Indochine : gloire aux déserteurs


Texte inédit pour le site de Ballast

Qui furent ces mili­taires fran­çais, oubliés des récits offi­ciels, qui ral­lièrent les rangs viêt­na­miens ? Ils ser­vaient un dra­peau qui des­ser­vaient à leurs yeux les idéaux qu’il pré­ten­dait por­ter : ils prirent donc le par­ti de leur « enne­mi » – ces hommes et ces femmes qui, comme la France libre et maqui­sarde quelques années aupa­ra­vant, com­bat­taient pour l’in­dé­pen­dance de leur pays. Trahir par fidé­li­té, en somme.


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Jules Ferry, répu­bli­cain de gauche et père de l’ins­truc­tion gra­tuite et obli­ga­toire, vient d’être élu pré­sident du Conseil. Celui que l’on sur­nomme le « Tonkinois » aug­mente les effec­tifs des contin­gents colo­niaux et pour­suit la poli­tique expan­sion­niste du Second Empire : le port de Huê, capi­tale du Viêt Nam impé­rial, s’ap­prête à être bom­bar­dé. L’écrivain Pierre Loti, répu­té pour ses récits de voyage exo­tiques, se trouve à bord d’un croi­seur, payé par un pério­dique à suc­cès, Le Figaro. Il livre­ra trois récits en tout point élo­quents. « Les obus ont allu­mé un second incen­die, celui-ci magni­fique : vil­lage, pagode, tout brûle avec d’im­menses flammes rouges et des tour­billons de fumée. » La plume est lyrique ; Loti peint l’en­fer en esthète. Les mots ont l’art de fleu­rir la mort — le sang ne sent plus rien sous la plume du poète. L’artillerie pilonne autour de lui et il fait chaud. Chaud à cre­ver. Le dra­peau tri­co­lore est his­sé en lieu et place du pavillon jaune. Aucune perte à déplo­rer dans les rangs fran­çais. « C’est fini ; toute la rive nord est prise, balayée, brû­lée. En somme, une mati­née, heu­reuse et glo­rieuse, admi­ra­ble­ment conduite. » Trois jours plus tard ; nou­veau débar­que­ment. Les Asiatiques font face aux enva­his­seurs, « tapis comme des rats sour­nois […] coif­fés d’a­bat-jour blanc ». Corps à corps et flammes. Loti contemple les habi­ta­tions embra­sées : le feu miroite « d’un rouge extra­or­di­naire ».

« La plume est lyrique ; Loti peint l’en­fer en esthète. Les mots ont l’art de fleu­rir la mort — le sang ne sent plus rien sous la plume du poète. »

Les vil­lages tombent un à un sous les fusils des enva­his­seurs. Loti s’en étonne même : « Comme tout allait vite et bien, comme tout ce pays flam­bait. On n’a­vait plus conscience de rien, et tous les sen­ti­ments s’ab­sor­baient dans cette éton­nante fièvre de détruire. […] Et puis, quand on arrive avec une petite poi­gnée d’hommes pour impo­ser sa loi à tout un pays immense, l’en­tre­prise est si aven­tu­reuse qu’il faut jeter beau­coup de ter­reur ». Des corps se tordent et crient à même le sol. D’autres fuient aus­si vite qu’ils le peuvent. « Le mou­ve­ment fran­çais s’é­tait opé­ré avec une pré­ci­sion et un bon­heur sur­pre­nants ; la défaite du roi d’Annam était ache­vée. » Les sol­dats dînent gaî­ment sur les cendres. Des mouches butinent les cha­rognes. On demande du riz et des pou­lets ; les hommes aux yeux bri­dés s’exé­cutent. « Merveilleux petits domes­tiques », s’é­meut le jour­na­liste. Les pri­son­niers jettent les corps dans des fosses com­munes. Deux ans plus tard, en 1885, ledit Ferry loue­ra à la Chambre des dépu­tés le « côté huma­ni­taire et civi­li­sa­teur » des conquêtes coloniales.

