Zoe Konstantopoulou : « Le gouvernement grec a sacrifié la démocratie »


Entretien inédit pour le site de Ballast

On connaît Zoe Konstantopoulou comme la seconde femme à avoir pris le rôle de pré­si­dente du Parlement grec. Largement élue à ce poste en tant que membre de Syriza au début du mois de février 2015, elle le quit­ta le 4 octobre de la même année, cette fois comme membre d’Unité popu­laire — un par­ti for­mé après l’an­nonce des élec­tions anti­ci­pées. Tout au long de ces huit mois, Konstantopoulou a mar­qué les esprits pour son tra­vail au sein de la Commission pour la véri­té sur la dette publique grecque autant que pour son res­pect des règles démo­cra­tiques, son oppo­si­tion for­ce­née à la capi­tu­la­tion du gou­ver­ne­ment Tsípras et sa pug­na­ci­té à contre­dire l’af­fir­ma­tion que celui-ci n’a­vait pas d’autre choix… Elle s’est moins expri­mée sur la ques­tion moné­taire, sa vision actuelle des « plans B », ou encore sa courte mais intense expé­rience de l’exer­cice du pou­voir : nous la retrou­vons à Bruxelles, dans le hall de son hôtel — l’é­change se fait en fran­çais. Un éclai­rage de l’in­té­rieur sur ces quelques mois qui ont cham­bou­lé l’Europe et tra­hi les espoirs du peuple grec.


zk1 On connaît votre par­cours d’a­vo­cate spé­cia­li­sée dans les droits de l’homme, mais moins votre par­cours poli­tique avant de rejoindre Syriza. Quel a‑t-il été ?

En tant qu’é­tu­diante, j’ai été membre des repré­sen­ta­tions syn­di­cales des étu­diants, au sein de syn­di­cats indé­pen­dants. Dans mon par­cours, je n’ai jamais cher­ché à m’ins­crire dans des par­tis poli­tiques ; la pre­mière fois que j’ai par­ti­ci­pé à un pro­ces­sus élec­to­ral, c’é­tait lors des élec­tions euro­péennes de 2009, sur la liste de Syriza dont je n’é­tais pas membre. Je me suis pré­sen­tée non pas pour être élue, mais pour sou­te­nir cette liste. En 2012, j’ai été élue et c’est alors que je me suis faite membre de Syriza. C’était au moment où le par­ti s’é­tait uni­fié et se conce­vait comme celui de ses membres ; c’est jus­te­ment ce pari qui m’a­vait inci­té à rejoindre un par­ti poli­tique, pour la pre­mière fois. Et c’est l’é­chec de ce but pro­cla­mé qui, à mon avis, a conduit à la dis­so­lu­tion de Syriza. Car, en véri­té, ce qui appa­raît comme Syriza aujourd’­hui n’a plus rien à voir avec le Syriza dont j’ai fait partie.

La vic­toire de Syriza aux élec­tions de jan­vier 2015 n’é­tait pas une sur­prise. Dans la période qui a pré­cé­dé, vous fai­siez par­tie de son « cabi­net fan­tôme ». Comment étiez-vous pré­pa­rés au sein de cette équipe à l’ac­ces­sion au pou­voir, et notam­ment aux négo­cia­tions qui s’an­non­çaient avec les créanciers ?

« Toute la pré­pa­ra­tion faite au sein des « cabi­nets fan­tômes » n’a pas été utilisée. »

Ce qui est déplo­rable, c’est que toute la pré­pa­ra­tion faite au sein des « cabi­nets fan­tômes » (c’est-à-dire des per­sonnes et des équipes char­gées cha­cune d’un domaine) n’a pas été uti­li­sée. Et dans plu­sieurs domaines, elle n’a pas été valo­ri­sée. En ce qui concerne les ques­tions de jus­tice, de trans­pa­rence, de cor­rup­tion et de droits de l’homme, dont j’é­tais en charge, le tra­vail accom­pli n’a même pas fait l’ob­jet d’une séance offi­cielle de pré­sen­ta­tion. Après les élec­tions, j’ai pris l’i­ni­tia­tive de ren­con­trer le ministre de la Justice pour lui faire part de tout le tra­vail pré­pa­ra­toire accom­pli, mais ce n’é­tait pas orga­ni­sé par le par­ti. De la même manière, les gens qui étaient en charge de la pré­pa­ra­tion, dans plu­sieurs autres domaines, n’ont pas été consul­tés pour la mise en place du tra­vail gouvernemental.

