Grèce : six mois pour rien ?

24 juillet 2015


Texte inédit pour le site de Ballast

Syriza est arri­vé au pou­voir en Grèce le 25 jan­vier. Six mois plus tard, le par­ti de la « gauche radi­cale » est au bord de l’implosion. Le 15 juillet, son Premier ministre Alexis Tsipras a fait pas­ser au Parlement, avec les voix de l’opposition, un accord avec l’Union euro­péenne qui renie à la fois son propre pro­gramme élec­to­ral et le résul­tat popu­laire du réfé­ren­dum du 5 juillet. Toutes les « lignes rouges » ont été fran­chies. De plus, les lois votées par Syriza depuis jan­vier doivent être pure­ment et sim­ple­ment reti­rées. Six mois de la vie poli­tique d’un pays sont ain­si balayés. Les « négo­cia­tions » ont fina­le­ment ren­for­cé l’emprise des créan­ciers sur ce qui s’apparente désor­mais à un pro­tec­to­rat. Que retiennent les Grecs de cette période ? Comment com­prendre le bas­cu­le­ment ful­gu­rant qui s’est dérou­lé entre le 5 et le 15 juillet, du réfé­ren­dum au mémo­ran­dum ? Une hal­lu­ci­na­tion col­lec­tive ? Suite du car­net de route de Gwenaël Breës, d’Athènes à Bruxelles.


gw1 Le 5 juillet, je publiais dans la pré­sente revue le récit des neufs jours ayant pré­cé­dé le réfé­ren­dum grec. J’y consi­gnais des paroles recueillies au gré de mes déam­bu­la­tions et de mes ren­contres en Grèce, durant cette semaine qui fut un intense moment de démo­cra­tie, mais aus­si un révé­la­teur de l’état de l’Europe, de la com­ba­ti­vi­té et par­fois du déses­poir du peuple grec. Des paroles expri­mant tan­tôt la satis­fac­tion qu’une déci­sion de cette impor­tance revînt au peuple, tan­tôt des cri­tiques sur l’organisation tar­dive de cette consul­ta­tion ; tan­tôt des ques­tion­ne­ments sur les mul­tiples inter­pré­ta­tions que la ques­tion posée lais­sait ouvertes, tan­tôt sur le temps trop court alloué à l’information et au débat. Des paroles dou­tant de l’issue même de ce pro­ces­sus : moment his­to­rique, épi­sode condam­né à ne débou­cher sur aucune amé­lio­ra­tion signi­fi­ca­tive, pré­mices à une guerre civile ou à la mon­tée en puis­sance des néo-nazis d’Aube Dorée… ? Des paroles décri­vant en tout cas l’état de fatigue et d’hallucination des Grecs face au trai­te­ment de choc qui leur est admi­nis­tré depuis cinq ans — telle cette phrase, qui titra l’article : « L’Europe agit comme si elle était en guerre contre les Grecs. »

Depuis l’issue désas­treuse des « négo­cia­tions » qui sui­virent le réfé­ren­dum, ces paroles résonnent à n’en plus finir. Parfois tris­te­ment lucides et pré­mo­ni­toires : « Les créan­ciers se fichent de la démo­cra­tie ; ils ne veulent que nous main­te­nir dans un état de colo­nie endet­tée et, par la même occa­sion, tuer dans l’œuf toute alter­na­tive pro­gres­siste en Europe. Le réfé­ren­dum inter­vient trop tard : le gou­ver­ne­ment a le cou­teau sous la gorge et n’a pas pré­pa­ré de plan B. Le pire serait qu’une majo­ri­té pour le « non » abou­tisse fina­le­ment au même accord que celui qui était sur la table la semaine der­nière. » Je reprends ce car­net de route où je l’avais lais­sé : au 5 juillet, jour du réfé­ren­dum. Jusqu’au 15 du même mois, jour du vote du troi­sième mémo­ran­dum au Parlement grec, où s’acheva l’ahurissant retour­ne­ment du pou­voir grec.

L’honneur retrouvé

Dimanche 5 juillet. C’est le jour du vote. À l’ombre d’un arbre, dans la cour d’une école du quar­tier de Peristeri où défilent depuis ce matin des mil­liers d’Athéniens, des femmes pen­sion­nées et une pro­fes­seure d’allemand dis­cutent… L’une d’elles est très remon­tée ; elle trouve ce réfé­ren­dum stu­pide et arri­vé trop tar­di­ve­ment. Comme beau­coup, elle ne voit pas la réelle dif­fé­rence entre les deux choix pro­po­sés. Jetant ner­veu­se­ment sa ciga­rette par terre, elle avoue avoir voté « oui » à contre­cœur. À ses côtés, les autres dames ne voient guère la situa­tion plus posi­ti­ve­ment, mais elles ont toutes voté « non », ne fût-ce que pour le sym­bole démo­cra­tique que porte cet acte, pour signi­fier leur désap­pro­ba­tion des poli­tiques de l’Europe et leur sou­tien à la coa­li­tion entre Syriza et Anel (les Grecs indé­pen­dants) — qu’elles consi­dèrent comme la pre­mière, depuis très long­temps, à agir dans l’intérêt du peuple grec. Aucune ne s’aventure à un pro­nos­tic : « Beaucoup de gens pensent « non » mais votent « oui » par peur. »

« Vu de plus près, c’est un vote de classe : envi­ron 70 % pour le « non » dans les quar­tiers ouvriers et 70 % pour son contraire dans les quar­tiers de la classe supérieure. »

Le sen­ti­ment de satis­fac­tion des Athéniens n’en est que plus grand, quelques heures plus tard, lorsque tombent les résul­tats : le « non » l’emporte dans la tota­li­té des dis­tricts élec­to­raux (même dans ceux qui tra­di­tion­nel­le­ment penchent à droite). 61,3 % dans le pays ! Vu de plus près, c’est un vote de classe : envi­ron 70 % pour le « non » dans les quar­tiers ouvriers et 70 % pour son contraire dans les quar­tiers de la classe supé­rieure. Malgré le chan­tage des ins­ti­tu­tions euro­péennes, la fer­me­ture des banques, la puis­sante pro­pa­gande des médias pri­vés grecs, la défer­lante des son­dages trom­peurs et même les menaces de repré­sailles faites par cer­tains employeurs, la majo­ri­té des Grecs n’a pas suc­com­bé à la peur du « saut dans l’inconnu » qui leur a tant été pro­phé­ti­sé par la plu­part des gou­ver­nants et des édi­to­ria­listes de toute l’Europe. Dès avant que les résul­tats ne com­mencent à tom­ber, la place Syntagma res­semble à un stu­dio de télé­vi­sion géant. Des jour­na­listes du monde entier sont en pleine effer­ves­cence, à l’affût de la moindre réac­tion. Une dame d’une cin­quan­taine d’années, munie d’icônes de l’Église ortho­doxe, en pro­fite pour s’imposer dans le cadre en hur­lant : « Orthodoxie ! Orthodoxie ! » Un clin d’œil au gou­ver­ne­ment alle­mand et à sa sacro-sainte reli­gion de l’orthodoxie… budgétaire.

Parmi la foule qui afflue spon­ta­né­ment face au Parlement, c’est la fier­té qui prime. Celle d’avoir confir­mé le résul­tat des élec­tions de jan­vier qui ont ren­voyé au pla­card une classe poli­tique cor­rom­pue et por­té au pou­voir, pour la pre­mière fois en Europe, un par­ti anti-aus­té­ri­té. Celle d’avoir rame­né de la poli­tique et de la démo­cra­tie dans cette Europe tech­no­cra­tique. Malgré la vic­toire, seuls les membres de l’Epam, petit par­ti prô­nant la rup­ture avec l’Europe, dansent sur des chan­sons grecques. Pour le reste, pas d’écran géant, ni de concerts, ni de mee­ting. Juste un mou­ve­ment de foule pour accla­mer Zoé Konstantopoulou, la pré­si­dente du Parlement (Syriza) qui tra­verse la place sans gardes du corps. Mais l’heure n’est pas vrai­ment à la fête. Tout le monde, ici, est conscient que le plus dif­fi­cile reste à venir. Les pre­mières réac­tions, très dures, des res­pon­sables poli­tiques alle­mands — sociaux-démo­crates en tête — le confirment.

