Zola contre la Commune

9 mars 2019


Texte inédit pour le site de Ballast

Les édi­tions Nouveau monde ont publié en juillet 2018 les articles d’Émile Zola, alors jour­na­liste et jeune roman­cier, sur la Commune de Paris. Si la haine que vouèrent Flaubert, George Sand, Anatole France ou Edmond de Goncourt à cette séquence essen­tielle du socia­lisme euro­péen est bien connue1, celle de Zola, figure incon­tour­nable du pan­théon pro­gres­siste, l’est assu­ré­ment moins. En bon répu­bli­cain libé­ral de gauche, Zola a pour­tant oppo­sé le « majes­tueux Paris » à « l’ordure révo­lu­tion­naire » et pas­sé les 72 jours qu’a duré cette révo­lu­tion — enne­mie, selon les propres mots de son Conseil, « de l’exploitation, de l’agiotage, des mono­poles, des pri­vi­lèges » — à tré­pi­gner : que l’armée fasse place nette, vite ! ☰ Par Émile Carme


« Le mot de gauche a donc un conte­nu certain. 
Mais ce conte­nu signi­fie dabord non-révo­lu­tion­naire2. »
Dionys Mascolo

Émile Zola vient de fêter ses 31 ans. Il publie, sous forme de feuille­ton dans la presse, les cha­pitres qui consti­tue­ront dans quelques mois le volume inau­gu­ral des Rougon-Macquart. Le jeune écri­vain connaî­tra son pre­mier suc­cès de librai­rie dans six ans, avec L’Assommoir — pour l’heure, il mul­ti­plie les contes, les nou­velles, les chro­niques et les articles, entre un pre­mier roman et une étude sur le peintre Manet. Nous sommes au mois de mars 1871 et la France sort vain­cue d’une guerre contre la Prusse. L’Empire, second du nom, a ren­du l’âme à Sedan et Napoléon, troi­sième du nom, s’en est allé en exil ; la République a été pro­cla­mée voi­là six mois et les der­nières élec­tions ont vu les bancs de l’Assemblée se rem­plir de monar­chistes — le groupe par­le­men­taire situé le plus à gauche, l’Union répu­bli­caine, n’a rem­por­té que 6 % des suf­frages. Zola œuvre alors comme jour­na­liste pour deux pério­diques : La Cloche et Le Sémaphore de Marseille. Du 22 mars au 18 avril, il se trouve à Versailles, siège de l’Assemblée depuis qu’elle a quit­té la toute répu­bli­caine capi­tale ; du 19 avril au 7 juin, il séjourne dans cette der­nière, en plein écra­se­ment des com­mu­nards par l’armée du régime.

D’aucun côté, sinon celui de l’ordre

« Le dra­peau rouge a été vu, flot­tant place de la Bastille. Une pri­son a été atta­quée pour libé­rer des déte­nus politiques. »

Le dra­peau rouge a été vu, flot­tant place de la Bastille. Une pri­son a été atta­quée pour libé­rer des déte­nus poli­tiques. Des armes et des muni­tions ont été volées. Le pou­voir a annon­cé de nou­velles lois, vécues par l’humble peuple de Paris comme autant de pro­vo­ca­tions : la solde jour­na­lière des gardes natio­naux a été sup­pri­mée et le mora­toire sur les loyers impayés et les échéances des petits com­merces, ins­tau­ré durant le siège de la ville par les forces alle­mandes, n’a pas été pro­lon­gé. Adolphe Thiers, chef de l’État et du gou­ver­ne­ment, a exi­gé des Parisiens qu’ils ren­dissent les canons et envoyé ses sol­dats pour ce faire ; les tra­vailleurs ont refu­sé, les tenant pour leurs, et sont par­ve­nus à les repous­ser hors de Montmartre. Et voi­là que des bar­ri­cades s’érigent ! Blanqui se voit sitôt embas­tillé, de crainte, par trop légen­daire qu’il est déjà, qu’il ne prenne la tête de la révolte ; la troupe inves­tit Paris ; des sol­dats refusent d’obéir et baissent les armes ; deux géné­raux sont fusillés ; la troupe se replie à Versailles et Jules Vallès, de sept ans l’aîné de Zola, se féli­cite dans Le Cri du peuple, son jour­nal, que Paris se soit ain­si « recon­quis ».

