Les mobilisations environnementales à l’intersection des luttes voyageuses ?

20 avril 2021


Texte inédit | Ballast

Revenant sur six années d’enquête et de vie par­ta­gée avec les habi­tants des aires d’accueil de « gens du voyage », l’ethnologue Lise Foisneau ana­lyse les consé­quences de l’incendie de Lubrizol sur les luttes voya­geuses. Paradoxalement, les récentes batailles envi­ron­ne­men­tales ont jeté un voile d’ombre sup­plé­men­taire sur les mul­tiples atteintes aux droits fon­da­men­taux subies par les col­lec­tifs roma­ni et voya­geurs. Depuis la fin de la Seconde Guerre mon­diale, les « gens du voyage » n’ont ces­sé de com­battre la condi­tion qui leur est faite : inter­dic­tions de sta­tion­ne­ment, expul­sions, ter­rains dési­gnés, des­truc­tions de lieux de vie. Comment les sciences sociales peuvent-elles objec­ti­ver leurs résis­tances à cet encam­pe­ment ordinaire ?


[lire le deuxième volet]


Un par­fum de cho­co­lat flot­tait autour de l’aire d’accueil de Saint-Menet, à Marseille, lorsque j’y allai pour la pre­mière fois en 2014. À la véri­té, ce jour-là, le vent souf­flait dans la bonne direc­tion : l’odeur pro­ve­nant de la Chocolaterie de Provence l’emportait sur une autre que je n’avais pas encore iden­ti­fiée, un effluve asphyxiant de plas­tique brû­lé. Car nuit et jour, l’usine Arkema rejette des tonnes de ben­zène, un can­cé­ro­gène avé­ré. L’aire d’accueil de Saint-Menet se trouve à moins de 500 mètres d’Arkema. Elle est sou­vent enve­lop­pée par un nuage invi­sible mais oppres­sant. Impossible d’échapper à cette odeur suf­fo­cante qui entre en vous. Je n’ai pas déce­lé ce relent toxique immé­dia­te­ment parce que mes autres sens étaient déjà assaillis. Vue et ouïe étaient satu­rées par les tour­billons venus de l’autoroute et de la voie fer­rée, cha­cune à moins de 20 mètres des cara­vanes, et par le gré­sille­ment d’un impo­sant trans­for­ma­teur élec­trique. En basse conti­nue, un bruit sem­blable à un bour­don­ne­ment pro­ve­nait d’un cir­cuit de modé­lisme pour voi­tures télécommandées.

« Les habi­tants des aires d’accueil semblent avoir acquis comme un pou­voir de trans­fi­gu­ra­tion : méta­mor­pho­ser un envi­ron­ne­ment mor­ti­fère en un chez-soi avenant. »

Passé ce pre­mier choc cau­sé par l’environnement, j’ai fini par faire comme mes voi­sins de cara­vane et oublier que nous vivions dans un cadre si peu accueillant. Quand un lieu de rési­dence vous est impo­sé, autant s’en accom­mo­der : c’est une ques­tion de sur­vie. Dans cha­cune des aires d’accueil où j’ai séjour­né, j’ai ren­con­tré des per­sonnes qui igno­raient avec beau­coup de talent les odeurs de la déchet­te­rie d’à‑côté, le vacarme des avions qui décollent, celui des auto­mo­biles sur l’autoroute, ou encore l’épaisse pous­sière dépo­sée quo­ti­dien­ne­ment sur les cara­vanes. Les habi­tants des aires d’accueil semblent avoir acquis comme un pou­voir de trans­fi­gu­ra­tion : méta­mor­pho­ser un envi­ron­ne­ment mor­ti­fère en un chez-soi ave­nant. Ils ont appris à leurs dépens qu’une contes­ta­tion ouverte déclenche sou­vent une réac­tion plus écra­sante encore, et l’hostilité des lieux qui leur sont réser­vés est signe du manque de consi­dé­ra­tion que les pou­voirs publics ont pour eux. Bassin d’épuration, déchet­te­rie, usine, aire d’équarrissage, ligne à haute ten­sion, cime­tière, auto­route : le voi­si­nage des aires d’accueil sym­bo­lise les poli­tiques qui leur sont imposées.

Une atten­tion média­tique inédite a été por­tée aux aires d’accueil au cours des der­niers mois. Les dis­cri­mi­na­tions subies par les « gens du voyage » ont été ren­dues visibles par le sujet en vogue des inéga­li­tés envi­ron­ne­men­tales. Documentaires, bandes des­si­nées, articles, chro­niques, émis­sions de radio : l’angle envi­ron­ne­men­tal a sem­blé favo­rable à la média­ti­sa­tion des condi­tions de vie des « gens du voyage », notam­ment depuis l’incendie de Lubrizol1. Le pré­sent texte vise à reve­nir sur cette « envi­ron­ne­men­ta­li­sa­tion » des luttes voya­geuses2. Il est aus­si l’occasion d’un retour réflexif sur six ans d’enquêtes eth­no­gra­phiques, sur les embûches du tra­vail scien­ti­fique por­tant sur des col­lec­tifs dis­cri­mi­nés et per­sé­cu­tés sur le ter­ri­toire natio­nal, et, enfin, sur la dif­fi­cul­té d’articuler l’objectivation requise par les sciences sociales avec un enga­ge­ment poli­tique auprès des col­lec­tifs opprimés.

[Marseille, Bouches-du-Rhône (Valentin Merlin)]

Un panoptique pour accueil

Si les habi­tants des aires d’accueil s’appliquent autant à oublier l’environnement dans lequel ils vivent, c’est sur­tout parce que les pol­lu­tions des alen­tours sont bien sou­vent le cadet de leurs sou­cis. Ils doivent d’abord com­po­ser avec le fait d’habiter dans des lieux assi­gnés sous sur­veillance constante. Sur une aire d’accueil, la moindre action, ne serait-ce que bran­cher sa machine à laver, garer son camion ou encore faire un feu, est contrô­lée. Les ges­tion­naires des ter­rains, sou­vent des entre­prises pri­vées béné­fi­ciant d’une délé­ga­tion de ser­vice public, imposent des règle­ments inté­rieurs contrai­gnants qui entravent ces gestes quo­ti­diens. S’installer sur une aire d’accueil revient donc à renon­cer à une par­tie de ses liber­tés les plus élémentaires.

