Carnet des Asturies

21 octobre 2022


Texte inédit | Ballast

Principauté des Asturies, nord-ouest de l’Espagne. Dans cette com­mu­nau­té auto­nome, on parle l’es­pa­gnol et l’as­tu­rien et la popu­la­tion n’en finit pas de décroître. Il faut dire que la région, his­to­ri­que­ment connue pour son indus­trie métal­lur­gique, sidé­rur­gique et minière, ne s’est jamais rele­vée de la dés­in­dus­tria­li­sa­tion. La jeu­nesse s’en va mais des bouts d’Histoire res­tent. Pas n’im­porte les­quels : la révo­lu­tion socia­liste de 1934. En quelques jours, pro­lon­geant la grève géné­rale, les mineurs prirent le contrôle des Asturies puis les tra­vailleurs, après s’être empa­rés des fonds de la Banque d’Espagne, for­mèrent une armée lar­ge­ment ouvrière. « Toute l’Espagne, de toutes ses forces, se dresse contre vous, prête à vous écra­ser sans pitié en juste puni­tion de votre folie cri­mi­nelle », pou­vait-on lire sur un tract en retour. Les forces armées du pou­voir cen­tral, épau­lées par les troupes colo­niales maro­caines, écra­sèrent sans tar­der la révo­lu­tion — on fait état d’en­vi­ron 1 500 mineurs tués. Durant huit jours, l’au­teur de ce car­net de route a sillon­né les Asturies. ☰ Par Roméo Bondon


Été 2022. Quelque part sur une voie rapide à proxi­mi­té de Valladolid, com­mu­nau­té auto­nome de Castille-et-León, Espagne. Grillages et clô­tures enferment des par­celles de terre aux cou­leurs ternes où rien ne paraît plus pous­ser. Les arbres sont rares. Leur aspect rabou­gri les montre habi­tués au manque d’eau. Dehors ça ne bouge pas, si ce n’est la voi­ture dans laquelle je me trouve ain­si que les busards et les milans qui per­sistent à chas­ser mal­gré la cha­leur. Jorge, tren­te­naire à la barbe brune et four­nie avec qui je par­tage la route, me pré­vient : on s’ap­prête à quit­ter les ocres et les gris qui bar­bouillent la mese­ta, ce mas­sif ancien, le plus vieux d’Espagne, réduit à un pla­teau mono­tone par l’é­ro­sion, pour gagner les mon­tagnes humides de la Cordillère Cantabrique et, par­mi elles, celles des Asturies. De même que Jorge, Félix, le conduc­teur du véhi­cule qui nous mène de Madrid à Oviedo, la capi­tale de la Principauté des Asturies, tra­vaille sur les éner­gies renou­ve­lables. Leur per­cep­tion du pay­sage en témoigne. Les deux hommes ne se connaissent pas. Vingt années les séparent. Pourtant, ils parlent d’une même voix lors­qu’il s’a­git de décrire ce qui nous entoure : il n’y a rien d’autre à tirer des pla­ti­tudes et de l’a­ri­di­té de la mese­ta que l’es­pace adé­quat pour ins­tal­ler les champs solaires et éoliens qu’ils appellent tous deux de leurs vœux. Des terres tout juste dédiées au bétail et au blé, bien plus aux infra­struc­tures indus­trielles ou logis­tiques ; des terres que l’on ne fait que tra­ver­ser, où les villes de Saragosse, Tolède ou Salamanque offrent un patri­moine cer­tain, mais iso­lé dans la cam­pagne. Voilà com­ment sont dépeintes les com­mu­nau­tés auto­nomes d’Aragon, de Castille-la-Manche, de Castille-et-León, d’Estrémadure, ce que d’au­cuns nomment « España vacía » ou « España vacia­da ». L’Espagne vide, vidée, déserte et sans inté­rêt1.

Jorge a dit vrai. Tandis que le pla­teau s’é­lève, la route bifurque vers le nord et troque la ligne droite pour les courbes. Les verts et les gris s’im­posent. L’horizon dis­pa­raît der­rière l’une des crêtes du mas­sif qu’on aborde. Jorge et Félix s’en­thou­siasment. L’un me montre une pers­pec­tive qu’il affec­tionne, l’autre m’ex­plique l’his­toire géo­lo­gique que laisse devi­ner une paroi nue. Ensemble, ils décrivent les Asturies comme l’une des plus belles régions du pays, qua­li­té qui serait ren­due plus vivace encore par le contraste avec le pla­teau pré­cé­dem­ment tra­ver­sé. Après un long tun­nel, on passe un col d’où l’on aper­çoit les Picos de Europa, les plus hauts som­mets de la chaîne Cantabrique. Puis com­mence la des­cente en direc­tion de la côte. À mesure que l’on s’en­fonce dans la val­lée, la dis­cus­sion change car le ter­ri­toire prend un visage dif­fé­rent : la valo­ri­sa­tion tou­ris­tique cède le pas à l’his­toire sociale tan­dis que les pitons, les pier­riers et les ravins sont rem­pla­cés par les puits, les usines, les loge­ments ouvriers. La plu­part ont été déser­tés. C’est que le tis­su indus­triel, en crois­sance per­ma­nente pen­dant plus d’un siècle dans le bas­sin minier de Caudal, celui que nous tra­ver­sons, se trouve désor­mais réduit à peu de chose. En cause : la fer­me­ture des mines de char­bon puis des usines ther­miques, sidé­rur­giques et métal­lur­giques asso­ciées au combustible.

