Lili Brik & Vladimir Maïakovski : les amants de la Révolution


Amour & Révolution : le tan­dem, qui tend au lieu com­mun, fait pour­tant sens ici. Vladimir Maïakovski et Lili Brik se connurent à la veille de la prise du pou­voir des bol­che­viks et vécurent une pas­sion longue d’une décen­nie. Le poète russe se don­na la mort avant la grande famine et les purges sta­li­niennes. Le XXe siècle n’a pas seule­ment enfan­té camps et char­niers : on lui doit nos plus grands poètes et Maïakovski est sans conteste l’un d’entre eux. Léon Trotsky le décri­vit comme un « talent colos­sal » et Elsa Triolet dit de lui qu’il « pos­sé­dait à un degré extrême ce que les Français appellent le sens de l’absolu ». Récit d’un amour ora­geux sur fond de guerre civile.


miak222 jan­vier 1905. Des dizaines de mil­liers de per­sonnes marchent en direc­tion du Palais d’Hiver, au cœur de Saint-Pétersbourg. La mani­fes­ta­tion, popu­laire et paci­fique, est conduite par le pope Gapone, rédac­teur d’une péti­tion qu’il tient à remettre au tsar. Celle-ci réclame l’instauration d’un régime plus éga­li­taire et res­pec­tueux des liber­tés indi­vi­duelles et col­lec­tives — sans tou­te­fois remettre en ques­tion la légi­ti­mi­té de Nicolas II. Les gardes impé­riaux ouvrent le feu (les his­to­riens feront état de 96 à 4 000 morts). Trotsky, alors exi­lé en Suisse, perd connais­sance lorsqu’il apprend la nou­velle et ne tarde pas à rejoindre la Russie. Les écrits de Lénine, lui aus­si à l’étranger, témoignent de son enthou­siasme : « Les bar­ri­cades se dressent, la fusillade cré­pite, le canon tonne. Des ruis­seaux de sang coulent, la guerre civile pour la liber­té s’allume. » Enthousiasme pour­tant pré­ma­tu­ré : le gou­ver­ne­ment étrangle sans tar­der le mou­ve­ment insur­rec­tion­nel — Trotsky est incar­cé­ré ; Lénine s’enfuit en direc­tion de la Finlande…

Vladimir n’a alors que douze ans. Il vit dans une famille modeste de Géorgie et se fait remar­quer pour ses talents de des­si­na­teur. Avant de rejoindre le Parti social démo­crate en 1908, il est régu­liè­re­ment inter­pel­lé du fait de ses acti­vi­tés mili­tantes et séjourne six mois sous les ver­rous, à l’âge de seize ans. La pri­son reste la meilleure école lit­té­raire : la soli­tude et les lec­tures forgent le poète à venir. Lili, de deux années son aînée, a gran­di dans la bour­geoi­sie juive de Moscou. L’étudiante par­ti­cipe à sa façon au sou­lè­ve­ment de 1905 : elle refuse de tres­ser ses che­veux pour la prière mati­nale et orga­nise, avec ses cama­rades de classe, quelques réunions politiques…

« Maïakovski brûle tout ce qu’il touche : son impa­tience est telle qu’il ne par­vient jamais à ache­ver un livre et qu’il refuse de man­ger du pois­son avec des arêtes. »

Il fau­dra attendre une décen­nie pour que les deux amants qu’ils ne sont pas encore se ren­contrent pour la pre­mière fois. La France et l’Allemagne guer­roient depuis quelques mois lorsque Elsa, la sœur de Lili — et future femme d’Aragon —, lui pré­sente ce jeune poète dont elle admire tant le talent. Maïakovski, bra­vache et fort en gueule, fan­fa­ronne et clame à qui veut l’entendre que nul n’est en mesure de lire ses vers mieux que lui. Lili Brik s’y essaie — plu­tôt bien — mais fait savoir à l’écrivain qu’elle n’apprécie que modé­ré­ment le poème en ques­tion. La jeune femme, mariée à l’écrivain Ossip Brik, ne par­tage pas, loin de là, l’engouement de sa sœur pour ce rimailleur inso­lent, chien fou aux dents pour­ries, titan large d’épaules qui flambe ciga­rette sur ciga­rette. Maïakovski brûle tout ce qu’il touche : son impa­tience est telle qu’il ne par­vient jamais à ache­ver un livre et qu’il refuse de man­ger du pois­son avec des arêtes tant cela lui ferait perdre son temps… Lili ne sou­haite tout sim­ple­ment plus entendre par­ler de lui.

