Texte inédit pour le site de Ballast
Les lendemains de la révolution, la Terre et ses insectes, une anthropologie anarchiste, l’art d’escroquer les escrocs, la lutte par l’ordinaire, la mémoire de Sankara, les parias de la vie, les villes à fuir et le monde à voir : nos chroniques du mois de septembre.
☰ Bâtir aussi, du collectif des Ateliers de l’Antémonde
Ce roman écrit par le collectif des Ateliers de l’Antémonde nous plonge dans un futur où s’entremêlent luttes anticapitalistes, féministes et écologistes. 2011 signait les révolutions des « printemps arabes » : une vague populaire de contestation s’empara de plusieurs pays, le peuple se révolta, se battit, initia de nouvelles dynamiques. Puis nous voilà projeté·e·s en 2021. Le monde tel que nous le connaissons s’évapore : l’Haraka, « mouvement populaire et révolutionnaire, égalitaire et émancipateur », s’est imposé. On voit fleurir des communautés autogérées. Il faut se nourrir, se loger, partager les tâches quotidiennes : au sein d’une radio, d’un atelier de réparations de « vélas » ou d’une laverie collective, nous suivons une multitude de personnages — à Lyon, Toulouse, Genève ou Saint-Étienne. Autant de lieux remodelés par l’Haraka : les centrales nucléaires ne fonctionnent plus, le ciel est libéré des avions, les habitations ont été collectivisées. Il n’y a pas de gouvernement stable ; différents groupuscules rivalisent ; les divergences se révèlent ; les idées à mettre en œuvre fourmillent et se confrontent. À l’autre bout du spectre politique, l’extrême droite tente de récupérer le mouvement et d’instituer son gouvernement. Certain·e·s combattent avec des armes, d’autres via les ondes radio ; Julie, elle, répare des lave-linges et lutte en essayant d’émanciper les femmes (les vieux réflexes machistes de l’Antémonde sont encore présents). Un graffiti de la commune libre de la Guillotière — un quartier lyonnais — dit finalement tout ce qu’il y a à savoir : « La bourgeoisie peut bien se faire sauter. Nous portons un monde nouveau dans nos cœurs. » [E.M.]
Cambourakis, 2019
☰ L’Invention de la nature, d’Andrea Wulf
Qui a donc à la fois et dans le désordre influencé les théories darwiniennes et la poésie de Goethe, les voyages d’Élisée Reclus, la révolution bolivarienne ou encore les écrits de Thoreau ? Alexander von Humboldt, père, selon sa biographe Andrea Wulf, d’une conception de la nature qui marqua la science, mais aussi la littérature et la politique après lui — autant de successeurs dont les noms restent lourds et graves tant ils ont été célébrés. Mais celui d’Humboldt ne dit plus grand chose deux siècles après sa mort. Ses aventures ont pourtant charmé l’Europe du XIXe, des lieux officiels où se faisait la science aux salons où se discutaient l’héritage de la récente Révolution française et ses répercussions alentours. Voyageur infatigable, travailleur obstiné et passionné par son objet — l’organisation physique du monde —, Humboldt serait le dernier savant polymathe qui triompha en son temps de la fragmentation de la science en disciplines de plus en plus spécialisées. Tout à la fois géographe et géologue, zoologue et botaniste, intrigué par le magnétisme terrestre comme par le plus petit des insectes, rien n’échappait à sa curiosité. Un désir farouche de comprendre le monde en sa globalité l’a mené à le concevoir comme un tout dont les parties, en se répondant à chaque instant, le façonnent et lui donnent une forme en perpétuel devenir. Andrea Wulf a perçu dans cette approche singulière de ce qui nous porte et nous entoure la source de notre manière actuelle de concevoir la nature. L’œil attiré par les relations entre les choses ne laisse rien de côté. La tâche qu’Humboldt s’est assignée, aussi impossible qu’elle soit, a séduit scientifiques et naturalistes, leur intimant de chercher dans les détails les connexions qui soutiennent les choses, animées ou non. Retourner vers celui à l’origine de leur intérêt à de quoi susciter le nôtre. [R.B.]
