui, à l’université, la séduisent. La néces­si­té d’entreprendre des études courtes la conduit vers un BTS secré­ta­riat tri­lingue, davan­tage pour la seconde des deux men­tions que la pre­mière. Elle se remé­more avec iro­nie sa pro­mo­tion exclu­si­ve­ment fémi­nine, les cours de dac­ty­lo et de typo, le brusque chan­ge­ment impo­sé par la géné­ra­li­sa­tion des ordi­na­teurs… Après une expé­rience dans une PME, elle rejoint Thierry au Mans, où elle ne par­vient pas à trou­ver d’emploi. C’est à Alençon, non loin du giron fami­lial, qu’elle finit par trou­ver un poste stable. Tandis que Thierry décide de reprendre la ferme, Marie donne sa démis­sion d’une entre­prise qui, quelques mois plus tard, dépo­se­ra son bilan : plu­sieurs usines ferment. Au total, près de 3 300 postes seront sup­pri­més dans la région. De cela, les petites villes des alen­tours — Mamers, Argentan — peinent encore à se remettre. Qui, d’ailleurs, s’en sou­cie par­mi les déci­deurs natio­naux et locaux ? Marie a bien choi­si son moment pour quit­ter l’industrie ; c’est désor­mais au sein de la ferme qu’elle va cher­cher à exer­cer une activité.

« Le couple met un point d’honneur à fonc­tion­ner en auto­no­mie, du semis au pain. La meu­ne­rie est l’étape inter­mé­diaire entre le champ et le fournil. »

Alors qu’elle affir­mait quelques années plus tôt ne vou­loir en aucun cas vivre avec un agri­cul­teur et dans une exploi­ta­tion agri­cole, c’est bien dans cette situa­tion qu’elle est aujourd’hui. Les condi­tions ne sont cepen­dant pas les mêmes que celles qu’elle avait connues enfant. « Vu com­ment mes parents tra­vaillaient avec les vaches lai­tières, c’était hors de ques­tion. Si Thierry avait fait ça, je ne reve­nais pas à la ferme. » Sa ren­contre avec une néo-bou­lan­gère la convainc de ten­ter l’aventure : elle se donne six mois pour se lan­cer dans la trans­for­ma­tion en pain des farines pro­duites sur place. Depuis, la clien­tèle et les com­mandes vont crois­sant d’année en année. Ça n’est pas la pas­sion que Marie invoque pour com­men­ter sa déci­sion : « J’ai choi­si un métier ici en fonc­tion de ce qu’on pou­vait faire avec les condi­tions qu’on avait. » L’intérêt est néan­moins patent, et le résul­tat au ren­dez-vous. C’est plus de 600 kilos de pain qui sont chaque semaine livrés, ou ven­dus direc­te­ment à la ferme. L’organisation est bien rodée : les levains sont pré­pa­rés la veille, puis la mati­née est dédiée aux mélanges et à la pousse des pâtes. Le four, impo­sant outil pla­qué de métal noir, monte en tem­pé­ra­ture pen­dant ce temps, régu­liè­re­ment ali­men­té en bois. L’après-midi, les four­nées s’enchaînent. Bien que les tâches soient les mêmes d’une semaine à l’autre, chaque jour impose de s’adapter en fonc­tion de « la tem­pé­ra­ture, la sai­son, le temps qu’il fait, la farine » — de rou­tine, il n’est pas ques­tion. D’autant que l’embauche de deux sala­riés implique que des volumes plus consé­quents soient écou­lés, que de nou­veaux pro­duits soient pro­po­sés. La pause mati­nale per­met, autour d’un café atten­du, que tous les tra­vailleurs se rencontrent.