« Sur une aire d’accueil, la moindre action, ne serait-ce que bran­cher sa machine à laver, garer son camion ou encore faire un feu, est contrôlée. »

En arri­vant, il faut « jus­ti­fier par tout moyen de son sta­tut de voya­geur3 », alors même que « voya­geur » n’est pas une caté­go­rie admi­nis­tra­tive en France et qu’il est anti­cons­ti­tu­tion­nel de deman­der à quelqu’un de décli­ner son appar­te­nance eth­nique. Le nou­vel arri­vant doit éga­le­ment accep­ter de se des­sai­sir de ses cartes grises de véhi­cules jusqu’à son départ de l’aire. À ceci s’ajoute l’obligation d’in­di­quer les iden­ti­tés de toutes les per­sonnes occu­pant les cara­vanes — ce qui per­met aux ges­tion­naires de tenir un registre régu­liè­re­ment remis aux forces de l’ordre. Vient enfin l’usage de l’argent : le dépôt d’une cau­tion est obli­ga­toire, qui a la par­ti­cu­la­ri­té de devoir être don­née en liquide — les ges­tion­naires n’acceptant que ce type de paie­ment ; le nou­vel arri­vant doit en outre avan­cer les frais de sta­tion­ne­ment et don­ner une pro­vi­sion pour sa consom­ma­tion d’eau et d’électricité. Ce sys­tème de pré­paie­ment des fluides est une source d’angoisse impor­tante : il faut per­pé­tuel­le­ment anti­ci­per sa consom­ma­tion d’eau et d’électricité au risque de subir l’arrêt des dis­tri­bu­tions en plein milieu d’une nuit d’hiver ou d’un dimanche de cani­cule, moments où l’administration est injoignable.

Ce bref aper­çu des condi­tions néces­saires au sta­tion­ne­ment sur une aire d’accueil illustre la façon dont sont trai­tés ceux que la légis­la­tion désigne comme « gens du voyage ». Chaque inter­ac­tion des ges­tion­naires avec les voya­geurs est empreinte de soup­çon : le règle­ment des aires est pen­sé non pour faci­li­ter la vie col­lec­tive mais pour la contrô­ler. Les moda­li­tés de sor­tie de l’aire (bar­rières auto­ma­tiques et dépôt des cartes grises) sont impo­sées pour res­treindre la capa­ci­té des occu­pants à prendre la route libre­ment. L’aire d’accueil, dans sa maté­ria­li­té même, est orga­ni­sée autour de l’idée que le « voya­geur » est un voleur ou un van­dale. Les ins­tal­la­tions maté­rielles, comme, les blocs sani­taires, sont conçues pour pré­ve­nir des dégra­da­tions, et non pour la san­té, l’hygiène ou le confort des usa­gers. C’est d’ailleurs ain­si que les socié­tés de construc­tion vantent leurs équi­pe­ments des­ti­nés aux aires d’accueil : « [C]e concept [bloc sani­taire] favo­rise une ges­tion simple et éco­no­mique, et a l’avantage de pro­po­ser un pro­duit très solide dans le temps, et étu­dié anti-van­da­lisme4. »

[Rive-de-Gier, Loire (Valentin Merlin)]

Pour le dire sim­ple­ment, les per­sonnes caté­go­ri­sées comme « gens du voyage » sont consi­dé­rées par les admi­nis­tra­tions comme délin­quantes en puis­sance : l’habitation dans les aires d’accueil est pen­sée comme une étape de réédu­ca­tion, d’apprentissage des usages sociaux et de « res­pon­sa­bi­li­sa­tion ». C’est aus­si pour­quoi un cer­tain nombre d’aires d’accueil sont équi­pées de centres sociaux où se suc­cèdent édu­ca­teurs spé­cia­li­sés, assis­tantes sociales et ani­ma­teurs inter­ve­nant dans des pôles « inser­tion » ou « accom­pa­gne­ment aux démarches admi­nis­tra­tives »5. Lorsque des ani­ma­tions sont orga­ni­sées pour les enfants, il est fré­quent de deman­der aux parents 1 euro sym­bo­lique pour la par­ti­ci­pa­tion de chaque enfant ; quand les parents ne veulent ou ne peuvent pas payer, on refuse les enfants pour don­ner une leçon aux parents. Le dis­cours offi­ciel est d’affirmer que cette astuce du paie­ment sym­bo­lique « res­pon­sa­bi­lise » les voya­geurs. Le per­son­nel des centres sociaux est man­da­té d’ap­por­ter la socia­li­sa­tion là où elle n’est pas : les annonces d’emploi d’« accom­pa­gna­teur socio­pro­fes­sion­nel gens du voyage » pré­cisent ain­si par­fois que leur mis­sion est de faci­li­ter « une approche mutuelle de deux cultures qui n’ont pas les mêmes codes sociaux, voire les mêmes valeurs6 ». Cet enca­dre­ment dis­tille un puis­sant sen­ti­ment d’infériorité — à tel point qu’en ce début de XXIe siècle en France, j’ai fré­quem­ment enten­du des habi­tants dire d’eux-mêmes qu’ils n’étaient pas « civi­li­sés ». Ces aires d’accueil sont de ces lieux où l’État gou­verne des popu­la­tions jugées rétives, qu’il faut redres­ser pour les rendre civiles.

