Cartouches (85)

30 septembre 2023


Raconter les ori­gines du 1er mai, la révo­lu­tion dans les Asturies, le jour­nal d’une com­bat­tante kurde, les États-Unis vus par Toni Morrison, une insur­rec­tion por­to­ri­caine mise en gra­vures, l’é­trange enquête d’une eth­no­mu­si­co­logue, une ville por­tuaire face à la gen­tri­fi­ca­tion, la langue des enfants kurdes, un roman noir emprunt d’é­co­lo­gie radi­cale et la construc­tion de la mas­cu­li­ni­té hégé­mo­nique en Turquie : nos chro­niques du mois de septembre.


Haymarket, de Martin Cennevitz

Sikaakwa, Chécagou, Chicago. Trois noms pour indi­quer un même lieu et en scan­der l’his­toire : sa déno­mi­na­tion autoch­tone, son appro­pria­tion par les colons fran­çais puis son ancrage dans l’i­ma­gi­naire amé­ri­cain. Qu’on l’en­vi­sage sous l’angle colo­nial, éco­no­mique, social et, même, envi­ron­ne­men­tal, Chicago condense la mul­ti­tude de récits et les dif­fé­rentes strates de l’his­toire des États-Unis. Il y a loin, en effet, entre le refuge construit sur les rives du lac Michigan par les tri­bus outaouais, huron-wen­dat, tio­non­ta­té au XVIe siècle, et « l’a­tha­nor du capi­ta­lisme » qu’est deve­nue la plus grande ville du Midwest à la fin du XIXe siècle. En se pen­chant sur les quelques jour­nées du mois de mai 1886 à Chicago qui don­nèrent lieu, quelques années plus tard, à ce qu’on connaît désor­mais comme la Journée inter­na­tio­nale des tra­vailleurs, Martin Cennevitz, dont c’est là le pre­mier livre, apporte un regard neuf sur l’his­toire sociale — et socia­liste — des États-Unis. Sa nou­veau­té tient moins aux sources mobi­li­sées, aux décou­vertes éven­tuelles, qu’aux choix dans la manière de racon­ter les évé­ne­ments de Haymarket, la place où explo­sa une bombe le soir du 4 mai 1886, mais aus­si les vies de ses pro­ta­go­nistes. Ainsi Albert Parsons, Louis Lingg, Gerge Engel, Adolphe Fischer, August Spies, Oscar Neebe, Samuel Fielden, tous condam­nés à la pen­dai­son ou à la pri­son après un simu­lacre de pro­cès auraient trou­vé dans ce récit une écri­ture qui rend hom­mage à leurs actions et à leur pen­sée. Immigrants alle­mands pour la plu­part, ouvriers du bois ou de l’im­pri­me­rie pour beau­coup, tous ou presque jour­na­listes auto­di­dactes, socia­listes ou anar­chistes, les accu­sés du mois de mai 1886 ont en com­mun d’a­voir œuvré au sein du mou­ve­ment ouvrier éta­su­nien pour offrir à leurs cama­rades une vie digne. Le fait qu’au­cun d’entre eux n’ait lan­cé la bombe qui condui­sit à la mort d’un poli­cier à Haymarket ne chan­gea rien au juge­ment déci­dé dès les pre­mières heures de leur pro­cès : leur condam­na­tion, sou­te­nue par les indus­triels de la ville, trou­va ses rai­sons dans un rap­port de force poli­tique et fut impla­cable. [E.M.]