Zoé Konstantopoulou, au soir du 5 juillet. Par Stéphane Burlot

Le plus dur commence demain

Lundi 6 juillet. Le résul­tat reten­tis­sant du réfé­ren­dum pro­voque une onde de choc en Europe. Et semble être bien accueilli au sein de la popu­la­tion grecque, la nette majo­ri­té du vote n’étant pas pro­pice à la divi­sion. Un conduc­teur de bus me dit être à la fois sur­pris et ras­su­ré par l’importance du « non »… ayant lui-même voté l’in­verse, « pas par amour de cette Europe-là, mais parce que je n’imagine pas la Grèce se débrouiller toute seule pour l’instant. Pourquoi pas, sor­tir de l’euro ? Mais dans quelques années, quand notre éco­no­mie sera plus forte. » Parmi les pre­miers élé­ments de lan­gage assé­nés ce matin par les diri­geants euro­péens revient en boucle l’argument selon lequel une démo­cra­tie de la zone euro ne peut impo­ser ses vues à dix-huit autres démo­cra­ties. « Sauf que, dans aucun de ces pays, la popu­la­tion n’a eu l’occasion de se pro­non­cer par réfé­ren­dum sur les poli­tiques d’austérité », sou­ligne-t-il, narquois.

« Je pense que Tsipras a une stra­té­gie », me dit par ailleurs une amie grecque. Une opi­nion lar­ge­ment par­ta­gée ici, et qui veut qu’un « com­pro­mis hono­rable » est attei­gnable, comme l’a annon­cé le Premier ministre. « C’est un jeu », ajoute-t-elle pour résu­mer ces obs­cures et inter­mi­nables trac­ta­tions bruxel­loises dans les­quelles la Grèce tente d’imposer un rap­port de force depuis presque six mois. Les décla­ra­tions exas­pé­rées du pré­sident du Conseil euro­péen (« The game is over. »), du Premier ministre belge (« La récréa­tion est finie. ») et avant eux de la direc­trice géné­rale du FMI (« L’urgence est de réta­blir le dia­logue, avec des adultes dans la pièce. »), confirment l’in­ca­pa­ci­té des créan­ciers, en par­ti­cu­lier les gar­diens du « pro­jet euro­péen », à dépas­ser l’ho­ri­zon du « gou­ver­ne­ment par les ratios » (selon l’ex­pres­sion de l’é­co­no­miste Frédéric Lordon) et à voir toute ten­ta­tive d’y rame­ner du poli­tique comme autre chose qu’une lubie d’a­do­les­cents. Un jeu dans lequel la popu­la­tion grecque ne voit pas clair. Et encore moins lorsque l’on passe en revue les signes contra­dic­toires émis par ses diri­geants. Depuis la vic­toire de Syriza aux élec­tions de jan­vier, l’équipe Tsipras n’a pas pro­cla­mé de mora­toire sur la dette, dont elle a au contraire payé les dif­fé­rentes échéances — conti­nuant à vider les caisses d’un État au bord de la faillite (et notam­ment les bud­gets sociaux). En signant un pre­mier accord-cadre avec ses créan­ciers, le 20 février, elle n’a pas non plus res­pec­té son enga­ge­ment de rompre avec la logique des mémo­ran­dums et de la Troïka : tout au plus a‑t-elle obte­nu que l’on change le nom de « mémo­ran­dum » en « plan d’aide », de « Troïka » en « Institutions » et de « créan­ciers » en « partenaires ».

« Ce réfé­ren­dum a chan­gé la donne, les posi­tions se sont cris­tal­li­sées, des masques sont tom­bés. Plus rien ne sera comme avant, la poli­tique et la volon­té popu­laire ont repris le des­sus. »

« Il ne faut pas sous-esti­mer le fait que ce gou­ver­ne­ment est tout jeune et inex­pé­ri­men­té. Ça ne fait même pas six mois qu’ils sont là. Ils ont été naïfs face aux créan­ciers et c’est la rai­son de ces cir­con­vo­lu­tions », insiste une libraire du quar­tier d’Illissia qui affiche un grand « oxi » (« non ») dans sa vitrine. « Mais pas besoin d’être sta­tis­ti­cien ou socio­logue pour com­prendre que le « non » exprime sur­tout un refus caté­go­rique de nou­velles mesures d’austérité ! » Et d’ajouter que l’organisation du réfé­ren­dum en elle-même, comme l’a d’ailleurs décla­ré Tsipras, « est l’aveu que son approche trop douce ne menait à rien, que les négo­cia­tions n’étaient qu’une farce, un exer­cice de chan­tage. Maintenant, ce réfé­ren­dum a chan­gé la donne, les posi­tions se sont cris­tal­li­sées, des masques sont tom­bés. Plus rien ne sera comme avant, la poli­tique et la volon­té popu­laire ont repris le des­sus. » Mais les pre­miers actes du gou­ver­ne­ment donnent l’étrange sen­sa­tion qu’il a inter­pré­té la vic­toire du « non » comme une consé­cra­tion du « oui ». Hier soir, Tsipras s’est expri­mé tar­di­ve­ment à la télé­vi­sion après l’annonce des résul­tats, sou­li­gnant n’avoir pas reçu de man­dat pour sor­tir de l’euro, que telle n’était pas la ques­tion posée, mais (para­doxa­le­ment) qu’il avait enten­du la réponse du peuple : « pas de rup­ture » avec l’Europe. Dans la fou­lée, le pré­sident fran­çais l’a appe­lé pour lui dire : « Aide-moi à t’aider. » Et, ce matin, Tsipras s’est réuni avec les lea­ders de l’opposition grecque, ceux qui ont défen­du le « oui », pour esquis­ser une sorte d’union natio­nale avant de ten­ter la relance d’un round de négo­cia­tions avec les ins­ti­tu­tions européennes.

Enfin, on apprend ce matin la « démis­sion » du ministre des Finances Yanis Varoufakis, connu pour être détes­té des créan­ciers et pour avoir écrit de tran­chants articles sur la ques­tion de l’euro. Une déci­sion éton­nante : Varoufakis avit décla­ré qu’il quit­te­rait ses fonc­tions en cas de vic­toire du… « oui ». La ver­sion offi­cielle veut que sa démis­sion ait été deman­dée par les créan­ciers, qui ne le sup­por­taient plus. « Beaucoup de gens appré­cient Varoufakis, mais il en énerve beau­coup d’autres et ne fait pas l’unanimité au sein du par­ti : c’est un aty­pique, un élec­tron libre », me dit un mili­tant de Syriza. « Sa démis­sion est plus une affaire interne à Syriza qu’un cadeau fait aux créan­ciers », croit-il savoir. On appren­dra, quelques jours plus tard, que son départ s’est joué sur une diver­gence entre lui et Tsipras quant à l’approche à avoir dans les nou­velles négo­cia­tions. Varoufakis racon­te­ra être arri­vé gal­va­ni­sé par le résul­tat du réfé­ren­dum dans le bureau du Premier ministre, où ses col­la­bo­ra­teurs et lui-même affi­chaient, au contraire, de bien sinistres mines.

Attentisme

Mardi 7 juillet. Dans la presse fran­çaise, un conseiller du gou­ver­ne­ment grec sort de sa réserve et lance un cri d’alarme : « Il faut faire savoir au monde entier que l’eurozone est en train de com­mettre un crime contre l’humanité. » Sous cou­vert d’anonymat, il témoigne de la stra­té­gie d’étouffement éco­no­mique mise en place métho­di­que­ment par l’Eurogroupe depuis le début des négo­cia­tions, en jan­vier, mais aus­si de ses désac­cords sur la façon dont le gou­ver­ne­ment grec a négo­cié, pri­vi­lé­giant tou­jours la voie de la rai­son et de la dis­cus­sion avec les Européens. « Mais dans ces dis­cus­sions, c’était tou­jours le gou­ver­ne­ment qui fai­sait les conces­sions, qui se rap­pro­chait de la Troïka, sans qu’eux [les Européens] ne fassent le moindre mou­ve­ment vers nous. » Et c’est par­ti pour un nou­veau round de négo­cia­tions, pré­sen­té, une nou­velle fois, comme celui de la der­nière chance… « Le gou­ver­ne­ment veut ame­ner l’Europe à une véri­table négo­cia­tion poli­tique, pas seule­ment une dis­cus­sion éco­no­mique ou tech­nique », me dit le tenan­cier d’un kiosque de la place Omonia pour expli­quer l’arrivée du nou­veau ministre des Finances à la réunion de l’Eurogroupe sans nou­velle pro­po­si­tion écrite, contrai­re­ment aux demandes émises hier soir par le duo Hollande-Merkel.