« Ces aires d’accueil sont de ces lieux où l’État gou­verne des popu­la­tions jugées rétives, qu’il faut redres­ser pour les rendre civiles. »

Les occu­pants des aires d’accueil sont ain­si encore per­çus et pré­sen­tés comme poten­tiel­le­ment « dan­ge­reux », à l’instar de leurs ancêtres clas­sés comme « nomades » selon la loi de 1912, qui repo­sait sur l’« idée exacte que le nomade est, presque tou­jours, un mal­fai­teur7 ». Lors d’un tour de France des aires d’accueil entre­pris avec le pho­to­graphe Valentin Merlin, plu­sieurs « agents d’accueil » nous ont conseillé de faire « atten­tion à [notre] sécu­ri­té » en nous pré­ci­sant que nous ne nous ren­dions « vrai­ment pas compte de qui [était] en face de [nous] ». Ces mêmes « agents d’accueil » nous ont par­fois dit que nous ne pou­vions pas res­ter sur les aires qui étaient des endroits pri­vés réser­vés aux « gens du voyage » ; d’autres ont appe­lé leurs supé­rieurs ou la police pour nous faire par­tir. Quand ils se ren­daient compte que nous avions l’habitude de sta­tion­ner sur les aires d’accueil, ils dis­pa­rais­saient. Après une conver­sa­tion de ce genre avec un « agent d’accueil » sur l’aire d’Aurillac, de jeunes gar­çons habi­tants des lieux crurent, non sans humour, devoir nous don­ner une expli­ca­tion : « Ici, les gar­diens ne tiennent même pas un an et pour­tant ils [les cadres de l’en­tre­prise VAGO] mettent des kara­té­kas, grands et forts. » Mais, ajou­tèrent-ils en imi­tant une manière de par­ler emprun­tée aux gad­jé8, « ce serait trop dur psy­cho­lo­gi­que­ment pour eux, ils craquent ». Il ne fau­drait pas croire que les sur­veillés se sou­mettent doci­le­ment à ces dis­po­si­tifs de contrôle. En revanche, leurs stra­té­gies de résis­tance sont aus­si nom­breuses qu’il y a de col­lec­tifs par­mi les­dits « gens du voyage », qui ne choi­sissent pas tous l’affrontement, bien loin de là.

Impossible à gouverner ?

La fic­tion d’une « com­mu­nau­té des gens du voyage » est pro­duite par le dis­po­si­tif des aires d’accueil qui crée une uni­té où il n’y en a pas. Le monde du voyage fran­çais, si tant est qu’un tel ensemble ait des contours défi­nis­sables, est com­po­sé d’une mul­ti­tude de col­lec­tifs qui ne se fré­quentent pas tou­jours, qui n’ont pas la même his­toire, pas la même langue, ni les mêmes pra­tiques du voyage. Ce que ces col­lec­tifs voya­geurs ont en com­mun est d’avoir été ras­sem­blés par le lexème9 « gens du voyage » et d’être phy­si­que­ment regrou­pés dans des aires d’accueil. L’idée d’une « com­mu­nau­té » est un effet d’État. Ce contraste entre une frag­men­ta­tion réelle et la repré­sen­ta­tion poli­tique d’un monde unique a des consé­quences impor­tantes. De l’absence réelle d’unité des col­lec­tifs découle l’hétérogénéité des formes de contes­ta­tion des légis­la­tions rela­tives aux « gens du voyage ». Certaines per­sonnes luttent sur le ter­ri­toire fran­çais — à Hellemmes-Ronchin, à Rouen, à Castelsarrasin, à Blois, à Gex, et dans bien d’autres lieux encore —, mais il n’y a pas d’unité de ces com­bats qui portent sur des fronts aus­si variés que les vio­lences poli­cières, l’insalubrité ou un empla­ce­ment toxique10.

[Aubagne, Bouches-du-Rhône (Valentin Merlin)]

Ce contraste entre la dis­per­sion concrète des col­lec­tifs et l’image idéo­lo­gique d’une « com­mu­nau­té des gens du voyage » favo­rise l’émergence de repré­sen­tants auto­pro­cla­més accré­di­tés par les ins­ti­tu­tions offi­cielles. La défense des « gens du voyage » dans l’espace public domi­nant attire des per­sonnes n’ayant sou­vent qu’un pied dans le monde du voyage, voire pas du tout, mais qui se pré­sentent elles-mêmes comme porte-parole ou qui sont trai­tées comme telles par les médias. L’un des effets de ces prises de parole oppor­tu­nistes est qu’elles sont le che­val de Troie de toutes sortes d’associations d’aide ou de défense des « gens du voyage » ou des « Tsiganes », qui sont presque exclu­si­ve­ment com­po­sées de gad­jé. La plu­part des sub­ven­tions publiques ou euro­péennes reve­nant aux col­lec­tifs roma­ni et voya­geurs sont ain­si hap­pées par ces orga­ni­sa­tions. Les membres de ces asso­cia­tions inter­viennent sur les aires d’accueil des « gens du voyage » où ils agissent sou­vent avec un pater­na­lisme décom­plexé. Prétextant aider les « gens du voyage », ces asso­cia­tions confisquent la parole des pre­miers concer­nés : lors de l’incendie de Lubrizol, plu­sieurs d’entre elles ont ain­si envoyé des com­mu­ni­qués aux médias et à diverses ins­ti­tu­tions11 alors même que leurs repré­sen­tants ne s’étaient pas ren­dus sur l’aire d’accueil de Petit-Quevilly après l’accident, et que les voya­geurs qui y habi­taient n’avaient pas été eux-mêmes consultés.