Pour quelles raisons ?

C’est une ques­tion à poser au Premier ministre, Aléxis Tsípras. L’équipe était diri­gée par Aléxis Mitrópoulos. Le futur vice-pré­sident du gou­ver­ne­ment, Ioánnis Dragasákis, et Dimítris Stratoúlis y par­ti­ci­paient aus­si. Il y a eu ce phé­no­mène des comi­tés de pré­pa­ra­tion qui n’al­laient pas jus­qu’au bout ou qui étaient dépos­sé­dés de leur man­dat au cours des mois. Je ne peux que sou­li­gner le fait qu’on a été plu­sieurs à dire que ce tra­vail pré­pa­ra­toire était indis­pen­sable et devait conti­nuer. En ce qui me concerne, ayant été aus­si char­gée d’un comi­té for­mé au sein du groupe par­le­men­taire pour suivre la légis­la­tion sur les mémo­ran­da et pré­pa­rer leur abo­li­tion, j’ai signa­lé à plu­sieurs reprises qu’il fal­lait davan­tage de pré­pa­ra­tions. Pour ce comi­té spé­ci­fique, j’ai envoyé une lettre à Aléxis Tsípras en juin 2014 pour lui dire qu’il fal­lait soit s’as­su­rer que le comi­té fonc­tionne, soit le dis­soudre. Je lui signa­lais aus­si que cette pré­pa­ra­tion contre les mémo­ran­da est un tra­vail très sérieux pour lequel on ne peut pas comp­ter tout faire après les élections.

Yanis Varoufakis et Alexis Tsipras (Petros Giannakouris/AP)

Ce qui est frap­pant lors­qu’on regarde les évé­ne­ments rétros­pec­ti­ve­ment, c’est que le chan­tage des ins­ti­tu­tions était déjà très clair dès le 4 février et que la capi­tu­la­tion ne date pas du 12 juillet, mais du 20 février, lors­qu’un pre­mier accord est signé et replonge la Grèce dans une logique de mémo­ran­da. Comment expli­quer que le gou­ver­ne­ment n’ait pas pro­fi­té du temps dont il a dis­po­sé jusque fin juin pour pré­pa­rer des alternatives ?