Face à l’insistance d’Elsa, elle consent, de guerre lasse, à se rendre à l’une de ses lec­tures publiques. Plus qu’une sur­prise, une com­mo­tion. Maïakovski, vingt-deux ans, dédi­cace à Lili l’un de ses poèmes au cours de la soi­rée. Son recueil, Le Nuage en pan­ta­lon, paraît en 1915. En page de garde, on peut lire : « À toi, Lili ». Le livre est cen­su­ré — plu­sieurs pas­sages ont été rem­pla­cés par des points — et les ventes ne s’envolent guère. Ossip Brik dépeint alors Maïakovski comme « une per­son­na­li­té colos­sale » et « un hor­rible voyou ».

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Par l'auteur

Le poète déclare à un ami qu’il a ren­con­tré la femme de sa vie, mieux, l’unique. On les voit bien­tôt déam­bu­ler le long des quais, la nuit tom­bée sous le charme des deux amants, sur la pers­pec­tive Nevski ou dans les îles de la rivière Neva. Couple impro­bable que celui qu’ils forment : lui, le pro­vin­cial séden­taire et va-nu-pieds, les poches per­cées et le savoir clair­se­mé ; elle, la Moscovite culti­vée et cos­mo­po­lite que Raspoutine a ten­té de séduire. Lili coupe les che­veux hir­sutes de son Volodia — c’est ain­si qu’elle le sur­nomme — puis l’envoie chez le den­tiste. On le dit métamorphosé.

« Lui, le pro­vin­cial séden­taire et va-nu-pieds, les poches per­cées et le savoir clair­se­mé ; elle, la Moscovite culti­vée et cosmopolite. »

Maïakovski s’engage aux côtés de son pays contre l’Empire alle­mand. Par la plume puis dans les rangs de l’armée russe, comme des­si­na­teur, lorsqu’il par­vient, après avoir essuyé un pre­mier refus (pour « opi­nions poli­tiques dou­teuses »), à l’incorporer au titre de volon­taire. Si Maïakovski ne doute pas que la guerre puisse engen­drer une nou­velle géné­ra­tion d’hommes, plus forts, plus robustes, il se montre moins caté­go­rique quant à l’amour que Lili lui porte. Du moins, quant à l’intensité de celui-ci. Il s’effondre en larmes sur un divan en criant : « Lili ne m’aime pas ! » L’âme vol­ca­nique du poète use la jeune femme, indé­pen­dante et volon­tiers liber­tine, qui se plaint de n’avoir plus une seule minute à elle… Tandis qu’ils se pro­mènent dans les rues de Saint-Pétersbourg, Maïakovski lit à haute voix un des der­niers textes qu’il lui a consa­cré. Elle s’en irrite et lui reproche de n’avoir que l’amour aux lèvres. Il déchire aus­si­tôt la feuille puis la jette au vent. « Amour ! tu n’existes / que dans mon cer­veau / enflam­mé ! », disait le poème…