À Exarcheia, Yannis Youlountas, réa­li­sa­teur du film Ne vivons plus comme des esclaves et ani­ma­teur d’un blog sur la Grèce, estime pour sa part que « la stra­té­gie du gou­ver­ne­ment grec est com­plexe, donc pas tou­jours com­pré­hen­sible, d’autant qu’ils ne com­mu­niquent pas suf­fi­sam­ment. Il y a ce qui est dit et ce qui n’est pas dit. » Il n’a pas com­pris, par exemple, la lettre envoyée la semaine der­nière par Tsipras aux créan­ciers, dans laquelle il deman­dait un nou­veau prêt tout en accep­tant leurs condi­tions… et cela, au moment même où il menait cam­pagne pour dire « non » à ces pro­po­si­tions (ce jour-là, la rumeur cir­cu­la que Tsipras allait annu­ler le réfé­ren­dum). « Il s’agissait peut-être de prou­ver la mau­vaise foi des créan­ciers », se demande Yannis. « La prise de risques fait par­tie de ce gou­ver­ne­ment. Mais Syriza n’a jamais beau­coup inves­ti les quar­tiers, à part leur contri­bu­tion au déve­lop­pe­ment des dis­pen­saires médi­caux (il en existe cin­quante, en Grèce). Et c’est vrai que depuis qu’ils sont au gou­ver­ne­ment, ils ont fait moins de débats et d’assemblées. »

« Il faut bien se rendre compte qu’il n’y a pas eu autant de forces contre un gou­ver­ne­ment en Europe depuis 1945. »

Youlountas fait par­tie de ces liber­taires qui ont voté au réfé­ren­dum (« parce qu’il s’agissait d’un vote non élec­tif, qu’on n’était pas pié­gés entre deux solu­tions et que le résul­tat était pro­pice à créer un trouble dans le capi­ta­lisme ») et sont favo­rables aux rela­tions avec la « vraie gauche ». « Je suis convain­cu que le pou­voir cor­rompt, mais pas for­cé­ment que tous les gens qui ont du pou­voir sont immé­dia­te­ment cor­rom­pus. Syriza n’est pas un par­ti de gauche radi­cale ; ils repré­sentent sim­ple­ment une vraie gauche » à laquelle on n’est plus habi­tué dans d’autres pays parce qu’elle a été rem­pla­cée par les sociaux-démo­crates. Une vraie gauche sur laquelle il porte un regard cri­tique mais bien­veillant. « Au niveau éco­no­mique, ils n’ont encore eu ni le temps ni les marges de manœuvre néces­saires pour appli­quer quoi que ce soit. Il faut bien se rendre compte qu’il n’y a pas eu autant de forces contre un gou­ver­ne­ment en Europe depuis 1945. Leurs pre­mières mesures sont maigres, mais vont dans le bon sens : la gra­tui­té de l’eau, l’aide médi­cale d’urgence, le réta­blis­se­ment de l’électricité pour ceux qui n’y avaient plus accès, l’aide aux réfu­giés, l’abolition des pri­sons de haute sécu­ri­té, l’amélioration des condi­tions de déten­tion des pri­son­niers poli­tiques, même si la plu­part de cela a été obte­nu grâce à des luttes, par­fois intenses, sur­tout le fait des anar­chistes d’Athènes qui ont occu­pé les locaux de Syriza et qui ont même orga­ni­sé une action au par­le­ment.… C’est un État moins puni­tif, plus social qu’a­vant, qui fout un peu la paix aux gens… pour l’ins­tant ! »

L’arrivée d’une « vraie gauche » au pou­voir a créé une situa­tion inédite pour les mou­ve­ments sociaux, et notam­ment dans le quar­tier d’Exarcheia (qui se trouve être, de longue date, l’épicentre des sou­lè­ve­ments popu­laires). C’est ici que les étu­diants de l’Université poly­tech­nique, rejoints par les ouvriers, s’étaient sou­le­vés contre la dic­ta­ture des colo­nels en 1973 ; ici qu’ont démar­ré les émeutes de 2008, après la mort d’Alexis Grigoropoulos, un ado­les­cent tué par la police ; ici que fleu­rissent les ini­tia­tives d’autogestion, de démo­cra­tie directe et de soli­da­ri­té pour résis­ter à la crise. « Depuis l’élection de Syriza en jan­vier, c’est moins un moment d’action qu’un moment pour regar­der, expé­ri­men­ter, ana­ly­ser… »

Mercredi 8 juillet. Quelques jours après l’effervescence popu­laire liée au réfé­ren­dum, la poli­tique semble être rede­ve­nue uni­que­ment affaire de poli­ti­ciens. Plus d’assemblées, de mani­fes­ta­tions, de dis­tri­bu­tions de tracts, ni même de dis­cours télé­vi­sés. C’est l’attentisme : « On ver­ra » et « On attend » sont des mots qui reviennent régu­liè­re­ment dans la bouche des Athéniens, mi-confiants mi-dubi­ta­tifs, avec qui j’échange… Comme si tout se pas­sait désor­mais à Bruxelles et à Strasbourg, où Tsipras fait aujourd’hui un dis­cours devant le Parlement euro­péen et y tient des pro­pos qui semblent assu­rer les Grecs que leur « oxi » est désor­mais por­té au sein des ins­ti­tu­tions européennes.

« Pendant les pre­mières années qui ont sui­vi l’entrée dans la zone euro, on a vécu au-des­sus de nos moyens. Chacun pen­sait à avoir sa voi­ture et son petit bureau. Maintenant, les gens sont moins car­rié­ristes, moins maté­ria­listes. La poli­tique est sur toutes les lèvres. »

Retour à Exarcheia. Marietta me fait visi­ter Nosotros, un centre social où se retrouve le mou­ve­ment anti-auto­ri­taire créé suite au contre-som­met du G8 de Gênes, en 2001. Ici se mul­ti­plient les ini­tia­tives d’organisation alter­na­tive de luttes et de soli­da­ri­té : assem­blées, cours de langues pour réfu­giés, cui­sine à bas prix, débats, concerts… « Avant la crise, les Grecs ne voyaient pas leurs voi­sins, ils étaient plus auto-cen­trés, moins patients. Les fonc­tion­naires ne s’intéressaient pas à ser­vir le public. Depuis, les gens sont deve­nus moins égoïstes. » La crise a pro­vo­qué un chan­ge­ment de men­ta­li­té, comme le disait hier mon amie Elisavet en ren­trant du pota­ger auto­gé­ré auquel elle par­ti­cipe : « Pendant les pre­mières années qui ont sui­vi l’entrée dans la zone euro, on a vécu au-des­sus de nos moyens. Chacun pen­sait à avoir sa voi­ture et son petit bureau. Maintenant, les gens sont moins car­rié­ristes, moins maté­ria­listes. La poli­tique est sur toutes les lèvres. Il y a davan­tage d’ouverture d’esprit et d’intérêt pour l’autonomie éner­gé­tique, l’économie soli­daire ou pour la décrois­sance, par exemple. » Marietta acquiesce. Depuis que son salaire d’interprète a été rabo­té et ne lui a plus per­mis d’assurer un mini­mum vital, elle-même a fait le choix de dimi­nuer ses besoins et de cher­cher une autre manière de vivre, en s’impliquant dans des pro­jets col­lec­tifs et auto­gé­rés. « Avec la crise, le taux de sui­cide a for­te­ment aug­men­té. Il y a même eu un pen­sion­né de 70 ans qui s’est tué à coup de revol­ver sur la place Syntagma. Quand on voit ça, on ne peut qu’être plus conscient de la dou­leur des autres. Alors quand Syriza a émer­gé, c’était une occa­sion his­to­rique. Beaucoup de gens, même par­mi les anar­chistes, vou­laient voir la dif­fé­rence et ont voté pour eux. On les connaît bien : cer­tains membres de Syriza habitent Exarcheia ou y mili­taient avant d’entrer au gou­ver­ne­ment. On a des liens avec eux, on dis­cute, mais on reste très cri­tiques. Ils tra­vaillent beau­coup en faveur de la jus­tice sociale, mais ils ne veulent pas d’une vraie rup­ture avec le sys­tème, pas même avec les mul­ti­na­tio­nales. Ils ont une ten­dance à vou­loir tout contrô­ler et sont gui­dés par la peur de tout perdre. Et parce qu’ils ont peur, ils ne sor­ti­ront pas de l’euro. Nous, on a appe­lé à voter « non » au réfé­ren­dum, mais à nos yeux la ques­tion n’est pas de choi­sir entre l’euro et la drachme. On est contre la mon­naie comme moyen de régir les échanges ; on est pour le troc, les réseaux d’échange. On a dit « non » à la vente des biens com­muns, à la dégra­da­tion de nos vies. On veut prendre le contrôle de nos vies, pas l’assigner à quelqu’un d’autre. »

