Entretien inédit pour le site de Ballast
Édouard Louis est entré en littérature avec fracas, c’est le moins que l’on puisse dire. Son roman, En finir avec Eddy Bellegueule, raconte sa jeunesse dans un village de Picardie. Homosexuel et fils du sous-prolétariat, Louis retrace, la plume dépouillée et empreinte de sociologie, le rejet brutal qu’il eut à subir. Son livre, vendu à 200 000 exemplaires et traduit en plusieurs langues, a fait l’objet de tant d’éloges qu’il est inutile d’y revenir — penchons-nous, après avoir interrogé le processus d’écriture, le style ou encore la responsabilité de la littérature, sur les crispations, les malentendus et les critiques, parfois violentes, qu’il suscita : pourquoi l’a-t-on accusé de donner une image déplorable des classes populaires ? Nous avons rencontré cet auteur de 22 ans autour d’un café et d’une eau gazeuse. L’entretien a duré près de trois heures.
C’était un travail de très longue haleine. C’est toujours le cas lorsqu’on écrit : la première version n’est jamais la bonne. Il faut, comme disait Beckett, rater, rater encore, rater mieux. Je partais avec, comme point de départ de mon écriture, l’envie ou le besoin, sûrement les deux, d’écrire sur mon enfance et plus particulièrement sur le monde qu’avait été celui de mon enfance — à savoir ce monde de pauvreté, d’exclusion sociale, ce monde de ceux qui au siècle dernier auraient été ouvriers mais sont aujourd’hui sans travail, dans les zones reléguées, les espaces invisibles. Mais il ne suffit pas de vivre pour écrire. Il fallait constituer ce que j’avais vécu comme tout un ensemble de problèmes, de choses dicibles, explicables, interrogeables. C’est en écrivant, et dans le travail d’écriture, que j’ai découvert mon enfance. Il y avait beaucoup de choses que j’avais vécues et senties, mais d’une certaine manière sans me rendre compte qu’elles constituaient des expériences déterminantes et qu’elles étaient, en même temps, des expériences qui en disaient beaucoup sur ce qui fait une vie : la famille, la violence, le désir, etc. Des lecteurs m’ont souvent écrit — et j’en étais bouleversé — après la parution d’En finir avec Eddy Bellegueule pour me dire : « Ce que vous avez écrit, je l’ai vécu mais je l’avais enfoui, refoulé, fait taire, renvoyé dans mon inconscient. » Je me demande si c’était vraiment des choses refoulées ou si ce n’était pas tout simplement qu’elles n’étaient pas problématisées et pas vécues comme des expériences en tant que telles. Que c’est moins qu’elles avaient été refoulées que non nommées. Et je crois que c’est une des possibilités de la pensée, de la littérature ou de l’art, cette possibilité de donner conscience que la vie a été beaucoup plus épaisse et plus riche d’expériences — bonnes ou mauvaises —, parce qu’elle permet tout à coup de mettre à jour des expériences auxquelles nous n’avions pas donné de nom, et donc pas d’existence réelle.
« Il fallait constituer ce que j’avais vécu comme tout un ensemble de problèmes, de choses dicibles, explicables, interrogeables. C’est en écrivant, et dans le travail d’écriture que j’ai découvert mon enfance. »
Il y a un exemple que je prends souvent parce qu’il me semble à la fois simple et profond : c’est celui des femmes qui, dans le village que je décris dans Eddy Bellegueule, disent, et me disaient : « J’ai arrêté l’école à seize ans parce que je suis tombée enceinte, et j’aimais pas l’école. » Cette phrase — qui dans mon enfance n’était qu’une phrase et qu’un constat — est devenue, par le travail littéraire, un sujet de questionnements pour moi. Ce n’était plus simplement un enchaînement de mots ou de sons mais une phrase qui révélait à elle seule tout un système d’exclusion, de domination masculine, de reproduction sociale. Ces femmes, qui pensaient que tomber enceinte avait été une cause, ne voyaient pas que c’était en fait une conséquence : le fait d’être une femme née dans un milieu pauvre les prédestinaient (pas toutes, mais une partie) à cette vie. Mais il faut beaucoup de temps, il m’en a fallu beaucoup, avant de pouvoir écrire cette phrase dans un livre : « J’ai arrêté l’école à seize ans parce que je suis tombée enceinte, et j’aimais pas l’école. » Déjà, il faut se rendre compte qu’elle est une phrase qui mérite d’être écrite. Une phrase qui dit plus qu’elle ne dit. Et le travail d’écriture a été ça, ce cheminement pour retrouver l’expérience, en quelque sorte l’expérience perdue, parce qu’elle n’était pas interrogée, problématisée.