Les éditions Noir sur Blanc, 2017
☰ Anarchisme et anthropologie, d’Alberto Giovanni Biuso
Alors qu’un tournant libertaire est depuis quelques années observé au sein de l’ensemble des sciences sociales, l’anthropologie a depuis longtemps fait l’objet d’une telle attention. Le philosophe italien Alberto Giovanni Biuso s’inscrit dans la lignée de Marshall Sahlins, Pierre Clastres ou, plus récemment David Graeber, pour interroger à nouveau frais les apports théoriques de ces derniers dans leur approche de communautés en marge du système économique capitaliste et mondialisé. Il argumente à leur suite en faveur d’une « éthique matérialiste », redonnant une place aux processus biologiques qui fondent toute vie humaine de même qu’animale. Le corps occupe une place centrale dans ce raisonnement. Ce dernier, « toujours en action et dans l’expérience », est pour l’auteur « le fait inéluctable qui relie l’être humain à n’importe quelle autre entité dotée de vie et formée de matière ». Les apports respectifs de l’écologie évolutive et de l’éthologie redonnent à la notion de limite un potentiel critique — non pas au service de la réaction mais de l’émancipation. C’est en reconnaissant les seuils corporels et biologiques partagés par tous que l’on peut agir dans le respect de chacun. « Une anthropologie libertaire devrait représenter une sorte d’herméneutique de la finitude
, contribuant à la conscience des limites de l’espèce, un antidote au principe selon lequel on peut faire ce que l’on veut de l’humain. » La pédagogie du Rousseau de L’Émile se voit critiquée pour sa naïveté et pour sa confiance aveugle dans la puissance absolue de l’esprit humain. Si elle est pessimiste en apparence, notamment dans la reconnaissance de l’inéluctabilité de la guerre pour la liberté et la défense de celle-ci, c’est dans ce pessimisme même que l’anthropologie d’Alberto Giovanni Biuso trouve sa force. Aussi trivial que cela puisse paraître, c’est de la matière que naît toute vie. Prendre en compte ce postulat revient à reconnaître les besoins de tous, et d’entrevoir les moyens d’y subvenir en évitant de recourir à un pouvoir souvent oppressif, pour y préférer une horizontalité émancipatrice. [R.B.]
Asinamali, 2019
☰ Au revoir là-haut, de Pierre Lemaître
Novembre 1918 : l’armistice est proche, cela se sent, se sait. Ce n’est qu’une question de semaines, peut-être de jours. Dans les tranchées de la Cote 113 se trouve Albert Maillard : un brave type du genre naïf, un bon fond. Comme tant d’autres il n’a pas choisi d’être là et ne voulait pas de la guerre. Pis : le voilà sous les ordres du lieutenant Henri Aulnay-Pradelle, sadique qui l’aime, cette guerre — « un homme pour qui la mort des autres ne compte pour rien, leur vie non plus d’ailleurs ». Peu lui importe que la fin du conflit approche : il lance l’assaut de la Cote 113, espérant en tirer quelque gloire auprès de ses supérieurs. Albert frôle la mort, sauvé de justesse par un soldat de 24 ans défiguré par l’explosion d’un obus — il se nomme Édouard Péricourt. À l’hôpital militaire, ce dernier souffre comme jamais ; seul la morphine parvient à le calmer. Pour lui, « le temps s’était arrêté avec l’éclat d’obus, brusquement ». Afin de le tirer d’affaire, Albert échafaude un plan risqué : le faire passer pour mort. Risqué mais couronné de succès. Les deux compagnons vivront de peu : petits boulots pour Albert, morphine pour Édouard, désormais accro. Ce prétendu décès conduit la riche famille Péricourt à se rapprocher d’Albert, supposé avoir connu leur fils dans ses derniers instants. Quant à Aulnay-Pradelle, sa récente entreprise a décroché des contrats, évidemment juteux et pourris jusqu’à l’os : « Pour le commerce, la guerre présente beaucoup d’avantages, même après. » Albert et Édouard se piquent alors d’une idée folle : une escroquerie d’ampleur qui leur permettrait de profiter du patriotisme ambiant… Une fresque de l’après-guerre empruntant à la fable : les escrocs ne sont sans doute pas ceux que l’on dit. [M.B.]
Albin Michel, 2013
☰ De la décence ordinaire, de Bruce Bégout
Qu’est-ce qu’une « société décente » ? C’est non sans clarté que Bruce Bégout se frotte à cette question en réhabilitant le concept de common decency, porté par l’écrivain révolutionnaire George Orwell : en-deçà de toute institutionnalisation du bien et du mal, cette décence désignerait la propension innée de l’homme du commun à distinguer le bon du mauvais — ce qui est acceptable de l’indéfendable, comme une sorte de « base anthropologique ». Cette base, antérieure à toute institution de normes, comprend une éthique fondamentale. En posant cette antériorité de principe, l’auteur met en garde contre la tentation d’assimiler cette décence ordinaire à une classe sociale en particulier, qu’il s’agisse du « peuple » ou plus particulièrement du « prolétariat » ; « l’homme ordinaire » ne désigne rien d’autre que la part « d’ordinaire » qui réside en chacun. Pour que la révolution contre la froideur monstrueuse de l’État ou du Marché ait lieu, il ne faut donc pas se préparer au sublime, mais simplement chérir l’ordinaire, base constitutive de toute expérience vécue — fût-elle médiocre, et à première vue décevante. En bon phénoménologue, Bégout rappelle que la décence ordinaire n’est pas une idéologie mais avant tout un « climat », qu’il s’agit de retrouver loin du l’intelligentsia opportuniste et hypocrite qu’Orwell critiquait avec férocité. Plus profondément, la common decency fait partie de ces concepts qui permettent de réintroduire de la négativité à l’ère où domine un positivisme aveugle. S’ensuit cette question : au lieu de nous en remettre à l’illusion d’un « progrès » techniciste sans fin, ne vaut-il pas mieux tenter de préserver ce qui, à l’état latent, demeure encore « décent » en l’Homme ? [A.C.]