« Ces conflits n’ont pas trou­vé d’expression auto­ri­sée dans l’espace public ; ils furent étouf­fés par les centres sociaux. »

Pour bien com­prendre le rap­port de force qui se joue entre les col­lec­tifs voya­geurs et ces asso­cia­tions, il faut ajou­ter que ces der­nières offrent régu­liè­re­ment des for­ma­tions au per­son­nel des aires d’accueil et aux inter­ve­nants sociaux qui tra­vaillent avec des « gens du voyage ». Il fut même un temps où elles géraient elles-mêmes des aires d’accueil, comme par exemple l’Association régio­nale d’études et d’actions auprès des Tsiganes (AREAT). Ces asso­cia­tions pro­posent aus­si au public de se fami­lia­ri­ser avec les « gens du voyage » : en 2021, la FNASAT four­nit ain­si des modules de for­ma­tion, comme celui qui porte sur les « pra­tiques édu­ca­tives et pro­tec­tion de l’enfance12 ». On y apprend à « mieux appré­hen­der les dimen­sions affé­rentes à la famille et à l’éducation chez les familles du voyage » et à « ren­for­cer les capa­ci­tés d’intervention des acteurs édu­ca­tifs, de la pré­ven­tion et de l’intervention sociale13 ». Ces for­ma­tions ini­tient éga­le­ment à la « ges­tion des conflits », à « l’insertion socio­pro­fes­sion­nelle » des « gens du voyage », etc. Elles pro­curent une acti­vi­té rému­né­ra­trice impor­tante aux asso­cia­tions qui les orga­nisent et assoient le mono­pole de ces der­nières comme repré­sen­tantes des « gens du voyage ». Ainsi se mul­ti­plient les « média­teurs » dont le tra­vail est conçu comme une jonc­tion néces­saire entre les « gens du voyage » et les pou­voirs publics14. Le dis­po­si­tif des aires d’accueil n’est donc pas seule­ment un amé­na­ge­ment pan­op­tique des ter­rains : il pro­fes­sion­na­lise les rela­tions humaines avec « les gens du voyage ».

En écra­sant les asso­cia­tions réel­le­ment com­po­sées par des voya­geurs, les orga­ni­sa­tions des gad­jé empêchent la contes­ta­tion ouverte du dis­po­si­tif des aires d’accueil. Dès la créa­tion des pre­miers « centres pour nomades » après-guerre, des conflits écla­tèrent un peu par­tout en France pour pro­tes­ter contre ce qui était vu par les pre­miers inté­res­sés comme un « par­cage » ou une « mise en réserve ». Ces conflits n’ont pas trou­vé d’expression auto­ri­sée dans l’espace public ; ils furent étouf­fés par les centres sociaux, les asso­cia­tions et de pseu­dos repré­sen­tants, qui eux-mêmes par­ti­ci­paient simul­ta­né­ment à l’élaboration de cette poli­tique d’assignation à rési­dence15. Peu à peu, un seul dis­cours s’est impo­sé poli­ti­que­ment comme ver­tueux : les aires d’accueil seraient l’effet d’une poli­tique huma­niste, le seul com­bat res­tant légi­time étant celui de l’augmentation du nombre d’aires d’accueil afin d’obliger les com­munes répu­tées récal­ci­trantes à appli­quer les lois Besson I et II. Devant la dif­fi­cul­té de construire et de faire entendre une cri­tique poli­tique du dis­po­si­tif qui les contraint, les voya­geurs ont recours à d’autres tac­tiques — la résis­tance se passe sou­vent de mots. Ceux qui ont des reve­nus suf­fi­sants achètent un ter­rain, voire plu­sieurs, pour habi­ter et voya­ger sans sur­veillance. Ceux qui n’ont pas les moyens de tels achats pri­vi­lé­gient les occu­pa­tions dites « illi­cites ». Habiter les aires d’accueil est un expédient.

["Hameau Tzigane", Plan de Grasse (Valentin Merlin)]

Contester le dispositif ?

Lorsque j’ai pro­je­té d’étudier le dis­po­si­tif des aires d’accueil, la pre­mière ques­tion que je me suis posée a été de trou­ver une méthode d’observation scien­ti­fique : com­ment décrire les condi­tions d’existence des per­sonnes appar­te­nant à la caté­go­rie des « gens du voyage » sans redou­bler le sys­tème éta­tique de sur­veillance déjà en place ? Autrement dit, com­ment accé­der aux aires d’accueil sans se pla­cer d’emblée du côté des sur­veillants, c’est-à-dire des tra­vailleurs sociaux et des ges­tion­naires16 ? La réponse à cette ques­tion m’a été sug­gé­rée par un habi­tant de ces lieux, qui nous avait dit, à Valentin Merlin et moi-même, que si nous vou­lions com­prendre ce qu’impliquait être « gens du voyage » en France aujourd’hui, il fal­lait le deve­nir soi-même. Devenir « gens du voyage » n’est pas chose impos­sible, puisqu’il suf­fit pour y par­ve­nir de répondre à des cri­tères exi­gés par l’administration. « Gens du voyage » est une caté­go­rie juri­dique et admi­nis­tra­tive. En 2015, Valentin Merlin s’est donc décla­ré « gens du voyage » au ser­vice des forains de la pré­fec­ture de Marseille. Il devint déten­teur de notre livret de cir­cu­la­tion et endos­sa le rôle patriar­cal de « chef de famille » sur lequel s’appuie encore l’administration pour le contrôle des « gens du voyage ». Munis de ce livret de cir­cu­la­tion, nous avons pu accé­der aux aires d’accueil comme n’importe lequel des « gens du voyage ». Ce choix métho­do­lo­gique n’était en aucun cas des­ti­né à dis­si­mu­ler l’enquête aux habi­tants des aires d’accueil, qui ont tou­jours été infor­més de notre acti­vi­té réelle par­mi eux. En revanche, l’acquisition récente de ce sta­tut demeu­ra un secret bien gar­dé entre eux et nous, à l’abri des regards du pan­op­tique. Les col­lec­tifs habi­tant les cara­vanes connais­saient donc l’objet de mes recherches uni­ver­si­taires, mais les ges­tion­naires des lieux et le per­son­nel du centre social l’ignoraient17.