« La valo­ri­sa­tion tou­ris­tique cède le pas à l’his­toire sociale tan­dis que les pitons, les pier­riers et les ravins, sont rem­pla­cés par les puits, les usines, les loge­ments ouvriers. »

Jorge me ren­seigne sur la nature des bâti­ments qui se trouvent de part et d’autre de la route. La plu­part des hommes de sa famille ont tra­vaillé dans les mines des envi­rons ou dans celles du bas­sin minier du Nálon, dans la val­lée du même nom, située à quelques kilo­mètres. Lui-même explique son inté­rêt pour l’éner­gie par l’his­toire de sa région, inti­me­ment liée au char­bon. Le par­cours de Jorge est à l’i­mage de celui de beau­coup de jeunes de son âge et explique, en par­tie, la démo­gra­phie des Asturies. La popu­la­tion, vieillis­sante, est en dimi­nu­tion constante depuis trente ans, le taux de nata­li­té est le plus bas d’Europe, le nombre de sui­cides par habi­tant le plus haut d’Espagne. Une tri­bune me revient en mémoire pour faire écho à ces quelques heures d’é­change : « Nous, Asturiens, nous sommes laids », titrait-elle. L’auteur, sar­cas­tique, avance que les pay­sages astu­riens seraient plus beaux sans les gens qui per­sistent à les peu­pler. Selon lui, rien d’é­ton­nant à cela : « Depuis qu’une cer­taine machine à vapeur a com­men­cé à faire de la fumée plus faci­le­ment qu’elle ne le fai­sait jus­qu’a­lors, nous sommes une colo­nie éco­no­mique et, comme n’im­porte laquelle d’entre elles, nous sommes affec­tés par la délo­ca­li­sa­tion et l’é­mi­gra­tion. » Les der­niers mots échan­gés avec Félix et Jorge tan­dis que nous arri­vons à la gare d’Oviedo font figure de conclu­sion : un entre­pôt Amazon est en cours de construc­tion à la péri­phé­rie de la ville. Un bâti­ment « mons­trueux », com­mente Félix, tant sa taille est impo­sante. Les pou­voirs publics sou­tiennent l’o­pé­ra­tion : une bre­telle d’au­to­route dédiée est en train d’être fina­li­sée. Je l’ap­pren­drai, les avis sont par­ta­gés sur l’ar­ri­vée de la mul­ti­na­tio­nale. Pour certain·es, c’est qu’en­fin on recon­naît l’at­trac­ti­vi­té éco­no­mique de la région. Cette fois c’est sûr, le taux de chô­mage va décroître. Pour d’autres, c’est une étape sup­plé­men­taire dans l’ac­ca­pa­re­ment spé­cu­la­tif des terres, dans la pré­ca­ri­sa­tion du peu d’emplois locaux restants.

Oviedo

Je me rends à l’u­ni­ver­si­té d’Oviedo pour y ren­con­trer Rubén Vega García. Ce der­nier s’in­té­resse à l’his­toire sociale et poli­tique de la région depuis près de qua­rante ans. Des affiches annon­çant des col­loques sur la mémoire euro­péenne des bas­sins miniers ou le patri­moine indus­triel décorent son bureau. L’histoire qui l’oc­cupe n’est pas celle, mythi­fiée, du che­min de Compostelle, qui draine son lot de mar­cheurs et de mar­cheuses dans les rues de la ville, non ; la géo­gra­phie que m’ex­pose Rubén indique des lieux bien dif­fé­rents que ceux indi­qués sur les bro­chures tou­ris­tiques. Il m’ex­plique : « Oviedo, c’est la ville bour­geoise. Elle cen­tra­lise l’université, l’Église, la banque, les auto­ri­tés poli­tiques. Les bas­sins miniers, Gijón et plus récem­ment Avilés, eux, ont une tra­di­tion ouvrière, indus­trielle et pro­lé­taire longue de deux siècles. Ce sont des lieux où le mou­ve­ment ouvrier a été hégé­mo­nique sur le plan poli­tique et social, dont les luttes ont eu des réper­cus­sions impor­tantes. » Les Asturies s’ap­pa­rentent donc à nombre de régions à l’his­toire indus­trielle simi­laire en Europe, du Borinage belge jus­qu’au Pays-de-Galles, en pas­sant par le nord de la France. Toutefois, la région pré­sen­te­rait une évi­dente ori­gi­na­li­té qui tien­drait, selon l’his­to­rien, « au fait que cette situa­tion a per­du­ré jusqu’à la fin du XXe siècle, voire jusqu’au début du XXIe. Le syn­di­ca­lisme minier avait une telle force qu’il était capable de contrô­ler le par­ti poli­tique au pou­voir, le PSOE, ce qui lui per­met­tait de tenir les mai­ries au niveau local mais éga­le­ment le par­ti à l’échelle régio­nale et d’avoir une voix à Madrid. À tel point qu’au début des années 2000, la ren­trée poli­tique de sep­tembre s’ouvrait avec un mee­ting orga­ni­sé par les syn­di­cats miniers où inter­ve­nait le pré­sident du conseil espa­gnol. Imaginez ça : c’est dans les mon­tagnes entre le León et les Asturies, lors d’une fête de mineurs, que le pré­sident du conseil don­nait son pre­mier mee­ting de ren­trée pour toute l’Espagne ! » Aujourd’hui, dif­fi­cile d’i­ma­gi­ner une telle impor­tance : les prin­ci­pales forces ouvrières ont dis­pa­ru des ins­tances poli­tiques pro­vin­ciales depuis que les mines et les usines asso­ciées ont fermé.