1917. Le télé­phone sonne. Lili décroche et entend la voix de Maïakovski à l’autre bout : « Je me tire une balle. Adieu, Lilik. » Elle se rue à son domi­cile et le trouve, sain et sauf, un revol­ver posé sur sa table. L’arme s’était enrayée lorsqu’il avait pres­sé la gâchette… À la même époque éclate une grève géné­rale en Russie ; les tra­vailleurs exigent du pain, la fin de la guerre et l’abolition de la tyran­nie tsa­riste. La grève se mue en révo­lu­tion popu­laire. Après avoir ordon­né la répres­sion du mou­ve­ment et dis­sous la Douma (l’une des deux assem­blées com­po­sant le Parlement), Nicolas II abdique le 2 mars. « La nou­velle de la fin du tsa­risme est accueillie dans toute la Russie avec des explo­sions de joie. Dans les tran­chées, les sol­dats entonnent La Marseillaise en agi­tant le dra­peau rouge. À Petrograd et à Moscou, la liesse prend des airs de grande ker­messe. Ivres de vod­ka et de liber­té, les gens s’étreignent, rient et pleurent comme jamais pour célé­brer l’avènement d’une nou­velle ère », rela­te­ra l’historien Luc Mary dans Les der­niers jours des Romanov. Un gou­ver­ne­ment pro­vi­soire est ins­ti­tué : il orga­ni­se­ra des élec­tions durant le mois d’octobre afin de pro­cla­mer démo­cra­ti­que­ment une Assemblée constituante.

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Par l'auteur

Vladimir Maïakovski célèbre d’une encre tour­billon­nante l’effondrement du pou­voir auto­cra­tique. Il n’est encar­té à aucun par­ti : « Ce qu’il célèbre s’apparente à un socia­lisme liber­taire for­te­ment tein­té d’anarchisme », pré­ci­se­ra Bengt Jangfeldt dans sa monu­men­tale bio­gra­phie La Vie en jeu. Trotsky, de retour en Russie, déplore le manque de radi­ca­li­té du gou­ver­ne­ment inté­ri­maire et tem­pête : « Des têtes doivent tom­ber, le sang doit cou­ler… La force de la Révolution fran­çaise, c’était cette guillo­tine qui rac­cour­cis­sait d’une tête les enne­mis du peuple. C’est un ins­tru­ment excellent. Il nous en faut une dans chaque ville. » La frac­tion bol­che­vik, diri­gée par Lénine, s’empare du pou­voir avant les élec­tions. Les urnes, estiment-ils, don­ne­ront les clés du pays à la bour­geoi­sie : seule une authen­tique révo­lu­tion com­mu­niste, struc­tu­rée sur la base des théo­ries mar­xistes, est en mesure de ren­ver­ser les classes pos­sé­dantes et d’assurer l’avènement du pro­lé­ta­riat. Lénine fait abo­lir la grande pro­prié­té fon­cière, les pri­vi­lèges natio­naux et reli­gieux ain­si que le tra­vail de nuit pour les femmes et les enfants. Il natio­na­lise les banques et pro­clame la sou­ve­rai­ne­té et l’égalité de tous les peuples de Russie. Les terres sont par­ta­gées et dis­tri­buées : les familles gagnent cha­cune quelques hec­tares. Le bol­che­vik Lev Kamenev abroge léga­le­ment la peine de mort ; Lénine s’indigne : « Croit-on que l’on puisse faire une révo­lu­tion sans fusiller ? […] C’est une faute, une fai­blesse inad­mis­sible. » Les bol­che­viks signent, non sans hési­ta­tions, un trai­té d’armistice avec l’Allemagne en décembre 1917. L’aigle impé­rial est rem­pla­cé par le dra­peau rouge. L’ancien calen­drier ortho­doxe julien est aban­don­né au pro­fit du gré­go­rien. L’Armée rouge est créée en janvier.

« La frac­tion bol­che­vik, diri­gée par Lénine, s’empare du pou­voir avant les élec­tions. Les urnes, estiment-ils, don­ne­ront les clés du pays à la bourgeoisie. »

