Assassiner l’espoir, par Slavoj Žižek


« Je pro­clame mon res­pect pro­fond pour Syriza et son com­bat. Sa per­sé­vé­rance même nous rend libres : tant que Syriza existe, nous savons tous qu’il nous reste encore une chance », écri­vait récem­ment le phi­lo­sophe slo­vène. Il revient, dans ce texte que nous avons tra­duit (paru en anglais le 24 avril, sur le site Telesurtv), sur l’es­poir que sou­lèvent les pour­tant très modé­rés Syrira et Podemos et les coups de force de l’Union euro­péenne, qu’il com­pare aux manœuvres nord-amé­ri­caines contre l’Amérique latine, pour ten­ter d’y mettre au plus vite un terme. 


Un entre­tien que j’ai accor­dé il y a peu, d’abord publié au Mexique puis repris dans la presse lati­no-amé­ri­caine, ain­si que dans El País, aurait don­né lieu à une idée com­plè­te­ment erro­née de mes posi­tions par rap­port à la récente ten­dance popu­liste des poli­tiques radi­cales. S’il est évident que la Révolution boli­va­rienne au Venezuela mérite de nom­breuses cri­tiques, nous ne devrions pas oublier qu’elle fut vic­time d’une cam­pagne contre-révo­lu­tion­naire fort bien orches­trée – et, plus par­ti­cu­liè­re­ment, d’une longue guerre éco­no­mique. La tac­tique n’est tou­te­fois pas inédite. Quelques années aupa­ra­vant, au début des années 1970, le conseiller amé­ri­cain à la sécu­ri­té natio­nale de l’époque, Henry Kissinger, conseilla la CIA quant à la meilleure manière de désta­bi­li­ser le gou­ver­ne­ment démo­cra­tique du pré­sident Salvador Allende, au Chili. Après une réunion avec Kissinger et le pré­sident Nixon, le 15 sep­tembre 1970, le direc­teur de la CIA de l’époque, Richard Helms, écri­vit dans ses notes la suc­cincte ins­truc­tion sui­vante : « Faites crier l’économie chi­lienne ! » Les pontes du gou­ver­ne­ment amé­ri­cain ont recon­nu que la même pro­cé­dure a actuel­le­ment cours au Venezuela.

« Nous ne devrions pas oublier qu’elle fut vic­time d’une cam­pagne contre-révo­lu­tion­naire fort bien orchestrée. »

Il y a seule­ment quelques années de cela, l’ancien secré­taire d’État des États-Unis, Lawrence Eagleburger, avait décla­ré sur la chaîne Fox News que la rela­tion entre le pré­sident Hugo Chavez et le peuple véné­zué­lien « ne fonc­tion­ne­ra que si le peuple du Venezuela conti­nue de voir dans son gou­ver­ne­ment la capa­ci­té d’améliorer ses condi­tions de vie. Si, à un moment don­né, l’économie com­mence à aller mal, la popu­la­ri­té de Chavez com­men­ce­ra à décroître. Ce sont les armes que nous avons contre lui, et que nous devrions uti­li­ser. C’est-à-dire les outils éco­no­miques pour faire que l’économie véné­zué­lienne empire, de façon à ce que l’influence du cha­visme dans le pays et la région s’effondre… Tout ce que nous pou­vons faire pour que l’économie véné­zué­lienne se trouve dans une situa­tion dif­fi­cile est une bonne chose ; mais il s’agit de le faire, si cela est évi­table, sans entrer en confron­ta­tion directe avec le Venezuela. »

Le moins que l’on puisse dire de ce type d’affirmations, c’est qu’elles confèrent de la cré­di­bi­li­té à l’argument selon lequel les dif­fi­cul­tés éco­no­miques qu’affronte le gou­ver­ne­ment boli­va­rien ne sont pas seule­ment le résul­tat de son incom­pé­tence en matière de poli­tique éco­no­mique… C’est le point clé, poli­ti­que­ment par­lant, que les libé­raux ne peuvent encais­ser : ici, nous ne sommes clai­re­ment pas face aux méca­nismes et aux réac­tions de quelque mar­ché aveugle (par exemple : les pro­prié­taires de maga­sins qui essaient de faire des pro­fits en reti­rant leurs pro­duits de leurs rayons), mais bien, au contraire, face à des stra­té­gies pla­ni­fiées et pour le moins sophis­ti­quées. Dans de telles condi­tions, cette sorte de ter­reur, c’est-à-dire de contre-mesures défen­sives (des­centes de la police dans les entre­pôts ou arres­ta­tions des spé­cu­la­teurs et des fomen­ta­teurs des pénu­ries), n’est-elle pas plei­ne­ment jus­ti­fiée ? Et, lorsque le 9 mars 2015, le pré­sident Obama a expé­dié un ordre exé­cu­tif pour faire du Venezuela une « menace contre la sécu­ri­té natio­nale » des États-Unis, cela ne donne-t-il pas le feu vert à ceux qui cherchent à abré­ger le man­dat du pré­sident Maduro ou à mener à bien un coup d’État [en fran­çais dans le texte] ? Dans un registre plus « civi­li­sé », il se déroule exac­te­ment la même chose en Grèce.