L’autre problème dans l’écriture, qui découle directement de celui-là, était la forme à trouver. Pour dire des choses nouvelles il faut trouver une nouvelle forme. Et c’est après un long travail que j’ai eu l’idée de mêler différents niveaux de langage dans le livre, et de placer au cœur de mon écriture une recherche sur le langage populaire, celui de ce monde que je voulais écrire, de dire ses mots. L’autre difficulté, quand on écrit, c’est de ne pas chercher à faire de la littérature, c’est-à-dire ne pas chercher à se conformer à l’image donnée de la littérature. Souvent, les gens qu’on rencontre ont des choses formidables à raconter : écouter les gens au café ou dans la rue (bien sûr, ça ne suffit pas, il faut en plus de la recherche et du travail), c’est un point de départ. Mais dès qu’ils se mettent à écrire, ils sont comme saisis par une image de la littérature, ils veulent correspondre à ce qu’ils pensent être la littérature, et tout ce qu’ils peuvent avoir de si beau, de si drôle, de si violent à raconter disparaît parce qu’ils l’excluent de l’image qu’ils ont de la littérature. On produit une œuvre littéraire le jour où on arrête de se dire qu’il faut faire de la littérature.
Vous mentionnez la forme. Duras revient souvent dans vos propos, lorsqu’on vous interroge sur votre style. Vous contestez la notion « d’écriture blanche » et dénoncez même une « idéologie du style ». Nous aimerions vous soumettre une phrase de Céline, qui va justement à l’encontre de ce que dit Duras : « L’histoire, mon Dieu, elle est très accessoire. C’est le style qui est intéressant. Les peintres se sont débarrassés du sujet, une cruche, ou un pot, ou une pomme, ou n’importe quoi, c’est la façon de le rendre qui compte. »
Le meilleur moyen de rendre hommage à Céline, qui a écrit de si grands livres, c’est de ne pas répéter ce qu’il disait. De la même manière qu’il dit « les peintres se sont débarrassés du sujet », je crois qu’il faut dire aujourd’hui : « Les écrivains se débarrassent de la mythologie du style. » Le problème, dans ces propos de Céline, qui sont aussi les propos les plus courants quand on parle de littérature, c’est de constituer ce style comme premier, comme genèse de l’œuvre. Je crois qu’au commencement il y a des idées, des pensées, des façons différentes de voir le monde, ou des désirs de montrer des mondes qui jusque-là n’étaient pas présents dans la littérature. Ce qui encore une fois produit une écriture différente, bien sûr, mais — pardon si je me répète — dire des choses différentes, c’est nécessairement les dire autrement, avec une écriture différente qui permettrait de déplacer les perceptions, de dire l’invisible. William Faulkner a donné à entendre les voix des populations du sud des États-Unis en proposant une façon d’écrire tout à fait nouvelle, qui permettait d’entendre ces voix comme jamais auparavant on ne les avait entendues. Mais si les livres de Faulkner s’étaient résumés à des exercices de style, qui aurait envie de lire ça ? Pas moi, en tout cas.
« Le problème, dans ces propos de Céline, qui sont aussi les propos les plus courants quand on parle de littérature, c’est de constituer ce style comme premier, comme genèse de l’œuvre. »
Par ailleurs, quand on dit « écriture blanche », c’est-à-dire qui ne serait pas « construite », qui serait « en dessous de la littérature », on se conforme à une image ancienne de la construction. Céline évoque la peinture : quand l’art contemporain a produit les monochromes, des œuvres sur des cartons, comme peut le faire Thomas Hirschhorn, on a beaucoup dit que c’était non construit. Précisément parce que la révolution qui a eu lieu dans l’art contemporain a donné une nouvelle définition de ce que construire voulait dire.
Le fait qu’il y ait de plus en plus de transfuges, c’est-à-dire de personnes venant des classes populaires, qui accèdent à l’écriture est, je crois, une opportunité historique de renouveler la littérature. Avant, les écrivains étaient presque uniquement des enfants de la bourgeoisie ; aujourd’hui, il y a tout un tas de gens qui écrivent et qui avant ne l’auraient jamais fait — état de la société oblige, il y a cinquante ans, ils n’auraient pas pu : ils seraient allés à l’usine, à l’atelier ou je ne sais encore où… Et ces gens arrivent dans un monde auquel ils n’avaient pas accès autrefois, avec des choses à dire, des histoires, justement, nouvelles. Et donc des langages nouveaux. On le voit avec toute la littérature d’écrivains afro-américains aux États-Unis, comme Chimamanda Ngozi Adichie, ou latino-américains, comme Justin Torres. Ce qui ne veut pas dire qu’un enfant de la bourgeoisie ne peut plus écrire de grand livre, évidemment, mais même s’il voulait faire tout à fait autre chose, il serait obligé de prendre conscience de ce qu’a bouleversé l’arrivée de nouveaux types d’écrivains, avec des passés très différents. Souvent, on pense les transfuges dans ce qu’ils recèlent de négatif : la dépossession, la honte, les traumas, mais il y a aussi un foyer de chamboulement de beaucoup de choses, dont la littérature.
Vous vous êtes revendiqué de l’héritage de Sartre. Il a écrit dans Qu’est-ce que la littérature ? que l’écrivain engagé sait que « la parole est action ». C’est ce qui vous parle, chez lui ?
