Les chemins oubliés du socialisme


Texte inédit pour le site de Ballast

L’économiste Guillaume Etievant, fort d’un constat impla­cable de « l’ordre des choses », inter­roge la tra­di­tion socia­liste — et plus par­ti­cu­liè­re­ment fran­çaise — pour y pui­ser matière à bou­le­ver­ser, de façon concrète, les rap­ports de force dans le monde du tra­vail. Socialiser l’en­semble des entre­prises et mettre en place l’é­ga­li­té entre les sala­riés ? Les leviers existent.


work La réa­li­té maté­rielle est plus com­plexe que la pen­sée humaine. Les évo­lu­tions du capi­ta­lisme ont tou­jours mis au défi les intel­lec­tuels et les mili­tants de sai­sir la véri­té de leur époque afin de trou­ver les moyens de s’en éman­ci­per. Ce qu’il est cou­tume d’appeler la gauche radi­cale, ou anti­li­bé­rale, est confron­tée à cette per­pé­tuelle remise en cause de ses logi­ciels d’analyse du réel. De nos jours, le capi­ta­lisme orga­nise les ter­ri­toires et leur échappe dans le même mou­ve­ment. De nom­breux groupes inter­na­tio­naux ne se pré­oc­cupent plus des États. Ils peuvent désor­mais ache­ter les matières pre­mières dans un pays, faire fabri­quer les com­po­sants dans un second, les assem­bler dans un autre, vendre les pro­duits finis dans un qua­trième, émettre les fac­tures dans un cin­quième, et enfin faire remon­ter les béné­fices dans une hol­ding située ailleurs. Ils sont déte­nus par des fonds d’investissement trans­na­tio­naux, finan­çant leur poli­tique de fusion-acqui­si­tion par des niveaux très éle­vés d’emprunts auprès des banques, qui seront rem­bour­sés en pré­le­vant des divi­dendes sur le pro­fit réa­li­sé par leurs entre­prises, en ponc­tion­nant davan­tage de valeur sur le tra­vail des salariés.

« Déjà exclus de la valeur qu’ils créent dans les entre­prises, les sala­riés sont désor­mais exclus éga­le­ment de la valeur col­lec­tive qu’ils ont créée. »

Dans le capi­ta­lisme d’aujourd’hui, les action­naires font por­ter l’ensemble des risques sur les sala­riés et, plus glo­ba­le­ment, sur les popu­la­tions. Les lois natio­nales ne pré­sentent plus de bar­rières réelles à leur soif d’argent. La fis­ca­li­té est inopé­rante pour les frei­ner. Les droits du tra­vail natio­naux ne se sont pas adap­tés à cette évo­lu­tion. Les repré­sen­tants des sala­riés n’ont comme inter­lo­cu­teurs que les diri­geants des entre­prises, sou­vent des maillons inter­chan­geables, sur­payés pour se sou­mettre aux injonc­tions des action­naires de l’entreprise qu’ils pilotent. En Europe, le pro­ces­sus d’intégration de l’Union euro­péenne accé­lère ces évo­lu­tions en favo­ri­sant les échanges inter­na­tio­naux et la dérè­gle­men­ta­tion du tra­vail. Les plans d’austérité étendent l’exploitation capi­ta­liste à tous les domaines de la vie. Déjà exclus de la valeur qu’ils créent dans les entre­prises, les sala­riés sont désor­mais exclus éga­le­ment de la valeur col­lec­tive qu’ils ont créée — par la dimi­nu­tion des dépenses publiques et la libé­ra­li­sa­tion des ser­vices publics. Les capi­ta­listes recon­fi­gurent l’organisation des villes et façonnent le temps et l’espace1. Les peuples d’Europe s’enfoncent dans la misère et dans le décou­ra­ge­ment. Nul ne sait plus par quel levier chan­ger l’ordre des choses.