De la conquête à la lutte pour l’indépendance

La puis­sance impé­riale aura rai­son de la résis­tance indi­gène : la « paci­fi­ca­tion » du Viêt Nam va durer un peu plus d’une décen­nie, char­riant mas­sacres, exé­cu­tions, pillages et incen­dies de palais et de biblio­thèques. La région passe sous pro­tec­to­rat fran­çais. L’indépendantisme viêt­na­mien irrigue en secret les sous-sol du pays avant d’é­cla­ter au grand jour, au détour des années 1930 : le Parti natio­nal viêt­na­mien s’in­surge, les armes à la main, contre l’oc­cu­pant étran­ger. Le mou­ve­ment est répri­mé séance tenante : mutins mis à mort, habi­tats bom­bar­dés, dépor­ta­tions… Le com­mu­nisme s’im­plante en Asie et le jeune par­ti, fon­dé par celui que l’on ne nomme pas encore Hô Chi Minh, fédère les luttes en pre­nant soin d’ar­ti­cu­ler les aspi­ra­tions sociales, patrio­tiques et révo­lu­tion­naires du peuple. Des Soviets viêt­na­miens sont créés et les auto­ri­tés hexa­go­nales s’ap­pliquent à écra­ser la contes­ta­tion. La ligne du Parti ? Leur pro­gramme, en dix points, fait savoir qu’il vise à « ren­ver­ser l’im­pé­ria­lisme fran­çais » ain­si que la bour­geoi­sie locale, à obte­nir l’in­dé­pen­dance de l’Indochine, à pla­cer les banques sous le contrôle des tra­vailleurs, à dis­tri­buer les terres, à limi­ter la jour­née de tra­vail à huit heures, à ins­tau­rer l’é­ga­li­té entre les sexes et à ins­truire l’en­semble du peuple.

Hô Chi Minh

L’Histoire se plaît à res­sas­ser ses ombres : la France et l’Allemagne s’é­corchent au front. Pétain régente la pre­mière et Hô Chi Minh, dans un poème com­po­sé au mois de juillet 1942, tance ce « maré­chal trop vieux » et traître aux siens qui avance « tête bais­sée devant les Allemands ». Le géné­ral Giap, futur vain­queur de Diên Biên Phu, se sou­vien­dra : « C’est durant cette période qu’a mûri pro­gres­si­ve­ment l’i­dée de la créa­tion d’un vaste Front natio­nal pour la recon­quête de l’in­dé­pen­dance. Cette idée a été clai­re­ment expri­mée, pour la pre­mière fois, par l’Oncle Hô lui-même1. » La France est libé­rée et le Japon rend l’âme à l’u­ra­nium. L’empereur viêt­na­mien Bao Dai abdique et Hô Chi Minh s’empare, à la tête du Viêt Minh, du pou­voir puis du pays, alors sous le joug pro­vi­soire des Japonais : le 2 sep­tembre 1945, les com­mu­nistes pro­clament l’in­dé­pen­dance de la République démo­cra­tique du Viêt Nam.

« La France est libé­rée et le Japon rend l’âme à l’u­ra­nium. L’empereur Bao Dai abdique et Hô Chi Minh s’empare, à la tête du Viêt Minh, du pou­voir puis du pays. »

La France, qui n’en­tend pas perdre l’Indochine, met un terme aux négo­cia­tions et bom­barde le port de Haiphong : « Pour nous, ce fut le pas déci­sif. […] Le bom­bar­de­ment de Haiphong, en novembre 1946, nous a fait com­prendre que chaque com­pro­mis inci­tait les Français à en deman­der tou­jours plus. […] Croyaient-ils vrai­ment que nous allions doci­le­ment cour­ber l’é­chine et leur livrer notre capi­tale ? », racon­te­ra le géné­ral Giap, des années plus tard. La guerre éclate. Le gou­ver­ne­ment d’Hô Chi Minh prend le maquis ; la France, à peine sor­tie de l’oc­cu­pa­tion alle­mande, envoie ses troupes sur place…

Déserter : pour qui, pour quoi ?