Thiers s’enfuit dans l’ancienne ville royale, empor­tant dans sa traîne son lot de bour­geois ; les fau­bourgs se dépavent ; l’Hôtel de Ville — lieu cen­tral du pou­voir pari­sien — tombe entre les mains des insur­gés : le dra­peau rouge est his­sé le 18 mars. Le Comité cen­tral annonce que la cité accom­plit là une révo­lu­tion. Le 21, il fait savoir que les pro­prié­taires ne peuvent plus expul­ser leurs loca­taires jusqu’à nou­vel ordre, pro­roge d’un mois les échéances des petits com­merces et sus­pend la vente des objets enga­gés au mont-de-pié­té. Le 26, il orga­nise des élec­tions : les Parisiens choi­sissent ain­si les membres du Conseil de la Commune. Trois jours plus tard sont for­mées neuf com­mis­sions, cha­peau­tées par la Commission exé­cu­tive : Jules Vallès et Gustave Courbet (dont Zola tourne en ridi­cule sa pein­ture grasse de pay­san et pro­met que « dans cent ans, les ate­liers en riront encore3 ») y siègent. Le 2 avril, la Commune acte­ra la sépa­ra­tion de l’Église et de l’État.

[Extrait de la toile La Barricade ou l'Attente, André Devambez, 1911 | RMN-Grand Palais - G.Blot]

Zola reven­dique sans délai sa posi­tion : il ne sou­tient ni « les fac­tieux », ni « les into­lé­rants aveugles de l’Assemblée ». La situa­tion relève à ses yeux « de la folie pure ». Versailles, déplore-t-il, consi­dère Paris comme un repaire de ban­dits, un ensemble homo­gène juste bon à pas­ser par les armes — et Zola ne se prive pas de dénon­cer « la folie furieuse de la droite » et la « joie déli­rante » qui est sienne à l’idée d’écraser la capi­tale. L’Assemblée, à laquelle il se rend en vue de res­ti­tuer les débats, res­semble, estime-t-il, à une bête qui ne rai­sonne pas et qu’il convien­drait de domp­ter. Instinctivement, il avoue se mon­trer plus favo­rable à « cette grande et noble ville » qu’est la capi­tale et confie même qu’il « ne [lui] déplaît pas que Paris ait affir­mé par une insur­rec­tion ses volon­tés ». Mais le pro­jet révo­lu­tion­naire por­té par la Commune le révulse, et c’est à grand ren­fort d’injures qu’il en fait le por­trait de jour en jour. Une sot­tise, une ordure, une immon­dice, un « rêve mal­sain », « gro­tesque et odieux, ridi­cule et ter­ri­fiant », qui n’a qu’un mérite : être voué à la malé­dic­tion future. L’écrivain affiche dès lors la même obses­sion : que « l’ordre [soit] réta­bli ». Et cela, seule l’Assemblée natio­nale, fusse-t-elle lar­ge­ment de droite, le peut.

Folie contre bon sens

« L’écrivain affiche dès lors la même obses­sion : que l’ordre [soit] réta­bli. »