De la socialisation au « partage des richesses »

Que reste-t-il du socia­lisme dans ce marasme ? Dans l’esprit des popu­la­tions euro­péennes, il s’est peu à peu réduit à sa défi­ni­tion cou­rante d’objectif de réduc­tions des inéga­li­tés et de pro­grès social. Et cette modeste ambi­tion est tra­hie par l’ensemble des par­tis se pré­ten­dant socia­listes, qui ne font qu’appliquer les mêmes poli­tiques d’austérité que les par­tis se récla­mant de la droite. La gauche anti­li­bé­rale se dis­tingue des par­tis dits « socia­listes » par sa constante volon­té de s’opposer à l’austérité et de mieux « par­ta­ger les richesses ». Mais la défi­ni­tion his­to­rique du socia­lisme, c’est-à-dire la refonte com­plète de l’ordre social (pas­sant notam­ment par la pro­prié­té col­lec­tive des moyens de pro­duc­tion), est lar­ge­ment aban­don­née. Cet aban­don est lié aux évo­lu­tions récentes du capi­ta­lisme (dont les ravages sont tels qu’ils empêchent d’espérer davan­tage qu’une limi­ta­tion des dégâts), mais aus­si à l’idéologie des par­tis com­mu­nistes tout au long du XXe siècle, qui, sous influence de l’URSS, ont impo­sé une vision par­ti­cu­lière du socia­lisme, oubliant volon­tai­re­ment les écrits du jeune Marx (celui des Manuscrits de 1844) et ont jeté, en France, un voile d’ignorance sur les apports consi­dé­rables des socia­listes fran­çais du XIXe et du début du XXe siècle.

« Ce rejet de l’idée révo­lu­tion­naire du socia­lisme est accen­tué par le pen­chant inéga­li­taire d’une grande par­tie des classes moyennes. »

Ce rejet de l’idée révo­lu­tion­naire du socia­lisme est accen­tué par le pen­chant inéga­li­taire d’une grande par­tie des « classes moyennes », qui four­nit le plus d’électeurs à la gauche anti­li­bé­rale tout en s’intéressant de moins en moins au sort des plus pauvres — et en res­tant le plus sou­vent indif­fé­rente à l’accroissement consi­dé­rable des inéga­li­tés sociales ces der­nières années. Cette contra­dic­tion fon­da­men­tale entre les par­tis de la gauche anti­li­bé­rale, dont les cadres sont sou­vent issus des cou­rants de pen­sée révo­lu­tion­naires (c’est-à-dire visant la socia­li­sa­tion des moyens de pro­duc­tions) et leur élec­to­rat prin­ci­pal, qui sou­haite prin­ci­pa­le­ment le main­tien de son sta­tut ou son amé­lio­ra­tion, explique en par­tie l’abandon géné­ra­li­sé d’un pro­jet révo­lu­tion­naire et l’oubli des apports consi­dé­rables des socia­listes fran­çais des siècles passés.

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Walker Evans - Crossroads store at Sprott, Alabama (1935 ou 1936)

À la recherche du socialisme perdu

L’ensemble des inéga­li­tés sociales découle d’un pri­vi­lège ini­tial, féo­dal, qui défi­nit le capi­ta­lisme et en déter­mine tous les méfaits : le béné­fice des entre­prises est acca­pa­ré inté­gra­le­ment par les action­naires alors qu’il est créé par le tra­vail des sala­riés. Mis à part des méca­nismes limi­tés de rému­né­ra­tion des sala­riés, basés sur le béné­fice (la par­ti­ci­pa­tion et l’intéressement), sa tota­li­té est soit ver­sée en divi­dendes aux action­naires (ce qu’ils touchent immé­dia­te­ment dans leur compte en banque), soit conser­vée dans les fonds propres de l’entreprise dont ils sont pro­prié­taires (ce qui leur per­met de béné­fi­cier de la hausse de sa valeur en cas de revente de leurs actions). Les sala­riés n’ont aucun droit de pro­prié­té décou­lant de cette aug­men­ta­tion de la valeur de l’entreprise, et aucun droit de déci­sion sur ses orien­ta­tions stra­té­giques. Les action­naires peuvent donc fixer à leur guise le niveau des salaires et pour­ront bien­tôt, en France, si le gou­ver­ne­ment va au bout de ses objec­tifs, déter­mi­ner éga­le­ment le temps de tra­vail sans devoir res­pec­ter le Code du travail.