[Entre Oviedo et Mieres | Roméo Bondon]

De l’his­toire des Asturies, fina­le­ment, je ne connais qu’un épi­sode ponc­tuel, célé­bré par certain·es, oublié par beau­coup. Il s’a­git de la révo­lu­tion ouvrière qui s’y est dérou­lée en octobre 19342. La lec­ture des Mémoires d’une révo­lu­tion­naire argen­tine du nom de Mika Etchebéhère, quelques semaines plus tôt, avait été un pre­mier indice : elle s’é­tait ren­due dans la région en 1935 dans l’es­poir de ren­con­trer les acteurs de la révo­lu­tion, pour apprendre de ces der­niers3. Une rapide recherche m’a ensuite appris que Camus avait écrit une pièce de théâtre ayant pour cadre le sou­lè­ve­ment et que les intel­lec­tuels com­mu­nistes de l’é­poque y avaient vu le plus bel évé­ne­ment depuis la Commune de Paris. Pour Rubén, sa pos­té­ri­té n’est pas due au hasard : « La révo­lu­tion de 1934 fut une insur­rec­tion pro­lé­ta­rienne chi­mi­que­ment pure, dans le sens où c’est la classe ouvrière et seule­ment elle qui se sou­lève alors dans le but de réa­li­ser une révo­lu­tion sociale. C’est la der­nière insur­rec­tion stric­te­ment pro­lé­ta­rienne en Europe. » Toutefois, rares sont les traces appa­rentes du sou­lè­ve­ment dans les lieux où il s’est tenu. Si Oviedo, sa cen­tra­li­té admi­nis­tra­tive, ses usines d’ar­me­ment et sa presse furent au cœur des enjeux stra­té­giques de l’in­sur­rec­tion, il faut avoir en tête la géo­gra­phie de la ville pour espé­rer y déce­ler les héritages.

Traverser Oviedo un soir de juin semble donc bien éloi­gné de la révo­lu­tion qui s’y est tenue plus de quatre-vingts ans aupa­ra­vant. Toutefois, cela donne une idée des dyna­miques contem­po­raines qui s’y jouent. Folklore et actua­li­té poli­tique se jux­ta­posent. Tandis que des tou­ristes suivent un groupe en tenue tra­di­tion­nelle pour écou­ter le son de la gai­ta, la cor­ne­muse ibé­rique, une cin­quan­taine d’habitant·es se sont rassemblé·es dans le centre de la ville pour pro­tes­ter contre la poli­tique menée par l’État espa­gnol dans l’enclave maro­caine de Ceuta et Melilla. Quelques jours plus tôt, près de qua­rante per­sonnes sont mortes en ten­tant de pas­ser de l’autre côté de la fron­tière, des cen­taines d’autres ont été bles­sées. Si la vio­lence géné­ra­li­sée à l’en­contre des per­sonnes en situa­tion de migra­tion est lar­ge­ment dénon­cée, des grandes villes du pays jus­qu’à l’ONU, les réac­tions poli­tiques natio­nales, elles, sont absentes. Tandis que le ras­sem­ble­ment se dis­perse, je pour­suis et contourne le centre his­to­rique pour gagner l’an­cienne fabrique de muni­tion de La Vega, la plus vieille indus­trie de la ville, l’un des points nodaux de l’in­sur­rec­tion. En che­min je croise un nom connu : Calle Oscura. Un poète belge est pas­sé par là il y a plus de qua­rante ans et a volé le nom de cette rue pour en faire le titre d’un de ses recueils4. Il y a dépeint des rues qu’il a aimées mais qui ont été salies, bou­sillées, ren­dues très obs­cures en somme, car cinq pri­son­niers de l’ETA furent gar­rot­tés, c’est-à-dire exé­cu­tés, l’an­née où le poète voya­gea jus­qu’i­ci5.

« L’un des enjeux du lieu et de la mai­son d’é­di­tion asso­ciée est de faire dia­lo­guer les mou­ve­ments sociaux contem­po­rains avec l’his­toire locale. »

Non loin de là se trouve le local Cambalache, à la fois librai­rie, siège d’une mai­son d’é­di­tion et lieu de ren­contre asso­cia­tif. L’étroit cou­loir où se serrent les livres donne sur une grande pièce habillée de gra­vures dans le genre d’Otto Nückel ou des bois de Frans Masereel. L’été a vidé le lieu de ses acti­vi­tés régu­lières (une ren­contre orga­ni­sée la semaine sui­vante lui redon­ne­ra des cou­leurs). Parmi les livres pré­sents, je tombe sur une tra­duc­tion d’un voyage effec­tué par deux Belges pour suivre les sou­lè­ve­ments d’oc­tobre 1934, rela­té par le jour­na­liste socia­liste Mathieu Corman, dont on ne trouve que dif­fi­ci­le­ment une copie en fran­çais6. C’est Eliana qui tient ce jour-là la per­ma­nence. Elle rebon­dit sur le livre que je tiens et m’in­dique que l’un des enjeux du lieu et de la mai­son d’é­di­tion asso­ciée est de faire dia­lo­guer les mou­ve­ments sociaux contem­po­rains avec l’his­toire locale. Les éta­gères de la librai­rie et le cata­logue de la mai­son en témoignent : fémi­nisme, migra­tions et éco­lo­gie occupent une place de choix et les enquêtes sur les Asturies sont nom­breuses. Le refus du capi­ta­lisme tra­verse cha­cun de ces thèmes, pré­cise-t-elle. Eliana par­ti­cipe au col­lec­tif Cambalache depuis deux ans. D’origine argen­tine et péru­vienne, elle est arri­vée en Espagne il y a quelques années seule­ment. J’apprendrai plus tard que ce choix s’est impo­sé pour fuir l’in­sé­cu­ri­té per­ma­nente qui étreint les femmes en Amérique latine. Les menaces de mort qu’elle a reçues lors­qu’elle tra­vaillait au Pérou ont fini par la déci­der. Avec Eliana, c’est le mili­tan­tisme fémi­niste local et une par­tie de la dia­spo­ra argen­tine que je m’ap­prête à ren­con­trer : nous nous don­nons ren­dez-vous le len­de­main à Gijón où se tient la troi­sième édi­tion de l’Escuela de Pensamiento Feminista orga­ni­sée par le col­lec­tif Asamblea Moza d’Asturies (AMA).

