Zora Neale Hurston, l’ancêtre politique

20 décembre 2017


Semaine « Résistances afro-américaines » — Texte inédit pour le site de Ballast

L’écrivaine et anthro­po­logue Zora Neale Hurston, dis­pa­rue en 1960, fut l’une des figures de la Renaissance de Harlem, mou­ve­ment afro-amé­ri­cain — à la fois lit­té­raire, musi­cal et artis­tique — né dans l’entre-deux-guerres. Longtemps oubliée, peu tra­duite en fran­çais, « fémi­niste avant la lettre1 », la cher­cheure Kaoutar Harchi brosse ici le por­trait d’une femme qui, sa vie durant, aura lut­té contre l’illé­gi­ti­mi­té artis­tique et intellectuelle.


« On prend la plume lorsqu’on l’exige de vous et on écrit comme on vous l’ordonne. »
Zora Neale Hurston

« Tout comme la roche froide et appa­rem­ment sans vie, j’ai enfoui en moi des sou­ve­nirs issus des maté­riaux qui m’ont mou­lée. Temps et Lieu ont leur mot à dire. Il vous fau­dra donc apprendre d’où je viens, de quel endroit, de quelle époque, pour que vous puis­siez inter­pré­ter les inci­dents de ma vie et la direc­tion qu’elle a prise2 ». Ces mots cou­chés sur le papier au tour­nant des années 1940, récla­mant toute notre atten­tion, sont ceux de Zora Neale Hurston. Une femme afri­caine qui fit de l’écriture l’outil de docu­men­ta­tion de sa propre vie et, à tra­vers celle-ci, de l’histoire de son pays : les États-Unis. Longtemps igno­rée, plus long­temps encore mécon­nue, recon­nue sur le tard, Zora Neale Hurston est de ces figures pion­nières qui auront, sans le savoir ni peut-être même le vou­loir, indi­qué le che­min de la lutte pour l’autonomie à des géné­ra­tions de femmes noires. « Frapper droit avec un bâton tor­du », leur dira-t-elle !

« Zora Neale Hurston est de ces figures pion­nières qui auront, sans le savoir ni peut-être même le vou­loir, indi­qué le che­min de la lutte pour l’autonomie à des géné­ra­tions de femmes noires. »

Affirmant avoir vu le jour en 1901 dans « une ville noire […], Eatonville en Floride » — alors qu’en véri­té, elle est née en 1891, à Notasulga, dans l’Alabama3 et ce n’est que plus tard qu’elle et sa famille s’installeront dans ladite ville — Zora Neale est la fille de Lucy-Ann Potts et John Hurston. Si la pre­mière encou­ra­geait ses huit enfants à « bon­dir vers le soleil », le second, au contraire, leur expli­quait qu’il valait mieux « ne pas se mon­trer trop sûr de soi quand on était noir ».

Zora Neale, peut-être plus que n’importe quel autre enfant, a été prise au piège de ces contra­dic­tions : « Il [son père] mena­çait sans cesse de me bri­ser, même s’il devait me tuer au pas­sage. Ma mère s’interposait à chaque fois. Elle me savait effron­tée et prompte à la réplique, mais elle ne vou­lait pas bri­ser mon ardo­ri­té, de peur de me voir deve­nir une dou­ce­reuse pou­pée de son. Papa se met­tait dans tous ses états quand elle par­lait comme ça. […] Il me pré­di­sait une fin sinistre. Les Blancs n’accepteraient jamais cela ; je serais pen­due avant d’être grande. » Ce sen­ti­ment d’être sin­gu­lière ne quit­te­ra plus Zora Neale. « Corbeau dans le nid du pigeon », des heures durant, repliée au cœur d’une nature sau­vage adu­lée, elle lit les ouvrages que des femmes blanches lui offrent : Les Robinson suisses, Les Voyages de Gulliver, Le Livre de la jungle, Le Lévithique… Expériences trou­blantes qui clivent davan­tage encore le rap­port de Zora Neale au monde qui l’entoure : « Mon âme visi­tait les dieux mais mon corps res­tait au vil­lage […]. Le ragoût de bœuf, le lard frit et le gruau du matin ne pou­vaient se com­pa­rer à l’ambroisie du Valhalla. » Et de se deman­der, alors, « Pour­quoi moi ? Pourquoi ? »