« Les action­naires peuvent donc fixer à leur guise le niveau des salaires et pour­ront bien­tôt, en France, si le gou­ver­ne­ment va au bout de ses objec­tifs, déter­mi­ner éga­le­ment le temps de tra­vail sans devoir res­pec­ter le Code du travail. »

On sait la réponse appli­quée dans les États sous domi­na­tion sovié­tique au XXe siècle : la natio­na­li­sa­tion de toute l’économie avec un appa­reil d’État non démo­cra­tique, s’accaparant les pro­fits réa­li­sés et déci­dant de leurs uti­li­sa­tions. L’injustice du capi­ta­lisme a été rem­pla­cée dans ces pays par une autre injus­tice, basée sur la même exploi­ta­tion — soit l’impossibilité pour les êtres humains d’être sou­ve­rains col­lec­ti­ve­ment sur la valeur qu’ils créent. Cette réponse, qui a entraî­né les désastres que nous connais­sons, n’est pour­tant pas la seule. La tra­di­tion révo­lu­tion­naire fran­çaise a accou­ché d’un grand nombre d’idées et de pro­jets ten­tant d’établir un pro­gramme de tran­si­tion vers le socia­lisme, per­met­tant d’émanciper les sala­riés, et donc les citoyens, de la domi­na­tion action­na­riale sans pas­ser par un éta­tisme géné­ra­li­sé. C’est notam­ment à l’honneur de Louis Blanc d’avoir œuvré en ce sens. Alors membre du gou­ver­ne­ment pro­vi­soire de 1848, il rédi­gea rapi­de­ment un décret : « Le gou­ver­ne­ment pro­vi­soire de la République s’en­gage à garan­tir l’exis­tence des ouvriers par le tra­vail. Il s’en­gage à garan­tir le tra­vail […] à tous les citoyens. Il recon­naît que les ouvriers doivent s’as­so­cier entre eux pour jouir du béné­fice légi­time de leur tra­vail. » La der­nière phrase de ce décret, qui n’aboutira fina­le­ment à rien de concret, puisque Louis Blanc n’obtiendra jamais la créa­tion d’un minis­tère du tra­vail, était issue du pro­jet expli­ci­té dans sa bro­chure « L’organisation du tra­vail » parue en 18402, alors qu’il n’avait que 28 ans. Celle-ci s’inspirait net­te­ment des tra­vaux de Philippe Buchez3, qui vou­lait asso­cier les ouvriers pour leur per­mettre d’acquérir la pro­prié­té de leurs ins­tru­ments de tra­vail et ain­si d’éliminer le pro­fit para­si­taire de l’entrepreneur, obte­nu par les pré­lè­ve­ments du capi­tal sur le travail.

Pour Louis Blanc, l’État ne devait pas s’accaparer la pro­prié­té col­lec­tive mais en être le garant, le pro­tec­teur. Dans ce but, il pro­po­sait une nou­velle orga­ni­sa­tion du tra­vail dans laquelle l’État lève­rait un emprunt pour finan­cer la créa­tion et la coor­di­na­tion d’ateliers sociaux. Le prin­cipe de ces ate­liers était le sui­vant : « On ferait tous les ans le compte du béné­fice net, dont il serait fait trois parts : l’une serait répar­tie par por­tions égales entre les membres de l’association, l’autre serait des­ti­née : 1° à l’entretien des vieillards, des malades, des infirmes ; 2° à l’allégement des crises qui pèse­raient sur d’autres indus­tries, toutes les indus­tries se devant aide et secours ; la troi­sième enfin serait consa­crée à four­nir des ins­tru­ments de tra­vail à ceux qui vou­draient faire par­tie de l’association, de telle sorte qu’elle pût s’étendre indé­fi­ni­ment. » Louis Blanc pré­ci­sait que dans une telle orga­ni­sa­tion du tra­vail, les action­naires tou­che­raient un inté­rêt sur le capi­tal inves­ti (comme un simple rem­bour­se­ment d’emprunt), mais ils ne tou­che­raient une part de béné­fice qu’en tant que sala­riés. La part du béné­fice uti­li­sée pour le sou­tien aux indus­tries en dif­fi­cul­té per­met­trait de finan­cer une soli­da­ri­té inter entre­prise qui rom­prait avec les logiques de concur­rence. Et dans chaque ate­lier, les sala­riés éli­raient démo­cra­ti­que­ment leurs hié­rar­chies. Le pro­jet de Louis Blanc avait voca­tion à s’étendre à toute l’économie, et à bri­ser ain­si les méfaits de la rente et de la concur­rence entre les sala­riés. La bro­chure de Louis Blanc, com­plè­te­ment oubliée aujourd’hui, avait eu un reten­tis­se­ment consi­dé­rable à l’époque et était le livre socia­liste le plus lu par les ouvriers. Se posant en héri­tier de Robespierre et en par­ti­cu­lier de la consti­tu­tion de 1793 qui décré­tait le droit au tra­vail, Louis Blanc consi­dé­rait que le chan­ge­ment de régime poli­tique était le moyen néces­saire de la réforme de l’entreprise, et qu’il était subor­don­né à cette der­nière. Pour Louis Blanc, sans cette éman­ci­pa­tion des sala­riés, aucune démo­cra­tie n’était pos­sible. Malheureusement, la fai­blesse poli­tique de Louis Blanc l’empêcha d’appliquer ce pro­jet, le gou­ver­ne­ment pré­fé­rant mettre en place les ate­liers natio­naux, qui en étaient très éloi­gnés et tenaient plus d’une cha­ri­té orga­ni­sée. Cet échec poli­tique de Louis Blanc fera dire à Karl Marx qu’il a repro­duit sous forme de comé­die ce que Robespierre avait à son époque réa­li­sé sur le modèle de la tra­gé­die4.