Gijón

Si Oviedo concentre les pou­voirs admi­nis­tra­tifs, le flux tou­ris­tique et, enfin, fut l’é­pi­centre de la révo­lu­tion astu­rienne, Gijón, située trente kilo­mètres plus au nord, sur le lit­to­ral, fait pour sa part figure de capi­tale éco­no­mique. Une vaste zone, faite d’en­tre­pôts et d’u­sines de toutes tailles, sépare les deux villes. Alors qu’au centre de l’ag­glo­mé­ra­tion, le port a vu son ton­nage annuel décroître, que la métal­lur­gie, après l’in­dus­trie tex­tile, a fini de s’é­teindre, Amazon com­mence à s’im­plan­ter sur ses marges. Pourtant, de la mul­ti­na­tio­nale et des débats que sus­citent son implan­ta­tion, il en est peu ques­tion sur les murs de la ville. Y jeter un œil donne des indices sur ce qui la secoue, ou tente de le faire. D’abord, la façade de la Casa del pue­blo sur laquelle je tombe sitôt quit­tée la sta­tion de bus. Le bâti­ment abrite le siège des prin­ci­paux syn­di­cats de la région : la Confederación Nacional del Trabajo (CNT), à qui ont appar­te­nu his­to­ri­que­ment les murs, les Comisiones Obreras (CC.OO.) et un syn­di­cat astu­rien, le Corriente Sindical de Izquierdas (CSI). Si tous les locaux sont fer­més à cette heure, celui de la CNT l’est pour des rai­sons inha­bi­tuelles. Ses portes sont sym­bo­li­que­ment bar­rées d’un scotch blanc sur lequel je lis que la déci­sion émane de l’ad­mi­nis­tra­tion et est appli­quée par la Guardia civil. La veille, six syn­di­ca­listes ont été condamné·es en pre­mière ins­tance à trois ans et demi de pri­son pour « contraintes et obs­truc­tion à la jus­tice ». Ce qu’on leur reproche : avoir orga­ni­sé des ras­sem­ble­ments devant une bou­lan­ge­rie de la ville qui auraient conduit à la fer­me­ture de cette der­nière. Les mani­fes­ta­tions répon­daient aux plaintes éma­nant de l’une des tra­vailleuses de l’é­ta­blis­se­ment, dénon­çant des abus dans ses condi­tions de tra­vail. Que la bou­lan­ge­rie ait été mise en vente avant la tenue des ras­sem­ble­ments ne change rien au juge­ment — une manière de cri­mi­na­li­ser l’ac­tion syn­di­cale, répondent les syn­di­ca­listes, leur avo­cat et les mil­liers de manifestant·es qui se ras­semblent régu­liè­re­ment dans les prin­ci­pales villes de la pro­vince7.

[Gijón | Roméo Bondon]

Ailleurs dans les rues, sur des pan­neaux de bois, les murs ou les lam­pa­daires, des affiches se super­posent et les objets de lutte s’en­tre­mêlent : il y a eu une mani­fes­ta­tion la semaine pas­sée pour défendre le ser­vice public ; des ren­contres anti­ca­pi­ta­listes sont sur le point de débu­ter dans une salle poly­va­lente de la ville ; la cor­ri­da a son groupe local de défense et aime­rait recru­ter ; un grou­pus­cule xéno­phobe appe­lant à « faire nation » donne dans la pro­pa­gande cryp­tique. Le nom de ce der­nier est métho­di­que­ment bar­ré au feutre noir. Enfin, des col­lages annoncent les ren­contres fémi­nistes aux­quelles je me rends, orga­ni­sées à Cimavilla, le quar­tier his­to­rique des pêcheurs de la ville. Trois jours durant, confé­rences et débats s’en­chaînent au bruit des planches qui claquent sur le ska­te­park atte­nant. J’y retrouve Eliana et fais la connais­sance de Marina et Laura, argen­tines elles aus­si. L’une a quit­té l’Amérique latine de manière défi­ni­tive, l’autre y revien­dra peut-être après ses études, si elle ne par­vient pas à se pro­fes­sion­na­li­ser dans un club de rug­by euro­péen comme elle le sou­haite. Ensemble nous décou­vrons les sujets dis­cu­tés ces jours-ci. La plu­part font écho à l’ac­tua­li­té espa­gnole. Ainsi, au début du mois, des col­lec­tifs de tra­vailleuses à domi­cile ont obte­nu de la chambre des dépu­tés que soit enfin rati­fiée la conven­tion 189 de l’Organisation inter­na­tio­nale du tra­vail qui leur per­met un accès aux droits égal à celui des autres pro­fes­sions. Rafaela Pimentel, l’une des prin­ci­pales acti­vistes du mou­ve­ment, revient le temps d’une après-midi sur cette vic­toire his­to­rique et conclut par une danse à laquelle la salle toute entière se joint, au son d’une chan­son écrite par les tra­vailleuses en lutte. Parmi les autres inter­ven­tions pré­vues, Eliana, Marina et Laura me disent en attendre deux, sur­tout : celle d’Ofelia Fernández, mili­tante fémi­niste argen­tine, figure de la lutte pour la léga­li­sa­tion de l’IVG et plus jeune membre de l’as­sem­blée de Buenos Aires, ain­si que celle de l’an­thro­po­logue argen­ti­no-bré­si­lienne Rita Segato. Tandis que la pre­mière invite avec force, devant cent cin­quante per­sonnes, à un fémi­nisme « jeune, popu­laire et inter­sec­tion­nel » qui semble avoir ins­pi­ré la tenue de ces ren­contres, la seconde revient sur ses qua­rante-cinq der­nières années de recherche, pas­sées à étu­dier la vio­lence à l’é­gard des femmes en Amérique cen­trale8.