Un oui pour un non

Jeudi 9 juillet. Un tra­duc­teur poly­glotte et fran­co­phile qui, mal­gré son âge, ne béné­fi­cie plus d’aucune pen­sion depuis une déci­sion du pré­cé­dent gou­ver­ne­ment, est atta­blé dans une petite taverne bul­gare de Metaxourgio, un quar­tier popu­laire du centre d’Athènes. Il n’a pas voté dimanche, du fait de ses dif­fi­cul­tés à se dépla­cer, mais suit la situa­tion de près et se délecte de la vic­toire du « non ». Il vient d’entendre à la radio que la France est en train d’aider la Grèce à rédi­ger les pro­po­si­tions qui seront dis­cu­tées ce week-end à Bruxelles. Des fonc­tion­naires de Bercy sont arri­vés à Athènes hier soir. Il y voit l’espoir qu’un rap­port de force favo­rable à la Grèce se des­sine enfin : « La France a une tra­di­tion démo­cra­tique. C’est l’un des seuls pays qui a dit qu’il fal­lait tenir compte du choix des Grecs. » Dans la cha­leur étouf­fante et le vacarme urbain, je ne sais plus que pen­ser. Un peu las de la situa­tion, je décide de quit­ter la Grèce, non sans prendre d’abord l’après-midi pour visi­ter le Musée de l’Acropole. En tra­ver­sant le quar­tier immi­gré de Psiri, j’ai sou­dain la sen­sa­tion d’être dans une ville pauvre d’Asie. À deux pas de là, Monastiraki offre le visage d’un tout autre Athènes, rem­pli de tou­ristes, de bou­tiques de sou­ve­nirs, de res­tau­rants et de cafés bran­chés, dans lequel la crise refait tou­te­fois irrup­tion par le biais d’une dis­tri­bu­tion de nour­ri­ture pour les sans-logis.

« « Tout ça pour ça ! », s’étrangle un chauf­feur de taxi qui a décou­vert avec stu­pé­fac­tion ce matin le conte­nu des pro­po­si­tions sou­mises hier soir par leur Premier ministre aux créan­ciers de la Grèce. »

Vendredi 10 juillet. « Tout ça pour ça ! », s’étrangle un chauf­feur de taxi qui a décou­vert avec stu­pé­fac­tion ce matin le conte­nu des pro­po­si­tions sou­mises hier soir par leur Premier ministre aux créan­ciers de la Grèce. C’est la volte-face. Les pro­po­si­tions sont sen­si­ble­ment iden­tiques à celles que Tsipras avait refu­sées le 26 juin, parce qu’elles dépas­saient les « lignes rouges » de Syriza, et contre les­quelles il a orga­ni­sé le réfé­ren­dum ! La césure appa­raît désor­mais clai­re­ment entre le « oxi » popu­laire et ce qu’en a fait le gou­ver­ne­ment. Voilà donc en quoi consis­tait l’aide fran­çaise à la Grèce : aider Tsipras à s’asseoir sur le résul­tat du réfé­ren­dum pour rendre ses demandes euro-com­pa­tibles. À la radio, des diri­geants euro­péens saluent « le sérieux » des pro­po­si­tions. Sur les pla­teaux des télé­vi­sions pri­vées grecques (celles qui avaient mené cam­pagne sans ver­gogne pour le « oui »), les com­men­ta­teurs applau­dissent. Entre les dis­cours de Tsipras pen­dant la cam­pagne du réfé­ren­dum et ce qu’il pro­pose, l’écart est abyssal.

Soudain, les pièces du puzzle com­mencent à s’assembler et à faire sens… Le réfé­ren­dum n’était-il donc qu’un acte déses­pé­ré dont les ini­tia­teurs n’avaient pas anti­ci­pé la réac­tion féroce qu’il pro­vo­que­rait chez « les par­te­naires » (la cou­pure des liqui­di­tés et donc la fer­me­ture des banques) ? Un vul­gaire coup de poker, une tac­tique visant à confé­rer plus de poids aux négo­cia­teurs grecs et qui s’est fait dépas­ser par l’élan popu­laire ? Un son­dage géant dont l’intention n’a jamais été de faire res­pec­ter le choix de la popu­la­tion ? Le cour­rier de Tsipras aux créan­ciers en pleine cam­pagne réfé­ren­daire était-il une sin­cère pro­po­si­tion de red­di­tion que ses homo­logues euro­péens n’ont pas vou­lu sai­sir ? Tsipras aurait-il pré­fé­ré une courte vic­toire du non, voire une vic­toire du oui, qui lui aurait per­mis de se poser en ras­sem­bleur du peuple et de ne pas avoir à faire de grands écarts — ce qui expli­que­rait les visages sombres décrits par Varoufakis au soir des résul­tats ? Dans une inter­view, celui-ci dira d’ailleurs : « Le réfé­ren­dum nous a don­né une impul­sion for­mi­dable, qui aurait jus­ti­fié le type de réponse éner­gique que je pré­co­ni­sais contre la BCE, mais (…) le gou­ver­ne­ment a déci­dé que la volon­té du peuple, ce ‘non’ reten­tis­sant, ne devrait pas consti­tuer l’impulsion pour adop­ter cette approche éner­gique. » En tra­ver­sant Athènes vers la gare rou­tière de Kifissos, des cen­taines d’affiches et de graf­fi­tis défilent sous mes yeux, recou­vrant la ville du vic­to­rieux oxi. Dans le bus vers le port de Patras, je repense à toutes ces paroles enten­dues qui poin­taient le flou de la ques­tion posée, la dif­fi­cul­té de per­ce­voir un réel choix. Je repense à ce sen­ti­ment de digni­té, de confiance et d’honneur que les Grecs sem­blaient avoir com­men­cé à retrou­ver depuis l’élection de Syriza, et mal­gré une situa­tion éco­no­mique dont ils savent qu’elle n’est pas prête de s’améliorer. Quel gâchis. Je quitte la Grèce sur un bateau rem­pli de groupes de tou­ristes alle­mands et ita­liens. La crise grecque ne fait pas par­tie des discussions.

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Par Stéphane Burlot

Chute vertigineuse

Samedi 11 & dimanche 12 juillet. Entre deux gares ita­liennes, je tente de suivre ce qui se passe au som­met de Bruxelles. Mais, entre l’annonce d’un accord immi­nent et les annonces de pro­bable rup­ture des négo­cia­tions, les médias sont dépas­sés par les évé­ne­ments. Au retour­ne­ment de Tsipras s’est ajou­té celui de l’Allemagne, qui semble à pré­sent favo­ri­ser une sor­tie de la Grèce de la zone euro, sous pré­texte de ne plus faire confiance aux Grecs depuis le réfé­ren­dum. Sur une radio fran­co­phone, j’entends fur­ti­ve­ment l’interview d’une res­pon­sable de To Potami (La Rivière, par­ti cen­triste d’opposition) qui parle telle une porte-parole de Tsipras dont elle loue « le réa­lisme ». Au sein même de Syriza, de son groupe par­le­men­taire et des membres du gou­ver­ne­ment, la crise est ouverte. Sur les réseaux sociaux, dif­fé­rents groupes de sou­tien à Syriza affichent un encé­pha­lo­gramme plat. Sonnés par la red­di­tion de Tsipras, que beau­coup consi­dé­raient comme une sorte de héros, les inter­nautes res­tent cois.