[Harlem, 1938 | Hansel Mieth | The LIFE Picture Collection | Getty Images]

Suite au décès de sa mère et au rema­riage de son père, Zora Neale fut ins­crite dans une école de Jacksonville. Un jour, les frais de sco­la­ri­té ces­sèrent d’être payés, alors « On [lui] fit récu­rer les marches de l’escalier tous les same­dis, on [l’]envoya net­toyer la réserve et aider comme [elle] le pou­vait à la cui­sine après les heures de classe. » Dès lors, pour étu­dier, Zora Neale ne ces­se­ra de cou­rir après l’argent. Et cela jusqu’au jour où, fai­sant la connais­sance de Mae Miller, fille d’un émi­nent pro­fes­seur de Howard University, elle fut encou­ragée à s’y ins­crire. C’est la famille Miller qui héber­ge­rait, nour­ri­rait et aide­rait Zora Neale à s’acquitter des droits de sco­la­ri­té. Étudier dans « cette majes­tueuse uni­ver­si­té, […] clé de voûte des éta­blis­se­ments d’éducation noirs », a été pour la jeune femme d’Eatonville la voie d’accès aux cercles éli­tistes qu’étaient la socié­té Zeta Phi Beta ain­si que le groupe lit­té­raire du Stylet. Elle y ren­con­tra Charles S. Johnson, direc­teur de la National Urban League4 qui, sou­cieux de faire décou­vrir de nou­velles écri­tures, com­man­da des textes à Zora Neale. Elle lui envoya alors deux nou­velles : « Drenched in light » et « Spunk », que Johnson publia en décembre 1924, dans le maga­zine Opportunity.

« L’aspiration à une reva­lo­ri­sa­tion de l’héritage cultu­rel afri­cain asso­cié à la reven­di­ca­tion d’une appar­te­nance pleine et entière à la nation amé­ri­caine ont trou­vé en la revue Fire !! un sup­port sup­plé­men­taire d’expression et de diffusion. »

Se des­sinent là, en creux, les contours du mou­ve­ment artis­tique de la Renaissance de Harlem qui, appuyé sur les tra­vaux fon­da­teurs des écri­vains et écri­vaines Booker T. Washington, W. E. B. Du Bois, Jessie Redmon Fausset, Alain Locke et Nella Larsen, a trans­for­mé durant l’entre-deux-guerres le ghet­to new-yor­kais en « The Mecca of the New Negro », un espace intel­lec­tuel expé­ri­men­tal où la condi­tion des hommes et des femmes noir.e.s fut pen­sée tant à tra­vers la musique, la pein­ture, la danse, la mode que la poé­sie, la lit­té­ra­ture… L’aspiration col­lec­tive à une reva­lo­ri­sa­tion de l’héritage cultu­rel afri­cain, asso­ciée à la reven­di­ca­tion d’une appar­te­nance pleine et entière à la nation amé­ri­caine, ont trou­vé en la revue Fire !! — dont Zora Neale fut la cofon­da­trice — un sup­port sup­plé­men­taire d’expression et de dif­fu­sion. Contrainte de quit­ter la Howard University, à nou­veau en rai­son de dif­fi­cul­tés finan­cières, Zora Neale, sou­te­nue par la famille Johnson, inté­gra Barnard, uni­ver­si­té fémi­nine affi­liée à Columbia University, à l’automne 1925. Elle y fut la pre­mière étu­diante noire : « Je n’ai pas d’horribles his­toires de dis­cri­mi­na­tion raciale à conter sur cet éta­blis­se­ment », se sou­vient la jeune femme. Et c’est dans cette même uni­ver­si­té, suite à l’écriture d’un essai, qu’elle fit la connais­sance des anthro­po­logues Ruth Benedict et Franz Boas, « le roi des rois ». Grâce à l’intervention de « Papa Frantz », Zora Neale obtint une bourse de recherche et fut envoyée, en 1928, dans le sud des États-Unis afin de docu­men­ter le folk­lore noir. « Plus tard, écrit-elle, alors que j’étais déjà sur le ter­rain, on m’invita à deve­nir membre de la Société amé­ri­caine d’ethnologie puis de la Société amé­ri­caine d’anthropologie. » Rappelant alors les pro­pos de Booker T. Washington qui invi­tait à juger un homme — ou une femme ! — non aux hau­teurs atteintes mais aux pro­fon­deurs dont elle avait émer­gé, Zora Neale ajou­ta que « de tels hon­neurs étaient impor­tants à ses yeux. […] La petite fille d’Eatonville en avait fait, du che­min… »