Sur la presqu’île, pen­dant trois jours, c’est une bonne par­tie de la gauche astu­rienne qui se retrouve. Diego Díaz Alonso, rédac­teur en chef du jour­nal local Nortes, s’ac­quitte volon­tiers de sa tâche de guide et me pré­sente d’un même élan les per­sonnes pré­sentes, les lieux et la démarche du média qu’il dirige. Une pause entre deux confé­rences et une forte pluie nous ont ame­nés à nous réfu­gier dans un café-bou­lan­ge­rie du quar­tier. Sur des murs recou­verts de tapis­se­ries désuètes pendent des fanions rouges et blancs, les cou­leurs du Sporting, le club de foot local. Là, Diego m’ex­plique que la créa­tion de Nortes est issue de la volon­té de faire du jour­na­lisme cri­tique qui puisse concur­ren­cer loca­le­ment les titres régio­naux, sou­vent les plus lus loca­le­ment — « cen­tra­das en la per­ife­ria », les centres à la péri­phé­rie, dit son slo­gan. Le média est jeune, mais pro­fite de l’en­goue­ment qu’a sus­ci­té quelques années plus tôt la créa­tion d’El Salto, une pla­te­forme indé­pen­dante qui concentre plu­sieurs dizaines de revues et jour­naux en ligne pré­exis­tants. C’est dans la cou­ver­ture des conflits du tra­vail, des luttes sociales et éco­lo­giques que Nortes par­vient à tirer son épingle du jeu média­tique : ses jour­na­listes suivent sur le long terme des sujets aus­si divers que le refus d’un contour­ne­ment rou­tier, les tri­bu­la­tions poli­ti­ciennes locales ou le deve­nir des villes secon­daires délais­sées depuis la fer­me­ture des prin­ci­pales usines — ces villes indus­trielles où, les ren­contres ter­mi­nées, je me rends justement.

Du Caudal au Nalón

« Les façades des bâti­ments ont des cou­leurs ternes, les enduits s’é­caillent, portes et fenêtres sont par­fois fer­mées par des poutres ou bien murées. »

Le train régio­nal qui me dépose à Mieres s’ar­rête en même temps que débute une averse. « Journées astu­riennes. Un ciel bas et de plomb », ai-je lu à pro­pos quelques jours plus tôt dans Los Vencedores9 — un récit du jour­na­liste Manuel Ciges Aparicio écrit depuis ce bourg minier pour rendre compte des consé­quences de la Huelgona sur les tra­vailleurs, la grande grève qui s’y est dérou­lée en 1906. Disons sans poé­sie que, ce jour-ci, le plomb s’est mis à fondre. Comme dans la plu­part des com­munes com­po­sant les deux bas­sins miniers de la région, les façades des bâti­ments ont des cou­leurs ternes, les enduits s’é­caillent, portes et fenêtres sont par­fois fer­mées par des poutres ou bien murées. Si la ville comp­tait 80 000 habitant·es il y a encore une ving­taine d’an­nées, il n’en reste aujourd’­hui que la moi­tié. Je pense au récit amer de Constant Malva sur son pas­sé de mineur dans le Borinage : « On reste parce que, là où il y a des mines, il faut bien qu’il y ait des mineurs10 », écri­vait-il dans les années 1940. On pour­rait retour­ner la phrase comme un gant : il faut bien qu’il y ait des mines pour qu’il y ait des mineurs — et donc, dans les bas­sins miniers, des habitant·es. L’entrée de l’Espagne dans l’Union euro­péenne en 1986 a été syno­nyme, ici, d’un plan de fer­me­ture pro­gres­sive de l’en­semble des mines sur une ving­taine d’an­nées. Des mil­lions d’eu­ros ont été octroyés par les ins­tances com­mu­nau­taires afin de pré­pa­rer la recon­ver­sion des dizaines de mil­liers de tra­vailleurs et tra­vailleuses qui allaient se retrou­ver sans emploi. Des sommes d’argent qui ont été détour­nées à plu­sieurs niveaux, y com­pris par cer­tains lea­ders syn­di­caux, ajou­tant la tra­hi­son à une recom­po­si­tion totale de l’é­co­no­mie locale. Le mois pré­cé­dent, on célé­brait les dix ans de la der­nière grève de mineurs : le temps des com­mé­mo­ra­tions est venu. Toutefois, si les mines ont fer­mé, leur emprise conti­nue de struc­tu­rer le pay­sage. Deux bâti­ments détonnent au cœur de la ville : les locaux du syn­di­cat des mineurs Asturiens affi­lié à l’Unión General de Trabajadores (UGT) d’o­bé­dience socia­liste, ain­si que le puits Barredo, situé près du cam­pus uni­ver­si­taire, dont la struc­ture métal­lique est visible au bout des rues prin­ci­pales. Le site s’est arrê­té de fonc­tion­ner en 1995. Depuis, les gale­ries ont été inon­dées et l’eau, cana­li­sée par un sys­tème de bar­rages sou­ter­rains, est uti­li­sée pour chauf­fer par géo­ther­mie cer­tains bâti­ments publics de la ville. L’énergie, encore, tient lieu de fil rouge pour suivre les évo­lu­tions de la région. Mais sa pro­duc­tion ne néces­site plus autant de tra­vailleurs et de tra­vailleuses que les décen­nies précédentes. 

Je quitte Mieres et la val­lée du Caudal pour El Entrego et le bas­sin minier du Nalón, où je dois ren­con­trer Carlos, che­mi­not et mili­tant anar­chiste affi­lié à la CNT. Je le retrouve, lui et deux de ses col­lègues, dans l’une des siderías de la ville, après leur jour­née de tra­vail. L’un est encar­té aux Comisiones Obreras, l’autre n’ap­par­tient à aucun syn­di­cat, leur pré­fère le fonc­tion­ne­ment auto­nome des centres sociaux du bas­sin minier. Leur joie de se retrou­ver est évi­dente et je peine à suivre les éclats de voix et les raille­ries où sonnent les accents liquides de l’as­tu­ria­nu. Dans un coin de la cidre­rie, des cou­reurs cyclistes que per­sonne ne regarde défilent sur un écran muet. L’ambiance paraît s’a­pai­ser lorsque Carlos me pro­pose de gagner le centre social La Xusticia dans le bourg voi­sin. C’était sans comp­ter la der­nière démo de Sin Emu, le groupe punk dans lequel celui-ci est gui­ta­riste. À son écoute, les com­plexes indus­triels semblent plus fan­to­ma­tiques encore. On s’ar­rête devant l’un d’eux : l’u­sine sidé­rur­gique Duro-La Felguera.

