Un plaidoyer contre l’indifférence, l’alliance du féminisme et de l’antiracisme, un cinéma social, les syndicalistes d’un petit bourg de France, les grands voyages libertaires, la langue de la domination, les Droits de l’homme et la stratégie chaotique d’Hillary Clinton : nos chroniques du mois de mars.
☰ Pourquoi je hais l’indifférence, d’Antonio Gramsci
« Nous devons empêcher ce cerveau de fonctionner pendant vingt ans », clama le procureur Isgro avant d’envoyer le militant communiste Antonio Gramsci en prison, le 8 novembre 1926. Il s’éteindra à sa sortie, en 1937, après avoir légué aux socialistes de tous les pays ses fameux Carnets de prison — travail d’orfèvre élaboré au rythme de ses allées et venues dans sa geôle. Le présent recueil d’articles, majoritairement écrits dans les années 1917 et 1918 (c’est-à-dire avant l’aventure conseilliste de Turin), est une belle clé d’entrée dans son œuvre. On y saisit les germes des futurs apports conceptuels et pratiques du penseur. L’ouvrage est construit en cinq sections, montrant l’immersion de cet intellectuel dans le monde réel des exploités : l’indignation, la politique et les politiciens, l’éducation des Italiens, les maux de l’État italien et l’opposition à la guerre. Antonio Gramsci y aborde des notions ordinaires telles que l’hôpital, la religion, la guerre, la propagande, la bureaucratie, l’éducation, la famille, le milieu carcéral, le productivisme ou encore la modernité technicienne… Il le fait avec le langage du cœur et de la camaraderie, jetant aux bûchers des vanités le jargon de la « science » révolutionnaire. Chaque page fait montre d’une empathie pour le commun — non pas comme masse laborieuse, mais comme genre humain qui survit déjà par la solidarité. À l’écoute du peuple tel qu’il est, le communiste n’hésite pas à puiser dans un référentiel chrétien et teinte son socialisme d’un romantisme qui n’est pas sans rappeler celui de Walter Benjamin ou de Rosa Luxemburg. Les exploités, écrit-il à grands traits, ne peuvent échapper au pouvoir qui impose son hégémonie. Pour ne pas sombrer dans l’indifférence — marqueur de la liberté des dégagés de la vie —, l’individu doit cheminer avec colère et indignation, sans jamais, toutefois, perdre de vue le sens de l’empathie. La destination ? Une sorte de confrérie guidée par la sensibilité (pour percevoir), l’intelligence (pour analyser) et l’imagination (pour trouver une solution). Et l’œuvre complète de Gramsci de passer de la seule dénonciation de l’indifférence à la promotion directe d’une organisation collective, arme de subversion contre l’hégémonie dominante et premier pas vers l’action. [T.M.]
Éditions Payot|Rivages, 2012
☰ Ne suis-je pas une femme ? — Femmes noires et féminisme, de bell hooks
1851 : Sojourney Truth, ancienne esclave, lance au milieu d’un congrès de militants abolitionnistes : « Je crois qu’entre les Noir-e‑s du Sud et les femmes du Nord, qui parlent tou-te‑s de leurs droits, l’homme blanc va bientôt être dans le pétrin. » La transmission de toute lutte d’émancipation est un combat en soi — qui doit se rappeler que l’universalité est séduisante, mais jamais acquise. Il est difficile d’entendre (plus encore de la bouche d’autres femmes) que le féminisme serait une lutte bourgeoise, un à‑côté, une excroissance : cela ne freine en rien les viols, toutes les huit minutes, ni le nombre de celles qui succombent sous les coups de leur conjoint — parce que femmes. Le féminisme, l’antiracisme ou le socialisme perdent leur stature lorsqu’on leur ouvre les entrailles ; la chute s’avère d’autant plus grande quand il s’agit de termes qui poussent à une forme de noblesse d’esprit et de cohérence. Une chute aux responsabilités multiples. « Il y a une contradiction à ce que des femmes blanches aient construit un mouvement de libération des femmes raciste. […] Pourtant, l’existence de cette contradiction ne devrait mener aucune femme à ignorer les questions féministes. […] La question que nous devons nous poser c’est comment des femmes racistes peuvent s’autodéfinir comme féministes ? […] Aujourd’hui de nombreuses femmes noires aux États-Unis refusent de reconnaître qu’elles ont beaucoup à gagner de la lutte féministe. » Peur du changement et peur de perdre le peu qu’elles ont. Les livres, parfois, portent le poids du mutisme. Celui-ci parut en 1981 — bell hooks tient à signer sans majuscules afin que le plus important ne soit pas dans son identité mais dans la « substance de ses livres ». « Une socialisation raciste et sexiste nous avait conditionnées à dévaluer notre féminité et à considérer la race comme seul marqueur d’identification. En d’autres termes, on nous a demandé de nier une partie de nous-même, et nous l’avons fait. » Dans le sillon de Femmes, races et classes d’Angela Davis, elle propose une relecture de l’histoire nord-américaine