Lundi 13 juillet. Les diri­geants et édi­to­ria­listes qui trai­taient, il y a une semaine encore, Alexis Tsipras de « déma­gogue », « pyro­mane », « popu­liste » et autre « maître chan­teur », l’ont éri­gé aujourd’hui en « homme d’État », « res­pon­sable » et « cou­ra­geux ». Que fal­lait-il donc faire pour gagner ces galons et entrer par la grande porte dans le petit club des Grands de l’Europe ? Se dédire, tout sim­ple­ment. Mais pas qu’un peu… Renoncer, tota­le­ment, plus fort et plus vite qu’aucun gou­ver­ne­ment ne l’a peut-être jamais fait en temps de paix. Le « tour­nant de la rigueur » de Mitterrand en 1983 (deux ans après l’ar­ri­vée des socia­listes au pou­voir en France) n’est rien à côté de ce fran­chis­se­ment de toutes les « lignes rouges » de Syriza : réduc­tion des retraites, limi­ta­tion des impôts des entre­prises, tra­vail du dimanche, détri­co­tage des droits syn­di­caux, mesures concer­nant la pro­prié­té des phar­ma­cies ou la concur­rence entre bou­lan­ge­ries… Sans oublier l’augmentation de la TVA sur des pro­duits ali­men­taires et de pre­mière néces­si­té (îles com­prises, jusqu’alors épar­gnées pour com­pen­ser le coût de trans­port des mar­chan­dises) — au hasard : la TVA pas­se­ra de 13 à 23 % sur les pré­ser­va­tifs, le sel et l’eau de mer, la viande de bœuf (mais pas le porc), les bro­chettes (mais pas sans sel), le sucre (mais pas les yaourts sucrés), les huiles (mais pas d’olive), le fro­mage râpé (mais pas au kilo)… Bref, tout ce que la gou­ver­nance euro­péenne sait pro­duire de plus ubuesque et indi­geste. Elle va appli­quer à la socié­té grecque, après cinq ans de chô­mage mas­sif et de coupes bud­gé­taires sociales, une nou­velle dose de che­val de ses « remèdes » qui ont pour­tant déjà lar­ge­ment prou­vé leur carac­tère inepte et néfaste. En for­çant le gou­ver­ne­ment grec à prendre des déci­sions qui ne sont pas seule­ment « impo­pu­laires » mais inhu­maines, injustes, déses­pé­rantes et rava­geuses dans un pays déjà rui­né par six années de récession.

« Le « tour­nant de la rigueur » de Mitterrand en 1983 (deux ans après l’ar­ri­vée des socia­listes au pou­voir en France) n’est rien à côté de ce fran­chis­se­ment de toutes les « lignes rouges » de Syriza. » 

Les « par­te­naires » euro­péens étaient d’emblée assu­rés de leur vic­toire. Par leur supé­rio­ri­té, leur chan­tage au Grexit désor­don­né et leur stra­té­gie d’asphyxie finan­cière de la Grèce. Mais ils ont aus­si béné­fi­cié de la volon­té sans faille de Tsipras de res­ter dans le car­can de l’euro. Ils ne se sont pas conten­tés des conces­sions faites de son plein gré par le Premier ministre grec, et qui sus­ci­taient déjà la colère et le désar­roi dans sa popu­la­tion : ils ont pous­sé l’humiliation et la sou­mis­sion à des extrêmes que per­sonne n’avait osé ima­gi­ner. Obliger le gou­ver­ne­ment Syriza à appli­quer un pro­gramme situé aux anti­podes de celui qui l’a fait élire, mais aus­si à renier et annu­ler les lois qu’il a votées depuis six mois. Dépecer l’État grec en relan­çant les pri­va­ti­sa­tions et la qua­si ‑expro­pria­tion des biens publics (îles, plages, sources ther­males, aéro­ports, che­mins de fer, ports, stades…). Organiser sa mise sous tutelle comme un pro­tec­to­rat, trans­for­mant le gou­ver­ne­ment en simple fon­dé de pou­voir des créan­ciers et le par­le­ment en chambre d’entérinement de déci­sions prises dans d’autres capi­tales. Et en échange ? La Grèce reçoit, du bout des lèvres, une vague pro­messe de dis­cu­ter de sa dette. Plus tard.

Voilà, en résu­mé, à quoi res­semble le « com­pro­mis d’accord » signé dans la nuit de dimanche à lun­di, après plus de trente heures de dis­cus­sions au sein de l’Eurogroupe, puis du som­met des chefs d’État. Il fal­lait faire payer aux Grecs le réfé­ren­dum et son résul­tat. Se ser­vir d’eux comme exemple pour mon­trer qu’aucune alter­na­tive poli­tique n’est envi­sa­geable dans le cadre euro­péen. Voilà à quoi nos chers diri­geants, fiers d’avoir « sau­vé l’euro », ont pas­sé leur week-end.

Par Stéphane Burlot

TINA is back ?

Mardi 14 juillet. Il y a deux semaines, une habi­tante de l’île d’Ikaria à qui j’expliquais m’apprêter à rejoindre Athènes pour suivre de plus près la cam­pagne du réfé­ren­dum, me lan­ça avec un grand sou­rire : « Tu vas vivre un évé­ne­ment aus­si impor­tant que la chute du Mur de Berlin. » Tu parles. En terme d’accélération des rap­ports de force, elle n’avait pas tort sur la por­tée de l’événement. Ni elle ni moi, cepen­dant, ne pou­vions ima­gi­ner qu’il débou­che­rait sur un déni de démo­cra­tie et de sou­ve­rai­ne­té aus­si patent, sur une vic­toire aus­si étour­dis­sante de TINA (« There is no alter­na­tive. »). En repen­sant à l’esprit qui ani­mait les Grecs il y a encore quelques jours, je com­mence à mesu­rer l’ampleur du retour­ne­ment de situa­tion qui vient de se pro­duire. Je télé­phone à Pandelli, un Athénien avec qui j’ai eu de longues dis­cus­sions, dans l’espoir qu’il m’aide à com­prendre. Mais, encore aba­sour­di, il n’a pas de mots. Cauchemar, douche froide, coup de mas­sue à vous lais­ser KO debout, décon­fi­ture abso­lue… com­ment qua­li­fier l’effet que nous fait ce qui vient de se pro­duire ? Pour une fois, Pandelli n’est même pas sar­cas­tique. Il dit qu’il ne s’agit plus seule­ment de dik­tats et de chan­tage, mais de coup d’État. « Ce qu’ils ont fait à Bruxelles, c’est une ten­ta­tive d’assassinat poli­tique contre Syriza. Ils ont mena­cé notre éco­no­mie d’une mort subite ; on n’y aurait pas sur­vé­cu. Tsipras n’avait pas d’autres choix que d’accepter leurs condi­tions. Il faut conti­nuer à le sou­te­nir, sinon ils gagnent sur toute la ligne et on referme, comme ils le sou­haitent, la « paren­thèse de gauche ». » Pandelli doit rac­cro­cher ; je n’ai pas le temps de lui répondre mais je crains qu’il m’ait répé­té qua­si mot pour mot l’argumentaire déployé depuis hier par le cabi­net Tsipras. S’il n’y avait pas d’alternative, pour­quoi s’être pré­sen­té aux élec­tions pour en por­ter une et pour­quoi avoir deman­dé aux Grecs de se pro­non­cer par référendum ?