« Comment accé­der aux aires d’accueil sans se pla­cer d’emblée du côté des sur­veillants, c’est-à-dire des tra­vailleurs sociaux et des gestionnaires ? »

Or, si cette méthode m’a per­mis d’observer la façon dont s’opère la sur­veillance sur les aires d’accueil, du moins celles où j’ai vécu, elle m’a aus­si moi-même pié­gée. Les dis­po­si­tifs de contrôle ayant été pen­sés pour étouf­fer toute résis­tance, ma posi­tion d’observatrice n’était mora­le­ment pas tou­jours tenable, et je me suis retrou­vée obli­gée de prendre par­ti. Les cir­cons­tances dans les­quelles ce bas­cu­le­ment eut lieu méritent d’être racon­tées. Alors que nous étions au début de l’hiver, les com­mo­di­tés sani­taires de l’aire où je me trou­vais n’étaient plus fonc­tion­nelles. Mes voi­sines me char­gèrent d’en tou­cher un mot aux ges­tion­naires de l’aire. Après plu­sieurs semaines de demandes infruc­tueuses et de détresse sani­taire, je déci­dai, avec l’accord de mes voi­sines, d’envoyer une lettre avec accu­sé de récep­tion à l’entreprise char­gée de la ges­tion de l’aire d’accueil. De leur côté, indé­pen­dam­ment, cer­tains des habi­tants du ter­rain avaient ces­sé de régler leurs fac­tures pour pro­tes­ter contre le manque d’entretien du ter­rain, ce qui est l’un de leurs modes de résis­tance usuels. Notre lettre fut sui­vie d’un double résul­tat : une entre­prise de plom­be­rie vint débou­cher les cana­li­sa­tions de l’aire, et Valentin Merlin et moi-même fûmes publi­que­ment « convo­qués au bureau » par le res­pon­sable admi­nis­tra­tif du site. Ce der­nier s’était ren­sei­gné sur nous et mon­tra qu’il connais­sait des détails de la vie de mon com­pa­gnon, et qu’il savait que je menais une sorte d’enquête. Il nous accu­sa d’être res­pon­sables de l’état des cana­li­sa­tions, nous accu­sant de jeter inten­tion­nel­le­ment des petits cailloux et des embal­lages dans les tuyaux d’évacuation des eaux. Après cette convo­ca­tion, les inci­dents désa­gréables se mul­ti­plièrent. L’entreprise pri­vée nous ren­dit fau­tifs du fait que plus per­sonne ne payait le loyer de son empla­ce­ment : les employés par­cou­raient l’aire en racon­tant à qui vou­lait les entendre qu’il y allait avoir un « grand pro­cès » contre nous et que nous étions de « faux gitans ».

Un matin, des huis­siers nous réveillèrent pour nous remettre un juge­ment pro­non­çant notre expul­sion de l’aire d’accueil avec effet immé­diat18. L’entreprise pri­vée gérant l’aire nous avait dis­si­mu­lé qu’elle avait entre­pris une pro­cé­dure à notre encontre, ne nous ayant jamais remis les cour­riers de convo­ca­tion au tri­bu­nal. Il faut pré­ci­ser ici qu’il n’y a aucune boîte aux lettres per­son­nelles sur une aire d’accueil, la remise du cour­rier étant un des moyens d’assujettissement des habi­tants au pou­voir des sur­veillants. L’entreprise pri­vée avait deman­dé notre expul­sion en arguant que nous rési­dions sur l’aire depuis plus de six mois, le règle­ment inté­rieur limi­tant la durée de sta­tion­ne­ment à deux mois renou­ve­lables deux fois. Malgré cette confor­mi­té à la léga­li­té, il s’agissait bien là d’une mesure d’exception visant à nous faire taire, puisque ces durées de sta­tion­ne­ment sont usuel­le­ment dis­cu­tées à l’amiable. Nous avons ain­si appris à nos dépens que le règle­ment inté­rieur des aires d’accueil est invo­qué à dis­cré­tion par les ges­tion­naires comme moyen de pres­sion sur les habi­tants contes­ta­taires. Après notre départ for­cé, nous eûmes la sur­prise de consta­ter que le ges­tion­naire nous avait bla­ck­lis­tés : impos­sible d’accéder aux autres aires gérées par cette entre­prise. Cet inci­dent nous per­mit de décou­vrir une pra­tique abu­sive dont les « gens du voyage » sont fré­quem­ment les vic­times : lorsqu’une per­sonne se plaint ou conteste une ges­tion, si légi­times que soient ses doléances, elle en est expul­sée et se voit pri­vée du droit de séjour­ner sur de nom­breuses aires d’accueil, ce qui a pour consé­quence méca­nique de l’empêcher d’accéder aux condi­tions de sta­tion­ne­ment auto­ri­sées et de la plon­ger de fait dans l’illégalité.

[Cournon-d'Auvergne, Puy-de-Dôme (Valentin Merlin)]

Mais, à vrai dire, l’accès aux aires d’accueil de ce ges­tion­naire nous est deve­nu inac­ces­sible, non seule­ment parce que nous avions contes­té de l’intérieur les condi­tions de vie pré­caires que nous subis­sions, mais aus­si en rai­son de ma posi­tion d’ethnologue. Après notre expul­sion, un employé du centre social de l’aire d’accueil nous apprit en effet que la décou­verte d’une tri­bune que j’avais signée dans Mediapart avait affo­lé les ges­tion­naires. Dans cette tri­bune du 25 août 2015 coécrite avec Cécilia Demestre, une voi­sine de l’aire, le débat autour de la sup­pres­sion du livret de cir­cu­la­tion et l’obligation faite aux com­munes de plus de 5 000 habi­tants d’aménager une aire d’accueil était repla­cé dans la pers­pec­tive his­to­rique longue d’une poli­tique de séden­ta­ri­sa­tion qui ne disait pas son nom. Saisir le tri­bu­nal pour deman­der notre expul­sion était évi­dem­ment pour cette entre­prise un moyen d’empêcher mes obser­va­tions. Suite à cet épi­sode, je pris éga­le­ment conscience que l’expulsion d’une eth­no­logue de son ter­rain sur le ter­ri­toire fran­çais n’intéressait pas grand monde. Alors même que cet inci­dent éclai­rait la dif­fi­cul­té de mener une enquête scien­ti­fique sur le dis­po­si­tif des aires d’accueil, j’eus la décep­tion de consta­ter qu’il ne sus­ci­ta pas de réac­tion publique. Cela tra­dui­sait sans doute mal­heu­reu­se­ment non seule­ment l’indifférence habi­tuelle ren­con­trée par les cher­cheurs sur des ter­rains dif­fi­ciles19, mais aus­si la mécon­nais­sance géné­rale des modes de sur­veillance et de contrôle en vigueur sur les aires d’accueil.