À mon avis, la situa­tion est plus grave que ça. Si le gou­ver­ne­ment n’a pas créé lui-même des outils et des alter­na­tives, le Parlement en a créé au moins trois : la Commission pour la véri­té sur la dette publique grecque, le Comité pour la reven­di­ca­tion de répa­ra­tions de la part de l’Allemagne pour la Deuxième Guerre mon­diale (le rap­port d’un comi­té du Ministère des Finances estime ces répa­ra­tions entre 278 et 340 mil­liards d’eu­ros), et aus­si le Comité sur les ins­ti­tu­tions et la trans­pa­rence qui a rou­vert deux affaires de cor­rup­tion de grande ampleur, l’affaire Siemens et l’af­faire de la liste Lagarde. Ces affaires concernent non seule­ment de la cor­rup­tion au sein du gou­ver­ne­ment grec, mais aus­si dans ses rap­ports avec d’autres gou­ver­ne­ments et avec les ins­ti­tu­tions euro­péennes. La liste Lagarde a été remise au ministre des Finances qui a signé le pre­mier mémo­ran­dum, Giórgos Papakonstantínou. C’était une liste des dépo­sants grecs à la banque HSBC en Suisse, qui n’a jamais été enre­gis­trée au Ministère des Finances ni uti­li­sée pour récu­pé­rer des taxes et des pro­duits de ces crimes éco­no­miques. Christine Lagarde, qui était la source de cette liste et qui est main­te­nant la direc­trice du FMI, n’a jamais deman­dé à la Grèce pour­quoi elle n’a pas uti­li­sé cet outil si pré­cieux. Donc il y avait au sein du Parlement des outils créés et des alter­na­tives, des biais à suivre qui auraient pu être des argu­ments très forts dans les négo­cia­tions ! Le 25 février, lors d’une réunion de notre groupe par­le­men­taire pour dis­cu­ter de l’ac­cord du 20 février (pré­sen­té par le Premier ministre et son cabi­net comme une vic­toire), je fai­sais par­tie de ceux qui disaient que c’é­tait un désastre. Qu’il fal­lait sor­tir de ce renou­vel­le­ment des mémo­ran­da qui nous pla­çait dans le même cadre que celui des pré­cé­dents gou­ver­ne­ments. Qu’il fal­lait sur­tout évi­ter d’ac­cep­ter toute for­mu­la­tion disant que la Grèce allait payer le rem­bour­se­ment total de la dette, sans aucune restruc­tu­ra­tion. Qu’il fal­lait se créer des outils et des pro­cé­dures pour sor­tir de cette logique. Et c’est ce que j’ai fait depuis ma posi­tion de pré­si­dente du Parlement. Non seule­ment le gou­ver­ne­ment n’a pas fait la même chose, mais en plus il n’a pas uti­li­sé ce qui lui a été pré­pa­ré et servi.

À ce moment-là, y a‑t-il encore du débat au sein de Syriza, ou est-ce l’é­quipe gou­ver­ne­men­tale qui prend toutes les décisions ?

« Les membres du groupe par­le­men­taire s’in­for­maient via les médias. »

Malheureusement, le groupe par­le­men­taire de Syriza s’est très peu réuni. Les infor­ma­tions étaient très limi­tées. En tant que pré­si­dente du Parlement, j’a­vais accès à des infor­ma­tions seule­ment lorsque je dis­cu­tais avec le Premier ministre — et à des inter­valles éloi­gnés. Les membres du groupe par­le­men­taire s’in­for­maient via les médias. Il était impos­sible de dis­cer­ner ce qui était de l’ordre de l’in­for­ma­tion ou de la pro­pa­gande, quel­qu’en soit la pro­ve­nance ; ce qui fait que les par­le­men­taires ne savaient pas répondre à leurs concitoyens.

D’après Éric Toussaint, du CADTM, si le gou­ver­ne­ment grec n’a pas osé tou­cher aux banques, c’est en par­tie à cause de la proxi­mi­té de Ioánnis Dragasákis et de Geórgios Stathákis avec cer­taines banques pri­vées. C’est exact ?

À pro­pos du fait que le gou­ver­ne­ment n’a pas tou­ché aux banques — ce qui est un résul­tat déplo­rable —, je dirais qu’il faut deman­der des réponses à Monsieur Dragasákis. Il était char­gé de cet aspect. En ce qui me concerne, j’ai à plu­sieurs reprises cher­ché des réponses auprès de lui, non seule­ment sur la ques­tion des banques mais aus­si à pro­pos de tous les aspects du pro­gramme de Syriza qui n’ont pas été réa­li­sés. C’était lui le res­pon­sable pour l’ap­pli­ca­tion du pro­gramme. Le fait qu’il y ait eu un échec total, ou une absence d’ac­tions dans les domaines dont il est res­pon­sable, devrait mener à des consé­quences. Pourtant, il a été recon­duit au poste de vice-pré­sident du gou­ver­ne­ment. Cela pose la ques­tion très sen­sible de savoir quels étaient les accords internes entre Messieurs Dragasákis et Tsípras. Je répète qu’au­cun des enga­ge­ments de Syriza dans les domaines dont il est res­pon­sable n’a été hono­ré. Et, nor­ma­le­ment, quand il y a un échec, il doit y avoir une conséquence…

Quid des démarches effec­tuées par le gou­ver­ne­ment Tsípras envers des pays tiers (notam­ment la Russie, la Chine et le Venezuela) ? Pourquoi n’ont-elles pas mené à une dimi­nu­tion de l’emprise de l’Union euro­péenne sur la Grèce ?