Oui. Cette implication dans la société et le fait d’essayer de donner une vision différente du monde social, qui ne ferait pas pléonasme avec le monde. C’est une écriture engagée, pénétrée de pensées, d’arrachement à ce qui se présente comme évident : elle ne se contente pas de reproduire le monde tel qu’il est. Cela me fait penser à ce qu’il se passe avec Houellebecq et son livre Soumission, aux débats posés…
… Nous allions justement y venir.
« La politique, ce n’est pas gagner une élection, c’est faire exister une parole. La littérature en est une forme possible. Mais s’il s’agit de ne pas penser, d’être irresponsable, on se fait le sténographe de la violence du monde. »
Les gens posent souvent la question : peut-on faire une grande œuvre littéraire qui soit raciste ? C’est une question qu’on pose beaucoup, et, d’ailleurs, la plupart du temps, à propos de quelques œuvres de Céline. Mais ce qu’on oublie d’interroger là-dedans, l’impensé, c’est la notion de littérature. La littérature ne peut pas être raciste. Autrement, que dit-on ? « Il a une écriture ! » Mais la littérature, ce n’est pas ça ! En tout cas, je n’ai pas envie que ce le soit. Et on en revient à la vieille mythologie de la littérature : je n’ai pas envie de lire un livre qui serait raciste, même s’il est prétendument « bien écrit ». Qui a envie de lire ça à part pour un essai sur le sujet ? Je ne prétends pas qu’on ne peut pas écrire de belles choses, de beaux passages dans un roman raciste, je dis que ça ne suffit pas, et même qu’au regard de ce que cela peut produire de violence, ça n’en vaut pas le prix. Il faudrait à la limite se saisir de la rationalité économique en termes de « coût » dans ce type de réflexion sur la littérature, et se demander : est-ce que quelques phrases bien écrites, une écriture originale, valent la perpétuation de la violence, la perpétuation des fantasmes racistes ? Il est clair que non, et c’est pour cela que la littérature ne peut pas être raciste.
Sartre engageait la notion de responsabilité. Houellebecq, au contraire, invoque son irresponsabilité. Il estime qu’un roman n’a jamais changé l’Histoire donc qu’il n’a pas les mêmes obligations qu’un essai, qu’un texte de « pensée pure ».
Je crois que ce n’est pas vrai. La littérature, et les œuvres en général, ont un grand pouvoir de transformation sur le monde social. La vie d’une personne noire, même dans ses aspects les plus quotidiens, ne serait pas la même sans James Baldwin, Toni Morrison ou Édouard Glissant. Il faut considérer la société comme un espace où des discours, les possibilités et les façons de penser le monde coexistent et s’affrontent, sous des modalités différentes : la politique, la littérature, l’art, les mouvements de grève, la conversation. Je ne place pas de hiérarchie là-dedans ; la littérature joue le même rôle qu’un mouvement social. Elle est donc très importante. La politique, ce n’est pas gagner une élection, c’est faire exister une parole. La littérature en est une forme possible. Mais s’il s’agit de ne pas penser, d’être irresponsable, d’écrire, simplement, sans penser à ce que l’on écrit, on se fait le porte-parole du sens commun, on se fait le sténographe de la violence du monde. C’est aussi l’un des pièges en littérature. Beaucoup d’écrivains disent : « Je m’éloigne de la théorie, de la pensée, je ne veux pas penser, je veux dire le vécu, je veux dire l’émotion, je ne veux pas comprendre, etc. » Mais si on refuse de s’interroger, on devient le relais des pulsions, et donc des pulsions les plus mauvaises qui agitent la société.
« C’est à partir de cette souffrance et de l’intolérable qu’elle représente que l’on peut se révolter. Et écrire, par exemple. »
D’ailleurs, c’est un principe d’opposition qui n’est pas présent que dans la littérature. Quand j’étais enfant, j’entendais : « Lui, il n’est pas cultivé, mais il a une grande sensibilité. » Est-ce que la souffrance ne passe pas par une forme de savoir ? C’est ce que j’ai voulu traduire dans En finir avec Eddy Bellegueule, ainsi que dans le roman que je suis en train d’écrire, et qui s’appellera Histoire de la violence. L’émotion ne peut être poussée jusqu’à son niveau le plus élevé que par la connaissance. On doit apprendre à souffrir. Si vous croisez une personne, disons, c’est un exemple, d’origine algérienne dans la rue, ou, je ne ne sais pas, pour prendre un autre exemple, un transsexuel, ou une personne noire, vous vous direz : c’est un transsexuel. C’est une personne noire. C’est un fils d’Algérien ou un Algérien lui-même.