Une vie d’anthropologue, voi­là ce qu’embrasse Zora Neale à l’aube des années 1930 : « Pardonnez-moi, mais ne connaî­triez-vous pas quelques contes ou chan­sons popu­laires ? Ces hommes et ces femmes qui suaient des tré­sors folk­lo­riques par tous les pores de la peau me regar­daient en secouant la tête. Non, ils n’avaient jamais enten­du par­ler de ça dans le coin. […] Je me pré­sen­tais à Papa Frantz et pleu­rai des larmes de sel. Il me pas­sa un savon, mais j’appris plus tard qu’il n’était pas aus­si déçu qu’il me l’avait fait croire. » L’épreuve mar­quante du ter­rain et le pro­fond sen­ti­ment d’échec qui l’accompagna furent dépas­sés par Zora Neale avec l’aide, notam­ment finan­cière, de « Marraine », une richis­sime mécène inves­tie et inves­tis­sant dans le mou­ve­ment de la Renaissance de Harlem. Ainsi la jeune femme put à nou­veau repar­tir sur le ter­rain. Et cela dura plu­sieurs années. L’entêtement de Zora Neale la condui­sit alors vers la Nouvelle-Orléans, où elle explo­ra les céré­mo­nies du hoo­doo, expres­sion du vau­dou amé­ri­cain : « Pendant trois jours et trois nuits, je res­tai allon­gée, nue, sur un divan, le nom­bril contre une peau de cro­tale spé­cia­le­ment pré­pa­rée et dédiée à cette céré­mo­nie. […] On me fit une entaille au doigt et je devins le frère de sang du cro­tale. » Puis Zora Neale fut invi­tée à ren­con­trer le Diable, en pleine nuit, au détour d’une rue, pour pac­ti­ser avec lui. Elle par­tit à la recherche d’un sque­lette de chat noir per­du en plein maré­cage. Elle dan­sa aus­si au rythme de la musique « des Noirs des Bahamas »…

[Harlem, 1938 | Hansel Mieth | The LIFE Picture Collection | Getty Images]

En 1932, de retour à New York, Zora Neale tra­vailla avec achar­ne­ment à repla­cer les maté­riaux recueillis dans le cadre d’une vaste réflexion sur le folk­lore noir amé­ri­cain. Réflexion qui fut expo­sée au théâtre John Golden, devant nombre de scien­ti­fiques. Et Zora Neale d’atteindre l’horizon visé : « Montrer la beau­té et le charme du folk­lore authen­ti­que­ment noir sans qu’on ait besoin de le mettre à la sauce de Broadway » ! En 1939, Zora Neale regrou­pa ses recherches, y ajou­tant celles conduites dans les Antilles bri­tan­niques et en Haiti, dans l’ouvrage Voodoo Gods — An inqui­ry into native myths and magic in Jamaica and Haiti. Plus tard, l’anthropologue, pour­sui­vant ses recherches, fit la ren­contre à Mobile, en Alabama, de Cudjo Lewis, alors âgé de 90 ans, et qui fai­sait par­tie du « der­nier char­ge­ment d’esclaves entré aux États-Unis [en 1859] et seul Noir encore en vie ». Un long échange s’engagea : « Il me racon­ta avec force détails la situa­tion qui, en Afrique, avait fait de lui un esclave. Trouvant très pro­fi­table le com­merce de bétail humain, le puis­sant royaume du Dahomey avait aban­don­né l’agriculture, la chasse et le reste, pour cap­tu­rer de quoi rem­plir les bara­que­ments sur la plage de Dmydah et vendre son chep­tel aux escla­va­gistes venus d’au-delà de l’océan. […] Un détail me frap­pa au cours de mes trois mois d’entretiens avec Cudjo Lewis. Les Blancs avaient main­te­nu les miens en escla­vage sur le sol amé­ri­cain. Ils nous avaient ache­tés et nous avaient exploi­tés. Mais le fait iné­luc­table qui me res­tait en tra­vers du gosier était le sui­vant : les Blancs m’avaient ache­tée, oui, mais c’étaient les miens qui m’avaient ven­due. De quoi tordre le cou au folk­lore de ma jeu­nesse selon lequel les Blancs s’étaient ren­dus en Afrique, avaient agi­té un mou­choir rouge sous les yeux des autoch­tones, les avaient atti­rés à bord et embar­qués. » Et de conclure : « Je sais que c’est l’argent de la civi­li­sa­tion qui a atti­sé la cupi­di­té afri­caine. »