Ces sol­dats n’ont pas trente ans et tous savent ce qu’il en coûte de vivre sous domi­na­tion étran­gère. Certains d’entre eux furent même résis­tants — ou eurent, par­mi leurs proches, des com­bat­tants qui ris­quèrent leur vie pour libé­rer leur pays de la tutelle alle­mande. Claude Collin, dans son ouvrage De la Résistance à la guerre d’Indochine, se pen­che­ra sur le sort de ces jeunes recrues : « Ils se retrouvent coin­cés dans une inso­luble contra­dic­tion entre, d’une part, la croyance en la mis­sion civi­li­sa­trice de la France – héri­tée de l’en­sei­gne­ment de l’é­cole répu­bli­caine – ain­si que la fidé­li­té au gou­ver­ne­ment fran­çais issu de la Résistance et, d’autre part, l’é­mo­tion sus­ci­tée par le constat de la situa­tion dans laquelle vivent effec­ti­ve­ment les popu­la­tions colo­ni­sées, situa­tion qui sus­cite de légi­times reven­di­ca­tions et jus­ti­fient, au moins par­tiel­le­ment, le désir d’é­man­ci­pa­tion qu’ex­prime le Viêt Minh. »

« Trahir par fidé­li­té ? L’idée n’ef­fleure point ceux qui marchent au pas. Passer d’un camp à l’autre n’as­sure qu’un seul des­tin, celui des ombrages et des oublis. »

Trahir par fidé­li­té ? L’idée n’ef­fleure point ceux qui marchent au pas. Plusieurs vont pour­tant fran­chir la ligne. Passer de l’autre côté. Rejoindre ceux qu’ils étaient venus com­battre. Nul ne déserte la fleur au fusil : dif­fi­cile de tour­ner le dos aux « siens » sans souf­france. Acte irré­ver­sible et, sou­vent, impar­don­nable aux regards de ceux à qui l’on fausse com­pa­gnie. Un trans­fuge devient un orphe­lin : il quitte une famille pour une autre qui ne l’ac­cep­te­ra jamais tota­le­ment. Passer d’un camp à l’autre n’as­sure qu’un seul des­tin, celui des ombrages et des oublis. Qui furent donc ces hommes ? En 1973, avec l’ou­vrage Les sol­dats blancs de Hô Chi Minh, Jacques Doyon s’in­té­res­se­ra de près à ces déser­teurs que le Viêt Minh dési­gna sous le nom de « ral­liés », tenant à mettre en évi­dence la sin­gu­la­ri­té de cha­cune de ces tra­jec­toires. Bourlingueurs ou mili­tants ? Mauvais cou­cheurs ou doux rêveurs ?

Un rallié

Bien que dif­fi­cile à recen­ser, l’his­to­rien Alain Ruscio éva­lue­ra le nombre des ral­lie­ments idéo­lo­giques à une cen­taine. Henri Azeau évo­que­ra quant à lui 288 déser­teurs fran­çais (ain­si que 388 Nord-Africains, 78 Africains et plus d’un mil­lier de légion­naires étran­gers). Parmi eux, bien sûr, des aven­tu­riers en mal d’ex­ploits et des mili­taires en fuite, incul­pés par l’ar­mée fran­çaise pour crimes ou lar­cins… Mais aus­si, et ceux-là retiennent plus par­ti­cu­liè­re­ment notre atten­tion, des indi­vi­dus qui, pour des motifs d’ordre éthique, ne purent consen­tir à deve­nir ce que l’on escomp­tait d’eux — éthique per­son­nelle ou poli­tique (Marx l’as­su­ra en son temps : un peuple qui en opprime un autre ne peut se pré­tendre libre). Doyon esti­me­ra que la majo­ri­té des ral­liés étaient d’ex­trac­tion ouvrière. La morale, pour ces hommes, enjam­bait les cadastres : on est homme avant d’être sujet ou citoyen. Les ral­liés s’ef­fa­ce­ront face à la pos­té­ri­té. Seuls les noms de quelques uns nous par­vien­dront : ils s’ap­pe­laient Riton, Clavier, Boris ou bien Ribera — un pseu­do­nyme ou un pré­nom, par­fois. Les récits offi­ciels et les nos­tal­gies natio­nales ne les convie­ront pas à leur table.