La ques­tion se posait donc de savoir com­ment com­battre cette igno­rance fla­grante et don­ner à connaître les condi­tions de vie des « gens du voyage » en France sur les aires d’accueil.

Les inégalités environnementales comme outils de communication

« Mes enquêtes avaient mon­tré en effet qu’une grande majo­ri­té de ces lieux étaient situés dans des zones extrê­me­ment polluées. »

S’il existe cer­taines ana­lo­gies évi­dentes entre les aires d’accueil et les mis­sions, les réserves et les autres dis­po­si­tifs mis en œuvre un peu par­tout dans le monde pour gou­ver­ner des col­lec­tifs domi­nés, le fait qu’une telle dis­cri­mi­na­tion existe et per­dure sur le ter­ri­toire métro­po­li­tain n’a long­temps cho­qué per­sonne. Il a fal­lu attendre l’émergence des pro­blé­ma­tiques envi­ron­ne­men­tales pour atti­rer l’attention de la frac­tion du public répu­tée sen­sible aux inéga­li­tés et à l’atteinte des liber­tés. En 2016, le col­lec­tif des femmes de l’aire d’accueil d’Hellemmes-Ronchin qui deman­dait une relo­ca­li­sa­tion de leur aire située près de deux usines (béton et concas­sage) a été le moteur d’un éveil de l’opinion. Dès lors, au lieu de décrire exclu­si­ve­ment ces dis­po­si­tifs pour ce qu’ils sont, à savoir une forme légale d’enfermement et d’encam­pe­ment, j’ai choi­si moi-même de pri­vi­lé­gier, au moins momen­ta­né­ment, la des­crip­tion les inéga­li­tés envi­ron­ne­men­tales subies par les « gens du voyage » sur les aires d’accueil.

Mes enquêtes avaient mon­tré en effet qu’une grande majo­ri­té de ces lieux étaient situés dans des zones extrê­me­ment pol­luées, et qu’ainsi, l’intention ini­tiale affi­chée par le légis­la­teur en créant des aires d’accueil, à savoir per­mettre une meilleure prise en charge de la san­té des « gens du voyage », pou­vait faci­le­ment être prise en défaut20. Ces recherches ont éga­le­ment mis en évi­dence le fait que les poli­tiques contem­po­raines se sont construites dès la fin de la Seconde Guerre mon­diale : les pou­voirs publics, qui ne mirent jamais en place de mesures de répa­ra­tion des souf­frances et des spo­lia­tions endu­rées par les « nomades » — caté­go­rie admi­nis­tra­tive anté­cé­dente à celle des « gens du voyage » —, cher­chèrent déli­bé­ré­ment à tirer par­ti des modes d’enfermement expé­ri­men­tés durant l’Occupation21.

[Petit-Quevilly, Seine-Maritime (Valentin Merlin)]

Le 26 sep­tembre 2019 sur­vint l’incendie de l’usine Lubrizol. À moins de 500 mètres du bra­sier se trou­vait l’aire d’accueil de Rouen/Petit-Quevilly où vivaient une cin­quan­taine de per­sonnes caté­go­ri­sées comme « gens du voyage ». Pendant la nuit de l’accident, ces der­nières ne furent pas éva­cuées et ne reçurent aucune consigne de sécu­ri­té22. Quarante-huit heures après l’incident, Valentin Merlin et moi-même nous ren­dîmes sur place et y séjour­nâmes en cam­ping-car : les habi­tants étaient encore étour­dis. L’usine a conti­nué de fumer plu­sieurs jours durant. Après plu­sieurs heures de dis­cus­sion col­lec­tive, les habi­tants déci­dèrent de témoi­gner de leur détresse et de por­ter plainte contre per­sonne non dénom­mée pour mise en dan­ger de la vie d’autrui et omis­sion de por­ter secours. Les ques­tions qui reve­naient le plus sou­vent dans ces dis­cus­sions étaient : com­ment était-il pos­sible que les rési­dents soient obli­gés de payer pour vivre dans un lieu insa­lubre ? Pourquoi la Métropole Rouen Normandie les avait-elle mis dans une situa­tion de si grande vul­né­ra­bi­li­té ? Malgré les recom­man­da­tions offi­cielles23, l’aire d’accueil n’était pas dotée de local de confi­ne­ment, ne dis­po­sait que d’une seule issue de secours (à savoir l’entrée prin­ci­pale) et ne sem­blait pas conforme aux normes sani­taires mini­males. Grâce aux dif­fé­rents réseaux sociaux, notam­ment Facebook et Twitter24), une vidéo que nous avons tour­née sur les lieux atti­ra l’attention de médias natio­naux, au point que France 2 consa­cra « l’œil du 20h » du 3 octobre 2020 aux habi­tants des aires d’accueil, fil­mant aus­si bien l’aire d’accueil de Petit-Quevilly que Saint-Menet d’où nous avions été expul­sés25.