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Walker Evans - Houses, Atlanta, Georgia, 1936

Après Louis Blanc et l’arrivée des idées de Karl Marx, le socia­lisme fran­çais a pour­sui­vi ses ten­ta­tives de trans­for­ma­tion de l’ordre social par une mul­ti­pli­ci­té d’idées et de che­mins, dont la plus forte syn­thèse a été incar­née par Jean Jaurès. Ce der­nier com­prend que la pro­prié­té pri­vée des moyens de pro­duc­tion fonde un radi­cal anta­go­nisme d’intérêt entre les action­naires rému­né­rés par leur capi­tal inves­ti et les sala­riés rému­né­rés par la vente de leur force de tra­vail. Il cherche dès lors les for­mules du ren­ver­se­ment du capi­ta­lisme. Comme il l’affirme dans un dis­cours par­le­men­taire5 : « c’est des com­bi­nai­sons mul­tiples, c’est des contrats infi­ni­ment riches et com­plexes entre tous ces élé­ments, entre toutes ces forces, l’in­di­vi­du, le syn­di­cat, la com­mune, la nation, c’est de ces contrats infi­ni­ment riches, basés sur la pro­prié­té natio­nale, sur la pro­prié­té com­mune sub­sti­tuée à la pro­prié­té capi­ta­liste, c’est de ces contrats que se déga­ge­ra la vie des indi­vi­dus, des groupes et des socié­tés de demain ». Pour Jaurès, tous les pro­duc­teurs doivent deve­nir copro­prié­taires des ins­tru­ments de tra­vail et la Nation est là pour garan­tir qu’un seul indi­vi­du ne puisse pas absor­ber la part de pro­prié­té qui doit appar­te­nir à tous ceux qui travaillent.

Vers le socialisme

L’idée d’un trans­fert de la pro­prié­té des action­naires vers les sala­riés d’une manière démo­cra­tique et éman­ci­pa­trice, et non pas sous le joug d’un État auto­ri­taire et exploi­teur, a tra­ver­sé le socia­lisme fran­çais et s’est par­tiel­le­ment appli­quée dans des exemples concrets. En 1917, la loi sur les Sociétés ano­nymes à par­ti­ci­pa­tion ouvrières (SAPO) fait naître la pos­si­bi­li­té de créer des socié­tés qui sont la pro­prié­té col­lec­tive du per­son­nel sala­rié. Les actions des sala­riés sont inalié­nables et inces­sibles, mais elles coha­bitent avec les actions de capi­tal, dont seuls les déten­teurs peuvent fixer les sta­tuts de la socié­té et donc les droits des repré­sen­tants des sala­riés dans l’Assemblée géné­rale. Ce sys­tème a été très peu uti­li­sé alors qu’il conte­nait en lui le début d’une tran­si­tion vers la socia­li­sa­tion. Au cours du XXe siècle, l’idée d’une réforme glo­bale des droits de pro­prié­té dans l’ensemble des entre­prises a été peu à peu aban­don­née. Le Conseil natio­nal de Résistance a natio­na­li­sé des grands sec­teurs stra­té­giques, a éla­bo­ré la sécu­ri­té sociale, mais n’a pas fait la grande réforme de la pro­prié­té qui était nécessaire.