Allia, 2008
☰ Nègres jaunes et autres créatures imaginaires, d’Yvan Alagbé
D’abord, la couverture. Les yeux s’arrêtent sur le jaune criant, sur l’étagère, avant de discerner l’image. Un nœud dans l’estomac. Le coup de pinceau est sobre, le trait intense. Le blanc de la page qui ne l’est pas. L’ombre est présente partout. Construit comme un recueil de nouvelles, ces récits nous confrontent à des instants de réalité dont la puissance déborde de la page. L’exploitation des travailleurs sans-papiers, la violence du racisme quotidien et de la misère, les stratégies de survie, la débrouille, les rencontres. La rupture qu’est l’exil, les pensées complexes qui en jaillissent, la tristesse et le désarroi, parfois. La rage sourde, aussi. La folie de certains, la détermination des autres. La grande Histoire qui ne cesse de se rappeler dans les mots, les actes ; sur un canapé, à l’autre bout de la ligne du téléphone qui n’arrête pas de sonner, souvent pour ne rien dire. L’absence. L’attente. Un esprit qui divague. Un mort qui s’abat sur le corps d’une femme. Une valise pleine de ces petits riens qui manquent tant. Les traces de luttes collectives dans une rue ou la grève des travailleurs sans papiers de 2009. Les traîtres que l’Histoire déguise, les combattants qu’elle efface. « Mais malgré les gouverneurs, les empereurs, les assassins en col blanc, dans la vitrine des intérimaires grévistes de Montreuil comme au cœur de l’Afrique, il y a la mémoire vivante de Thomas Sankara. » C’est à sa mémoire aussi, que ces personnages jaillis de l’esprit de l’auteur, entre 1994 et 2011, sont réunis dans ce roman graphique. Édité par une plateforme qui n’a pas de maison et lie Paris à Bruxelles, il se peut qu’il finisse entre vos mains. [C.G.]
Frémok, 2012
☰ À mes frères, de Louise Michel
Pour qui n’aurait jamais lu Louise Michel, ce modeste volume anthologique (moins de 200 pages, joli format de poche) prive désormais de toute excuse ; pour qui la connaît de près, il ravive non sans plaisir de vieilles lectures, offrant en prime quelques inédits. Ne présentons pas son auteure : cette note n’y suffirait pas et, partant, friserait l’affront. Disons seulement qu’elle jurait appartenir « toute entière à la révolution sociale » et boudait le « néant des discussions théoriques pures ». Les contours de cette révolution vont s’affirmant au fil des pages. Entre la fumée des barricades et le raffut des armes, la rumeur des réunions et la mer qui l’emporta au loin, d’articles en poèmes, de conférences en extraits de ses Mémoires, on voit le peuple, le sien, l’en bas duquel surgit « la vérité » — contre les tyrans, les financiers, les colonialistes. On voit la République, la véritable, la chose publique — contre celle des bourgeois et des libéraux, bons citoyens soucieux du sang coulant des communards. On voit les femmes, esclaves de l’autre sexe, et Louise Michel prendre la parole pour ne plus rester le « potage » de ce dernier. On voit aussi les animaux, et le sort que la société leur réserve se nouant, se prolongeant et se liant à « la cruauté envers les hommes ». Quelque part entre tout cela, le boucan et le brouillard, l’anarchiste s’emporte contre les scissions pour mieux convier à l’union : « Nous unir tous, prolétaires, bohèmes déshéritées, parias de la vie, et dans une étroite solidarité d’intérêt, déclarer une guerre implacable au capital infâme ; nous montrer sans pitié dans la lutte contre les accapareurs, les ruffians, les banquistes […]. » À l’heure où sort ce volume, la rue compte ses blessés sous les tirs de « défense » de la police et se remplit d’une jeunesse qui ne croit plus, elle, que l’« l’étoile du progrès éclaire l’avenir ». [M.L.]