Mais si vous réfléchissez, si vous problématisez, à partir du savoir, ce qu’a été l’histoire des personnes algériennes en France, l’histoire des foyers Sonacotra, l’histoire de la colonisation, des Noirs, l’esclavagisme, la ségrégation, les attaques racistes répétées, l’exclusion, encore aujourd’hui, l’histoire de l’homophobie, de toutes les vies qu’elle a détruites, alors vous pourrez voir la souffrance… que vous n’auriez pas vu sans la connaissance. Il n’y a donc pas l’un d’un côté et l’autre de l’autre côté. Je ne dis pas qu’on ne souffre pas ou qu’on n’éprouve pas d’affects sans connaissance, je dis qu’elle permet de la pousser à son niveau d’exigence le plus haut. L’opposition entre la pensée et les affects n’est pas viable. Et c’est à partir de cette souffrance et de l’intolérable qu’elle représente que l’on peut se révolter. Et écrire, par exemple.
N’y a‑t-il pas un malentendu autour de votre livre ? Vous avez dit et redit vouloir mettre en lumière les invisibles et les « petits », placer sur le devant de la scène « la France dominée et exclue », celle dont on ne parle jamais, mais certains ont déclaré que vous moquiez, au contraire, cette France, que vous la rabaissiez, la rendiez méprisable. Comment entendre ce quiproquo ?
Les gens qui me reprochent le racisme de classe sont ceux qui projettent leur propre racisme de classe inconscient sur mon livre. Mon livre a été écrit pour rendre justice aux dominés, il n’y a pas une phrase de mépris de ma part. Un jour quelqu’un m’a dit : « C’est méprisant de dire dans votre livre que telle personne se saoule tous les jours ou de montrer que des personnes ne savent pas construire « correctement » une phrase. » Mais c’est la personne qui m’a dit ça qui trouve ce genre de choses méprisables, pas moi. Au contraire, tout au long du livre j’essaie de comprendre les comportements et, même pour les plus violents d’entre eux, de les excuser — non pas au sens du pardon, ce n’est pas la question, mais au sens de mettre « hors de cause », c’est-à-dire de montrer que les causes des comportements ne se trouvent pas dans les individus. Ce qui est très compliqué, c’est que, souvent, dans le vocabulaire politique, cette tentative de comprendre est associée à une sorte d’éloge de la violence — ou plutôt d’indifférence à celle-ci.
« J’essaie de comprendre les comportements et, même pour les plus violents d’entre eux, de les excuser — non pas au sens du pardon, mais au sens de montrer que les causes des comportements ne se trouvent pas dans les individus. »
En essayant de comprendre un geste très violent, ce qu’ont par exemple fait certaines personnes en écrivant des articles sur l’enfance des frères Kouachi, qui ont commis les meurtres horribles que l’on sait, à Charlie Hebdo. Automatiquement, on a dit aux personnes qui avaient posté ou écrit ces articles, il suffit de voir les commentaires : « Mais ça n’excuse rien ! » Comme si comprendre voulait dire amoindrir la violence et, après tout, y être plus ou moins indifférent. Au contraire, la seule possibilité de défaire la violence, comme celle décrite dans En finir avec Eddy Bellegueule (qui n’est bien sûr pas comparable à Charlie Hebdo), est d’en faire l’histoire et d’en trouver les causes. Et comme le dit Geoffroy de Lagasnerie, ne pas élaborer une réponse à partir des effets de cette violence, mais à partir de ses causes. L’enjeu, qui est très ambitieux, serait de parvenir à une reformulation globale de la politique afin de détacher l’effort de compréhension de la justification, ou de l’indifférence, qu’on lui accole spontanément.
Je ne fais pas l’éloge des classes populaires. Parce que, et ça découle de ce que je viens d’essayer de dire, comprendre et mettre « hors de cause », quelqu’un ne veut pas dire aimer ou faire l’éloge de cette personne. On peut se battre pour une classe sans en faire l’éloge. Je me bats contre la domination de classe, j’écris contre elle, du moins je m’y efforce. Je pense, pour prendre un autre exemple, qu’il est nécessaire de dénoncer les conditions de vie dans les prisons (j’en ai parlé dans Eddy Bellegueule), et, pourtant, je n’aurais pas envie de dîner tous les soirs avec les prisonniers que je défendrais. Tout se passe comme s’il fallait que les classes populaires méritent qu’on se batte contre les conditions qui lui sont faites. Au fond, est-ce que ce n’est pas l’idéologie méritocratique qui s’exprime quand on dit ça ? Il ne faudrait pas dire qu’il y a de la violence dans les classes populaires, sinon elles ne mériteraient plus que l’on se batte pour, et jusque dans une certaine mesure, avec elles. Je peux tout à fait dire que je défends une personne sans être d’accord avec elle, ou sans l’aimer, ou sans défendre ses valeurs. Je tente de me défaire de ces croyances quand j’écris.
Ce qui a pu mettre mal à l’aise un certain nombre de personnes est qu’il existe assez peu de productions littéraires et artistiques mettant en scène les milieux défavorisés. Et lorsqu’il arrive qu’on en parle, comme votre livre, cela montre encore leur face sombre et coïncide avec l’arrogance que l’on entend en permanence, chez les plus aisés, à l’endroit des « beaufs » et des « Dupont-Lajoie ».