« Comment était-il pos­sible que les rési­dents soient obli­gés de payer pour vivre dans un lieu insalubre ? »

Malheureusement, au lieu de béné­fi­cier aux occu­pants de l’aire de Petit-Quevilly, cette média­ti­sa­tion leur occa­sion­na divers désa­gré­ments majeurs. Les ges­tion­naires du ter­rain avaient l’habitude d’octroyer quelques « faveurs » d’ordres dif­fé­rents aux habi­tants, allant en effet de l’usage de l’imprimante de l’administration jusqu’à des remises sur le coût du sta­tion­ne­ment des cara­vanes de leurs enfants. Alors même que les rési­dents avaient por­té plainte « contre per­sonne non dénom­mée » pour évi­ter toute confron­ta­tion directe avec leur bailleur, dans les semaines qui sui­virent l’incendie, la Métropole Rouen Normandie man­da plu­sieurs fois des huis­siers sur le ter­rain pour faire consta­ter que le règle­ment inté­rieur de l’aire d’accueil n’était pas res­pec­té. Nous fûmes témoins de contrôles de police spec­ta­cu­laires. Les habi­tants de Petit-Quevilly furent mena­cés d’expulsion pour man­que­ment au règle­ment, tac­tiques et argu­ments éga­le­ment uti­li­sés dans le cas de notre expul­sion de l’aire d’accueil de Saint-Menet. Non seule­ment la Métropole Rouen Normandie s’abstint de relo­ger les habi­tants pour les éloi­gner des éma­na­tions toxiques du site encore brû­lant de Lubrizol, mais elle refu­sa toute négo­cia­tion directe avec eux26.

Un an après l’incendie, les habi­tants de l’aire d’accueil de Petit-Quevilly ne sont tou­jours pas relo­gés, même s’il est tou­te­fois ques­tion qu’ils le soient d’ici 2022. La média­ti­sa­tion de leur situa­tion n’a, en somme, per­mis aucun chan­ge­ment de leur sort, pas plus que le col­lec­tif des femmes d’Hellemmes-Ronchin n’a vu le sien s’améliorer mal­gré les inter­views et les repor­tages. Certaines per­son­na­li­tés et asso­cia­tions cherchent tou­te­fois à tirer avan­tage de la situa­tion : d’un point de vue élec­to­ral, des poli­tiques de dif­fé­rents par­tis, notam­ment le PCF ou EELV font cam­pagne sur ce thème ; des asso­cia­tions d’aide aux « gens du voyage » ont, quant à elles, reçu des fonds pour réa­li­ser des enquêtes sani­taires. L’entrée en scène dans l’espace public des inéga­li­tés envi­ron­ne­men­tales dont sont vic­times les « gens du voyage » illustre une nou­velle fois la façon dont les luttes des voya­geurs peuvent être acca­pa­rées par de pseu­dos repré­sen­tants ou des asso­cia­tions. De ce fait réap­pa­raît qua­si méca­ni­que­ment un dis­cours ancien qui se contente de cri­ti­quer l’aménagement et la loca­li­sa­tion des aires d’accueil plu­tôt que de dénon­cer le dis­po­si­tif d’encam­pe­ment lui-même. La remise en cause géné­rale du dis­po­si­tif des aires d’accueil dis­pa­raît pour lais­ser place aux décla­ra­tions affir­mant que ce n’est pas la légis­la­tion qu’il faut ques­tion­ner, mais son appli­ca­tion par les communes.

[Petit-Quevilly, Seine-Maritime (Valentin Merlin)]

Réaffirmons-le donc : l’aménagement des aires d’accueil et les pra­tiques de contrôle qu’il ins­ti­tu­tion­na­lise n’ont rien d’une poli­tique huma­niste visant à la mul­ti­pli­ca­tion des lieux d’accueil ; elle a accom­pa­gné la dépos­ses­sion col­lec­tive des espaces publics com­mu­naux par des mesures de relé­ga­tion auto­ri­taires. Depuis la Seconde Guerre mon­diale, les « nomades » puis les « gens du voyage » ont été vic­times de la pri­va­ti­sa­tion des com­muns qui les a empê­chés de séjour­ner dans des lieux de leur choix. Avant-guerre, sur les 36 587 com­munes du ter­ri­toire métro­po­li­tain, la plu­part d’entre elles auto­ri­saient le sta­tion­ne­ment des « nomades ». En 1967, seules 12 550 com­munes admet­taient ou tolé­raient l’arrêt des « nomades » sur leur ter­ri­toire. En 2014, la France comp­tait 1 096 aires d’accueil, ce qui signi­fie concrè­te­ment que les « gens du voyage » n’avaient plus le droit de sta­tion­ner que dans 3 % des com­munes fran­çaises27. Avoir créé des zones de rési­dence dési­gnées pour une par­tie de la popu­la­tion fran­çaise a ins­crit ain­si la ségré­ga­tion spa­tiale dans la loi tout en pro­dui­sant en même temps de nom­breux illé­ga­lismes. Que les aires d’accueil soient à moins de 500 mètres d’une usine chi­mique, en bor­dure d’autoroute ou dans le parc du Verdon, rap­pe­lons d’abord qu’elles sou­mettent des citoyens fran­çais à une assi­gna­tion à rési­dence for­cée et à un enferment légal au pré­texte qu’ils habitent en caravane.