Je n’ai pas assez d’in­for­ma­tions là-dessus.

Angela Merkel (AFP)

On sait que le gou­ver­ne­ment grec a vou­lu mobi­li­ser les États-Unis pour faire pres­sion sur Angela Merkel, mais on en sait peu sur le rôle pré­cis de la diplo­ma­tie amé­ri­caine dans les négo­cia­tions les créan­ciers. Le Parlement a‑t-il été infor­mé sur ce sujet ?

Non. À mon avis, s’il y a bien sûr des aspects secrets à la diplo­ma­tie, il y a aus­si des choses évi­dentes qui ne peuvent être cachées. S’il y a bien un domaine dans lequel on aurait pu uti­li­ser l’ex­pé­rience amé­ri­caine, c’est celui de la lutte contre la cor­rup­tion, et notam­ment dans l’af­faire Siemens où les États-Unis ont impo­sé des amendes impor­tantes et obte­nu des rem­bour­se­ments. S’il y avait vrai­ment eu une coopé­ra­tion fruc­tueuse, ils auraient valo­ri­sé cette expé­rience — chose qui n’a pas été faite.

Vous avez décla­ré que le gou­ver­ne­ment Tsípras a gar­dé le peuple grec hors des négo­cia­tions avec les créanciers…

« Le peuple a été déso­rien­té par des décla­ra­tions répé­ti­tives des­ti­nées à le cal­mer, à lui dire que tout allait bien et qu’il y aurait un accord. »

Oui, le peuple était més­in­for­mé — voire pas infor­mé du tout sur les négo­cia­tions. Le peuple a été déso­rien­té par des décla­ra­tions répé­ti­tives des­ti­nées à le cal­mer, à lui dire que tout allait bien et qu’il y aurait un accord, alors qu’on ne savait pas sur quoi était basée cette affir­ma­tion. Moi, je n’ai jamais eu d’élé­ments concrets mon­trant qu’il y aurait un bon accord. Il y avait tout un peuple qui, dès le début, est sor­ti dans les rues pour sou­te­nir ce gou­ver­ne­ment afin qu’il négo­cie et reven­dique en son nom, et cela n’a pas été valo­ri­sé. À mon avis, la mobi­li­sa­tion et la sou­ve­rai­ne­té popu­laires étaient des armes très puis­santes que le gou­ver­ne­ment n’a pas su ou pas vou­lu utiliser.

Lors des élec­tions de jan­vier, puis lors du réfé­ren­dum, il y a aus­si eu une vague d’es­poir dans toute l’Europe et l’ex­pres­sion d’une soli­da­ri­té avec le peuple grec. Dans le débat public en Grèce, la conscience exis­tait-elle que ce qui se pas­sait était poten­tiel­le­ment très fédé­ra­teur et mobi­li­sa­teur dans toute l’Europe ?

Oui, cela fai­sait par­tie de la conscience popu­laire que ce qu’on fai­sait en Grèce était his­to­rique au niveau euro­péen, et même mon­dial. Notre dis­cours poli­tique, durant toute la période d’a­vant l’ac­ces­sion au pou­voir, sou­li­gnait cette dimen­sion d’un chan­ge­ment pour l’Europe et pour le monde entier. Mais ça a été détruit par le gou­ver­ne­ment. La capi­tu­la­tion a aus­si ciblé cet espoir et cette soli­da­ri­té. C’est pour­quoi il y a une res­pon­sa­bi­li­té très grave chez ceux qui ont déci­dé et implé­men­té la capi­tu­la­tion, parce qu’elle s’é­tend hors des fron­tières de la Grèce.

Pendant la cam­pagne du réfé­ren­dum, il est appa­ru que la ques­tion posée n’é­tait pas claire et que beau­coup de Grecs ne voyaient pas quelle pou­vait en être l’is­sue — que le ver­dict soit « oui » ou « non ». D’autant plus que, le 30 juin, alors qu’il menait cam­pagne pour le « non », Tsípras écri­vait aux créan­ciers pour leur pro­po­ser un accord qui reve­nait déjà à capi­tu­ler. Ce réfé­ren­dum a‑t-il vrai­ment été orga­ni­sé pour être gagné ?