« Jusqu’au plus pro­fond de l’écriture de Zora Neale Hurston la vio­lence sociale demeure tue, dis­si­mu­lée entre les lignes. »

Si Zora Neale vou­lut pour­suivre ses tra­vaux, la Grande Dépression, peu à peu, la frei­na, amoin­dris­sant le nombre et le mon­tant des bourses obte­nues. Alors, Zora Neale ren­tra à Eatonville et reprit l’écriture de nou­velles. L’une d’elles, titrée « Le demi-dol­lard doré », fut publiée dans le maga­zine Story en août 1935. Après quoi, Zora Neale, soup­çon­nant les rédac­teurs en chef du maga­zine d’avoir plai­dé sa cause auprès de leurs amis édi­teurs, fut contac­tée par l’un d’eux qui lui com­man­da un roman. « Je lui répon­dis que j’étais en train d’écrire un roman. Je vous signale que j’en avais pas encore pon­du le pre­mier mot », avoue­ra l’écrivaine. Quelques mois plus tard, ledit roman fut ache­vé mais, à nou­veau, l’argent vint à man­quer. Et c’est grâce à une proche connais­sance que Zora Neale put payer — deux dol­lars — l’envoi du manus­crit. Dans l’expectative de la réponse de l’éditeur, elle entre­prit de se pro­duire en concert, sur la sol­li­ci­ta­tion de la chambre de commerce des Séminoles. « J’avais accep­té avec joie, car ma pro­prié­taire me pres­sait de lui payer le loyer des mois écou­lés. Je lui devais dix-huit dol­lars. Je comp­tais en rece­voir vingt-cinq ce jour-là. […] Mais les choses devaient se pas­ser autre­ment. À 8 heures, le 16 octobre, ma logeuse me deman­da de quit­ter les lieux. » Le 17 octobre au petit matin, la remise du chèque de la chambre de com­merce per­mit à l’écrivaine de reprendre le des­sus. Quelques jours plus tard, l’éditeur Linppicott accep­ta le manus­crit de Jonah’s Gourd Vine, pro­po­sant à l’auteure deux cent dol­lars, ce qui fera écrire à Zora Neale : « Je crois que je ne res­sen­ti­rai jamais une joie plus grande que celle que m’a pro­cu­rée ce bout de papier bleu. Vous sou­ve­nez-vous du jour où vous avez décou­vert votre pre­mier poil pubien ? Eh bien c’était encore mieux. »

Arrêtons-nous là un ins­tant. Sur cette note qui se veut d’humour. Peut-être est-elle vraie. Peut-être est-elle fausse. Jusqu’à pré­sent, nous avons sui­vi avec rigueur une grande par­tie de l’histoire de vie de Zora Neale Hurston, telle qu’elle-même l’a recons­truite dans son récit auto­bio­gra­phique Dust track on the road, publié aux États-Unis en 1942 et tra­duit en fran­çais, en 1999, sous le titre Des Pas dans la pous­sière. Pourtant, si c’est bien ain­si que cette his­toire se donne à lire, elle se donne à com­prendre quelque peu dif­fé­rem­ment. En effet, nous pou­vons légi­ti­me­ment res­sen­tir quelque éton­ne­ment. Et nous deman­der, dans ce récit, où sont le racisme, le sexisme, le clas­sisme. Où est l’Amérique noire en lutte contre l’Amérique blanche ? Où est l’Histoire ? Jusqu’au plus pro­fond de l’écriture de Zora Neale Hurston — l’écriture, donc, qui nous est par­ve­nue et à par­tir de laquelle il nous faut bien tra­vailler —, la vio­lence sociale demeure tue, dis­si­mu­lée entre les lignes. Combien, alors, de lignes man­quantes ? Et quelles lignes ? Car, comme le sou­ligne à juste titre Françoise Brodsky, la tra­duc­trice fran­çaise de Zora Neale Hurston, « celle-ci se pré­sente avec une fausse naï­ve­té sous les traits d’une petite fille pauvre mais intel­li­gente, pous­sée par un besoin impé­rieux de réus­site et que le racisme n’a guère tou­chée ». Et, d’un coup, on se sou­vient de cette phrase : « Je n’ai pas d’horribles his­toires de dis­cri­mi­na­tion raciale à conter sur cet éta­blis­se­ment [de Barnard] »… Et on ne sait plus. Ou on ne sait que trop bien.