Riton

« Il assume ouver­te­ment son geste et com­pose un tract pour enjoindre ses anciens cama­rades à rejoindre la lutte indépendantiste. »

L’homme est calme, serein. Les maqui­sards accueillent cha­leu­reu­se­ment celui qui, sur-le-champ, se pré­sente comme un mili­tant com­mu­niste favo­rable à la révo­lu­tion viêt­na­mienne. On lui fait savoir que d’autres Européens se trouvent non loin de là — par­mi eux, quelques légion­naires alle­mands anti­fas­cistes et des vété­rans des Brigades inter­na­tio­nales. Bientôt, dans un vil­lage, il pren­dra la parole en public et dénon­ce­ra les ini­qui­tés du sys­tème colo­nial. Applaudissements et accla­ma­tions. Riton assume ouver­te­ment son geste et va jus­qu’à com­po­ser un tract, signé de son propre nom, pour enjoindre ses anciens cama­rades à rejoindre la lutte indé­pen­dan­tiste. Fils de mineur et ouvrier pâtis­sier, le déser­teur est un ancien FTP et sol­dat fran­çais dans la 1ère armée. Le tra­vail fit défaut à la Libération : il s’en­ga­gea, comme tant d’autres, dans le corps expé­di­tion­naire pour y gagner son pain. « Mission d’en­ca­dre­ment » au Viêt Nam, lui avait-on dit. Soit. Tentons. Verra bien… Et Riton de réa­li­ser, une fois sur place, qu’il s’a­gis­sait en réa­li­té d’une mis­sion de « paci­fi­ca­tion ». Il lui fal­lut un an pour rompre avec l’ar­mée qui l’a­vait envoyé ici et s’en­fon­cer dans les maquis indochinois…

Affecté au régi­ment 306, Riton s’empare d’armes pour ali­men­ter la gué­rilla, rédige des tracts, s’a­dresse aux troupes colo­niales muni d’un porte-voix et par­ti­cipe à l’at­taque de convois ou de postes. Le voi­là sol­dat pour la cause indé­pen­dan­tiste. Nuits pas­sées chez l’ha­bi­tant et repas par­ta­gés en com­mun. Riton mesure, de vil­lage en vil­lage, l’en­thou­siasme que le Viêt Minh sus­cite au sein du petit peuple. Le quo­ti­dien n’est, on l’i­ma­gine, pas sans dif­fi­cul­tés : Riton marche nus pieds et les Européens tolèrent par­fois dif­fi­ci­le­ment les aléas ali­men­taires et sani­taires inhé­rents à la clan­des­ti­ni­té asia­tique. Mais « l’hon­neur d’un ancien résis­tant fran­çais face à cette guerre », consigne-t-il dans une bro­chure, est d’embrasser une cause juste, quoi qu’il puisse en coûter.