Deux mois plus tard, Maïakovski déclare que le futu­risme, auquel il adhère poé­ti­que­ment, est une for­ma­tion « anar­cho-socia­liste ». Le Café des poètes, qu’il fré­quente assi­dû­ment, est fer­mé par le nou­veau régime qui n’entend pas lais­ser les anar­chistes — qua­li­fiés de « gau­chistes » et de « petits-bour­geois » par Lénine, dans son célèbre opus­cule La Maladie infan­tile du com­mu­nisme — consti­tuer une force auto­nome du pou­voir cen­tral et du Parti. Lili écrit à son bien-aimé : elle a rêvé de lui, de lui et d’une autre à ses côtés. Maïakovski répond : « Je mets entre les femmes et moi trois ou quatre chaises pour qu’elles ne m’envoient pas quelque nocive exha­lai­son. » Songe avi­sé puisqu’une femme vient effec­ti­ve­ment d’entrer dans la vie du poète… Mais si Maïakovski en fré­quente volon­tiers plus d’une à la fois, Lili reste pour­tant la seule, l’unique, à pos­sé­der la moindre de ses pen­sées : « N’oublie pas qu’à part toi, je n’ai besoin de rien, que rien ne m’intéresse », jure l’écrivain. « Je t’aime ter­ri­ble­ment », répond Lili, qui ne quitte plus la bague qu’il lui a offerte, avec son nom gra­vé à l’intérieur. Tout doit néan­moins demeu­rer à sa place : Lili reste d’abord l’épouse d’Ossip Brik… Ce qui ne les empê­che­ra pas d’emménager ensemble un an plus tard. La coha­bi­ta­tion s’avère des plus hou­leuses. Le couple tient même un car­net pour y consi­gner, au terme de leurs inces­santes dis­putes, les torts res­pec­tifs de cha­cun. Le ménage éclate à l’hiver 1920. Lénine, quant à lui, raille : « Quelle dic­ta­ture [du pro­lé­ta­riat] avons-nous, c’est de la bouillie pour les chats, pas une dic­ta­ture. » Pour per­mettre à la révo­lu­tion de se main­te­nir face aux attaques répé­tées des Blancs (les nos­tal­giques de l’Ancien régime), le lea­der bol­che­vik prône la « sou­mis­sion » des masses dis­ci­pli­nées, c’est-à-dire l’acceptation « sans réserve » de sa posi­tion unique de « chef d’orchestre ».

Ossip Brik devient enquê­teur auprès de la police poli­tique du régime, la Tchéka, et tous trois s’installent dans le même immeuble. Les témoins rap­portent que l’impétueux Maïakovski se montre presque docile en pré­sence de sa Lili : le poète confesse qu’il serait prêt à por­ter son « sac avec [l]es dents » s’il le fallait…

« L’Art pour l’Art, celui qui admire ses lettres capi­tales dans le reflet des miroirs, fait hor­reur à Maïakovski. »

Son enga­ge­ment auprès des com­mu­nistes se tra­duit fina­le­ment par la réa­li­sa­tion d’affiches, qu’il des­sine et que Lili Brik colo­rie, ayant voca­tion à dif­fu­ser, auprès du grand public, les mes­sages du gou­ver­ne­ment en lutte contre les mili­tants tsa­ristes. Le com­pa­gnon­nage est tou­te­fois uni­la­té­ral : les auto­ri­tés bol­che­viks per­çoivent d’un mau­vais œil cet his­trion dif­fi­ci­le­ment contrô­lable. Lénine va jusqu’à ful­mi­ner : « Foutaises, stu­pi­di­tés, idio­tie crasse et pré­ten­tieuse. » Quant au Parti, il décrète que le futu­risme est « absurde et per­vers », à la fin de l’année 1920. Le pou­voir n’a que faire des cou­leurs qui le fardent : blanc ou rouge, il demeure fidèle à lui-même : cer­tains pas­sages de ses ouvrages sont de nou­veau cen­su­rés… Le poète bro­carde dès lors celui qu’il révé­rait naguère : des vers com­parent Lénine à une sta­tue — sym­bole à ses yeux d’immobilisme et de nécrose. Maïakovski, ana­ly­se­ra son bio­graphe Jangfeldt, exige « le droit du poète à par­ler d’égal à égal avec le repré­sen­tant du pou­voir ». L’Art pour l’Art, celui qui admire ses lettres capi­tales dans le reflet des miroirs, fait hor­reur à Maïakovski. L’homme n’aspire qu’à une chose : œuvrer à la révo­lu­tion sociale par les armes qui sont les siennes, c’est-à-dire les mots, ces fusils qui font cou­ler de l’encre. Parler au peuple. Parler aux masses. Parler au grand nombre. Quitte à perdre, en che­min, quelques plumes. Il s’implique éga­le­ment dans la pro­mo­tion des pro­duits conçus par les coopé­ra­tives ouvrières et éta­tiques afin d’endiguer le com­merce privé.