[Harlem, 1938 | Hansel Mieth | The LIFE Picture Collection | Getty Images]

En 1999, Des Pas dans la pous­sière a été tra­duit par les édi­tions de l’Aube à par­tir, non de l’édition incom­plète de 1942, mais bien de celle, inté­grale, de 1995 — « inté­grale » car un appen­dice de 53 pages a été ajou­té en fin d’ouvrage. Qu’est-ce à dire ? Quiconque, aujourd’hui, ouvri­rait Des Pas dans la pous­sière décou­vrait, page 199, le cha­pitre XII, inti­tu­lé « Mon peuple ! Mon peuple ! », et lirait ces pre­mières lignes : « Mon peuple ! Mon peuple ! Dès les pre­miers balan­ce­ments de mon ber­ceau, j’ai enten­du ce cri mon­ter aux lèvres des miens. Il s’échappe pour expri­mer la pitié, le mépris et une rési­gna­tion exas­pé­rée. Il est sus­ci­té par ce qu’une cer­taine caté­go­rie de gens de cou­leur pense des faits et gestes d’une autre branche de la fra­ter­ni­té noire. Ainsi, les Noirs bien éle­vés gémissent lorsqu’ils montent dans un train ou un bus et y aper­çoivent leurs congé­nères déchaus­sés, se bour­rant de pois­son frit, de bananes et de caca­huètes et jetant les déchets par terre. Et ces gens-là ne se contentent pas seule­ment de man­ger et de boire. Les cou­pables radio­dif­fusent lar­ge­ment, sans rien cacher de leur vie intime, et cela, d’une voix qui englobe le wagon tout entier. Le Noir bien habillé se rata­tine sur son siège, secoue la tête et sou­pire : Mon peuple ! Mon peuple ! »

« Et pour­tant, com­ment ne pas croire qu’au cœur même de la ver­sion com­plé­tée n’ont pas sub­sis­té des scènes réécrites, des dou­leurs mini­mi­sées, des tra­hi­sons camouflées ? »

Et de conti­nuer de par­cou­rir l’ouvrage, jusqu’à la page 263. Et décou­vri­rait la fameuse men­tion « Appendice », sui­vie de : « XVII. Mon peuple ! Mon peuple ! ». Et lire ces pre­mières lignes : « Mon peuple ! Mon peuple ! En cet ins­tant même, des nations entières gémissent cette phrase en sou­pi­rant et en secouant la tête. Des mil­liers et des mil­lions de gens la pro­noncent aux quatre coins du globe. Les dis­pa­ri­tés géo­gra­phiques ou de langue ne pro­duisent que des sons dif­fé­rents. Le sen­ti­ment reste le même. Et pour­tant, pour mon peuple, c’est une lamen­ta­tion secrète et sacrée. Non que cette expres­sion ne s’entende que rare­ment. On en use au contraire avec une grande liber­té. C’est son inter­pré­ta­tion qui est dif­fi­cile. Des cen­taines de non-Noirs l’ont enten­due très sou­vent, mais seuls ceux qui sont deve­nus nos amis, comme Carl Van Vechten, com­prennent ce qu’elle veut dire. Quelle que soit la défi­ni­tion choi­sie — cri, sou­pir, lamen­ta­tion, sou­rire gri­ma­çant ou gri­mace sou­riante —, Mon peuple ! Mon peuple ! jaillit de nos lèvres lorsque nous aper­ce­vons un spec­tacle qui nous plonge dans l’affliction. »