« Les SCOP per­mettent de répar­tir de manière éga­li­taire les droits de vote dans les entre­prises et garan­tissent aux sala­riés d’être majo­ri­taires dans leur capital. »

Aujourd’hui en France, les SCOP (Société coopé­ra­tive de pro­duc­tion) sont la prin­ci­pale appli­ca­tion du socia­lisme ouvrier du XIXe siècle. Elles per­mettent de répar­tir de manière éga­li­taire les droits de vote dans les entre­prises et garan­tissent aux sala­riés d’être majo­ri­taires dans leur capi­tal. Mais elles en res­tent à une pro­prié­té indi­vi­duelle et lucra­tive des actions, ce qui ne les fait pas com­plè­te­ment sor­tir d’un fonc­tion­ne­ment de type capi­ta­liste. Par ailleurs, ce sec­teur reste une niche qui ne peut réel­le­ment éman­ci­per les sala­riés tant que les coopé­ra­tives res­tent dans la concur­rence avec les entre­prises capi­ta­listes classiques.

L’enjeu d’une gauche consé­quente devrait être de tra­cer le che­min vers la socia­li­sa­tion de l’ensemble des entre­prises. Les mesures visant sim­ple­ment à réduire la rému­né­ra­tion et le pou­voir lié à la déten­tion du capi­tal (fis­ca­li­té dis­sua­sive, dimi­nu­tion des droits confé­rés par la pro­prié­té, pla­fon­ne­ment des divi­dendes, exten­sion des droits des sala­riés, etc.) n’attaquent pas la source de l’exploitation et seraient sus­cep­tibles d’être abro­gées si une majo­ri­té au pou­voir le sou­hai­tait. Il faut donc viser l’abolition de la rému­né­ra­tion du capi­tal. C’est vers cet objec­tif que les pro­po­si­tions éco­no­miques de la gauche anti­li­bé­rale devraient tendre. Les popu­la­tions du monde entier y ont inté­rêt, et des ten­ta­tives ont été réa­li­sées dans ce sens dans des pays très dif­fé­rents6. Au Pérou, en 1970, un décret a impo­sé le trans­fert de 15 % des béné­fices des socié­tés indus­trielles vers un « fond indi­vi­sible des tra­vailleurs ». Au Danemark, un pro­jet de loi, fina­le­ment reje­té par le par­le­ment, pro­po­sait d’imposer aux employeurs de finan­cer un fond d’investissement et de par­ti­ci­pa­tion du per­son­nel. Ce fond aurait dis­po­sé de 14 % du stock d’action en dix ans et de 26 % en vingt. En Suède, dans les années 1970–1980, des fonds de pen­sion étaient pilo­tés par l’État pour per­mettre aux sala­riés d’acquérir la pro­prié­té d’action.

« La CGT Renault, par exemple, avait mené cam­pagne en 2002 pour l’attribution aux sala­riés, chaque année, de titres de pro­prié­té non rémunérés. »