L’écrivain cherche à publier à l’étranger dans l’espoir de retrou­ver son indé­pen­dance. Lili part en voyage afin de l’aider à nouer de nou­veaux contacts. Un cour­rier qu’elle lui adresse atteste de l’amour qu’elle conti­nue de lui por­ter, en dépit des aléas et des accrocs qui carac­té­risent leur rela­tion : « Ne me trompe pas !!! J’en ai tel­le­ment peur. Je te suis abso­lu­ment fidèle. […] Tu es à moi ? Tu ne veux pas quelqu’un d’autre ? Je suis à toi corps et âme, mon cher petit ! » Les bou­quets de fleurs dont il couvre Lili n’empêchent pas l’amante de le congé­dier à nou­veau. Il rédige une lettre, atta­blé dans un café de for­tune : « Ainsi que je t’aimais il y a sept ans, je t’aime aujourd’hui. Quel que soit ton sou­hait, quel que soit l’ordre qui me vien­drait de toi, je l’accomplirai aus­si­tôt avec enthou­siasme. » Lili cède. La rup­ture se change en pause. Une pause qu’elle espère tou­te­fois silen­cieuse et apai­sante… Maïakovski lui adresse des fleurs et des oiseaux en cage, noir­cit feuillets sur feuillets, se com­pare à Oscar Wilde embas­tillé puis use ses semelles et ses jour­nées à tour­ner en rond sous la fenêtre de celle qui mène sa vie comme elle l’entend désor­mais. Lili fixe enfin un ren­dez-vous à Petrograd (ancien­ne­ment Saint-Pétersbourg). Sur le quai de la gare, Maïakovski fond en larmes.

« Maïakovski prend les routes, de Russie, du Caucase et même des États-Unis, pour por­ter la voix de sa patrie. Voilà six mois qu’ils ne se sont pas revus. »

L’année 1924 se drape de noir : Lénine décède, cer­tai­ne­ment des suites d’une balle dans la nuque jamais extraite, et Lili Brik lui annonce qu’elle en aime un autre. Maïakovski prend les routes, de Russie, du Caucase et même des États-Unis, pour por­ter la voix de sa patrie. Voilà six mois qu’ils ne se sont pas revus. Lili des­cend du train ; il fait tom­ber sa canne sous le coup de l’émotion. La chambre qu’il a pré­pa­rée pour elle croule sous les fleurs et les pré­sents. Ils parlent à n’en plus pou­voir. Il n’y aura, doré­na­vant, plus de contacts phy­siques entre eux. Ossip, Lili Brik et Vladimir Maïakovski vivent main­te­nant sous le même toit. Le poète enchaîne les confé­rences à un rythme haras­sant. Les dés­illu­sions affluent pour­tant de jour en jour… Mais s’il lui arrive de dénon­cer les rigi­di­tés bureau­cra­tiques du régime comme la ser­vi­li­té des artistes (il n’a jamais vou­lu être membre du Parti), il ne va pas, tant s’en faut, jusqu’à rompre avec le pou­voir sovié­tique — Victor Serge le tien­dra même, dans ses Mémoires, pour un artiste offi­ciel du régime. On est en droit de se deman­der ce qu’il pen­sait, par exemple, de l’impitoyable répres­sion des marins de Kronstadt, lui qui écri­vit qu’un « com­mu­niste, un être humain / n’a pas le droit d’avoir le goût du sang ».