[La Felguera | Roméo Bondon]

S’il est pos­sible de s’en­qué­rir de l’his­toire locale au musée de la mine et de l’in­dus­trie, dans celui de la sidé­rur­gie ou, comme je le ferai quelques jours plus tard, dans un puits main­te­nu en état avec d’an­ciens mineurs, on peut aus­si suivre Carlos. Il me pro­pose de visi­ter ces immenses han­gars qui, un temps, ont accueilli des mil­liers d’ou­vriers et d’ou­vrières, d’ingénieur·es, de cadres. Lui et son inamo­vible cas­quette sont fami­liers des lieux. Il sou­lève les outils, fouille la docu­men­ta­tion admi­nis­tra­tive à la recherche d’un objet inté­res­sant, grimpe sur une frai­seuse et, à son som­met, se prend pour le capi­taine d’un navire à la car­lingue rouillée. Je lui pro­pose un por­trait du fon­da­teur du PSOE, Pablo Iglesias Posse, qui trône, recou­vert de pous­sière, dans l’an­cien bureau du syn­di­cat socia­liste : il s’es­claffe, refuse net et m’emmène plu­tôt voir une salle de réunion voi­sine. Là, un joyeux déla­bre­ment nous accueille : de la végé­ta­tion par­tout, des bris de verre, de la mousse sur les bureaux de la direc­tion. Au sol comme aux murs, les cou­leurs défaites, fanées. Il y a une dizaine d’an­nées les bureaux étaient encore occu­pés. Ils ont été lais­sés à l’a­ban­don, pas même vidés. Un autre bâti­ment, à deux pas, a été trans­for­mé en centre d’ap­pel. Mais pour celui que nous visi­tons, Carlos l’as­sure : rien d’autre n’est pré­vu qu’une lente décom­po­si­tion. Les sols sont pol­lués. Le tra­vail de décon­ta­mi­na­tion serait énorme pour réha­bi­li­ter les ter­rains et leur ima­gi­ner un ave­nir. Aussi il pré­fère pour sa part appré­cier les ruines plu­tôt que regret­ter que dans les admi­nis­tra­tions on ne s’en émeut pas. Et, lors­qu’une res­pon­sable du site nous inter­pelle au moment où on le quitte pour nous deman­der si l’on a une auto­ri­sa­tion, la véri­té se mêle au culot : Carlos lui répond être venu en tant que par­ti­cu­lier ama­teur de patri­moine indus­triel, afin de véri­fier si les fuites qu’il avait repé­rées une semaine plus tôt ont été depuis répa­rées. Conservateur du patri­moine indus­triel, poli­tique et social de la ville, c’est effec­ti­ve­ment un peu le rôle que Carlos a choi­si de se don­ner dans sa région.

Dans le bourg, devant les murs rouges et noirs de La Xusticia, une dis­tri­bu­tion de légume se ter­mine. Des auber­gines énormes sont atten­dues pour la semaine sui­vante ren­seigne la maraî­chère qui dis­tri­bue les cagettes. Le centre social, cen­te­naire, est l’é­pi­centre de l’a­nar­chisme astu­rien depuis les pre­mières grèves à la fin du XIXe siècle. Un habi­tué, nom­mé Carlos lui aus­si, me montre les locaux. Il est venu pour la per­ma­nence syn­di­cale que la CNT ouvre de manière heb­do­ma­daire. En bas, c’est une grande salle où s’en­tassent des ban­de­roles et des dra­peaux, où se déroulent réunions, concerts, expo­si­tions. À l’é­tage, c’est la biblio­thèque du syn­di­cat où se trouvent des res­sources pour aider les tra­vailleuses et tra­vailleurs venu·es le deman­der ain­si qu’un bureau som­maire pour les accueillir. On y rejoint un homme affai­ré au-des­sus d’une grande caisse en plas­tique où des feuillets anciens ont été ran­gés. L’homme, c’est Sergio Montero — ou Monty, comme tout le monde l’ap­pelle —, pho­to­graphe, docu­men­ta­riste et éru­dit pas­sion­né par l’his­toire sociale de la val­lée ; les feuillets, ce sont les archives retrou­vées chez un ancien mili­tant anar­co-syn­di­ca­liste de la région, Aquilino Moral. La vie de ce der­nier a été scan­dée par les prin­ci­paux évé­ne­ments ayant secoué la région et le pays : les grandes grèves du début du XXe siècle, la révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne de 1934, la répres­sion fran­quiste qui sui­vit, la grande mobi­li­sa­tion astu­rienne de 1962, jus­qu’à ce pre­mier mee­ting légal de la CNT qu’il a pré­si­dé en 1976. Monty s’ex­clame qua­si­ment à chaque docu­ment exhu­mé : une édi­tion ori­gi­nale des textes de Francisco Ferrer, publié au début du siècle der­nier ; les tous pre­miers sta­tuts du centre social dans lequel nous nous trou­vons ; des revues et jour­naux datant de la Guerre civile, comme La Batalla, l’or­gane du POUM, le par­ti que sui­vit Orwell durant le conflit ou Tierra y Libertad, le porte-voix de l’a­nar­cho-syn­di­ca­lisme ibé­rique édi­té alors à Barcelone. Deux heures durant, je suis Monty qui s’af­faire, me montre ses décou­vertes, prend Carlos à témoin de leur impor­tance, fait plu­sieurs tas pour com­men­cer d’or­ga­ni­ser la trou­vaille. On est loin du jeune docu­men­ta­riste qui, dans Los Labios apre­ta­dos, s’é­tait mis en scène sur les traces de son his­toire fami­liale, le menant des Asturies à Buenos Aires, avant de reve­nir dans sa région natale, cer­tain de devoir mettre à jour l’his­toire locale. Plus qu’en­thou­siaste, Monty est dévo­ré par son objet. 