L’écart qui sépa­re­rait ne serait-ce que les pre­mières lignes du cha­pitre XVII — ver­sion ori­gi­nale — du cha­pitre XII — ver­sion réécrite — n’est certes pas des plus fla­grants mais tout de même sen­sible. Plus pré­ci­sé­ment, il s’agirait d’un écart d’ordre inter­pré­ta­tif car, si le cha­pitre ori­gi­nal inter­roge l’expression « Mon peuple ! Mon peuple ! », tra­quant alors métho­di­que­ment ce que serait un peuple non recon­nais­sable à sa cou­leur de peau, le cha­pitre XII de sa réécri­ture, lui, sem­ble­rait affir­mer que « rien n’oblige à consi­dé­rer un groupe racial comme un tout ». Et Zora Neale Hurston d’affirmer : « J’appris qu’on ne juge pas les gens à leur cou­leur. Et les cli­chés raciaux per­dirent toute signi­fi­ca­tion. Je com­men­çai à me moquer de tous ceux, Noirs ou Blancs, qui se croyaient bénis d’appartenir à leur race. Ce n’était pas une malé­dic­tion d’être noir, ou un atout d’être blanc. » Au regard de ces quelques élé­ments qui méri­te­raient ample­ment d’être appro­fon­dis, nous pou­vons, certes, faire l’hypothèse que Des Pas dans la pous­sière est la ver­sion la plus fidè­le­ment proche de ce que Zora Neale Hurston, son exis­tence durant, a vécu. Et pour­tant, com­ment ne pas croire qu’au cœur même de la ver­sion com­plé­tée n’ont pas sub­sis­té des scènes réécrites, des dou­leurs mini­mi­sées, des tra­hi­sons camou­flées ? En somme, com­ment mesu­rer, bien au-delà du texte rajou­té, le pro­cès de polis­sage du tran­chant des épreuves sociales ? Procès de polis­sage pro­duit par les condi­tions sym­bo­liques et maté­rielles de l’écriture elle-même : la pres­sion des édi­teurs, la mani­pu­la­tion des mécènes, les exi­gences des pré­si­dents de fon­da­tions, « tous blancs », écrit Françoise Brodsky. C’est là qu’une autre his­toire appa­raît, nar­rée par d’autres voix et, para­doxa­le­ment, c’est peut-être à tra­vers elles que nous pou­vons espé­rer entendre celle de Zora Neale Hurston.

[Harlem, 1938 | Hansel Mieth | The LIFE Picture Collection | Getty Images]

Alice Walker, née en 1944 à Eatonton en Géorgie, est une auteure dont le tra­vail d’écriture a por­té sur la reva­lo­ri­sa­tion des luttes des femmes noires amé­ri­caines contre les domi­na­tions raciste et patriar­cale. Au tour­nant des années 1960, Alice Walker s’est enga­gée dans le mou­ve­ment pour les droits civiques. En août 1973, autant tou­chée qu’intriguée par l’œuvre de Zora Neale Hurston, l’auteure acti­viste déci­da de se rendre à Eatonville, accom­pa­gnée de l’é­tu­diante Charlotte Hunt, à la recherche de plus amples infor­ma­tions sur la vie et la mort de l’auteure. Arrivée à la hau­teur d’Eatonville City Hall, Walker aper­çut une femme et l’interpella : « I’m Miss Hurston’s niece5. » Un men­songe néces­saire, dira-t-elle plus tard. La femme affir­ma connaître Zora Neale, certes, mais pré­fé­ra diri­ger Walker vers une cer­taine Mathilda Moseley. En sui­vant le che­min indi­qué, les deux femmes se retrou­vèrent face à une petite mai­son blanche à la porte de laquelle elles frap­pèrent, indi­quant alors le motif de leur visite. « Yes, I knew Zora Neale », dit Mathilda Moseley. Et Alice Walker de sur­en­ché­rir : « You know, Mrs. Moseley, I saw your name in one of Zora Neale’s books » ; ce à quoi la vieille dame répon­dit : « You did ? » De là, les trois femmes échan­gèrent lon­gue­ment. Alice Walker finit par deman­der à Mathilda Moseley pour­quoi, au cime­tière d’Eatonville, aucune tombe ne por­tait le nom de Zora Neale Hurston. « She was buried down in south Florida somew­here », répon­dit Mme Moseley.

