Iran : un an après le soulèvement de novembre 2019

26 décembre 2020


En novembre 2019, des dizaines de mil­liers de per­sonnes sont des­cen­dues dans plus de 100 villes d’Iran, cinq jours durant. Le sou­lè­ve­ment répon­dait à la brusque aug­men­ta­tion du prix du car­bu­rant, qui avait tri­plé : une poli­tique recom­man­dée par le FMI. Les dépos­sé­dés ont orga­ni­sé des occu­pa­tions de zones locales, construit des bar­ri­cades, incen­dié plu­sieurs banques et se sont défen­dus du mieux qu’ils pou­vaient contre un appa­reil d’État par­ti­cu­liè­re­ment bru­tal. Internet cou­pé, les Gardiens de la Révolution et la police ont ain­si tué entre 304 à 1 500 per­sonnes, selon les chiffres dis­po­nibles1. Des mil­liers de mili­tants, d’activistes et de per­sonnes « ordi­naires » ont été arrê­tés pen­dant et après le sou­lè­ve­ment ; cer­tains ont été tor­tu­rés, condam­nés à de longues peines, voire exé­cu­tés. Afin de com­mé­mo­rer le pre­mier anni­ver­saire du sou­lè­ve­ment de novembre, Collective 98 — un col­lec­tif anti­ca­pi­ta­liste et inter­na­tio­na­liste majo­ri­tai­re­ment com­po­sé de mili­tants kurdes ira­niens — nous a envoyé ce texte : une adresse à cette frange de la gauche radi­cale occi­den­tale qui, sen­sible au dis­cours « anti-impé­ria­liste » de la République isla­mique d’Iran, ferme les yeux sur son carac­tère répressif.


« Nous pro­tes­tons contre des pro­blèmes qui font par­tie d’un sys­tème glo­bal. Nous avons atteint un niveau de crise tel que le sys­tème ne peut plus les conte­nir », a dit un mani­fes­tant au milieu du sou­lè­ve­ment chi­lien. La même chose peut être dite par celles et ceux qui sont sor­tis des pro­fon­deurs de l’en­fer social, en Iran : ils en avaient assez de la République isla­mique dans son ensemble. À l’ins­tar des pro­lé­taires qui ont façon­né la vague mon­diale des luttes en 2018–2019 — en Algérie, au Liban, au Soudan, au Chili ou encore en France avec les gilets jaunes —, celles et ceux qui ont par­ti­ci­pé au sou­lè­ve­ment ira­nien de novembre sont par­ve­nus à la conclu­sion que leur ave­nir dépend de la mise à bas d’un sys­tème qui se repro­duit par l’ex­ploi­ta­tion, la pau­vre­té de masse et la mar­chan­di­sa­tion des moyens de vie les plus élé­men­taires. Ceci posé, la crise à laquelle la République isla­mique d’Iran se voit actuel­le­ment confron­tée ne peut être sim­ple­ment attri­buée à une « crise de légi­ti­mi­té ». Les sanc­tions éta­su­niennes n’en sont pas non plus l’u­nique cause. Il s’agit plu­tôt d’une crise de « gou­ver­ne­men­ta­li­té », c’est-à-dire d’une crise socio-éco­no­mique, poli­tique et idéo­lo­gique — aggra­vée par les consé­quences du réchauf­fe­ment cli­ma­tique et la crise épi­dé­mio­lo­gique du Covid-192.

« Les chars du gou­ver­ne­ment ont rou­lé dans les rues tan­dis que les forces gou­ver­ne­men­tales affi­liées uti­li­saient des mitrailleuses lourdes de type DShk. »

La République isla­mique d’Iran ne peut que recou­rir à la vio­lence pour faire taire les mil­lions de per­sonnes pri­vées de droits démo­cra­tiques fon­da­men­taux et des moyens élé­men­taires de repro­duc­tion sociale (loge­ment, san­té, édu­ca­tion, emploi, air res­pi­rable, eau potable…). La répres­sion bru­tale du sou­lè­ve­ment de novembre 2019 a mis en lumière à la fois la pro­fon­deur de la crise et le degré de radi­ca­li­sa­tion de la jeu­nesse, dont l’exis­tence sociale est deve­nue de plus en plus insup­por­table. Dans cer­taines villes, et en par­ti­cu­lier celles habi­tées par des « mino­ri­tés » eth­niques racia­li­sées telles que les Arabes ou les Kurdes, les chars du gou­ver­ne­ment ont rou­lé dans les rues tan­dis que les forces gou­ver­ne­men­tales affi­liées uti­li­saient des mitrailleuses lourdes de type DShk3.