« Ma conclu­sion est que Tsípras ne pen­sait pas qu’il allait gagner. Je pense qu’il avait per­du le sens de la société. »

Je n’ai pas du tout la même lec­ture de la per­cep­tion de la ques­tion de la part des citoyens. Même s’ils n’a­vaient pas les connais­sances pour déco­der les textes des créan­ciers (au jar­gon éco­no­mique, finan­cier et juri­dique), ce qui était très clair c’est que les créan­ciers deman­daient la conti­nua­tion des mesures d’aus­té­ri­té, du cadre des mémo­ran­da, des atteintes à la sou­ve­rai­ne­té popu­laire et natio­nale, à la démo­cra­tie et à la fonc­tion par­le­men­taire, et qu’ils deman­daient encore des mesures pour payer une dette qui n’est pas celle des citoyens grecs. Je crois que les citoyens ont très bien com­pris que la ques­tion était de savoir si on allait céder à ce chan­tage ou si on allait lut­ter. Et je pense que ceux qui ont dit « non » — c’est-à-dire un pour­cen­tage très impor­tant, si on tient compte du fait que les banques étaient fer­mées pen­dant une semaine (chose sans pré­cé­dent en Grèce) et qu’il y a eu une pro­pa­gande ter­ro­riste de la part des médias et des créan­ciers — étaient très conscients.

Quant à l’in­ten­tion réelle qui se trou­vait der­rière la pro­cla­ma­tion du réfé­ren­dum, c’est une ques­tion très inté­res­sante. Je peux vous dire que mon but en tant que pré­si­dente du Parlement, c’é­tait de pro­té­ger la démo­cra­tie et de reje­ter ce chan­tage. Le but décla­ré du gou­ver­ne­ment, c’é­tait de gagner le réfé­ren­dum. Mais durant la semaine de cam­pagne, il y a eu des inter­ven­tions de la part de membres du gou­ver­ne­ment qui étaient tout à fait contraires à ce but et qui n’al­laient pas dans le sens de pro­té­ger la pro­cé­dure. Par exemple, des décla­ra­tions de Monsieur Dragasákis, le mar­di 30 juin, disant que le réfé­ren­dum serait annu­lé. En tant que pré­si­dente du Parlement, j’ai cla­ri­fié publi­que­ment qu’il n’y avait aucune manière de reti­rer un réfé­ren­dum déci­dé par le Parlement. Tsípras a aus­si fait des inter­ven­tions qui allaient dans le sens de gagner. Ma conclu­sion est que Tsípras ne pen­sait pas qu’il allait gagner. Je pense qu’il avait per­du le sens de la socié­té, et c’est pour­quoi il avait l’air aus­si sur­pris par l’am­pleur de la mani­fes­ta­tion pour le « non », le 3 juillet — la plus grande orga­ni­sée à Athènes depuis qua­rante ans.

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(AFP)

Yánis Varoufákis a expli­qué qu’au soir de la vic­toire, le 5 juillet, il est allé dans le bureau du Premier ministre où il a trou­vé Tsípras et les membres du cabi­net res­treint avec des mines sombres…

Je suis aus­si allée dans le bureau de Tsípras ce soir-là, avant de rejoindre la place Syntagma. Outre Tsípras, Dragasákis et Varoufákis, il y avait Alékos Flambouráris, Níkos Pappás, Euclide Tsakalotos et Dimítrios Papadimoúlis, le vice-pré­sident du Parlement euro­péen : il est vrai que le cli­mat n’é­tait pas posi­tif. Je leur ai ame­né un paquet d’exem­plaires du rap­port pré­li­mi­naire de la Commission pour la véri­té sur la dette, je l’ai dis­tri­bué à tout le monde et je leur ai dit : « Maintenant, il faut valo­ri­ser ce tra­vail. » Bien sûr, il n’y a eu que Varoufákis qui l’a pris avec inté­rêt. Tsakalotos m’a deman­dé de lui don­ner en anglais pour mieux le com­prendre, alors qu’il l’a­vait déjà reçu. Dragasákis l’a mis de côté…