Albert Clavier

« Pour orga­ni­ser la lutte, le Viêt Minh vit en par­tie sous terre, dans des gale­ries creu­sées pour l’occasion. »

Le ciel est noir. Une colonne che­mine à tra­vers les rizières. Clavier vient d’a­ban­don­ner son poste de sol­dat durant l’at­taque du convoi dans lequel il se trou­vait. Une déci­sion dif­fi­cile prise en amont, avec l’aide d’un ami viêt­na­mien, Bat, pro­fes­seur le jour et résis­tant celui-ci tom­bé. Il avance le ventre ser­ré. On ne l’ap­pelle pas encore par son nom de ral­lié, Ngo-An (« le paci­fique »). « Camarade ! Ce mot me fait chaud au cœur. Il y avait bien long­temps que je ne l’a­vais pas enten­du et il vient aujourd’­hui de la bouche d’un homme qui devrait être mon enne­mi. » La marche sera longue. Pour orga­ni­ser la lutte, le Viêt Minh vit en par­tie sous terre, dans des gale­ries creu­sées pour l’oc­ca­sion. Ses hommes en sortent la nuit pour atta­quer les postes enne­mis. Clavier y dort, sur une natte, après s’est nour­ri d’une boule de riz. Le jour sui­vant, il découvre des vil­lages bom­bar­dés. Paillotes en cendres, cadavres au sol. L’aviation fran­çaise vient de pas­ser. « Je suis hon­teux de voir se repro­duire ici ce que les nazis ont fait dans le Vercors. »

Albert Clavier en 2010, par Maxence Emery

C’est de là dont il vient jus­te­ment, Clavier, le Vercors. Né dans un petit vil­lage de la région, fils d’une famille sans-le-sou et frère d’un résis­tant com­mu­niste dépor­té à Buchenwald. Engagé dans « la colo­niale », comme dit l’u­sage, pour chan­ger d’air, voir du pays. Il vit et en revint : impos­sible pour lui de par­ti­ci­per plus long­temps aux exac­tions impé­ria­listes. « Je ne veux pas me rési­gner à com­battre dans une armée au ser­vice d’une doc­trine colo­niale, qui réprime dans le sang la lutte d’un peuple pour son indé­pen­dance, pour sa liber­té. Ma conscience, mon idéal de jus­tice m’in­ter­disent d’ac­cep­ter l’hor­reur de cette guerre, les atro­ci­tés qui y sont com­mises. Non ! je ne suis pas un traître, je ne tra­his pas mon pays, ma patrie. Je l’aime et je suis fidèle à ses idéaux, Liberté, Égalité, Fraternité, en sou­te­nant la lutte de libé­ra­tion d’un peuple », écri­ra-t-il dans ses mémoires, De l’Indochine colo­niale au Vietnam libre.

« Né dans un petit vil­lage de la région, fils d’une famille sans-le-sous et frère d’un résis­tant com­mu­niste dépor­té à Buchenwald. »

Clavier fait sitôt savoir au Viêt Minh qu’il ne veut pas por­ter les armes contre les sol­dats de son pays — demande entiè­re­ment com­prise et accep­tée. On l’af­fec­te­ra à plu­sieurs postes : inci­ter, par porte-voix, les membres du corps expé­di­tion­naire à déser­ter ; rédac­teur-spea­ker à la radio natio­nale ; res­pon­sable d’un camp de déser­teurs. Il confec­tion­ne­ra éga­le­ment quelques maquettes des postes fran­çais afin que les maqui­sards puissent pré­pa­rer au mieux leurs attaques. Hô Chi Minh, qu’il ren­con­tre­ra à la Libération, lui adres­se­ra un télé­gramme pour le remer­cier de sa « contri­bu­tion » à l’ef­fort natio­nal. Une femme, Oanh, lui don­ne­ra deux enfants métis : France et Maurice. Albert Clavier par­ti­ci­pe­ra à la recons­truc­tion de son pays d’a­dop­tion puis devien­dra jour­na­liste, avant de le quit­ter, dans les années 1960, inquiet des dérives pour le moins auto­ri­taires et sec­taires du par­ti unique.