Julie tra­vaille depuis trois ans avec Marie. Diplômée de géo­gra­phie, et elle aus­si com­pagne d’un agri­cul­teur en bio, elle s’apprête à pas­ser son CAP. Formée par la quin­qua­gé­naire, c’est non sans fier­té que celle-ci sou­ligne la pas­sion avec laquelle Julie prend part à l’activité du four­nil. À leurs côtés, Benoît, la tren­taine, bou­lan­ger de for­ma­tion, a rejoint la ferme depuis l’année pré­cé­dente. Quelques réflexes acquis en bou­lan­ge­rie tra­di­tion­nelle ont don­né du fil à retordre à Marie. Les farines pro­duites sur place n’ont pas la force et l’équilibre de celles pro­po­sées par les meu­niers indus­triels. Mais elles ont l’avantage d’être vivantes, plus digestes et nour­ris­santes. Marie pour­suit : « On ne va peut-être pas faire la même chose que les autres mais ça n’est pas grave, on ne va pas ache­ter de la farine à côté, ça n’a aucun inté­rêt. » Le couple met un point d’honneur à fonc­tion­ner en auto­no­mie, du semis au pain. La meu­ne­rie est l’étape inter­mé­diaire entre le champ et le four­nil. C’est dehors, entre les han­gars abri­tant les mou­lins et celui où est entre­po­sé le grain, que Thierry aborde le sujet.

[Blés anciens]

« De l’humidité par­tout, de la conden­sa­tion par­tout, c’est le temps que je déteste le plus. » Évitant les flaques de boue, Thierry va d’un lieu à l’autre pour pré­pa­rer ses mou­tures. Un seau dans une brouette : le trans­port des céréales est rudi­men­taire. C’est l’épeautre qui, ce matin, est pas­sé à la brosse à grain avant d’intégrer l’un des trois mou­lins. Il mau­grée contre le plus grand d’entre eux, qui n’est que bri­co­lage. Il faut pour aller de l’un à l’autre en lou­voyer entre les sacs de sons et de grains : un joyeux bazar qui désole l’agriculteur. « Je devais faire ça avant Noël… J’espère au moins y par­ve­nir avant la retraite », plai­sante-t-il à demi. « C’est ridi­cule », mais « ça va se faire ». Tandis qu’il nous détaille le fonc­tion­ne­ment des machines, un chien répon­dant au nom d’Éthique saute joyeu­se­ment de tas en tas. Le désordre rela­tif est pour lui un ter­rain de jeu.

Thierry montre du doigt un bac empli d’épis colo­rés et explique avec entrain la der­nière culture qu’il a mise en place. Comme un pied de nez au modèle qu’il a aban­don­né vingt ans plus tôt, Thierry a effec­tué cette année sa pre­mière récolte de maïs, afin de faire « de la semoule pour du pain, ou de la polen­ta ». Une varié­té vient du Portugal et donne un épi presque blanc ; l’autre, ori­gi­naire du Sud-Ouest, un épi rouge fon­cé. C’est un couple de pay­sans-bou­lan­gers bre­tons qui les leur a four­nies. De même que pour le blé, ce ne sont pas des semences pures qui sont uti­li­sées, mais des « popu­la­tions » : les pre­mières sont sélec­tion­nées pour être stan­dar­di­sées, là où les secondes le sont pour leur diver­si­té. Fruits d’expérimentations et d’observations empi­riques, les « semences pay­sannes4 » trouvent ici des défen­seurs convain­cus. « C’est un mou­ve­ment génial », com­mente Thierry. Depuis plus de dix ans, ce sont tou­te­fois les mêmes semences qui sont employées pour le blé, le grand et le petit épeautre… « Je les uti­lise mais je ne les sélec­tionne pas, je n’ai pas le temps. » Satisfait de la farine et du pain obte­nu avec ses céréales, il ne res­sent pas le besoin de pous­ser plus loin les expé­ri­men­ta­tions. C’est pour­tant un désir sin­cère d’échange qui se dégage de ses expli­ca­tions. S’il dis­po­sait d’un temps suf­fi­sant, il s’impliquerait davan­tage encore dans les groupes for­més à l’échelle du département.