centrée sur le combat qui opposa, dès l’esclavage, les luttes raciales et féministes — laissant sur le carreau les femmes noires, c’est-à-dire la population située au plus bas de l’échelle des rapports de pouvoirs. Longuement, bell hooks revient sur les conséquences que cela eut sur tout le XXe siècle : de la division du travail précaire aux clivages des imaginaires, en passant par les profondes divisions militantes. Même si l’histoire des communautés n’est pas identique ni transposable, telle quelle, entre la France et les États-Unis, on ne pourra que tirer profit de cette lecture. La réalisatrice Amandine Gay souligne dans sa préface la faiblesse du champ universitaire afro-féministe hexagonal et rappelle la nécessité de cette contre-histoire à bâtir. Un livre est toujours un aéroport. Celui-ci, fortement documenté tout en restant limpide, nous montre un autre ciel, plein d’enseignements quant aux enjeux identitaires qui nous rongent. Lorsque les anciennes vaincues de l’Histoire se réapproprient leur parole et ne parlent pas de revanche, il faut de toute urgence se taire pour les écouter. [M.M.]
Éditions Cambourakis, 2015
☰ Au Dos de nos images (1991 – 2005), de Luc Dardenne
Appelons-le « carnet de bord » ou « journal intime ». Appelons-le comme on voudra, ce mutant littéraire du cinéma écrit au fil de la pensée de Luc Dardenne. Depuis 1991, le réalisateur consigne ses tourments, ses fiertés, ses moindres pensées et ses rêves en matière de cinéma — mais pas n’importe quel cinéma : celui de son frère et le sien, le cinéma que l’on pense être réaliste mais qui tient bien davantage du cinéma de l’expérience, de l’empirique : « Ce qui importe pour un film, c’est d’arriver à reconstruire de l’expérience humaine. » Dans cet ouvrage aux allures d’intimité dévoilée, Luc Dardenne parle des personnages de ses films comme s’ils existaient indépendamment de sa volonté, de sa création, de lui : il doit s’adapter à Rosetta, la suivre et la comprendre ; il se doit de ne pas laisser Igor filer entre ses doigts, saisir ses comportements, se faisant oublier derrière le mince filtre de la caméra. Philosophe, aussi, Luc Dardenne saisit la pensée existentialiste pour façonner la trame de ses scénarios : Levinas, Sartre ou Dostoïevski s’emparent de lui tout autant que la psychanalyse et la littérature… Dans ces pages, Dardenne nous met face au travail de réflexion qu’il est nécessaire de mener avant de créer un film. Il s’isole dans l’écriture afin de ne pas être « étouffé » par la chambre mortuaire dans laquelle nous nous trouvons : revenir au concret, aux lieux, aux personnages et, surtout, ne pas fréquenter le milieu du cinéma. « Contre l’esthétisme qui nous guette, la plastique, tout ce fourbi artistique qui empêche les rayons humains de passer. » Dardenne n’a que faire de l’esthétisme ; il préfère s’intéresser au nécessaire visage de l’autre qui s’impose à nos yeux. C’est l’humanité tout entière qui se trouve dépeinte dans le premier tome de cette œuvre, indispensable lecture du cinéma des frères Dardenne de 1991 à 2005. Un cinéma social, sans artifices : « Paradoxe contemporain : l’esthétisation de la réalité exige la désesthétisation de l’art. » [M.S.F.]
Éditions du Seuil, 2005
☰ Le Bourg et l’Atelier — Sociologie du combat syndical, de Julian Mischi
Dans son dernier livre, Julian Mischi, sociologue et auteur d’ouvrages sur le rapport entre le Parti communiste français et les classes populaires (songeons à Servir la classe ouvrière, paru en 2010, ou au Communisme désarmé, quatre ans plus tard), relate et analyse le quotidien de syndicalistes ouvriers CGT dans un atelier SNCF, au sein d’un petit bourg industriel de 3 000 habitants. Cette étude est aussi une contre-enquête : il s’agit pour Mischi de contrer diverses représentations dominantes sur les liens entre espaces ruraux, monde ouvrier et positionnements politiques (on pense notamment à certaines thèses controversées du géographe Christophe Guilluy sur la désormais célèbre « France périphérique »). Dans un contexte médiatique où il devient commun de ne parler du monde ouvrier et du combat syndical que pour évoquer leur déclin et associer les populations rurales à des électeurs du Front national repliés sur eux-mêmes, Mischi entend rendre justice à la complexité comme à la combativité de certains espaces du territoire français. Ainsi, l’auteur rappelle que le monde ouvrier reste le premier groupe d’actifs dans les zones rurales (devant les agriculteurs) et choisit d’étudier l’évolution historique de ce monde dans un espace où l’engagement syndical demeure encore très présent à l’atelier — et particulièrement lié à la vie quotidienne, au bourg. L’ouvrage de Julian Mischi nous prouve qu’une représentation et une analyse rigoureuse de la situation des classes populaires sont plus que jamais des enjeux politiques. [L.V.]