Lux, 2023

☰ Le Chant des Asturies (tomes 1 et 2), d’Alfonso Zapico

Répétition géné­rale de la Révolution espa­gnole, la grève insur­rec­tion­nelle de 1934 demeure rela­ti­ve­ment peu connue du public fran­çais. Émeutes en Andalousie et en Estremadure, attaque de la pré­si­dence du gou­ver­ne­ment de la République à Madrid, com­mu­nisme liber­taire ins­tau­ré dans quelques loca­li­tés du Sud, elle peine tou­te­fois à s’imposer et se retrouve rapi­de­ment can­ton­née à la région des Asturies. En quatre volumes, dont les deux pre­miers viennent d’être tra­duits en fran­çais, Alfonso Zapico raconte ces brèves semaines de conflits et la répres­sion qui s’ensuit, conduite par le géné­ral Franco à la tête de son « armée d’Afrique ». Sa bande des­si­née met en scène le retour au pays d’un jour­na­liste, Tristan Valdivia, proche des syn­di­cats ouvriers et fils du mar­quis de Montecorvo, pro­prié­taire d’un consor­tium dont fait par­tie la mine dans laquelle tra­vaillent la plu­part des habi­tants de la val­lée. Les condi­tions de tra­vail des mineurs sont évo­quées à tra­vers le per­son­nage d’Apolonio, chef d’équipe loyal et dévoué, qui va peu à peu ouvrir les yeux sur les injus­tices qui l’entourent et rejoindre les rangs des syn­di­ca­listes (socia­listes, com­mu­nistes et anar­chistes) qui se dis­putent, tout en pré­pa­rant la révo­lu­tion sociale. Accidents, arbi­traire et cruau­té de la direc­tion rythment et marquent leur exis­tence, jusqu’à ce qu’ils com­prennent qu’« on ne pou­vait pas mou­rir de faim en silence, avoir honte face à sa propre famille ou mou­rir dans un puits les yeux fer­més ». Cette fresque his­to­rique, par­fai­te­ment docu­men­tée, s’appuie sur des des­ti­nées indi­vi­duelles emblé­ma­tiques et des situa­tions dans les­quelles s’affrontent dif­fé­rentes caté­go­ries sociales, dif­fé­rentes opi­nions poli­tiques, illus­trant dans leur com­plexi­té les rap­ports de classes et le fos­sé qui les sépare. Cette très grande diver­si­té de points de vue et sur­tout leur confron­ta­tion directe per­met de racon­ter la révo­lu­tion des Asturies depuis ceux qui la vivent, jusque dans la déroute. [E.L.]

Futuropolis, 2023

J’ai bro­dé mon cœur sur les mon­tagnes — Journal d’une com­bat­tante kurde (1995 – 1997), de Gurbetelli Ersöz

Les jour­naux de combattant·es sont une res­source pré­cieuse pour qui s’intéresse à la lutte du Parti des tra­vailleurs du Kurdistan, le PKK. Celles et ceux qui rejoignent la gué­rilla sont encouragé·es à écrire pour pro­duire les archives qui per­met­tront de sau­ve­gar­der et trans­mettre la mémoire de leur lutte. Si, ces der­nières années, les ouvrages sur les com­bats du peuple kurde n’ont pas man­qué, ces car­nets res­tent peu tra­duits encore. La démarche des édi­tions d’En bas est donc pré­cieuse. Elles ont choi­si de publier les écrits de Gurbetelli Ersöz, rédi­gés entre juillet 1995 et octobre 1997, date où elle est tuée dans les mon­tagnes au nord de l’Irak, dans la région de la rivière Zap, par un tank Leopard four­ni par l’Allemagne à l’armée turque. Avant de rejoindre la gué­rilla, la jeune femme lutte dans la socié­té civile. Elle est rédac­trice en chef du jour­nal d’opposition Özgür Gündem. Arrêtée, empri­son­née et tor­tu­rée, elle décide de rejoindre la lutte armée en 1995 et de « bro­der son cœur sur les mon­tagnes ». C’est une époque impor­tante dans l’histoire du Parti, celle où com­mence la recom­po­si­tion idéo­lo­gique qui mène­ra plus tard au confé­dé­ra­lisme démo­cra­tique. À tra­vers les notes de Gurbettelli, on suit l’avancée de l’auto-organisation des femmes au sein du PKK et la créa­tion de struc­tures fémi­nines indé­pen­dantes, ain­si que des dif­fi­cul­tés aux­quelles elles sont confron­tées. C’est aus­si un témoi­gnage sen­sible du quo­ti­dien dans la mon­tagne, des épreuves phy­siques que tra­versent les militant·es, des com­bats contre l’armée turque dans la région de Garê et de Zap qui aujourd’hui encore résistent vaillam­ment face aux assauts d’une des plus grandes armées de l’OTAN. Seul regret de cette édi­tion : la tra­duc­tion tient par­fois du mot à mot et aurait deman­dé un tra­vail d’écriture et d’accompagnement plus pous­sé. En rai­son de cette lacune, le livre par­le­ra sans doute davan­tage aux initié⋅es. [L.]