« Les classes populaires elles-mêmes ne font pas l’éloge des classes populaires : il savent que la vie y est dure. C’est une perception bourgeoise, ça. »
Il n’y a pas que ça dans Eddy Bellegueule. J’y restitue la complexité des individus. Je ne cesse de dire dans le livre que ma mère m’encourage, me pousse à faire des études, que mon père est fier de son fils… Je relate une scène où mon père prend la défense d’un homosexuel agressé par une bande de garçons, j’explique que son meilleur ami était arabe. Le livre est traversé par ça mais les lecteurs dont vous parlez le voient moins. Je pose la question : pourquoi ? D’ailleurs, les classes populaires elles-mêmes ne font pas l’éloge des classes populaires : ils savent que la vie y est dure. C’est une perception bourgeoise, ça. Ils n’arrêtent pas de dire à leurs enfants : « Pars d’ici, fais autre chose. » Ce que mes parents me disaient. Ils sont les plus critiques sur cette vie. Ils répètent « Ne fais pas comme nous, ne reproduis pas notre vie ». Dans mon parcours de transfuge homosexuel, la bourgeoisie m’a sauvé la vie, au moins une partie de la bourgeoisie, dont la littérature qu’elle produit et à laquelle j’ai pu m’identifier. Elle m’a fait comprendre que ma vie était pensable, vivable, et ce n’est pas non plus pour ça que je ne trouve pas la bourgeoisie souvent violente. Quand Marx affirme que la bourgeoisie a fait la Révolution française, il ne dit pas que la bourgeoisie était formidable (d’ailleurs il ne le dit pas non plus du prolétariat).
Et si l’on voulait parler des valeurs que je garde du prolétariat, l’une d’elles, et sûrement la plus importante pour moi, est un certain rapport à la politique. Il y a, dans les milieux dominés, une sorte de rage dans le rapport à la politique. Quand j’étais petit, on répétait tout le temps, c’était une sorte de topique : « Au moins, sous Mitterrand on avait un beefsteak dans l’assiette ! » On disait tout le temps ça, moi compris. J’avais deux ou trois ans quand Mitterrand est mort et pourtant je le disais. Et même si le mitterrandisme n’a pas été un âge d’or pour les classes populaires et qu’on pourrait faire l’histoire des réformes qui leur ont été défavorables, ce qu’on peut dégager de cet énoncé, c’est qu’il existe, dans les classes populaires, un rapport presque vital à la politique. Que j’ai gardé. C’est ce qui m’a marqué quand je suis arrivé à Paris : la politique, c’est vrai, a finalement peu d’emprise sur la bourgeoisie.
« Quand vous êtes privilégié, la politique est un plus, que vous le vouliez ou non. C’est une activité qui s’ajoute au reste. C’est un exercice de style. »
Vous pouvez vous plaindre d’un gouvernement de droite ou de gauche quand vous êtes bourgeois, mais la plupart du temps, sauf en situations très particulières, ça ne change pas profondément votre vie, ça ne vous empêche pas de manger. Je peux le dire de moi aujourd’hui. Quand j’étais petit, la politique changeait tout : comment se nourrir, comment se chauffer. C’est une des choses qui m’a le plus marqué. On parlait des APL, du RMI, tous ces acronymes étaient des événements mythiques qui bouleversaient le quotidien. À l’inverse, la bourgeoisie, puisque son capital économique et culturel la protège en grande partie des variations politiques, défend la plupart du temps (dans ses institutions, comme l’ENS, l’ENA, Sciences Po, ainsi que dans ses universités) une vision de la politique comme communication et échange : c’est la vision habermassienne, qui revient à une sorte de dévitalisation de la politique. Je l’ai vu en arrivant à Paris. Quand vous êtes privilégié, la politique est un plus, que vous le vouliez ou non, c’est une question de conditions matérielles d’existence. C’est une activité qui s’ajoute au reste. C’est un exercice de style.
Orwell mettait en avant l’idée de common decency, c’est-à-dire de « décence ordinaire ». Il estime qu’on la trouverait bien plus présente chez tous ceux qui n’appartiennent pas à la bourgeoisie et à la classe dominante. Qu’en pensez-vous ?
Est-ce que les individus ne méritent pas plus que la décence ? Je serais d’accord avec Orwell pour dire que les classes populaires détiennent une façon spécifique et radicale de faire de la politique, même si elles n’en sont pas forcément conscientes. Mais il faut récuser la mythification des classes populaires, qui n’est rien d’autre que le prolongement du mythe colonialiste du « bon sauvage ». Radicaliser au maximum une analyse de la domination nous pousserait à voir que cette domination est si forte sur les classes populaires qu’elle les produit. La plupart du temps, elles n’essaient pas d’y résister puisque la domination détruit aussi une grande partie de la volonté de résister — ce qui fait que les dominés partagent avec les dominants un grand nombre de valeurs. Faire l’apologie des dominés reviendrait immanquablement à faire l’apologie des dominants et de la domination.