Michel King

« Ici, tout le monde avance dans la même barque, coude à coude, à éga­li­té. Du simple trou­fion à Hô Chi Minh en personne. »

Il a face à lui un Français, comme lui. Un sol­dat pas­sé à l’en­ne­mi, comme lui — Chabert, de son patro­nyme. Un ouvrier fait pri­son­nier et, depuis, sin­cè­re­ment ral­lié au Viêt Minh. King ne vient pas du même milieu : il est un reje­ton de la petite-bour­geoi­sie, ten­dance Barrès et Croix-de-feu. « Si tu es sin­cère avec les Viêtnamiens, ils le com­pren­dront et t’ac­cep­te­ront. […] Cette confiance, à toi de la gagner ! Mais la vie n’est pas facile, au Viêt Nam libre ! Il faut te conten­ter de cinq bols de riz par jour et de trois cents grammes de buffle par semaine, les beaux jours ! », pré­vient Chabert (qui sera natio­na­li­sé viêt­na­mien et confie­ra avoir agi par « amour de l’hu­ma­ni­té » et « de la liber­té »). King en a vu d’autres : il se retrou­va tour à tour dans la Légion, sur le front ita­lien et en Afrique du Nord, à la libé­ra­tion de la France. Chabert pour­suit : ici, tout le monde avance dans la même barque, coude à coude, à éga­li­té. Du simple trou­fion à Hô Chi Minh en per­sonne, « la lutte se fait dans la pau­vre­té ». Michel King devien­dra un sol­dat de l’ar­mée popu­laire du géné­ral Giap — régi­ment 42. « Je vou­lais com­battre, j’au­rais fait n’im­porte quoi pour les Viêtnamiens, je croyais en cette guerre, et je serais mort pour eux », confie­ra un jour celui qui vit l’un de ses frères, fût-il d’un autre sang, se consu­mer sous le napalm de son pays natal.

Le Général Giap

Boris

Ce fut sans zèle ni pas­sion qu’il avait pris, en France, sa carte au Parti — ce par­ti qui, le temps de la guerre, res­te­ra pour le moins équi­voque quant à l’at­ti­tude que ses mili­tants auront à adop­ter… Boris pré­fère la poé­sie à la poli­tique et, du haut de ses vingt-deux ans, se retrouve à fumer de l’o­pium dans les salles sombres de Saigon. S’il noue quelques contacts avec les cercles mar­xistes fran­co­phones de la région, c’est au moment de rece­voir sa convo­ca­tion mili­taire qu’il décide de prendre le maquis. Goût du fris­son, de l’in­con­nu ? Il se peut. Le Viêt Minh fas­cine le jeune homme. Il aime­rait péné­trer l’âme de ce pays que l’on ne peut connaître paré d’un uni­forme d’oc­cu­pant. Ce simple pro­fes­seur, ori­gi­naire de Saint-Étienne, devient dès lors déser­teur aux yeux des auto­ri­tés mili­taires. Les Viêtnamiens qui le récep­tionnent lors de sa fuite lui offrent des ciga­rettes, une bière et un bol de riz — assez pour jugu­ler l’an­xié­té. On le char­ge­ra d’as­su­rer la pro­pa­gande sur les ondes radio­pho­niques, de rédi­ger des syn­thèses d’a­près l’exa­men quo­ti­dien de la presse fran­co­phone et de conseiller les rédac­teurs de tracts.

Robert Vignon

« Mitrailleuse Sten et fanion rouge : Vignon n’a pas vingt ans mais il sait ce qu’il ne veut pas. »