La folie : motif de cette série d’articles. Celle des pro­tes­ta­taires pari­siens, abon­dam­ment décrits sous sa plume comme autant de « misé­rables fous », « têtes folles », « têtes mal construites », cer­veaux « détra­qués », « pauvres fous » ou « pauvres hal­lu­ci­nés » (quand ils ne sont pas des « dic­ta­teurs », des « nains imi­ta­teurs », des « pyg­mées », des « brutes », des « bouf­fons », des « ban­dits », des « mora­listes de doc­trine nua­geuse » ou des « intri­gants éhon­tés »). Face à cette horde, le peuple ano­nyme, silen­cieux, otage des « men­songes » et des « mesures odieuses » du nou­veau pou­voir révo­lu­tion­naire. Une « popu­la­tion saine », com­po­sée de « gens de bon sens », en proie au règne de ter­reur de la Commune. Celle-ci, accuse Zola, viole la pro­prié­té, outrage la conscience et la liber­té indi­vi­duelle. Épaulés par des « mer­ce­naires cos­mo­po­lites », les révo­lu­tion­naires répandent leurs « doc­trines fausses » : paro­die de 1793 que voi­ci, « anar­chie sépul­crale », « révo­lu­tion mélan­co­lique et funèbre ». Zola ne se prive pas d’ironiser sur les pas­sions huma­ni­taires du sou­lè­ve­ment : à quand la pro­cla­ma­tion de l’abolition du bagne ?

Thiers : « le génie français »

Adolphe Thiers va sur ses 74 ans. Avocat, jour­na­liste et his­to­rien, l’ancien ministre de l’Intérieur occupe le siège 38 de l’Académie fran­çaise (l’Immortel n’avait pas démé­ri­té, écra­sant les canuts révol­tés, à Lyon, en 1834). L’homme, sur­nom­mé « Foutriquet » par Paris, a tro­qué ses vues monar­chistes de jeu­nesse pour celles de la gauche dite « modé­rée ». Si Vallès le dépeint en « vau­tour à tête de per­ro­quet, taupe à lunettes, poli­chi­nelle tri­co­lore », Zola loue, à lon­gueur de feuillets, son « influence conci­lia­trice » et sa « calme et froide figure ». Plus encore : « Je n’ai plus d’espérance qu’en lui. Pour ma part, je crois que M. Thiers se conten­te­ra de se mon­trer tolé­rant et pra­tique, et qu’il pren­dra tout sim­ple­ment Paris d’assaut par son bon sens et son esprit de liber­té. » Le 16 mai, soit cinq jours avant que ne débute la Semaine san­glante — entendre le mas­sacre d’en­vi­ron 20 000 com­mu­nards —, Zola informe son lec­teur des émo­tions qui le sub­mergent : la Commune a annon­cé par décret la démo­li­tion de la demeure de Thiers, et c’est là « une grande déso­la­tion ». Pour cause : elle venait d’être répa­rée et les déblais s’entassent à pré­sent sur les gazons et per­turbent les feuillages en cette « fraî­cheur prin­ta­nière ». Un émoi confir­mé dans son der­nier article, en date du 3 juin : « Je me suis inquié­té de la mai­son de M. Thiers. »

Une rue à Paris en Mai 1871 ou La Commune, Maximilien Luce, 1903 | RMN-Grand Palais - H. Lewandowski]

