Gaston Da Costa : se défier des endormeurs

23 mars 2021


Texte inédit | Ballast | Série « La Commune a 150 ans »

La Commune détient 74 otages. Elle pro­pose au gou­ver­ne­ment de les lui res­ti­tuer en échange du seul Auguste Blanqui, alors incar­cé­ré. C’est que l’homme a déjà tout du « mythe » : bien­tôt trois décen­nies der­rière les bar­reaux et une oppo­si­tion inlas­sable aux pou­voirs en place. Adolphe Thiers refuse — libé­rer Blanqui, c’est ris­quer de décu­pler les forces de l’in­sur­rec­tion. Gaston Da Costa, 20 ans, compte par­mi les dis­ciples de ce stra­tège de l’a­vant-garde révo­lu­tion­naire. Condam­né aux tra­vaux for­cés à per­pé­tui­té après l’é­cra­se­ment de la Commune de Paris, Da Costa, sub­sti­tut du pro­cu­reur durant les évé­ne­ments, revien­dra, 30 ans après, sur ces semaines de « drame » avec son livre La Commune vécue. Portrait de l’au­teur et fresque d’un cou­rant aty­pique du socia­lisme fran­çais, le blan­quisme, désa­voué, depuis, par la plu­part des cou­rants mar­xistes et liber­taires. ☰ Par Tristan Bonnier


[lire le qua­trième volet de notre série « La Commune a 150 ans »]


À la veille de l’in­sur­rec­tion du 18 mars 1871, la com­mu­narde Victorine Brocher décrit les rues d’Orléans, arpen­tées par des bataillons de Prussiens, bat­tant les pavés de leurs sabres. Partout des sen­ti­nelles et des patrouilles. Le couvre-feu, qui impose la fer­me­ture des cafés et maga­sins à 17 heures, donne à la ville une phy­sio­no­mie « étrange1 ». À Paris, la colère gronde depuis plu­sieurs mois contre les « capi­tu­lards », ces notables qui ont accep­té la défaite face à l’ennemi prus­sien ; le peuple se sent tra­hi. Soudain, les mai­sons se hérissent de dra­peaux rouges ou tri­co­lores ; 20 000 gardes natio­naux s’agitent dans les rues et pla­cardent les murs. On pré­pare la « Fête révo­lu­tion­naire2 ». La Commune, après cinq mois de siège, de famine et de honte, c’est le moment de joie. Mais ce qui a com­men­cé par une mani­fes­ta­tion va s’achever par un massacre.

« La Commune, après cinq mois de siège, de famine et de honte, c’est le moment de joie. »

Après la guerre exté­rieure vient la guerre civile en plein Paris, sui­vie d’émeutes à Lyon, à Toulouse, et ailleurs — le bruit des canons qui tonnent sur les col­lines de la capi­tale, le 18 mars, reten­tit à la Guillotière, au Capitole ; la pro­vince se sou­lève et la France fait par­ler d’elle dans le monde entier3. C’est la fameuse « Année ter­rible » : le roi de Prusse, mitraillant la France, vise la cou­ronne impé­riale et l’obtient à Versailles ; à son tour, Adolphe Thiers, fusillant Paris, vise la pré­si­dence et l’obtient au même endroit — de jan­vier à août 1871, voi­là deux appé­tits satis­faits, au milieu des dégâts maté­riels de la guerre fran­co-prus­sienne. Entretemps, la Commune de Paris bat son plein : en mars, c’est sa pro­cla­ma­tion, à coup de bro­chures, place de l’Hôtel de Ville ; en mai, c’est l’effusion de sang, à coups de baïon­nettes, dans le cime­tière du Père-Lachaise. On connaît le bilan : envi­ron 20 000 fusillés4, presque autant de mises en pro­cès ; des exé­cu­tions pour quelques condam­nés ; pour les autres, par mil­liers : la pri­son, la dépor­ta­tion, les tra­vaux forcés.

Itinéraire d’un bagnard

Parmi les 270 condam­nés à mort de 1872, on trouve un dénom­mé Gaston Da Costa. Le 3e conseil de guerre lui impute l’incendie du Palais de jus­tice. Son nom appa­raît dans une bio­gra­phie sati­rique, Le Pilori des Communeux, com­po­sée par le plu­mi­tif anti­so­cia­liste Henry Morel : « Ses amis l’appellent com­mu­né­ment Coco. N’étant pas nous-mêmes de ses intimes, nous igno­rons l’étymologie de ce sur­nom, mais nous sup­po­sons qu’il fut don­né à Da Costa parce que celui-ci était l’alter ego et l’imitateur de Raoul. — Coco, jac­quot, per­ro­quet. Da Costa a long­temps pro­me­né au quar­tier Latin ses longs che­veux blonds et ses petites lunettes, qu’il ne quit­tait jamais, comme s’il eût craint que l’on ne lût dans ses yeux ce qui bouillon­nait dans son cer­veau ambi­tieux. Quand il était étu­diant, Da Costa, alors âgé de vingt-trois ans à peine, pro­non­ça, au congrès de Liège, un dis­cours ten­dant à démon­trer que Dieu n’existait pas, qu’il n’avait jamais exis­té et qu’il n’existerait jamais. Le caté­chisme ren­ver­sé, quoi ! Cette petite plai­san­te­rie fit ren­voyer Coco de l’École de droit par M. Duruy, ministre de l’instruction publique. Mais Da Costa avait orga­ni­sé, en vue de son expul­sion, une émeute en règle qui ne man­qua pas d’éclater en effet et que l’on dut répri­mer par la force5. » Da Costa à l’école de droit, déclen­chant une émeute — voi­là un des­tin tout tracé.