« Fruits d’expérimentations et d’observations empi­riques, les semences pay­sannes trouvent ici des défen­seurs convaincus. »

La ques­tion syn­di­cale est tout autant pro­blé­ma­tique. Thierry est admi­nis­tra­teur et membre fon­da­teur du groupe des agri­cul­teurs bio de la Sarthe depuis plus de vingt ans. C’est là qu’il a ren­con­tré tous ses amis de la Confédération pay­sanne, pour laquelle il assure tou­jours voter aux élec­tions de la Chambre d’agriculture. Cependant, il cotise depuis ses débuts au syn­di­cat majo­ri­taire. Il modère la contra­dic­tion : « J’ai tou­jours coti­sé à la FNSEA5 en tant que struc­ture de défense des agri­cul­teurs. » Puis sou­tient qu’il ne va « jamais aux manifs de la Fédé ». À mesure que l’on avance dans la dis­cus­sion, il se fait plus dur avec le syn­di­cat chantre de l’agriculture indus­trielle : « Qu’est-ce qui peut jus­ti­fier que je cotise encore ? Ça com­mence à me coû­ter. » Les conseils déli­vrés par les ser­vices locaux sont bien utiles, mais il pour­rait sûre­ment en béné­fi­cier auprès d’autres groupes. « Il faut for­cé­ment avoir des failles », semble-t-il s’excuser.

C’est comme des « guer­riers » que le couple consi­dère les agri­cul­teurs conven­tion­nels d’aujourd’hui. Et le plus achar­né d’entre eux ne serait autre que la pré­si­dente de la FNSEA, Christiane Lambert — dans la bouche de Thierry, être une guer­rière, « ça n’est pas glo­rieux du tout ». Il l’a vue deux ans plus tôt à une réunion du syn­di­cat, au siège du dépar­te­ment, « pour entendre ce qu’elle dit aux agri­cul­teurs quand il n’y a que des agri­cul­teurs dans le public ». Son juge­ment s’est confir­mé : « Elle n’a pas une conscience de citoyenne, mais d’agricultrice au milieu d’agriculteurs, dont elle doit s’assurer qu’ils tirent le plus d’avantages pos­sible de cette socié­té-là. »

[Orge]

À une défense « cor­po­ra­tiste » peu effi­cace, qu’il déplore éga­le­ment dans d’autres sec­teurs d’activité (« Les gens de pou­voir sont à l’abri, les petits se battent entre eux, c’est confor­table »), Thierry oppose « l’intérêt géné­ral ». La pos­ture défen­sive de la FNSEA, sou­te­nue par le gou­ver­ne­ment ? Le dis­cours en vogue sur l’« agri­ba­shing » ? Thierry tranche : « Ces agri­cul­teurs n’ont qu’à se confron­ter aux autres et essayer de com­prendre, plu­tôt que de se bra­quer. » Le conflit actuel entre un public de plus en plus acquis à l’agriculture bio­lo­gique et des agri­cul­teurs peu enclins à modi­fier leurs pra­tiques serait le résul­tat de la main­mise des céréa­liers du Bassin pari­sien, grands béné­fi­ciaires des poli­tiques agri­coles depuis les années 1960, sur les ins­tances fédé­rales et publiques. Ce sont eux les mieux repré­sen­tés auprès du minis­tère de l’Agriculture et les grands béné­fi­ciaires des sub­ven­tions de l’Union euro­péenne qui, par sa Politique agri­cole com­mune6 sou­tient les reve­nus de nom­breux agri­cul­teurs. Pourtant, le syn­di­cat majo­ri­taire ne séduit plus la tota­li­té de ses adhé­rents. Comme Thierry, beau­coup d’agriculteurs alen­tour ont ces­sé de coti­ser à la FNSEA tout en conti­nuant de voter pour lui aux élec­tions. Mais c’est selon lui davan­tage par indi­vi­dua­lisme que par fidé­li­té qu’il en est ain­si : les ser­vices pro­po­sés par le syn­di­cat res­tent attrayants. À cela s’ajoute le poids de la tra­di­tion. Jusqu’il y a peu, la Confédération pay­sanne, prin­ci­pal syn­di­cat d’opposition, avait une image « anti­clé­ri­cale, bouf­feuse de curés », peu accep­tée dans des cam­pagnes sous influence catho­lique. Si, depuis une tren­taine d’années, la reli­gion a dis­pa­ru des enjeux syn­di­caux, l’inertie fait son tra­vail de sape : les inté­rêts des grands pro­prié­taires conti­nuent de pri­mer sur ceux des plus petits exploitants.