Des Viêtnamiens l’en­tourent puis le désarment. Il les suit. Un homme va l’in­ter­ro­ger, durant trois quarts d’heure et dans un fran­çais par­fait, puis lui expli­quer qu’un cama­rade l’ac­com­pa­gne­ra dans son quo­ti­dien afin d’ap­prendre la langue et les us de ce pays dont il ignore encore tout — voi­là seule­ment dix-sept jours que ce Savoyard, 2e classe de la com­pa­gnie colo­niale de gar­ni­son à Hanoi, a posé pied en Asie. Profession ? Ajusteur-méca­ni­cien — docker, par­fois. Opinions poli­tiques ? Communiste. Conscient de sa classe et de ce qu’elle porte. Il fit ses pre­miers pas dans la résis­tance, dans les Groupes francs de Savoie, après avoir refu­sé de tri­mer en Allemagne. Mitrailleuse Sten et fanion rouge : Vignon n’a pas vingt ans mais il sait ce qu’il ne veut pas. L’internationalisme ? Il ne l’ap­prit pas dans les pages d’un livre mais dans celles de la vie, dans ses flancs et sa cha­leur : un com­pa­gnon espa­gnol, maqui­sard lui aus­si, cou­rut droit vers l’en­ne­mi nazi, une gre­nade dans chaque main. Mort pour une patrie qui n’é­tait pas la sienne. La mémoire donne des devoirs.

Vignon explique à son inter­lo­cu­teur que son geste, sa déser­tion, s’a­vère émi­nem­ment poli­tique. Que les Viêtnamiens sont « des frères socia­listes » et qu’ils par­ti­cipent à la même œuvre : celle du com­bat inter­na­tio­nal pour la révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne mon­diale. Rien moins. « J’ai pris ma déci­sion seul, dira Vignon, en dehors de toute direc­tive, car la déser­tion me parais­sait l’u­nique moyen de m’en sor­tir mora­le­ment. » Il décou­vri­ra, en mar­chant, les pay­sans de la pénin­sule. Vignon fon­de­ra un petit jour­nal puis s’oc­cu­pe­ra de la ges­tion de camps de pri­son­niers fran­çais. La tâche sera rude : les déte­nus, érein­tés, affa­més et four­bus, renâ­cle­ront, on l’i­ma­gine, à suivre les cours de « réédu­ca­tion » marxiste-léniniste…

Hanoi, 1979, par Alain Ruscio

Ribera

Capitaine d’ar­tille­rie, ancien de la guerre d’Espagne puis FTP dans l’exil. Présent à Paris, dans le XVIIe arron­dis­se­ment, quand la capi­tale levait des bar­ri­cades face à l’Allemagne défaite. Son chef de bataillon a su qu’il don­nait des infor­ma­tions à l’en­ne­mi — ses jours sem­blaient se comp­ter sur les doigts de la main qu’il avait ten­due aux « Viets » : mieux valait déser­ter, cou­vert par les cris et les coups de feu, au cours d’une embus­cade. Ribera est inté­gré au dich vân : l’ac­tion psy­cho­lo­gique. Il rédige des tracts qu’il signe de son nom : « Vous ne pou­vez pas conti­nuer à vous dégra­der en com­bat­tant contre un peuple qui lutte pour son indé­pen­dance. Il ne vous reste plus qu’à déser­ter ou mou­rir. Ralliez les rangs de l’ar­mée popu­laire viêt­na­mienne : mon­trez-vous, sans armes, seul, et vous serez bien accueilli. » Il super­vi­se­ra ensuite des camps, com­po­sés d’é­tran­gers de tous les pays, ou presque. Bien des années plus tard, il confie­ra, non sans amer­tume, qu’on le relé­gua « dans les pou­belles de l’Histoire ».

*

La guerre d’Indochine pren­dra fin en 1954, peu de temps après la vic­toire viêt­na­mienne de Diên Biên Phu. Elle lais­se­ra der­rière elle un demi-mil­lion de morts, civils et mili­taires confon­dus. Les ral­liés seront amnis­tiés par l’État fran­çais en 1966 — les Nord-Américains s’é­chi­ne­ront alors, le temps d’une décen­nie, à rava­ger plus encore un pays déjà exsangue.


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  1. Une vie, Les Indes savantes, 2010.
Émile Carme

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