Éditions d’En bas, 2023

Home, de Toni Morrison

Ce roman, l’avant-dernier que Toni Morrison a publié, se déplie comme un rêve calme et intran­si­geant : il pos­sède la néces­si­té des songes, ces suc­ces­sions de scènes fugaces où s’enchaînent des paroles et des images vives, sai­sis­santes, par­fois vio­lentes. Dès les pre­mières pages : des enfants, des che­vaux, la mort qu’on aper­çoit et puis très vite, le récit amorce une fuite — un retour. Dans les États-Unis ségré­ga­tion­nistes des années 1950, Frank et Cee sont frère et sœur. Ils gran­dissent à Lotus, un endroit iso­lé où le temps passe plus len­te­ment qu’ailleurs, où l’école se fait à l’église et dont on pense qu’il fau­drait s’en aller pour que la vie com­mence. Les parents se tuent au tra­vail dans les plan­ta­tions de coton alen­tour, où la récolte « brise les corps mais rend l’esprit libre pour des rêves de ven­geance ». Au hameau, la grand-mère, Lenore, s’emploie à noyer la petite Cee sous un mépris et une méchan­ce­té opi­niâtres tan­dis que Frank, l’âge venu, s’enrôle dans l’armée et part comme sol­dat en Corée. À son retour, la guerre et son cor­tège de spectres ont creu­sé dans son esprit des sillons de folie, mais il doit s’arracher à l’errance — et à l’amour —, prendre la route pour retrou­ver sa sœur ago­ni­sante et la rame­ner à Lotus. Tressé d’analepses, le récit de Morrison est épu­ré, cise­lé dans une prose vive, tran­chante, dans laquelle les dia­logues et les per­son­nages créent un relief à la fois doux et inci­sif. L’autrice convoque les fan­tômes les plus bru­taux et les vio­lences les plus abjectes autant qu’elle peint la beau­té de cer­tains gestes : une nuit qu’on vous offre de pas­ser au chaud, une main pro­tec­trice qui calme les trem­ble­ments, et sur­tout l’apprentissage, par Cee deve­nue adulte, de la force. La jeune fille l’acquiert au contact des femmes de Lotus, des femmes « aux yeux qui avaient tout vu », et qui « met­taient en pra­tique ce que leur avait ensei­gné leurs mères durant cette période que les riches appe­laient la Grande Crise et [elles], la vie ». [L.M.]

Christian Bourgois, 2012

Et l’île s’embrasa, de John Vasquez Mejias

Pour John Vasquez Mejias, « la gra­vure a des rap­ports étroits avec le socia­lisme et sa concep­tion d’un art pour les masses, dis­tri­bué mas­si­ve­ment ». Nourri aux comic books durant sa jeu­nesse, l’auteur por­to­ri­cain crée des récits gra­phiques entiè­re­ment com­po­sés avec des gra­vures sur bois. Le col­lec­tif d’édition tou­lou­sain Ici-bas a choi­si de tra­duire et publier Et l’île s’embrasa, un de ses ouvrages qui raconte une his­toire peu connue : l’insurrection des indé­pen­dan­tistes por­to­ri­cains en 1950, qui lut­tèrent pour la libé­ra­tion de leur île face à la machine de guerre impé­ria­liste éta­su­nienne, en ten­tant d’y délo­ger le régime fan­toche mis en place par les États-Unis. Malgré une répres­sion san­glante, « il fut ques­tion de vie, d’amour et de jus­tice et du fait de mener une guerre vio­lente aux maîtres de la guerre vio­lente », conclut l’auteur. Chacune des planches en noir et blanc est satu­rée de détails. Une volon­té de l’auteur, qui « aime quand le lec­teur doit pas­ser du temps sur chaque page pour la com­prendre », à l’opposé des réseaux sociaux où les images défilent à un rythme effré­né. Le let­trage lui aus­si a été réa­li­sé en gra­vure. Le rythme est hale­tant, à l’image de l’insurrection, qu’on suit en même temps qu’on accom­pagne deux mili­tants dans leur ten­ta­tive d’assassiner le pré­sident Truman. Pour com­plé­ter l’œuvre gra­phique, Ici-bas lui a adjoint un article de l’historien Edwin Sierra Gonzalez qui revient sur l’histoire de la colo­ni­sa­tion de Porto Rico, ain­si qu’une pré­cieuse inter­view de l’auteur. Hommage peut-être à celui-ci, qui a débu­té en réa­li­sant des fan­zines, et auto­pu­blié son livre en fai­sant lui mêmes les reliures au fil — don­nant un aspect plus arti­sa­nal —, la cou­ver­ture de cette édi­tion a été impri­mée en séri­gra­phie, à la main, par les membres du col­lec­tif. [L.]