[Umberto Boccioni]

De ce bache­lier, de cet insur­gé, on sait que c’est le fils d’un qua­rante-hui­tard ; qu’il est né à Paris en 1850, ce qui lui donne tout juste 20 ans en mars 1871 ; on sait qu’il logeait rue Thénard, chez son ami et futur pro­cu­reur de la Commune Raoul Rigault, et qu’il écri­vait dans des revues socia­listes. Pendant l’in­sur­rec­tion, il sou­tient le groupe des blan­quistes, ces pro­fes­sion­nels de l’é­meute et de la conspi­ra­tion qui reprennent les mots d’ordre du grand révo­lu­tion­naire Auguste Blanqui, alors en pri­son6. Son par­cours bio­gra­phique peut être retra­cé en quelques dates : en 1867, il fait quinze jours de pri­son après avoir mani­fes­té, place de l’Hôtel de Ville, au pas­sage de l’Empereur Napoléon III ; en 1870, il s’engage comme offi­cier dans le 118e bataillon de la Garde natio­nale ; condam­né à mort en juin 1872, il voit sa peine com­muée six mois après en tra­vaux for­cés à per­pé­tui­té, qu’il va pas­ser au bagne de Nouvelle-Calédonie ; après l’amnistie de 1881, il gagne­ra sa vie comme répé­ti­teur, écri­vant des manuels de péda­go­gie et col­la­bo­rant à la revue blan­quiste Ni Dieu ni Maître.

« Certains faits divers sont deve­nus sous la plume des écri­vains bour­geois et aris­to­crates de l’époque des récits sen­sa­tion­nels, des délires car­na­va­lesques sor­tis de leur contexte insurrectionnel. »

Comme des mil­liers de condam­nés, il a connu le bagne de Toulon et la Nouvelle-Calédonie. Là-bas, il y avait ceux de l’île des Pins, assi­gnés à rési­dence, et ceux de l’île de Nou, condam­nés aux tra­vaux for­cés — Da Costa appar­tient aux seconds. Pendant son voyage de trois mois à bord du « Rhin », 60 com­mu­nards comme lui sont mêlés à 420 cri­mi­nels de droit com­mun. Il faut sup­por­ter la dépor­ta­tion en train et en bateau, les repas au pain et à l’eau, les nuits dans les cases et les demi-jour­nées de tra­vaux for­cés — ter­rasses, routes, mines, etc. —, mais aus­si l’angoisse de la guillo­tine, les lettres d’adieu à sa mère, les mala­dies et les puni­tions — le mar­ti­net à lanières de cuir, qui fait gicler le sang après le troi­sième coup. Le voyage donne le scor­but, la cel­lule entre­tient la phti­sie ; sur place, au péni­ten­cier, on risque d’être dénon­cés par les codé­te­nus si la rumeur court qu’on cache de l’argent ou des pro­vi­sions ; il arrive aus­si qu’on soit ins­pec­té par le garde-chiourme, c’est-à-dire désha­billé et bas­ton­né par un offi­cier de la marine. Voilà ce qui se passe pen­dant la décen­nie où Paris, vidée de sa popu­la­tion ouvrière, se réarme et, si l’on peut dire, se réembourgeoise.

C’est pen­dant ses années de déten­tion que Da Costa com­mence de rédi­ger sa Commune vécue ; elle ne paraî­tra qu’en 1903. Le pre­mier tome s’ouvre sur « Le drame de la rue des Rosiers » et le der­nier se clôt sur « La Semaine san­glante ». Du 18 mars au 28 mai, les épi­sodes défilent un à un, dans l’ordre chro­no­lo­gique. Abstraction faite des cha­pitres sur le bagne et la « Confession » finale, l’auteur ne donne que des impres­sions rapides de sa propre vie. Il se moque d’ailleurs des autres com­mu­nards qui, en publiant leurs Mémoires, se sont don­nés en spec­tacle, cher­chant avant tout à « inté­res­ser le lec­teur à leur seule per­son­na­li­té7 ». Son objec­tif consiste plu­tôt à réta­blir la véri­té des faits dont il a été témoin et qui ont fait l’objet, dans les décen­nies qui ont sui­vi, de défor­ma­tions hon­teuses. Car cer­tains faits divers sont deve­nus sous la plume des écri­vains bour­geois et aris­to­crates de l’époque des récits sen­sa­tion­nels, des délires car­na­va­lesques sor­tis de leur contexte insur­rec­tion­nel. Ainsi de l’arrestation du géné­ral Chanzy par des insur­gés du 13e arron­dis­se­ment, ou de l’attaque de la mai­son de Thiers — ces actes ayant ser­vi de pré­texte pour assi­mi­ler les com­mu­nards à des sauvages.

[Umberto Boccioni]

Les mensonges de Maxime Du Camp

Da Costa revient d’abord sur quelques légendes et pro­cé­dés typiques de la réac­tion, dont les écri­vains ont com­plai­sam­ment usé, et notam­ment Maxime Du Camp, l’ami de Flaubert et l’auteur des Convulsions de Paris. Cet ouvrage en quatre volumes est le plus violent réqui­si­toire écrit contre la Commune. Dès 1872, iro­nise Da Costa, on bat­tait déjà des records lit­té­raires : beau­coup de « syco­phantes » ont souillé la mémoire des com­mu­nards à force d’opuscules et d’articles à charge, sem­blables à des vau­tours pla­nant au-des­sus du char­nier des vain­cus. L’auteur de La Commune vécue relève les invrai­sem­blances et les injures que Du Camp, le plus tenace de ces cha­ro­gnards, assène dans ses écrits. Ce « mou­chard de lettres », comme le rebap­tise Da Costa, n’hésite pas à réha­bi­li­ter un agent secret de la police impé­riale, à inven­ter une cour mar­tiale per­ma­nente à la mai­rie du XIe arron­dis­se­ment, à gros­sir le nombre des vic­times ver­saillaises, à faire pas­ser les fédé­rés pour des insen­sés. Selon Du Camp, Flaubert avait rai­son : ce qui domine dans la Commune, « c’est la bêtise, au sens ori­gi­nel du mot8 » — le com­mu­nard, c’est la bête humaine. L’écrivain prend, à l’opposé, la défense du gou­ver­ne­ment de Versailles et fait l’apologie de Thiers, sym­bole de la civi­li­sa­tion qui se défend contre une attaque à main armée, ou encore de la Banque de France et de l’Église de Rome, autres vic­times de la révolte. La fusillade à la Grande-Roquette, l’incendie du palais des Tuileries — tel est à ses yeux le der­nier mot de la Commune. Le reste n’est que pillage de ton­neaux d’eau-de-vie chez les cavistes et de bon­bonnes d’éther chez les pharmaciens.