Éditions Agone, 2016
☰ Les Bannières de la révolte — Anarchisme, littérature et imaginaire anticolonial ; la naissance d’une autre mondialisation, de Benedict Anderson
En cette fin de XIXe siècle, les empires vacillent. Leurs capitales sont secouées par des attentats anarchistes à Paris et à Barcelone. Leurs colonies se soulèvent à Cuba, Porto Rico, aux Philippines ou en Afrique du Sud. Internet n’existe pas encore, pas plus que les compagnies aériennes à prix cassés ; pourtant, l’agitation sociale se propage comme traînée de poudre. Les révolutionnaires et leurs idées circulent d’un continent à l’autre. Benedict Anderson nous raconte cette vague d’insoumissions et de révoltes et nous propose un étonnant voyage littéraire et politique. Pour l’historien, les luttes patriotiques et anticoloniales du Sud viennent puiser une partie de leur inspiration dans les écrits et les actions des anarchistes du Nord — et inversement. Il explore et révèle les liens intellectuels et les rencontres réelles entre ces insurgés que la distance, la langue et la culture séparent. Cette étonnante convergence, Anderson l’appelle la première mondialisation. Ce ne sont pas les marchandises ou les capitaux qui circulent, mais les idées rebelles et ceux qui les portent. Tout au long de ce voyage, on croise des personnages et des textes bien connus du milieu anarchiste (Malatesta, Kropotkine, Bakounine…) aussi bien que d’autres, oubliés, à l’instar de Félix Fénéon, critique d’art et poseur de bombes littéraires et explosives. Deux écrivains philippins, Rizal et De Los Reyes, occupent une large place dans ces pages qui parlent autant de révolutions que des écrits qui les ont inspirées. On comprend que, pour l’auteur, la littérature peut changer le monde au même titre que les fusils. [E.D.]
Éditions La Découverte, 2009
☰ LTI, la langue du IIIe Reich, de Victor Klemperer
C’est avant tout par la langue que le pouvoir politique influe sur la pensée de la population et s’autolégitime. Cela, le philologue Victor Klemperer l’a bien compris. Et, durant toute la période où les nazis seront au pouvoir en Allemagne, le Juif démis de ses fonctions de professeur à l’université observe, écoute et décortique le verbe du parti dans ses moindres détails. Au hasard des lectures, des émissions de radio ou des conversations à l’usine, il relève un vocabulaire, une manière de parler et des expressions propres au régime hitlérien — ils se sont infiltrés partout et tout le monde les utilise, des sympathisants aux opposants : les Juifs eux-mêmes parlent la langue du IIIe Reich. Chaque matin, avant de partir à l’usine, Klemperer consigne secrètement ce qu’il a observé la veille et, même si sa femme se charge de transporter régulièrement ses notes chez des amis de confiance, ne préfère pas courir de risques : il invente un nom de code, au cas où la Gestapo tomberait sur son journal lors d’une de leurs fréquentes perquisitions. Pour désigner cette langue du régime qu’il analyse et critique, ce sera la « LTI » — Lingua tertii imperii. De ce pénible travail d’écriture clandestine, où le philologue court chaque jour le risque de la déportation — qui ne lui est épargnée jusque-là que grâce à l’« aryanité » de sa femme, se dégage une analyse fine et détaillée de la novlangue nazie. Ces notes éparses et jetées sur le vif alternent bribes de conversations, analyses du vocabulaire ou réflexions sur les récurrences de certains termes. Klemperer relève ainsi comment la LTI a rendu positif le « fanatisme », ou comment elle déguise l’échec cuisant de ses armées en affirmant dans la presse qu’elles se battent « héroïquement ». Au-delà des grands événements et des atrocités que l’Histoire retiendra, ce livre est le témoignage d’une tyrannie quotidienne et insidieuse qu’il importe de ne pas oublier : celle qu’exerce la propagande langagière du pouvoir politique, constamment, et sur tout le monde. [ J.D.]