Éditions Ici-bas, 2023

Les Oscillants, de Claudio Morandini

Si l’Italie évoque le soleil, la cha­leur ou l’intensité de la lumière esti­vale, c’est à l’opposé de ces cli­chés que nous embarque cette lec­ture. Dans ce roman, une jeune uni­ver­si­taire, eth­no­mu­si­co­logue, vient s’installer quelque temps dans le petit vil­lage ita­lien (fic­tif) de Crottarda. Enfant, elle y est venue quelques étés durant les vacances avec ses parents « en quête de fraî­cheur ». Crottarda n’a effec­ti­ve­ment rien de cha­leu­reux : encais­sé au fond d’une val­lée peu acces­sible, il n’y a qua­si­ment jamais de soleil — la moi­tié de l’année, pas un seul de ses rayons ne touche le vil­lage. L’ethnomusicologue est atti­rée par le lieu, car elle y avait enten­du, de mys­té­rieux chants de ber­gers, ou plu­tôt leurs appels. Elle sou­haite les étu­dier car ils ne res­semblent à rien d’autre de connu dans son domaine de recherche. Elle s’installe dans un hôtel miteux, humide comme l’ensemble du vil­lage : « L’humidité funeste […] enva­hit tout ici, bar­bouille les murs de moi­sis­sures, fait ployer les colonnes ver­té­brales des vieux, pro­voque des névral­gies épou­van­tables chez les plus faibles, couvre les champs et les pota­gers de givre bleuâtre jusqu’à la fin du prin­temps. » Elle par­tage sa chambre avec Bernardetta, une ado­les­cente inso­lente et quelque peu lunaire. Les autres habi­tants de Crottarda sont rustres et bien peu accueillants. Ils vouent une haine au vil­lage d’en face, Autélor, qui béné­fice d’un enso­leille­ment excep­tion­nel. La jeune cher­cheuse se sent en déca­lage com­plet avec les Crottardais : leurs atti­tudes sont curieuses, par­fois hos­tiles envers elle, per­çue comme « la cita­dine », édu­quée, qui vient ici pour des motifs qu’ils ne com­prennent pas bien. Peu à peu, elle se met aus­si à dou­ter : les chants de ber­ger sont-ils authen­tiques ? pour­quoi per­sonne d’autre ne semble les entendre ? que fait-elle ici ? Ce roman, sans véri­tables repères géo­gra­phiques ni tem­po­rels, rap­pelle Les Saisons de Maurice Pons ; au fil des pages c’est l’obscurité et l’étrange qui prennent le pas. [M.B.]

Éditions Anacharsis, 2021

Habiter une ville tou­ris­tique, du col­lec­tif Droit à la ville Douarnenez

À Douarnenez comme à Lisbonne, Barcelone et d’autres villes tou­ris­tiques, les plus pré­caires « se font des­sai­sir de leurs condi­tions maté­rielles d’ha­bi­ter la ville », explique dans la pré­face le jour­na­liste Mickaël Correia. Et le jour­na­liste cli­ma­tique de pré­ci­ser : « Si la gen­tri­fi­ca­tion des métro­poles exclut pour rem­pla­cer, la mise en concur­rence des villes du lit­to­ral exclut pour lais­ser un vide, qui ne sera com­blé par un mul­ti­pro­prié­taire qu’une poi­gnée de jours par an. » Le col­lec­tif Droit à la ville Douarnenez livre une belle ana­lyse du sort que des pro­mo­teurs immo­bi­liers et des élu·es réservent à de plus en plus de villes des lit­to­raux euro­péens : la mar­gi­na­li­sa­tion éco­no­mique de leurs habitant·es pour satis­faire des ambi­tions tou­ris­tiques et les dési­rs de tou­ristes en quête d’une authen­ti­ci­té asep­ti­sée. Leur col­lec­tif est né en 2018 de ce constat : « Qu’il soit de plus en plus cher et dif­fi­cile d’ha­bi­ter dans une ville plus pauvre que la moyenne, voi­là une forme sin­gu­lière de déclin. » Ce pro­ces­sus, il fal­lait le com­prendre, l’ex­pli­quer, lui don­ner de l’é­cho en recueillant don­nées et témoi­gnages, anec­dotes et études com­pa­ra­tives. Ce qui gêne n’est en rien le tou­risme, mais bien le deve­nir tou­ris­tique de leur ville. Et, comme le rap­pelle Laetitia, loca­taire à Douarnenez depuis dix ans : « Le droit d’être tou­riste ça ne vaut pas le droit à la ville. » Mais Habiter une ville tou­ris­tique n’est pas qu’un livre d’his­toire sur une bas­tion ouvrier bre­ton. Il se situe « quelque part entre un réper­toire d’ac­tions et un jour­nal de bord ». Et, sur­tout, ses auteur·ices parient sur le fait que le pro­ces­sus en cours n’est pas irré­ver­sible : il est encore temps de s’y oppo­ser. [R.B.]