« Voilà donc ce que sont les com­mu­nards aux yeux des écri­vains réac­tion­naires : des alié­nés, des cas psychiatriques. »

Le récit de Du Camp res­semble à une col­lec­tion de faits, tous pré­sen­tés comme des actes arbi­traires, odieux, bar­bares, du moment qu’ils sont com­mis par les fédé­rés. Les pré­ten­dus « crimes » de Versailles, ajoute-t-il, sont de la légi­time défense. Pour Da Costa, une telle effron­te­rie ne pou­vait pas res­ter sans réponse : « Tels furent constam­ment les pro­cé­dés de ce calom­nia­teur d’élite qui, pen­dant notre exil, empoi­son­nait l’opinion publique. La plume ven­ge­resse me tombe des mains quand, au moment de réfu­ter toutes ces igno­mi­nies, je lis dans la pré­face des Convulsions de Paris : “Je n’ai rien avan­cé qui ne fût démon­tré, par pièces authen­tiques (!) Malgré l’indignation qui m’a sou­vent débor­dé, j’ai été impar­tial ; la plus simple loyau­té m’en impo­sait le devoir”. Quand la déla­tion s’accompagne de pareille hypo­cri­sie, on a vrai­ment honte d’être contraint de la réfu­ter à la barre du tri­bu­nal de l’Histoire9. »

Da Costa, en somme, fait œuvre d’historien. Il se veut réel­le­ment impar­tial dans sa méthode : mal­gré les redites et les saillies, ses sou­ve­nirs per­son­nels se fondent dans une masse de docu­ments et témoi­gnages. À l’opposé, que trouve-t-on dans Les Convulsions de Paris ? Des cli­chés sur la ville et ses habi­tants : la Garde natio­nale dépeinte comme une popu­la­tion d’ivrognes et de fai­néants, s’armant d’un chas­se­pot pour tou­cher les indem­ni­tés, fré­quen­tant les caba­rets pour s’adonner à la par­lotte comme dans les clubs ; des francs-tireurs démo­ra­li­sés, au len­de­main de la défaite, errant dans les rues de Paris, le long de l’avenue d’Italie, les mains dans les poches, le fusil en ban­dou­lière. Des juge­ments de valeur foi­sonnent à chaque page, qu’on pour­rait rele­ver au hasard. Les Communards ? Des « fabri­cants de conspi­ra­tion per­ma­nente », des « ora­teurs de caba­ret », des « poli­ti­ciens de car­re­four », des « illet­trés », des « envieux alcoo­li­sés ». Le peuple du 18 mars ? Une « bande d’énergumènes », « 6 000 per­sonnes, femmes, enfants, ouvriers, gardes fédé­rés, hur­lant, ges­ti­cu­lant ». La Commune ? Des « transes per­pé­tuelles », 3 600 incar­cé­ra­tions10. De cha­pitre en cha­pitre, de tome en tome, Du Camp peint de sombres bac­cha­nales : lors d’un tir d’obus, écrit-il, deux indi­vi­dus, pour don­ner le signal, se mettent à dan­ser ; aus­si­tôt, « toute la bande entre en branle » ; on voit des hommes et des femmes aux vête­ments débraillés, à la poi­trine presque nue, hur­lant : « à boire ! » C’est le début des incen­dies : « cette troupe d’aliénés » chante, voci­fère, mul­ti­plie les gestes obs­cènes, à la lueur des mai­sons qui brûlent11. Voilà donc ce que sont les com­mu­nards aux yeux des écri­vains réac­tion­naires : des « alié­nés », des cas psychiatriques.

[Umberto Boccioni]

L’agitation dans le quartier latin

Dans cette danse macabre de la Commune, le groupe des blan­quistes auquel appar­tient Da Costa se voit affu­blé des traits psy­cho­pa­tho­lo­giques les plus graves12, tan­dis que les modé­rés font figure d’« aliéné[s] tranquille[s] » et de « maniaque[s] » inof­fen­sifs. Écrire l’histoire de 1871, pour les écri­vains réac­tion­naires de l’époque, c’est des­cendre dans un bour­bier grouillant d’êtres à demi hal­lu­ci­nés, pour y trou­ver des jeunes à la tête far­cie d’utopies, dévo­rant des trai­tés d’économie sans les com­prendre, admi­rant des œuvres roman­tiques sans les juger, des livres d’histoire ou des romans invrai­sem­blables — l’imagination sans l’instruction, voi­là le délire assu­ré ! Ces polé­mistes et his­to­riens croient fer­me­ment que der­rière chaque révo­lu­tion­naire se trouve un phi­lo­sophe pour lui souf­fler à l’oreille ses idées fausses. Les com­mu­nards passent pour l’incarnation des théo­ries de Proudhon, et leurs atteintes à la pro­prié­té pri­vée réveillent chez leurs enne­mis des visions d’horreur.

« Les com­mu­nards passent pour l’incarnation des théo­ries de Proudhon, et leurs atteintes à la pro­prié­té pri­vée réveillent chez leurs enne­mis des visions d’horreur. »

Chez les contem­po­rains, déjà, et dans la grande presse de l’époque, on appelle au coup de force, on prie la pré­fec­ture de police de nous débar­ras­ser de cette bande de scé­lé­rats. Au témoi­gnage de la poé­tesse Malvina Blanchecotte, la seule évo­ca­tion de « Paris » épou­van­tait tout le monde. La ville était en qua­ran­taine : « C’était un grand malade, pris de fièvre ; il fal­lait évi­ter la conta­gion13 ». Pourquoi une telle crainte ? 1789, 1830, 1848 avaient pour­tant habi­tué la France au ren­ver­se­ment de la royau­té. Mais 1871 a sur­pris tout le monde. La bataille de Sedan avait certes écœu­ré l’opinion publique, qui ne vou­lait plus ni de l’Empire ni de la monar­chie, mais elle ne s’attendait pas à un tel cri de guerre contre l’État, l’armée, le cler­gé, la finance. Les bour­geois de Paris n’avaient qu’une expli­ca­tion plau­sible : les qua­rante-hui­tards s’étaient endor­mis, depuis leur exil, à l’ombre du man­ce­nillier révo­lu­tion­naire… et venaient de se réveiller, au len­de­main de la guerre, empoi­son­nés pour tou­jours par la doc­trine fédéraliste.