« Dans le fouillis d’une nature qui avait repris tous ses droits, Alice Walker et Charlotte Hunt retrou­vèrent une tombe nue. Anonyme. »

Alice Walker et Charlotte Hunt pour­sui­virent leur enquête encore quelque temps jusqu’à faire la connais­sance de Sarah Peek Patterson, direc­trice du Lee-Peek Mortuary de Fort-Pierce, qui prit en charge l’enterrement de Zora Neale, en 1960. Sarah Peek Patterson apprit aux deux jeunes femmes que Zora Neale était, d’une part, morte de mal­nu­tri­tion6 et, d’autre part, enter­rée non loin de Garden of the Heavenly Rest. Les jeunes femmes se ren­dirent alors sur le lieu indi­qué. Dans le fouillis d’une nature qui avait repris tous ses droits, Alice Walker et Charlotte Hunt retrou­vèrent une tombe nue. Anonyme. La tombe de Zora Neale Hurston. Celles et ceux qui, aujourd’hui, pas­se­raient non loin du cime­tière sau­vage de Fort-Pierce, qui par­vien­draient à per­cer du regard l’épaisseur des herbes folles, ver­raient alors, dres­sée, une pierre tom­bale sur laquelle ils liraient, tel que l’ont vou­lu Alice Walker et Charlotte Hunt :

« ZOHRA NEALE HURSTON
A GENIUS OF THE SOUTH
NOVELIST FOLKLORIST
ANTHROPOLOGIST
1901 – 1960 »

Le récit de cette enquête, à la fois fémi­niste et spi­ri­tuelle, fut publié par Alice Walker en mars 1975 dans Ms. Magazine sous le titre « Looking for Zora » et a été repris, huit années plus tard, dans le recueil In search of our Mothers’ Gardens — Womanist Prose. Depuis, Zora Neale Hurston, entrant dans la vie et la pen­sée d’Alice Walker, a été décou­verte par nombre de jeunes mili­tantes afri­caines-amé­ri­caines. Parmi elles, Toni Morrison et Zadie Smith, qui ont à leur tour relu l’œuvre de Zora Neale Hurston, recon­nais­sant la cen­tra­li­té qui, aujourd’hui, est la sienne.


Photographie de ban­nière : Hansel Mieth, New Orleans, 1944


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  1. Françoise Brodsky, « La tra­duc­tion du ver­na­cu­laire noir : l’exemple de Zora Neale Hurston », 1996.[]
  2. Zora Neal Hurston, Des Pas dans la pous­sière (1942), La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 1999. Toutes les cita­tions à venir, non sour­cées, sont extraites de cet ouvrage.[]
  3. Relativement à la nais­sance de Zora Neale Hurston, nous fai­sons le choix, ici, de reprendre les infor­ma­tions indi­quées par elle-même dans nombre d’écrits. Pourtant, nous savons aujourd’hui que les infor­ma­tions faus­sées rela­tives à l’année et au lieu de nais­sance de Zora Neale Hurston ne sont pas dépour­vues de signi­fi­ca­tions. En effet, Eatonville porte le nom de Josiah C. Eaton, un homme blanc qui fit le choix de concé­der ses nom­breuses terres à des hommes noirs afin que ces der­niers puissent s’y éta­blir. Ce qui fera écrire à Hurston : « Les fon­da­teurs étaient tous des hommes qui avaient ris­qué leur vie et leur for­tune pour que les Noirs puissent être libres. » Ainsi, fai­sons l’hypothèse que Hurston a aimé croire et faire croire qu’elle vit le jour là où eut lieu « la pre­mière expé­rience de l’autogestion ».[]
  4. La National Urban League est une orga­ni­sa­tion new-yor­kaise, fon­dée le 11 octobre 1910 suite au phé­no­mène his­to­rique de la Grande migra­tion qui vit plus d’un mil­lion d’hommes et de femmes noir.e.s quit­ter le Sud pour le Midwest, le Nord et l’Ouest amé­ri­cains. L’association œuvrait pour l’amélioration des condi­tions de vie des Africains-Américains au moyen des tech­niques d’empo­werment. Elle joua un rôle impor­tant dans le mou­ve­ment pour les droits civiques. Pour plus d’informations, se réfé­rer à l’ouvrage de Nancy J. Weiss, The National Urban League, 1910–1940, New York, Oxford University Press, 1974.[]
  5. Alice Walker, « Looking for Zora », Ms. Magazine, 1975, p. 10. Ainsi que les quatre extraits sui­vants.[]
  6. Cela sera, quelque temps plus tard, démen­ti, Zora Neale étant morte d’un acci­dent vas­cu­laire céré­bral.[]

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