(DR)

Nous sommes aujourd’hui sous la pres­sion énorme de ce qui devrait s’appeler, sans gêne aucune, la « pro­pa­gande enne­mie ». Selon Alain Badiou, « l’objet de la pro­pa­gande enne­mie n’est pas d’annihiler une force exis­tante (fonc­tion qui incombe en prin­cipe aux forces de police), mais bien d’an­ni­hi­ler une pos­si­bi­li­té mécon­nue de la situa­tion ». Dit autre­ment, ils essaient d’assas­si­ner l’espoir : cette pro­pa­gande s’é­chine à faire pas­ser l’i­dée, des plus rési­gnées, que si le monde dans lequel nous vivons n’est pas le meilleur qui soit, il est en tout cas le moins pire – toute ten­ta­tive de chan­ge­ment radi­cal ne ferait qu’empirer les choses, en somme. C’est pour cela que toutes les formes de résis­tance, de Syriza en Grèce à Podemos en Espagne, en pas­sant par les « popu­lismes » lati­no-amé­ri­cains, doivent comp­ter sur notre sou­tien le plus ferme. Cela ne signi­fie pas qu’il faille nous abs­te­nir d’une sévère cri­tique, entre nous, lorsque cela s’a­vère néces­saire, mais elle doit stric­te­ment se limi­ter à une cri­ti­quer interne, une cri­tique entre alliés. Comme l’au­rait dit Mao Tse Tung, cette cri­tique tient des « contra­dic­tions à l’intérieur du peuple », et non des contra­dic­tions entre le peuple et ses ennemis.

« Si les élec­tions devaient se main­te­nir, par le plus grand des hasards, elles auraient voca­tion à confir­mer le consen­sus des experts. »

Pas à pas, un idéal émerge de la réac­tion de l’esta­blish­ment euro­péen à la vic­toire de Syriza. Le titre d’une tri­bune écrite par Gideon Rachman, et parue dans le Financial Times en décembre 2014, l’in­carne par­fai­te­ment : « Le maillon faible de l’Europe, ce sont les élec­teurs. » Par consé­quent, dans un monde idéal, l’Europe devrait se débar­ras­ser de son « maillon faible » et lais­ser les experts s’emparer du pou­voir afin qu’ils puissent impo­ser, le plus direc­te­ment pos­sible, les poli­tiques éco­no­miques néces­saires. Et si les élec­tions devaient se main­te­nir, par le plus grand des hasards, elles auraient voca­tion à confir­mer le consen­sus des experts. La pers­pec­tive d’un résul­tat élec­to­ral « erro­né » pro­voque la panique des membres de l’esta­blish­ment : dès que cette pos­si­bi­li­té pointe à l’horizon, ils s’empressent de nous peindre une image apo­ca­lyp­tique de chaos social, de pau­vre­té et de vio­lence. Et, comme tou­jours dans pareils cas, la pro­so­po­pée idéo­lo­gique en fait son jus : les mar­chés com­mencent à par­ler comme s’ils étaient des per­sonnes, expri­mant leurs pré­oc­cu­pa­tions à pro­pos de ce qui pour­rait se pas­ser si les élec­tions n’accouchaient pas d’un gou­ver­ne­ment à même, par son man­dat, de pour­suivre les pro­grammes d’austérité fis­cale et de réformes structurelles.

Récemment, les médias alle­mands ont trai­té le ministre grec des finances, Yanis Varoufakis, de psy­cho­tique qui vivrait dans un monde dif­fé­rent du nôtre. Est-il pour­tant si radi­cal ? Ce qui sus­cite leur panique n’est pas tant la radi­ca­li­té de Varoufakis que sa modes­tie prag­ma­tique et rai­son­nable – ce n’est guère éton­nant que quelques franges radi­cales de Syriza l’aient déjà accu­sé d’avoir capi­tu­lé face à l’Union euro­péenne. Mais si l’on observe avec soin les pro­po­si­tions de Varoufakis, il est impos­sible de nier qu’il s’agit là des mesures que n’im­porte quel pro­gramme social-démo­crate por­tait il y a qua­rante ans (le pro­gramme du gou­ver­ne­ment sué­dois, dans les années 1960, était bien plus radi­cal). C’est un des signes de pau­vre­té de notre temps qu’il faille appar­te­nir à la gauche radi­cale pour plai­der des mesures simi­laires. C’est un symp­tôme de la sombre époque dans laquelle nous vivons, mais aus­si une oppor­tu­ni­té – que la gauche puisse occu­per la place que la gauche modé­rée et cen­triste occu­pait lors des décen­nies antérieures.

Qu’arrivera-t-il si un gou­ver­ne­ment comme celui de Syriza échoue ? Les consé­quences seront catas­tro­phiques, non seule­ment pour la Grèce, mais pour l’Europe tout entière : cette éven­tuelle défaite don­ne­rait encore plus de poids au point de vue pes­si­miste selon lequel le tra­vail patient des réformes est condam­né à échouer, et que le réfor­misme, bien plus que la révo­lu­tion, consti­tue aujourd’hui la plus pro­fonde des uto­pies. En défi­ni­tive, cela confir­me­rait que nous nous rap­pro­chons d’une ère de lutte bien plus radi­cale et violente.


Texte ori­gi­nal : « A Brief Clarification about Populism », www.teleturtv.net, 24 avril 2015.

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