Vous avez refusé un certain nombre de médias « grand public », de talk-shows à forte audience. Est-ce parce que vous craigniez la « fascination bourgeoise », ce sont vos mots, que votre livre a pu susciter ?
« Faire l’apologie des dominés reviendrait immanquablement à faire l’apologie des dominants et de la domination. »
Non. Je ne me soucie pas vraiment de la réception, de comment on va utiliser mes paroles — autrement, on ne dit plus ce que l’on veut dire. Mais certaines émissions de télévision imposent des censures, leurs questions conditionnent vos réponses, et, précisément, il s’agit moins de craindre l’utilisation d’un propos que d’être empêché de délivrer ce propos. Je voulais éviter ça.
Au regard des crispations et des incompréhensions que votre roman a pu susciter, vous êtes-vous dit, à un moment, que vous l’écririez différemment, aujourd’hui ?
Ce n’était pas la majorité des réactions. Et même si ça l’avait été, je l’écrirais, pour les mêmes raisons que je viens d’énoncer. Je l’écrirais mieux, c’est tout. C’était même rassurant qu’un livre ne fasse pas corps avec l’ordre social et suscite des réactions. Je n’étais pas non plus d’accord quand on me disait que Eddy Bellegueule était le récit d’un enfant formidable, unique, extraordinaire, qui fuit son milieu car il est différent. Il y a, comme ça, des fictions sur lesquelles reposent la reproduction, comme celle du mythe de l’enfant différent et toujours/déjà meilleur que les autres, plus intelligent, etc. C’est étrange, quand vous écrivez contre quelque chose, vous êtes souvent ramené à cette chose… C’est ce que Foucault montrait au début de l’Archéologie du savoir : les discours différents, une fois délivrés, sont ramenés à de l’ancien, à d’anciens discours, précisément contre lesquels ils ont été produits.
J’ai montré au contraire qu’Eddy Bellegueule était un enfant comme les autres, et qu’il ne voulait pas partir. Il était un enfant raciste, il n’aimait pas les livres, comme dans son milieu. Et que sa trajectoire et son émancipation se sont presque faites, tout au début, contre lui, contre sa volonté, parce qu’il n’a pas d’autre choix que de partir. Ce mythe de l’enfant prodige structure une partie de la littérature sur le sujet, comme dans Anton Reiser ou même dans Billy Elliot. J’avais écrit mon premier roman contre cette lecture, pour proposer une autre analyse de ce qu’est un transfuge. Bien sûr, je crois que la reproduction sociale se fait à partir du capital économique, culturel, etc., comme Bourdieu le montre, mais je crois aussi que ces fictions, dans les discours, participent beaucoup de la reproduction. En disant aux gens : Eddy Bellegueule était un enfant prodige, un transfuge est une personne différente depuis/avant sa naissance, alors vous faites du transfuge un objet de contemplation et de fascination. On dit aux lecteurs : « Pas vous ! Regardez comme le transfuge est exceptionnel, comme il est un individu exceptionnel. » Et on les tient à distance. J’ai voulu écrire la vie d’un transfuge qui serait un récit qui pousserait non pas à la contemplation mais à l’action.
Bourdieu est omniprésent dans votre réflexion. La question va être trop vaste donc réduisons-la : s’il n’y avait qu’un pan de sa pensée à retenir, pour vous, en guise de levier ?
« On a toujours envie de sauver la liberté, de dire que l’homme est libre, comme si de dire le contraire était trop insupportable, inacceptable. »
Quand j’ai lu Bourdieu, j’ai été ému. Ce qui m’a frappé, c’était cette analyse de la domination qu’il a poussée très loin. Et parce que j’ai tout de suite vu dans cette analyse la possibilité d’une émancipation. C’est le constat de la domination qui libère, pas la fiction d’une liberté fondamentale. Dans l’Histoire, ce qui a libéré le plus d’individus, c’est le constat de la domination : le mouvement féministe qui disait : les femmes sont dominées, et cette analyse constituait le point de départ de l’invention de soi. Et je crois qu’il est important de saisir la grandeur de ce geste. Je ne sais pas pourquoi on a toujours envie de sauver la liberté et de dire en dernier recours que l’homme est libre, même si on a poussé au plus loin l’analyse des déterminismes, comme Sartre, comme si de dire le contraire était trop insupportable, inacceptable. J’explique dans Eddy Bellegueule que lorsqu’Eddy est battu tous les jours au collège par deux garçons, l’une des choses les plus difficiles pour lui est d’aller voir quelqu’un, un adulte, et de lui dire : on me frappe, je suis dominé. Si bien qu’Eddy préfère protéger les deux garçons, et se faire l’agent le plus efficace de la dissimulation de ce qu’ils lui font. Comme si dire « Je suis dominé » avait quelque chose d’intolérable pour l’individu. Bourdieu a fait cette chose très rare : il a poussé jusqu’au bout l’analyse de l’individu comme fondé dans et par la domination — il avait compris que c’était là la condition de l’arrachement à la domination.