C’est que les com­mu­nards étaient en porte-à-faux sur deux géné­ra­tions. D’un côté, ceux qui avaient connu la révo­lu­tion de 1848 (sexa­gé­naires en 1871) ; de l’autre, ceux qui, étant nés sous la monar­chie de Juillet, avaient alors la tren­taine. La dif­fé­rence de sen­si­bi­li­té est grande. Contrairement à la pré­cé­dente, la nou­velle géné­ra­tion à laquelle appar­tient Da Costa a lu et appré­cié les auteurs maté­ria­listes du XIXe siècle : les Feuerbach, les Büchner, les athées d’outre-Rhin ; mais aus­si, outre-Manche, le grand Darwin, tra­duit en fran­çais par la fémi­niste Clémence Royer. Durant les années qui pré­cèdent la Commune, les futurs Gavroches de 1871, étu­diants de droit et de méde­cine, se cachent dans l’arrière-salle des cafés pari­siens, dis­cu­tant des articles de la revue Candide, fon­dée par Blanqui. C’est l’ébullition intellectuelle.

[Umberto Boccioni]

Puis vient le Congrès de Liège. Les 29, 30 et 31 octobre 1865, les plus farouches oppo­sants au régime impé­rial, des dis­ciples de Marx, de Proudhon et de Blanqui, se rejoignent en Belgique, espé­rant scel­ler l’alliance entre étu­diants et ouvriers. Da Costa est l’un d’eux, et le plus jeune de cette nou­velle intel­li­gent­sia socia­liste et révo­lu­tion­naire, qui allait s’engager dans la Commune de 1871. Hugo et Littré déclinent l’invitation ; les cadets se pas­se­ront donc de leurs aînés. Pendant ces trois jour­nées, on vit des défi­lés, on écou­ta des pro­fes­sions de foi. Les jeunes décla­maient contre le césa­risme, contre l’obscurantisme, contre le capi­ta­lisme. La pro­pa­gande sou­ter­raine se mon­trait au grand jour. Blanqui, que ses dis­ciples appe­laient « le Vieux », cet héroïque conspi­ra­teur de 1830 et de 1848, finis­sant de pur­ger sa peine de pri­son, allait sus­ci­ter des éner­gies nou­velles dans le Quartier latin. Bientôt, la libre pen­sée allait gagner les fau­bourgs. Et le Sénat s’affola : le ministre Duruy prit des mesures dis­ci­pli­naires à l’encontre des trouble-fête — c’est là que Da Costa fut ren­voyé de l’École de droit.

Les blanquistes devant 1793

« L’hébertisme est la lutte achar­née contre le vieux monde ; c’est la soif enfié­vrée de jus­tice de celui qui se dresse en face du des­po­tisme et crie : l’égalité ou la mort ! »

Mais Da Costa et les étu­diants de 1865 se sont sur­tout fait remar­quer pour la radi­ca­li­té de leurs idées poli­tiques. Dévorant les livres des his­to­riens de la Révolution fran­çaise, ils réha­bi­litent les noms de Hébert et de Chaumette, jusque-là recou­verts par un amas d’injures. Jacques Hébert, à lui seul, incarne dans les his­toires de la Révolution fran­çaise du XIXe siècle l’idée de radi­ca­li­sa­tion : membre du Club des cor­de­liers de 1791 (an II), il est accu­sé par le camp de Robespierre d’avilir la Convention, d’exciter la haine entre cam­pa­gnards et cita­dins, de por­ter atteinte au droit de pro­prié­té. Dans son jour­nal, Le Père Duchesne, ce jeune révo­lu­tion­naire tourne en déri­sion la scé­lé­ra­tesse des prêtres, les tar­tuf­fe­ries de la cour de Versailles, ain­si que Louis XVI et Marie-Antoinette. Hébert est connu pour le lan­gage de char­re­tier dont il use volon­tiers ; ses phrases sont ponc­tuées de « foutre ! », comme dans cette décla­ra­tion, qu’il écrit en octobre 1793, se plai­gnant que les traîtres n’aient pas peur de la guillo­tine : « Je ne suis pas san­gui­naire, foutre, mais je vou­drais qu’on réta­blît les gibets et la ques­tion pour des monstres, qui, de sang froid, ont fait égor­ger des mil­liers d’hommes14. » Les blan­quistes de 1865 per­çoivent chez Hébert des choses qui font écho à leur temps : Hébert déplore que la France ait si peur de faire tom­ber sur l’échafaud une tête cou­ron­née, à cause du pré­cé­dent anglais de 1649 ; de même, au temps de Blanqui, la France a peur de prendre les armes, à cause de 1793. Là où les Jacobins adop­taient une pos­ture déma­go­gique — « la poule au pot pour tout le monde ! » —, les Hébertistes rétor­quaient : « Défiez-vous des endor­meurs et soyez tou­jours l’avant-garde cou­ra­geuse ! » Les blan­quistes avaient choi­si leur ligne d’action.