Le mili­tan­tisme, la réor­ga­ni­sa­tion de la ferme et le par­tage d’expériences se heurtent au même obs­tacle : le manque de temps et de capa­ci­té finan­cière. D’idées, Thierry et Marie ne sont pas à court. Tout en res­tant fidèles à celles qui depuis le début les animent, ils sont ouverts à toute idée nou­velle. Mais leur éloi­gne­ment géo­gra­phique est pour eux une réelle contrainte. S’associer, mon­ter un GAEC7 comme beau­coup d’agriculteurs enga­gés dans l’agriculture bio­lo­gique, cela leur plai­rait, mais aucune oppor­tu­ni­té ne s’est pré­sen­tée. « Dans une ferme, tu peux très vite être enfer­mé et seul », tient à pré­ci­ser Marie. « Il n’y a jamais de sécu­ri­té », ajoute Thierry : les expé­ri­men­ta­tions s’évaluent d’une sai­son à l’autre et ne sont pas tou­jours concluantes ; de la réus­site des cultures dépend en bout de chaîne la vente du pain. Les 100 hec­tares exploi­tés assurent une pro­duc­tion suf­fi­sante, mais les aléas cli­ma­tiques rendent cer­taines années dif­fi­ciles. « On n’a pas gagné autant d’argent que les autres. Si on est très contents de notre choix, c’est par­fois dur… » Et l’agriculteur d’ajouter : « On a sui­vi nos idées mais on ne s’est jamais cou­pés des autres. »

« Les autres », ce sont les amis de longue date et tous ceux ren­con­trés depuis, dont les déci­sions n’ont pas été les mêmes et dont les vies sont par­fois radi­ca­le­ment dif­fé­rentes. Si les opi­nions divergent sou­vent des leurs, le couple ne s’imagine pas cou­per les ponts pour pareille rai­son — Thierry citant Brassens à l’appui. C’est d’ailleurs cette fidé­li­té dans les rela­tions qui fait la fier­té de l’agriculteur, autant que toute réus­site objec­tive de la ferme. Il n’est pas rare que la men­tion d’un ancien col­lègue, d’un proche depuis l’enfance ou d’une connais­sance récem­ment revue ponc­tue une phrase. « Poreux aux autres », comme ils se défi­nissent tous deux, le tan­dem n’hésite pas à prendre le temps néces­saire pour pas­ser de l’écoute au par­tage. Les miches don­nées avant de se quit­ter ne font que le confirmer.


[lire le cin­quième et der­nier volet | Atelier Paysan : « Aller vers une socia­li­sa­tion de l’a­li­men­ta­tion »]


Illustration de vignette : Ben Lamare


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  1. Entailles faites sur la pâte avant d’enfourner le pain, des­ti­nées à faci­li­ter la cuis­son et à contrô­ler les aspé­ri­tés de la croûte.[]
  2. L’agriculture bio­dy­na­mique est une démarche spi­ri­tuelle et agro­no­mique cher­chant à réduire les intrants chi­miques par le biais d’une approche glo­ba­li­sante du vivant. Fondée par Rudolf Steiner, créa­teur d’un cou­rant empreint d’une vision éso­té­rique qu’il nomme anthro­po­so­phie, la bio­dy­na­mie n’a pas de réelles assises scien­ti­fiques recon­nues.[]
  3. Auquel a suc­cé­dé en 1995 le bac ES.[]
  4. Voir Notre pain est poli­tique, édi­tions de la Dernière Lettre, 2019.[]
  5. La Fédération natio­nale des syn­di­cats d’exploitants agri­coles (FNSEA), créée en 1946, est le syn­di­cat majo­ri­taire des pro­fes­sions agri­coles. Il défend une vision pro­duc­ti­viste et inten­sive de l’agriculture, a été et reste acteur des poli­tiques de moder­ni­sa­tion de l’agriculture menées par l’État fran­çais.[]
  6. La PAC est une poli­tique mise en place à l’échelle de l’Union euro­péenne, entrée en vigueur en 1962. Elle s’appuie sur deux piliers : le sou­tien du mar­ché, des prix et des reve­nus agri­coles ; le déve­lop­pe­ment rural. Les aides déli­vrées aux agri­cul­teurs pour leur garan­tir un reve­nu sont pro­por­tion­nelles à la sur­face culti­vable, et favo­risent ain­si les grandes exploi­ta­tions.[]
  7. Groupe agri­cole d’exploitation en com­mun.[]

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