Photographies de ban­nière : Valentin Merlin


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  1. Sans pré­tendre à l’exhaustivité, citons les inter­ven­tions de Juliette Loiseau, « Santé : l’empoisonnement à petit feu des gens du voyage », Mediacités, 24 août 2020 ; Clément Baudet, « Gens du voyage : des aires empoi­son­nées », Les Pieds sur Terre, France Culture, 29 sep­tembre 2020 : Maïa Courtois, « Gens du non-voyage », Politis, 4 novembre 2020 ; Antoine Agasse, « Les gens du voyage relé­gués entre déchet­te­ries et usines Seveso », AFP, 4 décembre 2020 ; Léa Gasquet, « Les gens du voyage intoxi­qués par l’incendie de Lubrizol sont en plus mena­cés d’expulsion », Streetpress, 28 jan­vier 2021 ; Maïa Courtois et Gaspard Njock, « Mauvaises aires », La Revue Dessinée, n° 31, prin­temps 2021 ; Maïa Courtois, « “Gens du voyage” : le busi­ness peu relui­sant des aires d’accueil », Mediapart, 20 mars 2021.[]
  2. Sur l’environnementalisation des conflits sociaux et le racisme envi­ron­ne­men­tal, lire par exemple en fran­çais les articles récents de Marina Rougeon, « Lire les dégra­da­tions envi­ron­ne­men­tales et sani­taires au prisme de la racia­li­sa­tion. Prémisses d’une eth­no­gra­phie sur l’île de Maré (Bahia, Brésil) », Carnets de Terrain, 23 février 2021. Et Buu-Sao Doris, « Face au racisme envi­ron­ne­men­tal. Extractivisme et mobi­li­sa­tions indi­gènes en Amazonie péru­vienne », Politix, 2020/3 (n° 131), pp. 129–152. []
  3. Règlement inté­rieur des aires d’accueil de Niort agglo­mé­ra­tion.[]
  4. Équipement sani­taire et tech­nique pour l’accueil des « gens du voyage ». Eiffage Construction Centre. Documentation réunie par Marc Bordigoni.[]
  5. À titre d’exemple, voir le centre social de l’aire d’accueil de Saint-Menet.[]
  6. Cf. annonce de recru­te­ment de la ville de Niort.[]
  7. Félix Challier, La nou­velle loi sur la cir­cu­la­tion des nomades : loi du 16 juillet 1912, Thèse pour le doc­to­rat, Université de Paris, Faculté de droit, Paris, 1913, p. 318.[]
  8. Gadjo, i, e : en roma­ni, celui qui n’est pas Rom.[]
  9. Unité mini­male de signi­fi­ca­tion appar­te­nant au lexique, uni­té de base du lexique.[]
  10. Cf. le film réa­li­sé par le col­lec­tif des femmes d’Hellemmes-Ronchin, Nos pou­mons, c’est du béton, 2016 ; lire aus­si Didier Fassin, Mort d’un voya­geur. Une contre-enquête, Seuil, 2020 ; dos­sier spé­cial sur les aires d’accueil des gens du voyage, Z. Revue iti­né­rante d’enquête et de cri­tique sociale, n° 13, Éditions de la der­nière lettre, pp. 144–163.[]
  11. Parmi la docu­men­ta­tion en ligne, voir le com­mu­ni­qué de presse de l’Association Protestante des Amis des Tziganes du 3 octobre 2019.[]
  12. La Fédération natio­nale des asso­cia­tions soli­daires d’action avec les Tsiganes et les gens du voyage (FNASAT) regroupe plus de 80 asso­cia­tions et orga­nismes tra­vaillant en lien avec la ges­tion des « gens du voyage ». []
  13. Pour consul­ter les for­ma­tions offertes par la FNASAT en 2021.[]
  14. Sur la média­tion, lire « Les schizes d’une média­tion anthro­po­lo­gique entre l’État et “les gens du voyage”. » Entretien avec Gaëlla Loiseau réa­li­sé par Monique Selim, Journal des anthro­po­logues, 2014/1–2 (n° 136–137), pp. 177–204.[]
  15. À pro­pos des résis­tances des habi­tants des aires d’accueil, lire L. Foisneau, « Sédentariser les nomades. Du camp de Darnétal à l’aire d’accueil du Petit-Quevilly, une his­toire nor­mande », Numéro spé­cial sur Lubrizol, Z. Revue iti­né­rante d’enquête et de cri­tique sociale, n° 13, Éditions de la der­nière lettre, 2020, pp. 153–158 ; « Résistances voya­geuses : un long com­bat », Lundi Matin, n° 212, 2020. []
  16. Lise Foisneau, « Terrain par­ta­gé. Remarques métho­do­lo­giques sur l’ethnographie des gens du voyage », Études tsi­ganes, n° 61–62, 2018, pp. 146–159.[]
  17. Les trois para­graphes sui­vant sont tirés d’une com­mu­ni­ca­tion faite à l’occasion du col­loque « Terrains et Chercheurs sous sur­veillances », orga­ni­sé le 17 et le 18 mai 2018 par le CHERPA, le LAMES et l’IREMAM à Sciences Po Aix.[]
  18. Ordonnance du 18 mars 2016. Juge des réfé­rés du Tribunal Administratif de X.[]
  19. Voir les actes du col­loques à paraître « Terrains et Chercheurs sous sur­veillance », op. cit.[]
  20. Lise Foisneau, « Dedicated Caravan Sites for French Gens du Voyage : Public Health Policy or Construction of Health and Environmental Inequalities ? », Health and Human Rights Journal, vol. 19, n° 2, 2017, pp. 89–98.[]
  21. Cf. tra­vaux de l’auteure au sein du LIER-FYT, EHESS Paris.[]
  22. « Lubrizol : les gens du voyage en pre­mière ligne », lun­di­ma­tin, n° 210, 2019.[]
  23. Schéma dépar­te­men­tal d’accueil des gens du voyage de la Seine Maritime, 2012–2017.[]
  24. Plusieurs comptes Facebook et Twitter ont aidé à relayer la lutte des habi­tants de l’aire d’accueil de Petit-Quevilly, notam­ment la page Facebook des « Gens du voyage de Besançon » et le compte Twitter du mili­tant William Acker (@Rafumab.[]
  25. « Les gens du voyage aux pre­mières loges des risques Seveso », L’œil du 20 heures, Frances Télévisions, 3 octobre 2019, repor­tage réa­li­sé par Julien Nény, Lorraine Gublin, Laurent Desbois, Marie Cazaux, Xavier Lepetit et Adrien Mellot.[]
  26. Sur l’absence de négo­cia­tion de la part de la Métropole Rouen Normandie, voir la vidéo réa­li­sée par Échelle Inconnue le 11 octobre 2019.[]
  27. Sur le nombre d’aires d’accueil en 2014, voir le rap­port d’in­for­ma­tion n° 617 (2014–2015) de MM. Jean-Marie Bockel et Michel Le Scouarnec, séna­teurs, fait au nom de la délé­ga­tion aux col­lec­ti­vi­tés ter­ri­to­riales, dépo­sé le 9 juillet 2015.[]

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