C’est donc une bataille his­to­rio­gra­phique qui pré­cède, sur le plan des idées, la Commune de 1871 : quels sont les élé­ments réel­le­ment socia­listes dans la Révolution fran­çaise, quels sont les vrais efforts pour affran­chir les peuples ? Dans la pen­sée blan­quiste telle qu’exposée par l’un de ses par­ti­sans, Gustave Tridon, l’hébertisme est la lutte achar­née contre le vieux monde, dont le sym­bole est Torquemada, l’inquisiteur sadique ; c’est la soif enfié­vrée de jus­tice de celui qui se dresse en face du des­po­tisme et crie : « l’égalité ou la mort ! » : « La ter­reur catho­lique et royale était un prin­cipe, la ter­reur révo­lu­tion­naire fut une néces­si­té. L’une pro­cède de la néga­tion de la jus­tice, l’autre de sa reven­di­ca­tion. La pre­mière tor­ture, la seconde sup­prime15. » Les vrais révo­lu­tion­naires sont vio­lents parce qu’ils ont vu de près l’Inquisiteur. Ainsi, la réha­bi­li­ta­tion de Hébert est une réponse sar­cas­tique à l’« héber­to­pho­bie » des socia­listes de 1848, qui rechi­gnaient à l’action vio­lente. On peut d’ailleurs suivre la marche de l’esprit public aux juge­ments des his­to­riens sur la Constituante et la Commune de 1793 : Thiers, dans les 10 tomes de son Histoire de 1827, admire Mirabeau, mais ne va pas au-delà ; Lamartine, en 1847, va jusqu’aux Girondins ; Louis Blanc, dans les 12 volumes de son Histoire de 1862, consacre Robespierre… Après lui, il faut tirer l’échelle ! L’hébertisme est donc le fruit d’une sur­en­chère idéo­lo­gique. C’est aus­si le résul­tat d’un pro­fond sen­ti­ment d’insatisfaction : depuis un demi-siècle, la Révolution est deve­nue, dans le dis­cours des hommes de lettres, une sorte de théâtre à phrases, avec ses décla­ma­tions ora­toires et ses épi­sodes tra­giques — les conven­tion­nels sont sur­faits ! Qu’on cesse donc de chan­ter la Fédération et le Jeu de Paume, les pseu­dos prin­cipes de 89, et qu’on des­cende à la Commune du 10 août, qu’on aborde 93 ! — voi­là ce que les blan­quistes réclament.

[Umberto Boccioni]

Dans les milieux clé­ri­caux, on peut prendre la mesure des réac­tions outrées, en lisant par exemple Monseigneur Dupanloup. Au len­de­main de la Commune, cet évêque d’Orléans lance un cri d’effroi en citant une bro­chure des étu­diants du congrès de Liège, lui remet­tant en mémoire quelque mau­vais pres­sen­ti­ment : « Ce congrès […] se ter­mi­na par ces cris : “Guerre à Dieu ! Le pro­grès est là. — La révo­lu­tion c’est le triomphe de l’homme sur Dieu ! — Il faut cre­ver la voûte du ciel comme un pla­fond de papier ! — Il y a une puis­sance qui a l’avenir, c’est l’humanité !” Ceci, c’était du posi­ti­visme. Le socia­lisme répon­dait : “Haine à la bour­geoi­sie ! haine au capi­tal ! Si cent mille têtes font obs­tacle, qu’elles tombent !” Lorsque je signa­lai cette explo­sion de maté­ria­lisme et de socia­lisme, comme une chose grave, un jour­nal let­tré me répon­dit : “Tout cela est sans consé­quence. Ce sont des enfants ! C’est une effer­ves­cence que l’âge cal­me­ra”. Je répon­dis à mon tour : “Dans dix ans, ces enfants peut-être seront les maîtres de la France. Vous avez là les Hébert, les Chaumette des révo­lu­tions à venir”. Dix ans ! Je deman­dais trop16. » Quatre ans plus tard, en effet, les blan­quistes allaient exé­cu­ter des prêtres — ain­si qu’un jour­na­liste prou­dho­nien, Gustave Chaudey, vic­time de sinistres repré­sailles —, enta­chant à jamais la mémoire des com­mu­nards. C’est cet épi­sode que Da Costa a pla­cé au cœur de sa Commune vécue.

La tragédie des otages

« Le 23 mai 1871, sur ordre de Rigault, on exé­cute Georges Darboy, l’archevêque de Paris, et cinq autres otages. La Commune perd sa crédibilité. »

Entre les mois d’avril et mai, la Commune change d’allure. Début avril, c’est la démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive : on vote les man­dats révo­cables, les salaires pla­fon­nés, la rému­né­ra­tion des femmes, la laï­ci­sa­tion de l’assistance publique, de l’école et des hôpi­taux, les mora­toires sur les loyers, les échéances, les dépôts d’objet ; on lutte contre le chô­mage, la bureau­cra­tie, le patro­nat, le cler­gé et la cen­sure. En l’espace d’un seul mois, on crée des com­mis­sions, des chambres ouvrières, des syn­di­cats ; on signe des péti­tions ; on décrète la sépa­ra­tion de l’Église et de l’État. Les artistes, autour de Courbet et Vallès, s’affranchissent de la tutelle des mar­chands d’art ; les femmes, autour de Dmitrieff et Lemel, s’unissent pour le soin des bles­sés. Mais la ten­sion devient extrême à cause des bom­bar­de­ments ; les désac­cords se creusent entre les délé­gués, les déci­sions perdent leur effi­ca­ci­té. Début mai, c’est le Comité de salut public, les bar­ri­cades, les repré­sailles. En trois semaines, la capi­tale est prise par les portes de Saint-Cloud et de Versailles, d’Asnières et de Vanves ; les troupes ver­saillaises gagnent le Champ-de-Mars, la place de l’Étoile, la gare Saint-Lazare, fusillant les fédé­rés sur leur che­min. Les bou­le­vards de Paris sont jon­chés de cadavres.

Cette période, dans la tête de ses oppo­sants, c’est aus­si la « chasse à la sou­tane ». Des pillages à Notre-Dame-de-Lorette, des vitres cas­sées à Saint-Sulpice — par­tout des vic­times de la cruau­té du peuple !, s’écrie-t-on. Mais pour Da Costa, les his­to­riens clé­ri­caux ont, là encore, noir­ci le tableau. Les blan­quistes ont bel et bien orches­tré des per­qui­si­tions : on a arrê­té quelques igno­ran­tins, par­mi ceux qui n’avaient pas fui leur pres­by­tère ; on a fait sai­sir quelques orne­ments d’église, par­mi ceux qui n’avaient pas été mis à l’abri17. Et puis, il y a eu la prise d’otage de Georges Darboy, l’archevêque de Paris. L’affaire a mal tour­né : le 23 mai 1871, sur ordre de Rigault, on exé­cute Darboy et cinq autres otages. La Commune perd sa crédibilité.