Éditions du com­mun, 2023

☰ La langue de mon père, de Sultan Ulutaş Alopé 

« Ne dis pas que nous sommes kurdes… ». Il y a la honte d’être soi, qui dure des années, se fond dans les mots tus et les phrases bal­bu­tiées. La honte qui trans­forme les enfants kurdes de Turquie en camé­léons, oblige au silence, retranche. Et il y a les langues apprises, retrou­vées, adres­sées, habi­tées ou tra­vaillées pour que la parole conjure les absences. Sultan Ulutaş Alopé, dans ce pre­mier texte théâ­tral qu’elle inter­prète elle-même sur scène, raconte des sou­ve­nirs d’enfance, bribes d’une his­toire poli­tique de famille qu’elle écrit en fran­çais, une langue qu’elle apprend depuis quatre ans et qui n’appartient qu’à elle puisque per­sonne, par­mi ses proches tur­co­phones, ne la parle. Longtemps, dit-elle, c’était « comme si l’absence des choses qui n’existaient pas dans notre vie était tou­jours nor­male ». Car jamais le père de Sultan, cou­tu­mier de dis­pa­ri­tions subites et d’absences inter­mi­nables, capable d’instiller au fond du cœur la ten­dresse aus­si bien que la peur, n’a adres­sé à ses enfants un mot de kurde ; là où, au contraire, leur mère, qui croyait être « deve­nue kurde par le mariage », était capable de cui­santes indis­cré­tions. À force, le silence et les frac­tures (poli­tiques, fami­liales) ont pesé jusqu’à creu­ser des trous où a pu se nicher, à l’in­té­rieur même de soi, le racisme. Sultan raconte alors com­ment, une fois adulte, contrainte de res­ter en France le temps que durait sa pro­cé­dure de demande de titre de séjour, dans une immo­bi­li­té admi­nis­tra­ti­ve­ment déter­mi­née, elle a déci­dé d’apprendre le kurde. Et d’écrire cette his­toire, où se mélangent des frag­ments du pas­sé, dou­lou­reux ou mys­té­rieux (« tu sais, un enfant peut aus­si perdre la rai­son »), et la trame du pré­sent dans laquelle des choses se libèrent et se délient un peu du rap­port à la langue pater­nelle retrou­vée, dans un par­ler étran­ger deve­nu une langue à soi. [L.M.]