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Les femmes qui par­tagent sa vie ou son lit savent qu’il en aime une autre, la même, cette rousse aux grands yeux sombres. « Toutes les autres, je les aime bien, ou même je les aime BEAUCOUP, mais seule­ment en deuxième place. Voulez-vous que je vous aime en deuxième place ? », demande-t-il à une pré­nom­mée Natacha, en 1928. Lili sup­porte mal de n’être plus la seule dédi­ca­taire : la muse éter­nelle pren­drait-elle du plomb dans l’aile ? Leur rela­tion se dété­riore plus encore lorsqu’elle découvre sa « Lettre de Paris sur l’essence de l’amour », entiè­re­ment consa­crée à la jeune femme dont il s’est récem­ment épris. Lili tente de se sui­ci­der en ava­lant des bar­bi­tu­riques. Ce geste fait écho aux propres pul­sions mor­ti­fères de l’écrivain : il aime mieux esqui­ver ce sujet pour le moins douloureux.

« Il n’y a pas d’autre che­min pos­sible pour moi. Lili — aime-moi. […] La barque de l’amour s’est bri­sée contre la vie cou­rante. Comme on dit, l’incident est clos. »

L’Encyclopédie sovié­tique rend son ver­dict en 1930 : la révolte du poète Maïakovski serait de nature anar­chiste, indi­vi­dua­liste et petite-bour­geoise. La cen­sure sévit une fois de plus et trans­forme mira­cu­leu­se­ment le mot « Parti » en « tram­way » lors de l’impression… Le 14 avril de la même année, il s’empare de son pis­to­let Mauser et pose le canon sur ce cœur qu’il avait sur la main. Le poète s’effondre dans la petite chambre qu’il occupe à Moscou. Nora, sa com­pagne du moment, accourt après avoir enten­du le coup de feu. « Il n’y a pas d’autre che­min pos­sible pour moi. Lili — aime-moi. […] La barque de l’amour s’est bri­sée contre la vie cou­rante. Comme on dit, l’incident est clos. » La lettre qu’il a lais­sée sera publiée dans l’organe offi­ciel du Parti, la Pravda (un plu­mi­tif dudit organe ose­ra écrire que le sui­cide du poète man­quait de « fon­de­ment » au regard de son œuvre). Maïakovski exi­gea en sus que l’on n’accusât per­sonne de sa mort. Il énu­mé­ra la liste des êtres qui for­maient ce qu’il nom­ma sa famille : le nom de Lili Brik figu­rait au pre­mier rang… Son cer­veau sera pesé pour ten­ter de déce­ler la source de son génie et Staline n’hésitera pas un seul ins­tant à sta­tu­fier celui qui n’eut de cesse de cra­cher sur le bronze et les hon­neurs. Lili Brik se sui­ci­de­ra près d’un demi-siècle plus tard, en 1978. L’URSS atten­dra encore treize ans pour tirer sa révérence.


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« Remets dans mon cœur du sang — jusqu’à l’ultime artère ! […] Je n’ai pas épui­sé mon temps de terre »
« Romps / ton crâne / contre l’écran du mur étroit »
« Je me ferai loup / pour déchi­rer / la bureau­cra­tie »
« Je me fous / du marbre glai­reux. / Quant à la gloire / pas de sou­cis / pour monu­ment / nous aurons /construit par nous / dans les com­bats et les ronces / le socia­lisme »


BIBLIOGRAPHIE

Bengt Jangfeldt, La Vie en jeu, 2010.
Christian Soleil, Sur les traces de… Vladimir Maïakovski, 2006.

Jean-Jacques Marie, Lénine, la révo­lu­tion per­ma­nente, 2011.
Jean-Michel Platier, Le sty­lo en ban­dou­lière : Maïakovski un idéal poé­tique, 2005.

Lénine, La Maladie infan­tile du com­mu­nisme, 1920.
Luc Mary, Les der­niers jours des Romanov, 2008.
Paul Avrich, La tra­gé­die de Cronstadt, 1975.

Robert Service, Trotski, 2011.


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Max Leroy

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