[Umberto Boccioni]

Da Costa revient lon­gue­ment sur cet épi­sode sinistre, dans lequel il a joué un petit rôle. Au moment où elle a lieu, deux mois plus tôt, l’arrestation de l’archevêque passe inaper­çue. Da Costa, alors secré­taire du Comité de sûre­té géné­rale, par­ti­cipe à l’application du décret du 2 avril : la sépa­ra­tion de l’Église et de l’État. On sup­prime le bud­get des cultes et les biens de main­morte, appar­te­nant aux congré­ga­tions reli­gieuses, deviennent pro­prié­té natio­nale. Aussitôt, les rap­ports de police signalent une agi­ta­tion dans Paris : on observe des allées et venues entre l’archevêché et les paroisses ; c’est le départ de dizaines de prêtres pour Versailles. S’ensuit une alter­ca­tion entre un com­mis­saire du Ve arron­dis­se­ment et un père jésuite de la rue Lhomond, sus­ci­tant la colère de Rigault. C’est alors que Darboy est arrê­té et conduit à la pré­fec­ture. Mais au lais­ser-faire des pre­miers temps suc­cède la panique — face à l’horreur de la situa­tion. L’assassinat de deux lea­ders de la Commune, Gustave Flourens et Émile-Victor Duval, et la mort de cen­taines d’autres fédé­rés, sabrés ou fusillés à Gennevillers, sus­cite l’exaspération géné­rale. Les choses se pré­ci­pitent : on entend sou­dain dans les fau­bourgs des cris de rage et de ven­geance contre les enne­mis de la Commune, retran­chés à Versailles.

« Blanqui était ren­du a prio­ri res­pon­sable de tous les actes révo­lu­tion­naires qui se dérou­laient pour­tant en dehors de son autorité. »

Quand Da Costa décide de prendre la plume, des années plus tard, per­sonne ne connaît vrai­ment les cir­cons­tances de ce qui, en cette époque fébrile, avait fina­le­ment conduit au meurtre de ces prêtres arrê­tés, deve­nus otages. Des rumeurs cir­culent sur des caisses empor­tées dans des voi­tures par des curés dégui­sés en gardes natio­naux ; la com­mis­sion exé­cu­tive de la Commune veut y voir les indices d’un com­plot et décide d’interroger Darboy. Da Costa raconte cette scène d’à peine un quart d’heure, deve­nue légen­daire. L’interrogatoire se déroule dans le cabi­net de Rigault, en pré­sence des blan­quistes Jean-Baptiste Chardon, Théophile Ferré et lui. Darboy, en entrant dans la pièce, ouvre les bras et s’exclame : « Mes enfants !... » Et Rigault de l’interrompre sèche­ment : « Il n’y a pas d’enfants ici, mais des citoyens et des magis­trats de la Commune18. » L’archevêque, après un silence, cherche tant bien que mal à se défendre des accu­sa­tions qu’on lui porte — quelle part de res­pon­sa­bi­li­té a‑t-il, en tant que pré­lat, dans les exé­cu­tions som­maires com­mise par Versailles les 2, 3 et 4 avril ? Rigault l’interrompt à nou­veau : « C’est bon, voi­là dix-huit siècles que vous nous la faites, celle-là ; elle ne prend plus. » Et Darboy est trans­fé­ré à la pri­son de Mazas. Da Costa, le 6 avril, est char­gé de lui rendre visite et d’obtenir de sa main une « pro­tes­ta­tion écrite » contre Versailles, et de convaincre Thiers de l’échanger contre Blanqui.

L’attitude de l’archevêque, note Da Costa, est remar­quable. Dans ces deux mis­sives, il ne laisse entendre à aucun moment qu’il tient à sau­ver sa peau. La pre­mière lettre insiste sur la gra­vi­té des « actes bar­bares » et les « atroces excès » com­mis par les troupes ver­saillaises. La réponse de Thiers est laco­nique : « Les faits sur les­quels vous appe­lez mon atten­tion sont ABSOLUMENT FAUX […]. Jamais l’armée n’a com­mis ni ne com­met­tra les crimes odieux que lui imputent des hommes, ou volon­tai­re­ment calom­nia­teurs, ou éga­rés par le men­songe au sein duquel on les fait vivre19. » Darboy envoie une seconde lettre, à laquelle Thiers ne prend pas la peine de répondre : il le pré­vient des risques de repré­sailles, signa­lant com­bien la situa­tion à Paris est déli­cate ; enfin, il en appelle à l’humanité du pré­sident, deman­dant la grâce de Blanqui — en vain. Blanqui était ren­du a prio­ri res­pon­sable de tous les actes révo­lu­tion­naires qui se dérou­laient pour­tant en dehors de son auto­ri­té. La Commune ne devait, à aucun prix, retrou­ver son chef… Ainsi, le 24 mai 1871, à 7 heures du soir, six otages sont conduits, en silence. Puis on ordonne la fusillade. C’est ce qui s’appelle, dans le lan­gage des hommes d’action, frap­per un grand coup — mais un coup de trop.