Votre mère avouait qu’elle hésitait entre la gauche et le FN, mais que le second était le seul parti politique à parler la langue des gens comme elle, des « petits », comme elle disait. N’a-t-elle pas, par cette seule phrase, mis en évidence un des graves problèmes des mouvements d’émancipation ?
Une grande partie de la gauche a abandonné les classes populaires en ne parlant plus, à partir des années 1980, de la domination, des classes, des inégalités. C’est « la révolution conservatrice ». En mettant de côté ces manières de penser la société, ils ont laissé d’autres types de pulsions sociales prendre une place plus importante, comme le racisme. C’est ce qu’on constate avec l’incroyable percée du Front national. En même temps, sur le plan historique, ce que montre ce passage d’une hégémonie de la gauche au vote massif pour le Front national, c’est la malléabilité des individus. Comment a‑t-on pu vivre une telle transformation, aussi rapide, à la fin du XXe siècle en France ? C’est la preuve qu’en changeant les institutions — ici, les partis — les structures, les individus changent. Ce qui n’empêche pas qu’il y ait un habitus, qu’il y ait un passé inscrit dans les corps.
Prenez La Civilisation des mœurs de Norbert Elias. Il explique comment on a, peu à peu, depuis le Moyen Âge, « civilisé » (il précise que c’est la société elle-même qui s’est attribuée ce terme, il n’y met lui aucune connotation particulière), les façons de parler, les manières de table, les façons de s’adresser à l’autre, etc., des choses aussi simples que manger avec une fourchette plutôt qu’avec les doigts, tous ces codes. Et ce qu’on ne dit jamais à propos de ce livre, c’est qu’Elias explique que lorsque la société adopte ces nouvelles façons de se comporter, ces nouvelles façons d’êtres, les façons de se comporter anciennes ne disparaissent pas du jour au lendemain. Les individus avaient sûrement encore envie de manger avec leurs doigts et ils l’auraient avoué si on leur avait demandé, en aparté, mais les structures avaient changé de telle manière qu’ils avaient envie d’adhérer à ce nouveau mode de vie, à cette nouvelle esthétique de soi. Une partie de la société a commencé à jouer un rôle, d’une certaine façon, et ce rôle, à force d’être joué, est devenu la vérité. On a la même chose quand, dans Au bonheur des Dames, Zola décrit ces vendeuses du grand magasin, qui, en jouant des rôles, en copiant les clientes du magasin, finissent par se transformer et devenir ce qu’elles copiaient — et je répète que l’enjeu pour Elias n’est pas de dire qu’il est mieux de manger avec une fourchette qu’avec les doigts, il ne donne pas de leçons : il offre une possibilité de penser les individus et la malléabilité des mentalités.
« Une grande partie de la gauche a abandonné les classes populaires en ne parlant plus de la domination, des classes, des inégalités. »
Il faudrait faire l’histoire du Parti communiste, des institutions… Il n’empêche, je crois, que cette malléabilité peut fournir des éléments de compréhension quand on parle du passage d’une partie de la population au vote Front national. Il faudrait penser la question plus générale de la transformation à une échelle individuelle ou collective : cela pourrait permettre de voir qu’un changement des structures politiques et des partis politiques change les personnes qui votent pour ces partis. Et ca n’exclue pas une théorie de l’habitus dans la mesure où ça ne veut pas dire que ce que les gens ont été avant disparaît du jour au lendemain, qu’il n’y a plus de passé, plus d’Histoire, mais que certains discours sont relégués au second plan, refoulés, abandonnés — jusqu’à éventuellement disparaître.
Souvent, les objections qui ont été faites à Bourdieu, contre la théorie de l’habitus, prétendaient venir après Bourdieu, alors qu’en réalité elles accomplissaient un retour en arrière par rapport à ce que Bourdieu avait apporté, pour restaurer la liberté fondamentale, le sujet, etc. Nous sommes tous traversés par de nombreuses vies possibles, des discours possibles. Il reste à voir ceux qui sont agissants et ceux qui ne le sont pas et ceux qui, à force d’agir et d’exister, opèrent un changement réel. Si je considère ma trajectoire de transfuge, je me rends compte que beaucoup de transformations en moi se sont faites petit à petit, presque par rôles que je jouais : ça ne voulait pas dire que ce que j’étais avant disparaissait intégralement, mais que le contact avec une situation différente agissait sur cette zone de malléabilité. D’abord, je suis allé au lycée, mon plus proche ami était fils d’institutrice, et, en le voyant, j’ai pu me fantasmer comme instituteur — ce qui était déjà une ascension sociale. C’était déjà très différent de ce à quoi j’aurais pu aspirer dans mon enfance, au sein du lumpenprolétariat. À partir de là, je suis allé à l’université dans l’idée de devenir instituteur, et à l’université, j’ai lu le Retour à Reims de Didier Eribon. Il a changé ma vie. Je me suis rêvé comme partant à Paris, ce que j’ai fait, et là-bas j’ai commencé à écrire… J’y ai rencontré d’autres gens, encore, de la bourgeoisie et même de la grande bourgeoisie. Tout cela aurait pu ne pas se faire, mais cela s’est fait, car des discours me le rendaient pensable. Ce n’est pas suffisant mais c’est une possibilité. Je crois qu’un transfuge a souvent cette impression bizarre d’avoir connu toutes les strates du monde social une à une. Tout ça donne un point de vue étrange sur la société…
Un débat semble agiter les passions : la gauche aurait délaissé la question sociale au profit du « sociétal », c’est-à-dire les minorités, les questions de genre, le mariage homosexuel, etc. Et, ce faisant, aurait perdu son ancrage populaire puisque seuls les petits-bourgeois urbains et les « bobos » s’intéresseraient à ces enjeux. Quel regard portez-vous sur ce discours ?