Ces ten­ta­tives ont mal­heu­reu­se­ment tou­jours été éphé­mères. Mais elles doivent, tout comme les ensei­gne­ments des socia­listes fran­çais du XIXe siècle, aider la gauche à mener plei­ne­ment le débat sur la pro­prié­té. Certains y œuvrent déjà. La CGT Renault, par exemple, avait mené cam­pagne en 2002 pour l’attribution aux sala­riés, chaque année, de titres de pro­prié­té non rému­né­rés — qui cor­res­pon­draient à la part de l’accroissement des capi­taux propres géné­rée par le tra­vail7. À par­tir de cette idée, la Commission éco­no­mie du Parti de Gauche a tra­vaillé à la pro­po­si­tion d’une socia­li­sa­tion pro­gres­sive, qui orga­ni­se­rait le trans­fert de la pro­prié­té d’une part crois­sante du capi­tal aux sala­riés en tant que col­lec­tif de tra­vail, au pro­ra­ta de la contri­bu­tion du tra­vail aux richesses pro­duites. Ce capi­tal ne don­ne­rait pas droit à des divi­dendes et appar­tien­drait col­lec­ti­ve­ment aux sala­riés de l’entreprise. Le débat sur ce sujet est dif­fi­cile à mener au sein de la gauche anti­li­bé­rale, qui craint tout modèle qui pour­rait mener à une forme de co-ges­tion, c’est-à-dire à faire inté­grer dans l’esprit des sala­riés qu’ils par­ta­ge­raient un inté­rêt com­mun avec celui des action­naires. C’est ce dan­ger qui créé éga­le­ment une réti­cence répan­due à l’idée d’un droit de veto des repré­sen­tants des sala­riés sur les pro­jets stra­té­giques des employeurs, et en par­ti­cu­lier les plans de licen­cie­ments — car ne pas mettre son veto à un licen­cie­ment éco­no­mique, c’est l’accepter et, donc, d’une cer­taine manière, en être com­plice. La peur de tom­ber dans le piège de la co-ges­tion limite la dif­fu­sion des idées sur la socia­li­sa­tion pro­gres­sive. Pourtant, ce qui dis­tingue fon­da­men­ta­le­ment ce pro­jet de la co-ges­tion à l’allemande, c’est que cette der­nière ne remet pas en cause fon­da­men­ta­le­ment le capi­ta­lisme. Elle ne fait que réduire les droits liés à la pro­prié­té, alors que ce que contient la pro­po­si­tion de socia­li­sa­tion pro­gres­sive, c’est d’octroyer aux sala­riés cette propriété.

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Walker Evans, for the Farm Security Administration / Office of War Information (1936)

Dans la conti­nui­té du socia­lisme fran­çais, il est urgent de por­ter à nou­veau la néces­si­té d’une remise en cause des fon­de­ments du sys­tème capi­ta­liste, et de ne pas se conten­ter d’en limi­ter les consé­quences les plus graves : l’austérité, la hausse des inéga­li­tés, le chô­mage, etc. Chercher der­rière les effets, la cause. Et se rap­pe­ler la grande leçon de Louis Blanc, dans Organisation du tra­vail : « Encore une fois, je le demande, qu’aurait-on dit de l’homme qui, quelques années avant 1789, aurait annon­cé la République ? On l’aurait cer­tai­ne­ment appe­lé un homme à théo­ries, un rêveur géné­reux, un uto­piste, un fou, que sais-je ? Il aurait dit vrai cepen­dant, et ceux qui l’auraient accu­sé de folie auraient fait preuve en cela d’imprévoyance et d’aveuglement. Les par­ti­sans du nou­vel ordre social se trouvent pré­ci­sé­ment aujourd’hui dans la posi­tion de cet homme. Et certes, entre le régime actuel et l’application de nos idées, la dis­tance est infi­ni­ment moindre qu’entre la socié­té qui exis­tait la veille de 1789 et celle qui exis­te­ra le len­de­main. »


Photographies : Walker Evans.


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  1. Voir à ce sujet les ana­lyses éclai­rantes de David Harvey, notam­ment dans Géographie de la domi­na­tion, Les prai­ries ordi­naires, 2008.[]
  2. Organisation du tra­vail, Louis Blanc, 1840.[]
  3. Lire à ce sujet la pas­sion­nante thèse de Benoît Charruaud, « Louis Blanc. La République au ser­vice du Socialisme », 2008.[]
  4. Karl Marx, Le 18 bru­maire de Louis Bonaparte, 1852.[]
  5. Discours de Jean Jaurès sur l’i­dée socia­liste, pro­non­cé le 3 juillet 1897.[]
  6. Lire à ce sujet le cha­pitre que Hadrien Toucel a consa­cré à ses expé­riences dans Guillaume Etiévant et Nolwenn Neveu, Le coût du capi­tal, édi­tions Bruno Leprince, 2013.[]
  7. Pierre Nicolas, Bernard Teper, Penser la République Sociale pour le XXIe siècle, édi­tions Eric Jamet, 2014.[]
Guillaume Etiévant

Co-responsable du programme de Jean-Luc Mélenchon sur le Code du travail et membre de la Fondation Copernic.

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