[Umberto Boccioni]

Confessions d’un révolutionnaire

Da Costa n’a jamais renié la doc­trine blan­quiste, comme le prouve cette pro­fes­sion de foi : « La Force ! elle ne prime pas néces­sai­re­ment le Droit, mais elle en est l’inéluctable auxi­liaire20. » Pas de conquête sociale au nom de la seule rai­son, en somme. Le phé­no­mène de l’évolution, qui change le droit en devoir, se subor­donne néces­sai­re­ment au phé­no­mène de la révo­lu­tion, qui affirme le droit par la force ; chaque chose vient en son temps. C’est pour cela que Da Costa choi­sit de réha­bi­li­ter Rigault et Ferré dans son entre­prise his­to­rio­gra­phique. Malgré leur carac­tère fana­tique, ces deux-là ont ser­vi la cause révo­lu­tion­naire. Mais c’est tou­jours la vic­toire qui décide, en der­nier lieu, si tel acte de pro­tes­ta­tion est un acte de désordre. Comme Hébert après la Révolution fran­çaise, les blan­quistes après la Commune sont ces hommes d’action qui ont aban­don­né leur pos­té­ri­té à la calom­nie : « Il semble qu’elles aient été écrites pour les défendre, ces lignes super­be­ment dou­lou­reuses que le sou­ve­nir de Saint-Just ins­pi­rait à Louis Blanc : “Le nom des vain­cus, qui l’ignore ?, est expo­sé à la souillure de bien des men­songes, quand ce sont les vain­queurs qui règnent, qui ont la parole ou qui tiennent la plume. Malheur à qui suc­combe après avoir fait tout trem­bler ! […]”. La réac­tion triom­phante et impi­toyable nous a lais­sé de ces deux hommes, Ferré et Rigault, nombre de bio­gra­phies fan­tai­sistes et hai­neuses21. » L’épisode de la « tra­gé­die des otages » consti­tue une illus­tra­tion par­faite de cette manière édul­co­rée d’é­crire l’Histoire : pour Da Costa, l’erreur de Rigault et Ferré, c’est avant tout d’avoir fait des mar­tyrs dans le camp des Versaillais — c’est-à-dire des vain­queurs — et d’a­voir endos­sé à leur tour la répu­ta­tion de tor­tion­naires22.

« Le blan­quisme est mort avec l’aventure bou­lan­giste, dans laquelle trop de gens — y com­pris Da Costa — se sont fourvoyés. »

Certes, la Commune ne se réduit pas à son Comité de salut public, à ceux qui ont voté l’exé­cu­tion des prêtres. Les dis­ciples de Blanqui, dépeints comme des excen­triques sor­tis des clubs révo­lu­tion­naires pour jeter bas tous les prin­cipes de la bour­geoi­sie, sont une mino­ri­té. En fait, l’assemblée révo­lu­tion­naire compte, par­mi ses élus, bour­geois et pro­lé­taires confon­dus, toutes les sen­si­bi­li­tés de la gauche : modé­rés, radi­caux, démo­crates-socia­listes, inter­na­tio­na­listes — tous ces mili­tants n’ont pas le même âge et ont une concep­tion dif­fé­rente de l’action poli­tique. Les aînés reprochent notam­ment à leurs cadets leur ten­dance aux récri­mi­na­tions vio­lentes. De là des dis­sen­sions internes. De là, aus­si, aux yeux de Da Costa, l’é­chec de la Commune. Le pro­blème de l’insurrection de mars, selon lui, c’est qu’elle a vou­lu être par­le­men­taire ; elle a pris des « allures de Constituante » pour faire contre­poids avec Versailles. Or, pour vaincre Thiers, il fal­lait plus qu’un « pou­voir pseu­do-exé­cu­tif », plus que des « phra­seurs de l’Internationale23 ». L’auteur de La Commune vécue se montre sévère pour ses anciens cama­rades de lutte : quels que soient leurs mérites, ils n’ont eu qu’un tem­pé­ra­ment de bour­geois déclassés.

C’est pour­quoi l’ouvrage se clôt sur l’évocation des noms de Victor Hugo, de Louise Michel et d’Élisée Reclus. Il salue le poète qui, dans sa lettre ouverte du 26 mai, a offert le droit d’asile dans sa mai­son aux 1 500 réfu­giés de Belgique ; hono­rant la bra­voure de l’institutrice, il la défend contre les accu­sa­tions qu’on lui impute d’avoir exci­té les pas­sions de la foule et pro­vo­qué la mort des otages ; il dit enfin son admi­ra­tion pour le grand géo­graphe. Néanmoins, il se montre moins opti­miste que ces trois-là ; il doute que la fin des pri­vi­lèges de titre, de caste ou d’argent, soit com­pa­tible, un beau jour, avec la pos­si­bi­li­té d’abolir les fron­tières. En cette fin de siècle, le socia­lisme n’est déjà plus qu’un par­le­men­ta­risme. Le blan­quisme est mort avec l’aventure bou­lan­giste24, dans laquelle trop de gens — y com­pris Da Costa — se sont four­voyés. Les der­niers révo­lu­tion­naires se sont repliés dans l’anarchisme, dési­rant faire sau­ter la Chambre plu­tôt que d’y être élu. En fin de compte, les ex-bagnards se consolent d’une vic­toire pla­to­nique. La République du 18 mars a som­bré ; les hommes et les femmes de 1871 n’ont lais­sé der­rière eux que l’exemple de leur cou­rage. Il reste encore à accom­plir l’idée de la Révolution.


[lire le sixième volet]