Quel débat ? Si on dit : la gauche se concentre de plus en plus sur les questions féministes, gays, les immigrés, etc., au lieu de parler des classes populaires, on suppose que les classes populaires sont composées seulement d’homme hétérosexuels blancs nés en France. Si vous enlevez les luttes « sociétales » des classes populaires, les femmes, les immigrés, il ne reste plus beaucoup de monde. Cette opposition est une fiction ; il y a toujours eu des homophobes ou des misogynes de gauche, pour dire que la sexualité et le genre étaient secondaires — les mêmes qui tenaient Visconti à l’écart du Parti communiste italien. Mais je crois que ce n’est pas un débat ; on sait bien que ce n’est pas réel, cette opposition, que ça n’existe pas.
En 1983, Daniel Guérin a publié Homosexualité et Révolution. Il appelait à la « convergence » entre le socialisme émancipateur et la lutte contre l’homophobie. Où en est-on, trente ans plus tard ?
« Si vous enlevez les luttes « sociétales » des classes populaires, les femmes, les immigrés, il ne reste plus beaucoup de monde. »
C’est toujours très difficile d’aborder cette question. La convergence peut exister via des moments, des espaces. Elle existe par à‑coups. Didier Eribon a beaucoup écrit là-dessus. Il publie bientôt aux PUF un livre intitulé Théories de la littérature, où il aborde un peu ce problème. Je n’ai rien à dire de plus original sur le sujet : les structures sociales sont telles qu’on ne peut imaginer une convergence pour toujours. Deux amis gays me racontaient, il y a peu, qu’ils marchaient dans une manifestation pour la défense des Palestiniens. Et un certain nombre de manifestants, autour d’eux, disaient que les gouvernements américains et français avaient perdu leur « virilité » dans ce débat. Vous imaginez que ces deux amis, qui par ailleurs sont très concernés par les questions de genre et de sexualité, n’étaient pas très à l’aise avec l’idée qu’il faudrait « retrouver la virilité »… Ils auraient d’ailleurs pu entendre la même phrase de certains gays dans une Gay pride. Vous voyez, on est là pour une cause commune, et les fissions se produisent aussitôt. Peut-être qu’il y a des moments où ces luttes communes sont possibles, mais seulement éphémères.
Guérin écrit également que : « Dans les milieux progressistes cultivés, ces préjugés [à l’endroit des homosexuels] ont à peu près totalement disparu, ils persistent – et avec quelle virulence – au sein de la classe ouvrière. Il serait plus exact de dire : au sein de la classe ouvrière envisagée collectivement et prisonnière d’un consensus. Le jeune travailleur, par contre, en tant qu’individu isolé, sans témoins, dispose beaucoup plus librement de son corps et, comme l’a noté Kinsey, n’est pas empêtré dans les mêmes tabous que le jeune intellectuel ou le jeune petit-bourgeois. » Cela vous parle ?
Oui. Beaucoup. C’est une question non résolue et sur laquelle je réfléchis en ce moment, qui est au centre de mon deuxième roman. Il y a des conditions de vie qui favorisent le rejet des homosexuels, comme dans la grande bourgeoisie catholique ou les classes populaires, et, pourtant, dans les classes populaires, il y a une violence plus générale — pas toujours, mais souvent — et moins singularisante. C’est un problème intéressant. Il existe dans les villages la figure de l’homo relativement intégré, la figure bien connue de « l’homo du village », qui est plutôt accepté, qui sort avec les autres, passe du temps avec eux, qui peut même partager une activité sexuelle avec une partie des hommes du village, alors que dans le monde de la grande bourgeoisie catholique, il serait d’emblée exclu, chassé… On lui dirait de ne pas revenir. D’un autre côté, en disant cela on fait comme si l’intégration était mieux, préférable. On m’a parfois opposé ça : dans un milieu autre, Eddy Bellegueule aurait été moins accepté, moins intégré par son entourage — qui, même s’il lui rappelle sa différence, l’aime. Mais en quoi l’intégration devrait-elle être considérée comme une meilleure option ? Je ne veux pas dire que l’exclusion est satisfaisante, bien entendu, mais que la fuite est souvent plus radicale que l’intégration.
Photographies : © Dwam Ipomée, pour Ballast