L’espace d’un ins­tant, 2023

Okavango, de Caryl Ferey

Caryl Ferey est connu pour ses polars poli­tiques qui, du Chili à la Nouvelle-Zélande, dis­sèquent les trau­ma­tismes lais­sés dans les mémoires par les régimes san­gui­naires et les cica­trices mal refer­mées. Il ajoute, avec Okavango, une dimen­sion éco­lo­gique et phi­lo­so­phique à ses thé­ma­tiques. Au cœur du désert du Kalahari, des cadavres de pis­teurs, sans doute au ser­vice de bra­con­niers, sont retrou­vés dans une réserve ani­ma­lière ultra-sécu­ri­sée. Un mys­té­rieux Sud-Africain, John Latham, a inves­ti les béné­fices d’une mine de dia­mants pour ache­ter quatre-vingt mille hec­tares de terres afin de les sanc­tua­ri­ser et pro­té­ger les ani­maux sau­vages. Mais la ran­ger Solahana le soup­çonne de lui cacher une par­tie de la véri­té. Dans cette his­toire pal­pi­tante, au sus­pens maî­tri­sé, l’au­teur pose la ques­tion de la coha­bi­ta­tion avec les autres vivants et de leur défense. John Latham, en misan­thrope pro­tec­teur des ani­maux, se veut atten­tif au « cycle de la vie, de toutes les vies ». L’écosystème qu’il a déve­lop­pé est un véri­table « tis­sage intime entre les êtres et les vivants », au sein duquel bêtes et hommes coha­bitent. Le per­son­nage adresse une cri­tique sévère à ce que l’on appelle la pro­tec­tion de la nature : « L’Occident dési­gnait comme nature des ter­ri­toires inertes ou exploi­tés mas­si­ve­ment, sanc­tua­ri­sait quelques parcs voués à la récréa­tion, à la per­for­mance spor­tive ou au res­sour­ce­ment spi­ri­tuel : jamais il n’é­tait ques­tion d’y habi­ter. En Afrique, les autoch­tones étaient même som­més de quit­ter leurs terres au nom de la pré­ser­va­tion exclu­sive d’a­ni­maux sau­vages, ceux-là mêmes que l’Occident avait majo­ri­tai­re­ment exter­mi­nés. Un nou­veau colo­nia­lisme vert. » Dans ce livre, Caryl Ferey dis­tille avec sub­ti­li­té nombre de réflexions qu’il emprunte à Baptiste Morizot, Guillaume Blanc ou encore Val Plumwood et met la lit­té­ra­ture popu­laire au ser­vice d’une éco­lo­gie radi­cale. [E.L.]

Gallimard, 2023

☰ Le Chaudron mili­taire turc, de Pınar Selek 

Le 29 sep­tembre 2023 s’est ouvert à Istanbul un nou­veau pro­cès contre la socio­logue et mili­tante fémi­niste Pınar Selek. Celle-ci n’y assis­te­ra pas : elle a du s’exiler en 2008 face à la répres­sion du pou­voir turc qui s’abat sur elle depuis des années. Le pré­texte invo­qué : elle aurait par­ti­ci­pé à la pose d’une bombe qui a explo­sé en juillet 1998 à Istanbul. La réa­li­té : ses tra­vaux dérangent, tant ils remettent en ques­tion les piliers sur les­quels est bâtie la nation turque. Dans cet ouvrage, la cher­cheuse revient sur la der­nière et dif­fi­cile enquête qu’elle a menée en Turquie avant son exil avec une équipe de socio­logues. Elles ont recueilli des dizaines de témoi­gnages d’hommes sur leur expé­rience du ser­vice mili­taire. C’est dans ce « chau­dron mili­taire turc » que se forge dans la vio­lence, explique-t-elle, une part impor­tante de la mas­cu­li­ni­té hégé­mo­nique et domi­nante. Derrière les portes de la caserne, « c’est en s’adaptant à l’irrationnel pour sup­por­ter l’insupportable mais aus­si pour avoir une place dans le champ du pou­voir » que les conscrits, les meh­met­çik, « s’endurcissent, inté­rio­risent leurs devoirs, se sou­mettent à la rai­son d’État en rece­vant les gifles de celui-ci ain­si que ses pro­messes de pou­voir ». Les corps des jeunes hommes doivent être sou­mis à celui de l’État, par la vio­lence et par l’humiliation. Et le conscrit pour­ra à son tour user de son pou­voir sur ceux qui arrivent après lui, tout en conti­nuant à subir l’arbitraire des offi­ciers. Après les classes, la céré­mo­nie du ser­ment vient enté­ri­ner la trans­for­ma­tion des indi­vi­dus en sol­dats prêts à mou­rir pour la nation. Dans cette com­mu­nau­té fon­dée sur un cri­tère de genre, et de laquelle les homo­sexuels et les trans sont exclus, les hommes apprennent à se consti­tuer en groupe (homo)social. Le « phal­lus est à l’honneur » et les femmes réduites à des objets sexuels. « Dans le pro­ces­sus de mili­ta­ro-mas­cu­li­ni­sa­tion, les jeunes hommes apprennent à tuer et à bai­ser : insé­pa­rable alliance. » [L.]

Des femmes — Antoinette Fouque, 2023


Photographie de ban­nière : Hulton-Deutsch Collection | Corbis


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