« Les sol­dats les trou­vèrent ; en virent sor­tir cer­tains, éma­ciés, assoif­fés ; tirèrent les cadavres de ceux qui s’é­taient tués à l’in­té­rieur ; don­nèrent du pain et du cho­co­lat aux sur­vi­vants, puis les fusillèrent. »

Le len­de­main en donne une preuve sup­plé­men­taire, si besoin était. Nous gagnons les hau­teurs de La Felguera, par une route qui va rétré­cis­sant. Tandis qu’il conduit, Carlos apprend des mots en basque à son fils, assis à l’arrière, en pré­vi­sion du séjour qu’ils vont faire dans quelques jours en Navarre. À côté du gar­çon, sa jeune sœur som­meille sans que les cahots de la route ne la gênent. Monty nous rejoint dans un hameau. Il empoigne un bâton en noi­se­tier qui lui sert autant de sou­tien que de ponc­tua­tion pour accen­tuer son pro­pos, et nous emmène sur les traces lais­sées par la résis­tance au fran­quisme dans les mon­tagnes alen­tours. Les reliefs sont doux, cou­verts de feuillus. Au loin, vers l’est, on dis­tingue les som­mets plus éle­vés de la chaîne can­ta­brique. Nous sommes dans « la petite Russie », s’ex­clame Monty, ou du moins est-ce ain­si qu’ap­pe­laient ces col­lines les nou­veaux et les nou­velles arrivant·es dans l’entre-deux-guerres. Pourtant, loin du ver­rouillage sovié­tique, ce sont les anar­chistes et les socia­listes qui étaient les mieux repré­sen­tés ici. Voici qu’on s’ar­rête dans une clai­rière, devant l’en­trée d’une ancienne mine de mon­tagne qu’on appelle « cha­mi­zo » en cas­tillan, « cha­mi­zu » en astu­ria­nu. Les poutres en bois ont été réha­bi­li­tées pour que la struc­ture ne s’ef­fondre pas sur les pre­mières gale­ries. Sur le mon­tant supé­rieur se trouve une plaque : « Huit socia­listes ont été sur­pris et assas­si­nés par les fas­cistes après trois jours pas­sés dans cette mine. » Monty com­mence le récit de ces trois jours, qu’il tient d’un dénom­mé Florín, enfant alors. Ce der­nier gar­dait les bêtes sur ce ver­sant alors que par­tout les répu­bli­cains pliaient devant l’a­van­cée des pha­lan­gistes. Il savait que ces der­niers tra­quaient les gué­rillas dans les mon­tagnes. Depuis la prise de Gijón, en octobre 1938, l’in­té­rieur des terres avait été repeu­plé par ceux qui ne sou­hai­taient pas se rendre. Parmi eux, huit hommes croi­sèrent la route de Florín. Ils lui deman­dèrent de se taire, puis se cachèrent dans la mine devant laquelle nous nous trou­vons. Les sol­dats les y trou­vèrent ; en virent sor­tir cer­tains, éma­ciés, assoif­fés ; tirèrent les cadavres de ceux qui s’é­taient tués à l’in­té­rieur ; don­nèrent du pain et du cho­co­lat aux sur­vi­vants, puis les fusillèrent. Monty m’in­dique le petit cime­tière atte­nant. Il lit les pre­miers noms : « Oliva Zafa Castillo. Aquilino Suarez Fernandez… » Litanie qu’il ponc­tue de détails sur la vie des uns et des autres. Car ces vies, il les connait toutes. Après un moment de silence, nous remon­tons sur le pla­teau et rega­gnons le hameau. Du bar voi­sin Carlos revient avec deux bou­teilles d’un cidre pay­san, âcre, qu’il faut boire aus­si­tôt ser­vi pour évi­ter les maux de ventre. Tandis qu’on l’a­vale à petits verres régu­liers, débous­so­lés par les vents qui battent les col­lines, Monty raconte sa der­nière lec­ture sur les mémoires d’un pay­san de la région, revient sur la vie d’une vieille femme qui habite non loin, regrette cer­tains entre­tiens qui n’ont pas pu se faire avec des per­sonnes depuis lors décé­dées. Ses mots me rap­pellent un entre­tien qu’il a don­né suite à la sor­tie de son film, où il disait jus­te­ment : « les meilleures archives du bas­sin minier se trouvent dans les cime­tières ». Ensemble, nous venons de le constater.

Francisco, vie ouvrière

« Combien de jours de grève as-tu accu­mu­lé durant ta vie ? » C’est la ques­tion que Carlos, rigo­lard, adresse à son beau-père Francisco après avoir écou­té le récit de ma visite du jour au Pozo Sotón, où je me suis pris au jeu de cette « expé­rience unique » qu’est la des­cente dans un puits, à 500 mètres sous terre, en com­pa­gnie de deux anciens mineurs. L’un d’eux, Anselmo, m’a dit en effet avoir pas­sé deux cents jours à blo­quer le site plu­tôt qu’à extraire du char­bon au cours de la décen­nie où il a tra­vaillé dans les gale­ries. Francisco, un tablier bleu nuit atta­ché à sa taille, revient de la cui­sine pour répondre. S’il approche des 70 ans, seule une épaisse barbe blanche tra­hit son âge. Il s’as­soit, fait un rapide décompte et l’af­firme : mis bout à bout, les débrayages suc­ces­sifs doivent ras­sem­bler plus d’une année d’ar­rêt. Rien que pour l’une de ses grèves, il a refu­sé le tra­vail pen­dant trois mois ! Carlos me montre dis­crè­te­ment une pho­to visi­ble­ment ancienne, où se trouve un jeune homme cas­qué, mas­qué, habillé de noir et de rouge, une fronde à la main, en train de s’en ser­vir : Francisco, jus­te­ment, il y a trente ans de cela. Je n’ai pas à insis­ter pour qu’il me fasse le récit de son parcours.