Illustration de ban­nière : Umberto Boccioni


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  1. Victorine Brocher, Souvenirs d’une morte vivante (1909), Paris, Libertalia, 2017, p. 161.[]
  2. On a pu com­pa­rer les mani­fes­ta­tions publiques des com­mu­nards à une forme de com­mu­nion poli­tique — au sens d’un arra­che­ment à la mono­to­nie du quo­ti­dien. Cf. Henri Lefebvre, La Proclamation de la Commune. 26 mars 1871, Paris, La Fabrique, 2018.[]
  3. Certains édi­to­ria­listes de New York ont par­lé d’un « french Ku Klux Klan », crai­gnant que les reven­di­ca­tions com­mu­nardes ne viennent dis­cré­di­ter, de l’autre côté de l’Atlantique, l’idée suprême de démo­cra­tie libé­rale. Cf. Q. Deluermoz, Commune(s) 1870–1871. Une tra­ver­sée des mondes au XIXe siècle, Paris, Seuil, 2020, p. 88.[]
  4. La bataille des chiffres a long­temps fait rage. La mathé­ma­ti­cienne Michèle Audin a mené en 2021 une étude appro­fon­die aux édi­tions Libertalia : les « éva­lua­tions plus hautes, autour de 15 000 ou 20 000 morts, ne sont pas exa­gé­rées », assure-t-elle.[]
  5. Henry Morel, Le Pilori des Communeux. Biographie des membres de la Commune (1871), p. 8–9.[]
  6. Blanqui s’est illus­tré lors de l’in­sur­rec­tion de mai 1839 aux côtés de Barbès, à la suite de quoi il est empri­son­né au Mont-Saint-Michel. On le retrouve lors de la révo­lu­tion de février 1848 : il dif­fuse alors ses idées dans les confé­rences du fameux « club Blanqui », aux­quelles assistent phi­lo­sophes et poètes pari­siens. Il dis­pa­raît de nou­veau de la scène poli­tique après le coup d’État de Napoléon III : le régime impé­rial le fait empri­son­ner à Sainte-Pélagie en 1861. C’est alors qu’il exerce une influence sur de jeunes étu­diants, qui admirent la radi­ca­li­té de son action poli­tique et qui s’a­donnent à des acti­vi­tés sub­ver­sives (enter­re­ments civils ou bagarres avec la police). Pendant 50 ans, Blanqui a fina­le­ment alter­né entre l’af­fi­lia­tion à des socié­tés secrètes et la condam­na­tion à per­pé­tui­té.[]
  7. Da Costa, La Commune vécue, IIII, VIII, IV, p. 282.[]
  8. Maxime Du Camp, Les Convulsions de Paris, III, II, VI, p. 159.[]
  9. Da Costa, La Commune vécue, II, IV, VIII, p. 71–72.[]
  10. Maxime Du Camp, Les Convulsions de Paris, II, VII, I, p. 340.[]
  11. Maxime Du Camp, Les Convulsions de ParisIII, I, IX, p. 87.[]
  12. Dans un voca­bu­laire emprun­té aux psy­chiatres du XIXe siècle, Du Camp taxe Rigault, Ferré, Ranvier et Urbain de « mono­ma­nie homi­cide », Pindy de « pyro­ma­nie », Eudes de « clep­to­ma­nie », Delescluze de « mono­ma­nie du pou­voir », Vallès de « mono­ma­nie des gran­deurs », Léo Meillet de « mono­ma­nie rai­son­nante », Millière de « mono­ma­nie dénon­cia­trice », Félix Pyat de « lycan­thro­pie féroce com­pli­quée de lâche­té », Vermeersch de « sca­to­lo­gie furieuse » ou encore Babick de « théo­ma­nie » (M. Du Camp, Les Convulsions de Paris, II, VII, I, p. 340–341).[]
  13. Malvina Blanchecotte, Tablettes d’une femme pen­dant la Commune (1872), p. 12–13.[]
  14. Cité par M. Biard, « Des bons avis aux cri­tiques assas­sines. La radi­ca­li­sa­tion d’Hébert mise en scène au fil des visites royales du Père Duchesne », Annales his­to­riques de la Révolution fran­çaise, n° 357, 2009, p. 47–66, note 3, p. 49.[]
  15. Gustave Tridon, Les Hébertistes, plainte contre une calom­nie de l’Histoire (1864), p. 9.[]
  16. F. Dupanloup, L’élection de M. Littré à l’Académie fran­çaise (1872), p. 13.[]
  17. Il ne faut pas exa­gé­rer les per­qui­si­tions : les prêtres de Saint-Eugène et de Saint-Médard ont offi­cié sans heurt jusqu’à la der­nière semaine de mai, et ceux de Montrouge jusqu’à fin avril ; l’église de Saint-Joseph n’a été trans­for­mée en club révo­lu­tion­naire que le 13 mai ; le frère Calixte et les quelques Jésuites, arrê­tés comme espions par les mili­ciens, ont été relâ­chés ; l’aumônier du châ­teau de Vincennes n’a pas été déran­gé ; les cou­vents n’ont pas été mena­cé et dans les hos­pices, la per­sé­cu­tion des reli­gieuses se rédui­sait à l’appellation de « citoyennes » par les bles­sés fédé­rés.[]
  18. Da Costa, La Commune vécue, I, IV, I, p. 394.[]
  19. Cité par Da Costa, La Commune vécue, I, IV, II, p. 417.[]
  20. Da Costa, La Commune vécue, III, VI, III, p. 32.[]
  21. Da Costa, La Commune vécue, II, IV, XI, p. 121–122.[]
  22. Ironie de l’his­toire : c’est jus­te­ment Rigault et Ferré qui avaient dis­sua­dé Louise Michel d’al­ler au bout de son inten­tion d’as­sas­si­ner Adolphe Thiers. Cf. : « Pressentant l’œuvre de ce bour­geois au cœur de tigre, je pen­sais qu’en allant tuer M. Thiers, à l’Assemblée, la ter­reur qui en résul­te­rait arrê­te­rait la réac­tion. Combien je me suis repro­ché aux jours de la défaite d’avoir deman­dé conseil, nos deux vies eussent évi­té l’égorgement de Paris. Je confiai mon pro­jet à Ferré qui me rap­pe­la com­bien la mort de Lecomte et Clément-Thomas avait en pro­vince et même à Paris ser­vi de pré­texte d’épouvante, presque même à un désa­veu de la foule ; peut-être, dit-il, celle-là arrê­te­rait le mou­ve­ment. Je ne le croyais pas et peu m’importait le désa­veu si c’était utile à la Révolution, mais cepen­dant il pou­vait avoir rai­son. Rigault fut de son avis. — D’ailleurs, ajou­tèrent-ils, vous ne par­vien­driez pas à Versailles. J’eus la fai­blesse de croire qu’ils pou­vaient être dans le vrai quant à ce monstre » (Louise Michel, La Commune (1898), Paris, La Découverte, 2015, p. 196–197).[]
  23. Da Costa, La Commune vécue, III, VI, IV, p. 33.[]
  24. Le bou­lan­gisme est un mou­ve­ment poli­tique anti­par­le­men­taire réunis­sant des « patriotes » d’ex­trême droite comme d’ex­trême gauche, orga­ni­sés autour du géné­ral Georges Boulanger, qui pro­je­tèrent un coup d’État sous le man­dat du pré­sident Sadi Carnot.[]

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