Bien que la République isla­mique d’Iran tire son ori­gine de la vio­lence inhé­rente à tout pro­jet de gou­ver­ne­ment et conti­nue de dépendre struc­tu­rel­le­ment de la vio­lence propre à tout régime auto­ri­taire, la répres­sion du sou­lè­ve­ment de novembre s’est avé­rée aus­si cho­quante que sans pré­cé­dent — du moins, depuis la conso­li­da­tion com­plète du pou­voir à la suite de la guerre Iran-Irak en 1988. Au regard de la nature inédite de cette vio­lence éta­tique, la situa­tion actuelle res­semble de plus en plus aux pre­miers temps de la République isla­mique d’Iran (1979–1988) : la vio­lence d’État sys­té­ma­tique était alors uti­li­sée comme moyen d’é­ta­blir le régime. En d’autres termes, le pou­voir des « révo­lu­tion­naires » isla­mistes n’au­rait pu être conso­li­dé sans la guerre eth­no­na­tio­na­liste décla­rée par Khomeiny contre les « mino­ri­tés » eth­niques — comme les Kurdes, les Arabes et les Turkmènes —, sans la guerre patriar­cale lan­cée contre les femmes et leur corps (le plus évident : le hijab obli­ga­toire) et, bien sûr, sans le mas­sacre de mil­liers de dis­si­dents poli­tiques dans les pri­sons durant la pre­mière décen­nie de l’ère post-révo­lu­tion­naire. Le « retour » actuel de cette ère anté­rieure s’ex­prime le plus net­te­ment dans les images et les vidéos qui montrent la police en train de tirer sur la poi­trine et la tête de mani­fes­tants au cours du der­nier sou­lè­ve­ment, ain­si que dans les exé­cu­tions de per­sonnes « ordi­naires » au cours des mois qui ont sui­vi. Ceci dans un contexte où la base de sou­tien du mou­ve­ment avait consi­dé­ra­ble­ment dimi­nué par rap­port à ses pre­miers jours.

[Téhéran, 16 novembre 2019 (AFP | Getty Images)]

La révolution ne sera pas télévisée

La République isla­mique d’Iran fait l’ob­jet de sou­lè­ve­ments mas­sifs à un rythme chro­nique — chaque mobi­li­sa­tion s’a­vouant plus conflic­tuelle que la pré­cé­dente. Le sou­lè­ve­ment de novembre en 2019 était autre­ment plus éten­du et « mili­tant » que celui de 2017–2018, lorsque les étu­diants de gauche expri­mèrent à Téhéran, pour la pre­mière fois, un refus du sys­tème dans son ensemble : « Réformistes, extré­mistes, le jeu est ter­mi­né ! » Plus impor­tant encore, la République isla­mique d’Iran est confron­tée à des luttes et des mou­ve­ments de plus en plus nom­breux de tra­vailleurs, d’é­tu­diants, d’en­sei­gnants, de retrai­tés, de femmes et de mino­ri­tés eth­niques et reli­gieuses. Ces deux « niveaux » de lutte — le sou­lè­ve­ment spon­ta­né de masse et les formes plus orga­ni­sées de résis­tance — sont inter­dé­pen­dants. Le pre­mier a radi­ca­li­sé le second, le ren­dant plus poli­tique qu’au­pa­ra­vant. Ainsi, les reven­di­ca­tions de cer­taines par­ties de la classe ouvrière se sont écar­tées de l’a­mé­lio­ra­tion des condi­tions de tra­vail, des salaires et de la dé-pri­va­ti­sa­tion pour se tour­ner vers la ges­tion auto­nome des usines et des alter­na­tives radi­cales4.