Éditions Albin Michel, 1996
☰ L’Éthique, essai sur la conscience du mal, d’Alain Badiou
Civils libyens secourus par un philosophe du boulevard Saint-Germain, interventions humanitaires diverses, protection des peuples, devoir d’ingérence… La protection des droits de l’homme est brandie comme justification à chaque intervention occidentale dans le monde. Avec une acuité redoutable, le philosophe Alain Badiou traque et dévoile, dans ce petit essai sous forme de manuel, les principes qui soutiennent cette politique. Écrit dans la période de triomphe du libéralisme qui suit la chute du mur de Berlin, il s’attache à dévoiler l’hypocrisie de la rengaine humanitariste de la fausse tolérance pour laquelle il n’y a « pas de liberté pour les ennemis de la liberté ». En repartant des fondements philosophiques de cette doctrine, Badiou nous amène à penser à rebrousse-poil et à contre-courant. Il dénonce, parfois avec humour, toujours avec précision, les impasses d’une conception de l’homme qui le ramène à un statut de victime et interdit de penser à partir de situations concrètes. Au contraire, reprenant le flambeau de la philosophie matérialiste des années 1960 et 1970, Badiou nous invite à penser à partir des corps, et de ce qu’il nomme des « processus de vérité ». Dans une langue exigeante, mais pédagogique, Badiou démonte l’éthique libérale au nom d’une conception qui fait la part belle à la pratique des vérités. Il pose comme principe éthique fondamental la fidélité, non pas aux principes abstraits, mais à ce qu’il nomme une rupture : « La possibilité de l’impossible, que toute rencontre amoureuse, toute refondation scientifique, toute invention artistique et toute séquence de la politique d’émancipation mettent sous nos yeux, est l’unique principe – contre l’éthique du bien-vivre dont le contenu réel est de décider la mort – d’une éthique des vérités. » Cet essai de philosophie est un livre offensif, incisif, où sont rebattues les cartes du logiciel droit-de-l’hommiste, sans cynisme ni dogmatisme. [J.G.]
Éditions Nous, 1993
☰ Hillary Clinton — La Reine du chaos, de Diana Johnstone
Il est fort probable qu’Hillary Rodham Clinton devienne le prochain président des États-Unis. Cela devrait signifier la continuité d’une des nombreuses dynasties du système politique états-unien. Le portrait fait par Diana Johnstone, journaliste et essayiste nord-américaine, n’est pas complaisant : elle démonte avec indépendance et rigueur l’image que Clinton s’est construite tout au long de sa carrière politique. Ancienne collaboratrice du sénateur républicain d’extrême droite Barry Goldwater lorsqu’elle était étudiante à l’université, avocate de l’Arkansas, sénatrice et première dame durant la présidence de son mari, secrétaire d’État pendant le premier mandat de Barack Obama, Hillary Clinton n’a pas voulu maîtriser son ambition. Lorsqu’elle était chef de la diplomatie, elle suivit avec grande diligence les « principes » de la politique étrangère, fruit de la fusion entre la vieille doctrine Brzezinski et celle, plus récente et extrémiste, des néoconservateurs. Elle apporta sa touche personnelle en l’appelant « Smart Power ». Deux traits fondamentaux signalent cette politique : l’intimidation et la subversion — en d’autres termes, l’ingérence dans les affaires intérieures des pays qui rejettent le schéma de domination impériale. Plusieurs exemples attestent de la participation active de Clinton : la guerre du Kosovo ; le soutien aux putschistes du Honduras (2009) et du Paraguay (2012), en Amérique latine ; la guerre de Libye (2011) ; l’ingérence en Syrie afin de déstabiliser le régime d’Assad ; la stratégie antirusse via pressions sur les pays de l’Europe de l’Est. Pour renforcer le « Smart Power » , elle instrumentalise des concepts tels que la « démocratie », les « Droits de l’homme », les « dictateurs » et le « génocide », en les vidant de leur sens, afin (d’essayer) de justifier la politique de domination qui répond aux seuls intérêts du complexe militaro-industriel-financier. C’est ainsi que le panorama mondial se caractérise par le chaos dont elle est devenue l’un des plus grands experts. Cette stratégie a payé, au regard des objectifs fixés : guerres civiles, coups d’État, fragmentations territoriales. Une machine à propagande massive et efficace. Peut-être est-ce la « formule » pour atteindre la présidence et garantir la continuité de la politique états-unienne ? [L.D.]
Éditions Delga, 2015
Photographie de bannière : Patrick Zachmann