« Comme si le réfé­ren­dum avait été une sorte d’hallucination col­lec­tive qui, sou­dai­ne­ment, avait pris fin, nous lais­sant pour­suivre ce que nous fai­sions aupa­ra­vant. »

Tout le monde ne rejoint pas l’avis de Tsipras, notam­ment dans les rangs de Syriza et de sa Plateforme de gauche. Stathis Kouvelakis, membre du Comité cen­tral de Syriza, écrit : « Comment un « non » fra­cas­sant au mémo­ran­dum de la poli­tique de l’austérité peut-il être inter­pré­té comme un feu vert à un nou­veau mémo­ran­dum ? […] Le sen­ti­ment d’absurdité n’est pas le simple pro­duit de ce retour­ne­ment inat­ten­du. Il est avant tout pro­vo­qué par le fait que tout ceci se déroule sous nos yeux ‘comme s’il ne s’était rien pas­sé’, comme si le réfé­ren­dum avait été une sorte d’hallucination col­lec­tive qui, sou­dai­ne­ment, avait pris fin, nous lais­sant pour­suivre ce que nous fai­sions aupa­ra­vant. […] Mais le réfé­ren­dum a bien eu lieu. Il ne s’agissait pas d’une hal­lu­ci­na­tion dont cha­cun serait reve­nu depuis. L’hallucination, au contraire, règne plu­tôt du côté de ceux qui tentent de rava­ler le réfé­ren­dum à une sorte de « défou­loir » pro­vi­soire n’ayant inter­rom­pu qu’un temps l’avancée vers un troi­sième mémo­ran­dum. »

« Notre prin­ci­pale erreur ? Avoir mal mesu­ré leur volon­té de nous détruire », déclare un ministre grec. Mais, en agis­sant comme si le « oui » l’avait empor­té, puis en signant l’accord avec l’Union euro­péenne qui trans­forme une majo­ri­té poli­tique anti-aus­té­ri­té en che­val de Troie du mémo­ran­dum le plus vio­lem­ment aus­tè­ri­taire, Tsipras pou­vait-il igno­rer qu’il scel­lait en même temps l’éclatement de son propre camp, pré­ci­pi­tant son gou­ver­ne­ment dans les bras du centre et de la social-démo­cra­tie ? Pour d’aucuns, le ras­sem­bleur de la gauche grecque est deve­nu son fos­soyeur. « J’avais sur­es­ti­mé la puis­sance du juste droit d’un peuple », confesse-t-il en soi­rée à la télé­vi­sion publique grecque. « J’ai cru que cette Europe pou­vait être chan­gée, que le droit pou­vait pri­mer sur les inté­rêts des banques. Nous étions seuls, face à tout le sys­tème finan­cier mon­dial. La véri­té, c’est que cet accord a été impo­sé de manière cruelle. Mais c’est pour eux une vic­toire à la Pyrrhus, qui fini­ra par se retour­ner contre eux. Durant cinq mois, nous avons semé des graines de démo­cra­tie et de digni­té, elles fini­ront par fleu­rir. Les fis­sures dans le mur de l’austérité sont là, il ne résis­te­ra pas. »

« Les négo­cia­teurs grecs se sont mis eux-mêmes la corde autour du cou en se ren­dant à Bruxelles, six mois durant, avec pour seules armes des argu­ments ration­nels, de bonnes inten­tions et une volon­té affi­chée de res­ter dans l’euro à tout prix. »

On aime­rait y croire. Mais, même pour ceux qui gardent confiance en Tsipras, tou­jours lar­ge­ment consi­dé­ré en Grèce comme quelqu’un d’honnête et sin­cère, l’impréparation et la naï­ve­té de son équipe sont appa­rues au grand jour. Les négo­cia­teurs grecs se sont mis eux-mêmes la corde autour du cou en se ren­dant à Bruxelles, six mois durant, avec pour seules armes des argu­ments ration­nels, de bonnes inten­tions et une volon­té affi­chée de res­ter dans l’euro à tout prix — et de n’avoir donc pas pré­pa­ré de plan B. « Persuader » et « convaincre », telle était l’am­bi­tion de Tsipras. Cette démarche par­fai­te­ment res­pec­table sur le plan moral ne tenait tou­te­fois pas compte des réa­li­tés poli­tiques et des rap­ports de force au sein de l’Europe. Et plu­tôt que de se retrou­ver à dis­cu­ter avec des « par­te­naires » par­ta­geant des valeurs démo­cra­tiques com­munes, les négo­cia­teurs se sont confron­tés à de froids cal­cu­la­teurs aux méthodes pré­da­trices qui les ont (mal)traités comme de mau­vais élèves n’ayant pas res­pec­té les règles ins­crites dans le marbre des trai­tés, aus­si absurdes et inéga­li­taires soient-elles. Varoufakis dira avoir été stu­pé­fait par cette « absence totale de scru­pules démo­cra­tiques, […] d’avoir des per­son­nages très puis­sants qui vous regardent dans les yeux et disent : « Ce que vous dites est vrai, mais nous allons vous broyer quand même. » » Le plus incom­pré­hen­sible reste que, pen­dant six mois, l’équipe Tsipras a ain­si encais­sé les coups sans jamais les rendre ni chan­ger de stra­té­gie. Un inter­naute se risque à cette sen­tence : « Si l’on se place stric­te­ment du point de vue du résul­tat, mieux valait signer direc­te­ment les pro­po­si­tions de la Troïka qui étaient sur la table en jan­vier. Elles étaient très mau­vaises, mais bien moins pire que le nou­vel accord. Et, au moins, on aurait évi­té ces mois d’incertitudes éco­no­miques, à voir le piège moné­taire se refer­mer sur nous et à subir aujourd’hui cette ven­geance pour avoir orga­ni­sé le référendum. »

Nouvelles de la colonie…

Mercredi 15 juillet. Tout juste ren­tré à Bruxelles, je me rends à la mani­fes­ta­tion orga­ni­sée (comme dans de nom­breuses villes euro­péennes) contre « l’accord » entre la Grèce et ses créan­ciers. L’ambiance est plom­bée. Colère, incom­pré­hen­sion et tris­tesse règnent par­mi les quelques cen­taines de mani­fes­tants. Des engueu­lades éclatent entre ceux qui dénoncent une tra­hi­son sans pré­cé­dent et ceux qui affirment qu’il s’agit plus que jamais de sou­te­nir Syriza. Mais quel Syriza sou­te­nir ? Le par­ti de la « gauche radi­cale » res­semble désor­mais à un conglo­mé­rat de ten­dances divi­sées entre celles qui appellent à « la res­pon­sa­bi­li­té » et celles qui refusent le chan­tage euro­péen. Ce soir, le Parlement grec doit vali­der l’accord. Ou, plus exac­te­ment, cette nuit : les diri­geants euro­péens ont aus­si condi­tion­né leur aide au fait que le pre­mier paquet de mesures soit voté dans les trois jours. Un temps record, qui ne per­met évi­dem­ment pas que les par­le­men­taires prennent cor­rec­te­ment connais­sance des textes signés à Bruxelles, ni qu’un débat de fond ait lieu. D’autres pays euro­péens ont pris des années pour faire pas­ser de telles mesures. Par exemple, la révi­sion du Code de pro­cé­dure civile, qui signi­fie­ra notam­ment la mul­ti­pli­ca­tion des expul­sions de ménages n’ayant pas pu s’acquitter de leur taxe d’habitation, doit être adop­tée la semaine sui­vante (ce jour-là, les dépu­tés rece­vront les 970 pages de lois vingt-quatre heures avant le vote). Une pro­cé­dure d’urgence que Syriza a tou­jours ver­te­ment cri­ti­quée lorsqu’elle était uti­li­sée par les pré­cé­dents gou­ver­ne­ments et qui des­ti­tue d’autant plus le par­le­ment de son rôle et de sa fonc­tion qu’elle se déroule doré­na­vant « sans la pos­si­bi­li­té d’introduire le moindre amen­de­ment ».