La liberté contre l’égalité

« Un coup d’audace, pour l’amour de Dieu ! et pas tant de pru­dence ! », sup­plie Zola, qui n’en peut mais. « Dieu veuille que demain je puisse vous écrire : tout est fini, on n’a plus qu’à laver le sang des pavés », ajoute-t-il encore. Bien sûr, il en appel­le­ra jusqu’au bout à la conci­lia­tion et déplo­re­ra le sang inuti­le­ment ver­sé. S’il espère la bataille finale, s’il la désire, écrit-il même, ce n’est pas sans un fris­son d’effroi — son cœur ne se ser­re­ra-t-il pas lorsqu’il mar­che­ra dans les rues de Paris, au son déplai­sant des balles au loin, toutes san­gui­no­lentes de cadavres troués ? Il faut que l’armée inter­vienne sans plus tar­der pour déli­vrer Paris et sau­ver l’humanité autant que le salut de la France. Rien moins. Son seul récon­fort, face à celle qu’il raille sous le nom de « dame Commune », est que cette expé­rience tra­gique sau­ve­ra la nation des révo­lu­tions futures et « fera mau­dire » la mémoire des insur­gés « dans les siècles ». Zola peste contre les com­mu­nistes, les « socia­listes modernes », le « par­ti rouge » et l’Association inter­na­tio­nale des tra­vailleurs, daube Marx, ce « grand pon­tife de l’Internationale », dénonce les étran­gers dési­reux de tes­ter sur le corps de la France leurs idéo­lo­gies éga­li­taires. « Ce qu’ils lais­se­ront dans l’histoire, eh ! ne le voient-ils pas ? ce sera une tache de sang et de boue », croit pro­phé­ti­ser le roman­cier — la Commune « ne lais­se­ra rien qui marque son pas­sage ». Et l’armée d’entrer par la Porte de Saint-Cloud le 21 mai — la der­nière bar­ri­cade tom­be­ra le 28. Zola se féli­cite de sa « remar­quable habi­le­té » et de son « élan admi­rable ». Pendant que les com­bats font rage, il note : « L’armée a bien méri­té de la patrie » ; puis, bon pro­fes­seur, se féli­cite de ce « résul­tat excellent ». Le mas­sacre ache­vé, l’ordre réta­bli, Zola peut enfin s’enorgueillir que « notre armée a[it] retrou­vé sa gloire mili­taire ». Et, croyant à tort Vallès fusillé, notre homme ne cache pas sa joie : jus­tice a été faite !

« Entre répu­bli­cains et monar­chistes il n’existe de sérieuse dis­si­dence que sur les moyens de tondre le trou­peau4», note­ra le com­mu­nard Gustave Lefrançais, réfu­gié en Suisse et condam­né à mort par contu­mace. Fils de la moyenne bour­geoi­sie et futur pro­prié­taire d’une vil­la en bord de Seine, Zola res­te­ra ce répu­bli­cain bon teint, libé­ral et pro­gres­siste : « un bour­geois de gauche5 », résu­me­ra la Revue fran­çaise de science poli­tique au mitan des années 1950. Quatorze ans après l’écrasement de la Commune par la Troisième République paraî­tra Germinal ; Zola, qui appel­le­ra tou­te­fois à l’amnistie des insur­gés, pren­dra sitôt soin de ras­su­rer les esprits inquiets : ce roman est « une œuvre de pitié, et non une œuvre de révo­lu­tion6 ». Cinq ans plus tard, encore, soit huit avant « J’accuse ! », l’é­cri­vain, bien­tôt che­va­lier de la Légion d’hon­neur, confie­ra à quelque jour­na­liste du New York Herald Tribune que « la spé­cu­la­tion est une bonne chose, sans laquelle les grandes indus­tries du monde s’éteindraient7 ». Puis de s’en prendre aux « gro­gne­ments et [aux] grom­mel­le­ments éma­nant des centres socia­listes », pour mieux conclure : « Alors arrê­tez de par­ler de l’égalité ! La liber­té, oui ; la fra­ter­ni­té, oui ; mais l’égalité, jamais ! »


Illustration de ban­nière : L’Appel, André Devambez, 1907 | Saint-Denis, musée d’art et d’his­toire – I. Andréani


image_pdf
  1. On lira notam­ment Les Écrivains contre la Commune de Paul Lidsky (La Découverte, 2010).
  2. Sur le sens et l’u­sage du mot « gauche », Éditions Lignes, 2011.
  3. Toutes les cita­tions de Zola, sauf men­tion, sont extraites du recueil d’ar­ticles La Commune, Éditions Nouveau monde, 2018.
  4. Gustave Lefrançais, Souvenirs d’un révo­lu­tion­naire, tome 2, Éditions Ressouvenance, 2009.
  5. Marcel Girard, « Positions poli­tiques d’Émile Zola jus­qu’à l’af­faire Dreyfus », Revue fran­çaise de science poli­tique, n° 5, 1955, pp. 503–528.
  6. Cité par Marcel Girard, Ibid.
  7. Entretien conduit le 20 avril 1890, cité par Jean-François Revel, La Grande paradeEssai sur la sur­vie de l’u­to­pie socia­liste, Plon, 2000.

share Partager