[Gijón | Roméo Bondon]

Francisco est né au début des années 1950, dans un vil­lage astu­rien proche de la Galice, au bord de la mer. Seul un ruis­seau sépare les deux pro­vinces mais c’est assez pour que les influences ne soient pas les mêmes. Là-bas, on ne boit pas du cidre mais du vin blanc, et on parle gal­le­go plu­tôt qu’asturianu. Adolescent il serait bien allé aux Beaux-Arts à Madrid pour apprendre à peindre. L’école, le voyage et la vie étaient trop chers ; il est venu tôt s’ins­tal­ler à Gijón pour tra­vailler sur les chan­tiers navals, à la construc­tion des bateaux, à la sou­dure, à la plom­be­rie. « Je ne savais rien du tout alors ! », répète-t-il plu­sieurs fois avant de pré­ci­ser : rien du tout, c’est-à-dire bien peu de choses sur la dic­ta­ture encore en place, sa police poli­tique, les par­tis et syn­di­cats inter­dits. Il apprend vite : s’il lou­voie d’a­bord entre les Comisiones obre­ras et le Parti com­mu­niste espa­gnol, encore inter­dit, c’est à la CNT qu’il adhère défi­ni­ti­ve­ment, à laquelle il est encore fidèle. « Je ne sou­hai­tais pas appli­quer les ordres, même de grève, aveu­glé­ment. » À la fin des années 2000, les chan­tiers ferment les uns après les autres, le condui­sant à par­tir en retraite de manière anti­ci­pée. L’occasion de s’a­don­ner un peu plus à la pein­ture, qu’il n’a jamais ces­sé de pra­ti­quer — de la « por­no­gra­phie poli­tique », pré­cise-t-il. Je ne com­prends pas. Il me montre l’une d’elle et l’ex­pres­sion devient plus claire : il s’a­git d’un pas­tiche d’un tableau célé­brant ladite tran­si­tion démo­cra­tique, qui fait suite à la mort de Franco. Au pre­mier plan, des crânes évoquent les char­niers décou­verts chaque année depuis. Derrière se tient un repré­sen­tant du Partido Popular (PP), le par­ti conser­va­teur. Il tient le dra­peau natio­nal dans une main, le mar­teau de Thor dans l’autre. Les toiles de Francisco le montrent : la révolte ne l’a pas quit­té, à moins qu’elle ne se soit muée en un nihi­lisme actif. À deux reprises il l’af­firme : s’il a gran­di dans une dic­ta­ture, il n’aurait pas aimé avoir 20 ans aujourd’hui. 

*

À Gijón, la jour­née prend fin. C’était la der­nière avant de repar­tir. Entre le port de plai­sance où des jet skis finissent de gro­gner et le Musel, le port com­mer­cial et indus­triel, une longue plage se vide len­te­ment. Une longue plage sur laquelle Francisco fut un jour inter­pel­lé par la police fran­quiste. C’était au début des années 1970. Il était tôt, 6 ou 7 heures du matin peut-être. Deux membres de la Guardia Civil ques­tionnent le jeune homme, depuis seule­ment quelques semaines ins­tal­lé dans la ville. On ne marche pas sans but, paraît-il, alors que fait-il ici ? Où va-t-il ? Quel est son logeur, sa logeuse, où habite-t-il ? Je ne sais pas si Francisco bafouilla alors, mais tou­jours est-il qu’il s’en sor­tit. Il dor­mait chez une parente dont le mari était mili­taire et bien connu des deux agents. Ils lais­sèrent Francisco repar­tir sans fouille ni remon­trance. Dans son sac, pour­tant, se trou­vaient des docu­ments qui auraient pu le com­pro­mettre car, ce matin-là, le jeune homme allait à la ren­contre de cama­rades com­mu­nistes dont les acti­vi­tés et jus­qu’au simple ras­sem­ble­ment étaient pros­crits. Je regarde la plage, de nou­veau. Les jet skis se sont tus. Le Musel est silen­cieux, lui aus­si. Les mots de Francisco me reviennent et ajoutent comme une bande sonore au pay­sage. Lui, le port, il l’a connu toni­truant. Trois décen­nies durant, il s’y est ren­du pour tra­vailler à la construc­tion d’un nou­veau navire, cer­tain qu’il débraye­rait encore une fois si la situa­tion le deman­dait — cer­tain, fina­le­ment, qu’il débraye­rait toujours.


Photographies de ban­nière et de vignette : Roméo Bondon | Ballast


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  1. Sergio del Molino, La España vacía. Viaje por un país que nun­ca fue, Turner, 2016.[]
  2. L’un des seuls ouvrages tra­duits en fran­çais en ren­dant compte est celui d’Ignacio Díaz, Asturies 1934. Une révo­lu­tion sans chefs, Smolny, 2021.[]
  3. Mika Etchebéhère, Ma guerre d’Espagne à moi, Libertalia, 2021 (1976).[]
  4. Eugène Savitzkaya, Mongolie plaine sale, L’Empire et Rue Obscure, Labor, 1992.[]
  5. Ninanne, Dominique, « Les Asturies contées par les Belges », Anales de Filología Francesa, vol. 24. 2016.[]
  6. Mathieu Corman, Incendiarios de ído­los. Un viaje por la revo­lu­ción de Asturias, Cambalache, 2009, tra­duc­tion de Brûleurs d’i­doles. Deux vaga­bonds dans les Asturies en révolte, Tribord, 1935.[]
  7. Deux mois après ce séjour, en sep­tembre der­nier, près de dix mille manifestant·es ont défi­lé dans les rues de Madrid en sou­tien aux per­sonnes condam­nées ain­si que pour pro­tes­ter contre la répres­sion syn­di­cale.[]
  8. Deux de ses ouvrages ont récem­ment été tra­duits en fran­çais : L’Écriture sur le corps des femmes assas­si­nées de Ciudad Juarez, Payot, 2021 et La Guerre aux femmes, Payot, 2022.[]
  9. Manuel Ciges Aparicio, Los Vencedores, Sangar, 2015.[]
  10. Constant Malva, Un mineur vous parle, Plein Chant, 1985 (1948).[]

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