« Colère, incom­pré­hen­sion et tris­tesse règnent par­mi les quelques cen­taines de mani­fes­tants. Des engueu­lades éclatent entre ceux qui dénoncent une tra­hi­son sans pré­cé­dent et ceux qui affirment qu’il s’agit plus que jamais de sou­te­nir Syriza. »

À quelques heures du vote, les manœuvres vont bon train entre l’équipe Tsipras et les élé­ments de sa majo­ri­té appe­lant à voter contre l’accord. Les cas de conscience se mul­ti­plient. Deux ministres ont annon­cé leur démis­sion. La majo­ri­té des sec­tions locales de Syriza et des membres de son Comité cen­tral s’oppose à la déci­sion du Premier ministre. Celui-ci, après avoir renié la tota­li­té de son pro­gramme et ava­lé toutes les cou­leuvres euro­péennes, s’accroche au pou­voir. Il refuse de reti­rer son plan et même de réunir le Comité cen­tral de Syriza avant l’accord (comme il s’y était pour­tant enga­gé), mena­çant au contraire de convo­quer des élec­tions s’il n’obtient pas le sou­tien des par­le­men­taires de son par­ti, d’exclure les « fron­deurs » qui ose­raient voter « non ». Bien loin des pos­tures roo­se­vel­tiennes prises il y a une semaine à peine, le chef d’État qui s’affichait comme l’un des der­niers défen­seurs de la démo­cra­tie se montre sous un autre jour. « La liber­té demande de la ver­tu et de l’audace. […] Quoi qu’il arrive, nous sommes vic­to­rieux. Nous serons vic­to­rieux. La Grèce a vain­cu. La démo­cra­tie a vain­cu. Le chan­tage et les menaces ont été défaits. » Ainsi s’adressait Tsipras, le 5 juillet, à 100 000 per­sonnes réunies devant la Vouli (le Parlement). Aujourd’hui, une par­tie de ceux-là sont redes­cen­dus en rue pour mani­fes­ter leur colère. Pour la pre­mière fois depuis l’arrivée de Syriza au pou­voir, les ser­vices publics sont en grève. Aux alen­tours de Syntagma, des affron­te­ments éclatent. Les forces spé­ciales de police (MAT), que Syriza avait pro­mis de dis­soudre et qu’on ne voyait plus en rue depuis jan­vier, refont leur appa­ri­tion et chargent bru­ta­le­ment les manifestants.

À l’intérieur de la Vouli en état de siège, le débat res­semble à un psy­cho­drame. Le nou­veau ministre Finances, Euclide Tsakalotos, se prend la tête dans les mains. « Je ne sais pas si nous avons fait le bon choix », dit-il pour convaincre ses col­lègues de voter l’accord. La pré­si­dente du par­le­ment, Zoé Konstantopoulou, a refu­sé de pré­si­der la séance afin de retrou­ver son sta­tut de simple dépu­tée et de pro­non­cer un long plai­doyer contre l’accord : « Il n y a aucun doute que le gou­ver­ne­ment agit sous la contrainte, que le Premier ministre a subi le chan­tage le plus cruel et le plus impi­toyable, avec, comme outil de chan­tage, la sur­vie de son peuple. Et il n’y a aucun doute que si ce chan­tage est rati­fié ce soir, rien n’empêchera sa répé­ti­tion, non seule­ment contre nous, mais aus­si contre d’autres peuples et d’autres gou­ver­ne­ments. » Dans la nuit, l’accord est approu­vé avec les voix des par­tis de droite et du centre, qui exultent. Un inter­naute grec note que les 61,31 % de la popu­la­tion qui a voté « non » au réfé­ren­dum n’a été repré­sen­tée que par 21,40 % des dépu­tés : 38 « fron­deurs » de Syriza (ils étaient 17, ven­dre­di, à voter contre la pro­po­si­tion de Tsipras), les com­mu­nistes du KKE et les néo-nazis d’Aube Dorée. Il n’a échap­pé à per­sonne que, dans leurs inter­ven­tions, les élus d’Aube Dorée se sont empa­rés d’un dis­cours éco­no­mique de gauche que le gou­ver­ne­ment aura doré­na­vant bien du mal à tenir.

Par Stéphane Burlot

Été réactionnaire, automne révolutionnaire ?

Commentaires, cri­tiques, ana­lyses et spé­cu­la­tions : c’est l’heure de tirer des leçons. L’abondante lit­té­ra­ture qui sur­git de toutes parts (éco­no­mistes, poli­tiques, mili­tants, citoyens ou orga­ni­sa­tions du monde entier) contri­bue à la com­pré­hen­sion de ce qui s’est pas­sé et marque des posi­tion­ne­ments, par­fois hâtifs et émo­tion­nels. Certains refusent de par­ler de capi­tu­la­tion, déve­lop­pant notam­ment des théo­ries selon les­quelles il ne s’agirait que d’un épi­sode d’une stra­té­gie cachée visant à sor­tir in fine de l’euro. D’autres fus­tigent « les don­neurs de leçons » qui affirment que tout était pré­vi­sible — la cri­tique est trop facile depuis un fau­teuil. « Les ana­lystes non-grecs de la crise grecque » sont appe­lés à être plus humbles, sur­tout ceux qui se sou­cient davan­tage de l’importance sym­bo­lique d’une vic­toire de la gauche en Europe que de la sur­vie concrète des Grecs et de leur éco­no­mie. L’espoir mis en Syriza était mani­fes­te­ment énorme, y com­pris à tra­vers toute l’Europe, où les mou­ve­ments de soli­da­ri­té ont été impor­tants (même si les Grecs n’en ont eu connais­sance que via Internet, la télé­vi­sion publique et quelques jour­naux pro-gou­ver­ne­ment) et sans doute pro­pices à gran­dir. La leçon n’est pas seule­ment bonne à prendre pour qui s’é­tait lais­sé prendre à un espoir de chan­ge­ment par les urnes, elle nous rap­pelle aus­si quelque chose d’essentiel, pro­pice à dépas­ser le sen­ti­ment d’impuissance que cette défaite a com­men­cé à répandre : c’est le peuple grec et son com­bat qu’il s’agit de sou­te­nir, pas un par­ti ni un gouvernement.

Ces der­niers mois, des lignes ont bou­gé et une mise à nu du sys­tème s’est opé­rée. Bien au-delà des cercles ini­tiés, l’opinion publique euro­péenne a pu tour à tour cer­ner le carac­tère ins­ti­tu­tion­nel­le­ment néo­li­bé­ral et intrin­sè­que­ment non démo­cra­tique de l’Union euro­péenne ; voir la Banque cen­trale euro­péenne dépas­ser lar­ge­ment son man­dat pour faire de la poli­tique (en l’occurrence un chan­tage finan­cier) ; com­prendre que l’Eurogroupe n’a non seule­ment aucune légi­ti­mi­té démo­cra­tique mais qu’en outre il est dépour­vu d’existence juri­dique et de toute trans­pa­rence ; ouvrir les yeux sur les méca­nismes d’asservissement de la dette ou encore sur les rai­sons de la domi­na­tion alle­mande de la zone euro

Dès sa divul­ga­tion, l’accord a été des­cen­du en flammes, qua­li­fié de toutes parts de néfaste et d’impraticable. Quelques jours après sa signa­ture, il est deve­nu qua­si impos­sible d’en trou­ver le moindre défen­seur, hor­mis par­mi les socia­listes fran­çais et quelques obs­curs tech­no­crates bruxel­lois. Pas le moindre obser­va­teur qui ne soit convain­cu des effets cala­mi­teux de cet épi­sode pour l’Europe, ni de l’évidence que le nou­veau mémo­ran­dum est un évident déni de sou­ve­rai­ne­té popu­laire, gui­dé par une sévère volon­té de punir ceux qui vou­draient s’écarter des dogmes euro­péens. Hors de toute ratio­na­li­té éco­no­mique. Hors sol… N’en déplaise à Jean-Claude Juncker, qui se désole que les Grecs se sentent humi­liés alors que lui n’a que motif à se réjouir puisque, dit-il, « Tsipras s’est « homme d’étatisé », parce que, sou­dain, il a eu l’impression que s’il allait au bout de sa pen­sée, ce serait la fin pour la Grèce ». Cela en dit long sur le rou­leau com­pres­seur euro­péen, machine à broyer les alter­na­tives nais­santes, mais aus­si sur les mœurs poli­tiques « bruxel­loises » et la qua­li­té des déci­sions qui s’y prennent. Rien n’est réglé, les occa­sions de s’affronter vont être nombreuses.