Libertalia, 2019
☰ Les Vraies richesses, de Jean Giono
Du cachot à l’espoir — ainsi pourrait-on résumer l’affaire qui nous retient là. Le narrateur marche dans Paris et son chemin tient du calvaire. La rue a « la densité effroyable des choses mortes » ; les logements sont faits d’une « cruelle matière » ; les piétons avancent en captifs, tristes tas d’esclaves. Giono cherche la terre sous le goudron, songe aux pieds privés de leur nudité. Le travail y est « laid, inutile et dévorant », le regard des travailleurs n’obéit plus au sang qui circule dans leur corps. Giono étouffe, rêve de révolte, de cheval libre, d’étoffe que l’on sait encore tisser de ses mains. « Qui saurait vivre ? », demande-t-il. Non pas la vie des métros et des autobus, qui n’est qu’une mort fardée, mais « la vie épique », précise-t-il, celle qui surgit sitôt la ville abandonnée — celle du corps animal. Mais bientôt vient « l’aube [qui] éclaire les champs ». Giono a déserté la cité ; un oiseau vole, il y a du pain sur la table. Le revoilà « l’homme premier », le paysan. Il retouche, dit-il, la saveur des choses. Se réjouit de la lourdeur de l’intelligence instinctive. Divague sur l’avenir : des villes crevées par les arbres, forêts toutes entières. Superbe, la plume l’est ; envoûtantes, ces pages le sont. Mais il faut tenir tête au sort que ce livre nous jette : Giono s’avance plus que de raison : de la célébration mystique du naturel à la ratification du cours des choses, il est un pont — que l’écrivain franchit. Le pur face à l’artifice, la « loi des mondes » face aux « remèdes sociaux », l’immobilité face à l’aventure, le bon sens face à la fausse monnaie de la modernité : autant de gros sabots. Si le Provençal dénonce à raison « la civilisation de l’argent », c’est sans le dire qu’il offre, un an après la victoire du Front populaire, des munitions au camp de la contre-révolution. Exhorter à détruire la société de l’atome et du fric pour mieux saisir la joie du vent, des bois, des bêtes et des francs compagnons, nous signons — pour nous empresser d’ajouter : il n’est aucun Dieu ni ordre des ancêtres ; nos pieds, même nus, ne se contenteront pas de « traîn[er] des racines ». [E.C.]
Grasset, 2002
☰ Extérieur monde, d’Olivier Rolin
Dans une autre vie, contée avec ce qu’il faut de plume et de beauté dans un livre bientôt vieux de 20 ans, Tigre en papier, Olivier Rolin a peint la France des années 1970, celle dans laquelle le jeune homme qu’il était, chef de la branche armée de la Gauche prolétarienne, aspirait à changer le monde. Le temps a passé et, de cela, il n’est pour lui plus question. Seulement de le parcourir — ce n’est pas une mince affaire non plus, mais on l’accomplit généralement seul. Extérieur monde oscille entre le testament et les Mémoires : plus réjouissant que le premier, moins solennelles que les secondes. Rolin extirpe de ses piles de carnets de quoi écrire au strict fil de la plume. Dire qu’il digresse serait peu dire : le livre (conçu « comme un arbre ») n’est qu’une digression. Les phrases se suivent pour mieux se disperser ; les parenthèses ne sont plus des signes de ponctuation mais une structure narrative. Bientôt, on ne sait plus où l’on est : Port-Soudan, Beyrouth, Kaboul, Oulan-Bator, Riga, Shangai, Mexico ? Rolin interdit à son lecteur de reprendre son souffle : livre-vortex, hirsute, audacieux bazar d’une existence seulement tenu par un cadre trop grand, la Terre (« notre vieille toupie »). Qu’importe, peut-être. Restera au lecteur, ahuri et trempé par la pluie de noms propres et de pays, quelques vives impressions, des éclats, des giclures. Écrire, c’est « faire de la beauté avec des mots » ; la vie, c’est « un arbre infiniment ramifié et feuillu » : Rolin convoque ses maîtres en la matière, bataille avec le pronom le plus prisé de notre époque (on aura reconnu je), traîne en solitaire sa « vieille écaille jaspée de tortue marine », joue au vieux con (mais un jeu qu’il prend très au sérieux : les livres sont des espèces en voie de disparition, on ne peut plus dire aux femmes de chambre qu’elles sont jolies), râle (contre l’Artiste, Sartre, le culte du présent) et tombe amoureux à chaque coin de rue (donc de page). « Il n’y a pas de bout du monde, le monde est parfaitement cousu à lui-même », écrit-il quelque part : laissons cette phrase sans conclusion, à l’image du livre qui nous l’offre. [L.T.]
Gallimard, 2019
Photographie de bannière : Pentti Sammallahti