« La République fait l’ob­jet de sou­lè­ve­ments mas­sifs à un rythme chro­nique — chaque mobi­li­sa­tion s’a­vouant plus conflic­tuelle que la précédente. »

Malheureusement, les effets écra­sants de la crise et la sub­jec­ti­vi­té poli­tique des oppri­més sont sous-repré­sen­tés, ou mal repré­sen­tés, dans les médias — notam­ment occi­den­taux. En ce qui concerne l’ac­tion poli­tique, ce n’est qu’à tra­vers la figure de l’ac­ti­viste des droits de l’Homme que les récits de sub­jec­ti­vi­tés poli­tiques y trouvent leur che­min. Pendant ce temps, les médias mains­tream déforment bien sou­vent la crise en la pré­sen­tant comme le pro­duit des sanc­tions éta­su­niennes ; en réa­li­té, en Iran, le néo­li­bé­ra­lisme est struc­tu­ré par la cor­rup­tion sys­té­ma­tique de son oli­gar­chie diri­geante « ren­tière » ain­si que par l’in­té­gra­tion de son éco­no­mie au capi­ta­lisme mon­dial. Cela ne veut pas dire que les sanc­tions éco­no­miques impo­sées aient été insi­gni­fiantes, ni qu’il faille sous-esti­mer leurs effets extrê­me­ment des­truc­teurs et néga­tifs sur des mil­lions de vies en Iran : au contraire. L’ensemble actuel de sanc­tions éco­no­miques a non seule­ment pri­vé les gens de l’ac­cès aux médi­ca­ments de base pour les mala­dies chro­niques, mais éga­le­ment contri­bué effi­ca­ce­ment à la dépres­sion crois­sante du rial [mon­naie ira­nienne, ndlr] sur le mar­ché mon­dial. Les sanc­tions éco­no­miques ont sans conteste inten­si­fié la crise, mais elles ne peuvent être consi­dé­rées comme sa condi­tion fon­da­men­tale et sa cause ultime. Malgré cela, la stra­té­gie idéo­lo­gique de la République isla­mique d’Iran pour jus­ti­fier la crise éco­no­mique est de pré­sen­ter tous les pro­blèmes « inté­rieurs » comme des pro­blèmes « géo­po­li­tiques » — comme pro­ve­nant, donc, de l’extérieur de l’Iran et résul­tant des actions entre­prises par ses enne­mis impérialistes.

Pseudo-anti-impérialisme

Malgré la menace bien réelle et réac­tion­naire posée par les puis­sances impé­ria­listes, ce que la gauche inter­na­tio­na­liste doit exa­mi­ner sérieu­se­ment, c’est la pré­ten­tion de la République isla­mique d’Iran à être un État « anti-impé­ria­liste ». Depuis la Révolution de 1979, les classes diri­geantes ira­niennes ont acquis une légi­ti­mi­té grâce à un dis­cours mani­pu­la­teur « anti-impé­ria­liste » par lequel les inter­ven­tions géo­po­li­tiques des Gardiens de la Révolution dans la région sont jus­ti­fiées comme un moyen de dis­sua­sion contre l’im­pé­ria­lisme amé­ri­cain et ses alliés (en par­ti­cu­lier Israël et l’Arabie saou­dite). Ce dis­cours a pris un nou­vel élan après les atro­ci­tés impé­ria­listes amé­ri­caines en Irak et en Afghanistan, et l’in­ten­si­fi­ca­tion consé­cu­tive des riva­li­tés géo­po­li­tiques dans la région. C’est cette pro­pa­gande de longue date qui a trom­pé cer­taines frac­tions de la gauche mon­diale, en les trans­for­mant pure­ment et sim­ple­ment en par­ti­sans de la République isla­mique d’Iran5.

[Téhéran, 16 novembre 2019 (Majid Khahi | AP)]