« « Généralement, l’été est réac­tion­naire et conser­va­teur », avait pré­ci­sé Yannis Youlountas. « L’automne sera déci­sif. C’est tou­jours à cette période que sur­viennent les grands mou­ve­ments sociaux. » »

Et la rue va reprendre ses droits, au fur et à mesure du vote et de l’application des nou­velles mesures d’austérité. En Grèce, on m’a aver­ti : « Ici, on vit beau­coup du tou­risme. Pendant l’été, on fait des petits bou­lots sur les îles ou chez les pay­sans, on s’occupe des tou­ristes. Cette année c’est dif­fé­rent, on s’occupe moins des tou­ristes, des vacances : on parle sur­tout poli­tique. » « Généralement, l’été est réac­tion­naire et conser­va­teur », avait pré­ci­sé Yannis Youlountas. « L’automne sera déci­sif. C’est tou­jours à cette période que sur­viennent les grands mou­ve­ments sociaux. » C’est aus­si à l’automne que Tsipras convo­que­ra pro­ba­ble­ment des élec­tions anti­ci­pées, le temps pour lui d’essayer de débar­ras­ser le par­ti de la « gauche radi­cale » de son aile gauche. Cela aus­si, les créan­ciers l’ont obte­nu, sans qu’il ait été besoin de le mar­quer dans l’accord. Si le Premier ministre a jus­qu’à pré­sent réus­si à pré­ser­ver sa côte de popu­la­ri­té suite à la signa­ture de l’ac­cord, c’est en par­tie grâce à l’i­mage de celui qui a osé résis­ter, seul contre tous, au bras de fer avec les diri­geants euro­péens. Mais s’il par­vient à se main­te­nir au pou­voir, ce n’est que pour mieux appli­quer la poli­tique contre laquelle il a été élu, cou­per Syriza de ses racines his­to­riques et envoyer dans l’op­po­si­tion ceux qui conti­nuent à sou­te­nir qu’une alter­na­tive est possible.

Le « Waterloo de Syriza » (comme l’appelle l’ethnologue Panagiotis Grigoriou sur son blog Greek Crisis) aura démon­tré l’impasse dans laquelle mène la double volon­té de faire par­tie de la zone euro et d’y mener des poli­tiques anti-aus­té­ri­té. Il aura été un accé­lé­ra­teur de muta­tions : muta­tion expresse du pou­voir grec, muta­tions de la socié­té et de l’opinion. Car il n’est pas du tout cer­tain qu’après avoir pré­sen­té ce choix si cru­ment, le peuple grec et d’autres qui sont en appa­rence atta­chés à l’Europe pré­fèrent res­ter à tout prix dans son union moné­taire. Ce chiffre impres­sion­nant vient nous le rap­pe­ler : 85% des Grecs de 18 à 24 ans ont voté non au réfé­ren­dum, ce qui indique com­bien cette géné­ra­tion sacri­fiée est loin de par­ta­ger l’européanisme béat de ses dirigeants.

De là à faire sau­ter le tabou de l’euro au sein de la « vraie gauche », le pas reste à fran­chir. Le net résul­tat du réfé­ren­dum laisse pen­ser que l’opinion grecque est à ce sujet bien moins timo­rée qu’on ne le dit. Plusieurs diri­geants euro­péens avaient mena­cé d’un Grexit en cas de vic­toire du « non », avec l’effet qu’on sait… Mais les par­tis au pou­voir, y com­pris Syriza, entre­tiennent davan­tage le fétiche de l’euro. Bien qu’on ignore encore cer­tains des­sous des trac­ta­tions ayant mené la Grèce à ce cui­sant échec (et notam­ment le rôle pré­cis de la diplo­ma­tie amé­ri­caine ou la nature des dis­cus­sions entre la Grèce et la Russie), le chan­tage de l’Union euro­péenne n’explique pas tout. La délé­ga­tion grecque s’est mise dans une posi­tion où elle n’avait aucun levier, aucune échap­pa­toire. De nom­breuses voix se sont éle­vées pour reje­ter l’idée selon laquelle Tsipras n’avait « pas le choix ». Au sein de la socié­té civile, de Syriza et même du gou­ver­ne­ment grec, les argu­ments ne manquent pas, depuis des mois, pour sou­te­nir des mesures redon­nant à la fois un peu de souffle éco­no­mique à la Grèce et de force poli­tique dans les négo­cia­tions : natio­na­li­ser les banques, taxer les grosses for­tunes, aug­men­ter le salaire mini­mum, répu­dier la dette, envi­sa­ger une mon­naie paral­lèle voire une sor­tie de l’euro,… Mais Tsipras et son cercle de conseillers et ministres proches (domi­né par le vice-Premier ministre Giannis Dragasakis et l’aile droite du gou­ver­ne­ment) n’ont rien vou­lu entendre de ces propositions.

« La per­son­na­li­sa­tion de la poli­tique et la concen­tra­tion des pou­voirs dans les struc­tures pyra­mi­dales d’un par­ti et d’un gou­ver­ne­ment ont contri­bué à un iso­le­ment des diri­geants, à un manque d’anticipation des rap­ports de force, à une absence de réflexion collective. »

Et c’est là un autre ensei­gne­ment de cet épi­sode : la per­son­na­li­sa­tion de la poli­tique et la concen­tra­tion des pou­voirs dans les struc­tures pyra­mi­dales d’un par­ti et d’un gou­ver­ne­ment ont contri­bué à un iso­le­ment des diri­geants, à un manque d’anticipation des rap­ports de force, à une absence de réflexion col­lec­tive, de débat avec la socié­té (et même avec la base et les ins­tances de Syriza), d’information sur les consé­quences des choix à prendre et donc de pré­pa­ra­tion des esprits. L’ancien ministre Yanis Varoufakis a don­né une illus­tra­tion de ce cloi­son­ne­ment du pou­voir : au détour de son témoi­gnage, on a appris que seules six per­sonnes ont par­ti­ci­pé à la réunion où s’est déci­dée la stra­té­gie du gou­ver­ne­ment grec pour les der­nières négo­cia­tions bruxel­loises, et au cours de laquelle l’option qu’il défen­dait a été mise en mino­ri­té par quatre voix contre deux. Il a donc suf­fi de quatre per­sonnes pour vali­der une déci­sion aus­si lourde de consé­quences… En ce sens, l’échec à mener une autre poli­tique résulte aus­si de l’incapacité à faire de la poli­tique autre­ment, c’est-à-dire col­lec­ti­ve­ment ; à par­tir de la base popu­laire et mili­tante plu­tôt qu’en impo­sant des déci­sions d’en haut ; en pro­vo­quant des débats dans la socié­té sur les choix impor­tants à prendre ; en impli­quant les forces sociales qui ne manquent pas en Grèce (notam­ment celles qui s’organisent depuis des années pour contrer les effets de la crise en expé­ri­men­tant d’autres formes de soli­da­ri­té et d’économie) ; en mobi­li­sant non seule­ment l’importante dia­spo­ra grecque qui ne cesse de gran­dir avec la crise, mais aus­si les nom­breux mou­ve­ments soli­daires à l’étranger, qui pour­raient sou­te­nir concrè­te­ment (dans tous les domaines, y com­pris éco­no­mique) la recons­truc­tion de la Grèce sur des bases plus justes, éga­li­taires et éco­lo­giques que celles impo­sées par la Troïka.

Malgré les dégâts de l’austérité, et peut-être jus­te­ment à cause de la déter­mi­na­tion très forte de la popu­la­tion à y mettre fin, on peut pen­ser qu’un pays comme la Grèce, avec ses res­sources, a toutes les chances d’y arri­ver. À condi­tion de dépas­ser cette « peur » que Tsipras conjure si sou­vent dans ses dis­cours et qui a pour­tant « per­mis l’accord », si l’on en croit Jean-Claude Juncker. Cette peur de « l’inconnu » qui n’a cepen­dant pas atteint la popu­la­tion grecque, dont la « ver­tu » et « l’audace » ont lar­ge­ment dépas­sé celles du gou­ver­ne­ment.


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