Les pseu­do-anti-impé­ria­listes de gauche ferment les yeux sur la répres­sion poli­tique et la dépos­ses­sion des peuples à l’in­té­rieur de l’Iran, ou bien ils recon­naissent les pro­blèmes « internes » mais les mini­misent acti­ve­ment en sou­te­nant que « l’axe de la résis­tance » [l’axe Iran-Irak-Syrie-Hezbollah, ndlr] a la « prio­ri­té » sur les anta­go­nismes « internes » en Iran — comme si la République isla­mique d’Iran était une véri­table force anti-impé­ria­liste6… Ces pseu­do-anti-impé­ria­listes for­mulent le pro­blème de façon faus­se­ment binaire : soit nous devons choi­sir le camp de l’Iran, d’Assad, du Hezbollah et de la Russie-Chine, soit nous sommes confron­tés à l’Empire glo­bal des États-Unis et de ses alliés. Ils passent sous silence les inter­ven­tions de la République isla­mique d’Iran en Irak, au Liban, en Palestine, en Syrie et au Yémen, qu’elles soient directes ou indi­rectes, à tra­vers son sou­tien mili­taire, éco­no­mique et idéo­lo­gi­co-poli­tique aux forces réac­tion­naires — telles que les Hachd al-Chaabi [milices ira­kiennes à majo­ri­té chiite, ndlr], le Hezbollah, le Hamas, Assad et les Houthis [mou­ve­ment armé yémé­nite, ndlr]. Les pseu­do-anti-impé­ria­listes s’op­posent à l’im­pé­ria­lisme amé­ri­cain en défen­dant sans posi­tion cri­tique les inter­ven­tions régio­nales de la République isla­mique d’Iran.

Il ne s’agit pas de « choi­sir » entre deux monstres, mais bien plu­tôt de trou­ver une « troi­sième voie » à même de dépas­ser ce faux dua­lisme. La révo­lu­tion d’oc­tobre en Irak et les luttes actuelles en Iran ouvrent la voie à une telle alter­na­tive, en reje­tant à la fois la République isla­mique d’Iran et ses mer­ce­naires, d’une part, et les États-Unis, de l’autre. Si la gauche croit en l’internationalisme, alors le masque « anti-impé­ria­liste » doit être ôté du visage de la République isla­mique d’Iran. Cela peut être fait en por­tant la voix des luttes à l’in­té­rieur de l’Iran et en dénon­çant les atro­ci­tés du régime dans la région, et en s’op­po­sant, simul­ta­né­ment, à l’im­pé­ria­lisme mon­dial des États-Unis, de la Chine et de la Russie.


Photographie de ban­nière : Téhéran, 25 novembre 2019 | AP


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  1. L’amnistie a fait état de 304 per­sonnes mais Reuters avance le chiffre de 1 500.[]
  2. Voir, à ce pro­pos, l’in­ter­view de deux cama­rades ano­nymes ira­niens.[]
  3. Cela s’est pro­duit à Mahshahr, une ville majo­ri­tai­re­ment arabe de la pro­vince du Khuzestân, au sud de l’Iran, qui pos­sède un site pétro­lier stra­té­gique clé. Les mani­fes­tants ont blo­qué la route prin­ci­pale menant à ce site. Un autre exemple est une vidéo publiée sur les réseaux sociaux : elle montre la milice Bassidji en train de tirer sur les mani­fes­tants kurdes à Javanrood, une ville kurde de la pro­vince de Kermânchâh.[]
  4. L’usine de trai­te­ment de la canne à sucre Haft Tappeh, dans la ville de Shousha, est emblé­ma­tique de ce mou­ve­ment : après des années de lutte pour le paie­ment de leurs salaires, les tra­vailleurs et les tra­vailleuses ont lan­cé une grève en novembre 2018 pour récla­mer l’au­to­ges­tion de l’u­sine. Malgré une sévère répres­sion, leur mobi­li­sa­tion se pour­suit. Au prin­temps 2020, ils lan­ce­ront une grève de plus de 50 jours pour deman­der le paie­ment de leurs salaires, et conti­nue­ront de récla­mer l’au­to­ges­tion de l’u­sine [ndlr].[]
  5. Voir, par exemple, l’article catas­tro­phique publié sur une pla­te­forme fran­çaise de « gauche radi­cale », dans lequel le géné­ral Soleimani est pré­sen­té comme un « héros » com­bat­tant contre Daech et les forces impé­ria­listes dans la région.[]
  6. À pro­pos des dis­cus­sions qui ont lieu au sein de la gauche anti­ca­pi­ta­liste fran­çaise, voir, par exemple, cette tri­bune de syn­di­ca­listes CGT. Ou la lettre de La Chapelle Debout et la Cantine syrienne, adres­sée au Collectif Ni États de guerre ni états d’ur­gence [ndlr].[]

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