L’argument qui est tou­jours uti­li­sé pour conclure qu’en Grèce aucun gou­ver­ne­ment ne pour­rait légi­ti­me­ment aller vers une sor­tie de l’eu­ro, c’est que le peuple serait très atta­ché à cette mon­naie. Le débat sur la ques­tion moné­taire a‑t-il vrai­ment eu lieu en Grèce ?

« Ce qui est adres­sé au peuple, en ce moment, c’est un chan­tage direct : ou bien l’eu­ro, ou bien la démo­cra­tie. Dans ce dilemme, je suis per­sua­dée que le peuple déci­de­rait majo­ri­tai­re­ment pour la démocratie. »

Avant de tirer des conclu­sions sur l’at­ta­che­ment du peuple à une mon­naie, il fau­drait une méthode cré­dible pour tes­ter cette hypo­thèse. La ques­tion de la mon­naie n’a jamais été posée au peuple. Cela concerne aus­si le moment où le pays a rejoint la zone euro. Ce n’est pas le peuple qui a pris cette déci­sion, c’é­tait un des gou­ver­ne­ments grecs les plus cor­rom­pus, celui de Konstantínos Simítis (Pasok) dont plu­sieurs membres sont impli­qués dans de grandes affaires de cor­rup­tion, dont l’af­faire Siemens. On fait en sorte que la ques­tion de la mon­naie ne soit pas posée ni dis­cu­tée. Il faut quand même dire que le peuple grec est très atta­ché à la démo­cra­tie. Il n’ac­cep­te­rait pas de céder la démo­cra­tie pour une mon­naie, quelle qu’elle soit. Ce qui est adres­sé au peuple, en ce moment, c’est un chan­tage direct : « Ou bien l’eu­ro, ou bien la démo­cra­tie. » Dans ce dilemme, je suis per­sua­dée que le peuple déci­de­rait majo­ri­tai­re­ment pour la démo­cra­tie. Et il est vrai­ment hon­teux qu’il y ait eu un gou­ver­ne­ment qui a répon­du à ce dilemme en sacri­fiant la démocratie.

Lors des élec­tions anti­ci­pées de sep­tembre, vous étiez can­di­date sur les listes d’Unité popu­laire, un nou­veau par­ti, favo­rable à une sor­tie de l’eu­ro, alors que vous sem­blez mar­quer une cer­taine dis­tance sur ce point du programme…

Je ne veux pas pré­tendre être ce que je ne suis pas. Je ne suis pas éco­no­miste et je ne suis pas convain­cue qu’on sache tout ce qu’on doit savoir sur la ques­tion de la mon­naie com­mune en ce moment. Ce que je sais, par contre, car je suis juriste, c’est que les dis­po­si­tions euro­péennes concer­nant la fonc­tion de l’Union euro­péenne, de la Banque cen­trale euro­péenne et de la mon­naie euro­péenne sont vio­lées par ceux-là mêmes qui sont cen­sés en être les garants. En ce moment, l’eu­ro n’est pas uti­li­sé comme une mon­naie, mais comme une arme contre des popu­la­tions. Et quand il y a une attaque contre la popu­la­tion, même si l’arme est une mon­naie, le devoir est de défendre la popu­la­tion. Je ne peux pas dire ce qui se pas­se­rait si les dis­po­si­tions étaient res­pec­tées, mais je sais que l’Europe n’a pas été fon­dée pour ser­vir une mon­naie. C’est la mon­naie qui a été créée pour ser­vir le but prin­ci­pal et fon­da­teur de l’Europe, qui est la pros­pé­ri­té de ses peuples et de ses socié­tés. En ce moment, on a en Grèce une socié­té qui souffre, qui vit une crise et un désastre huma­ni­taires liés à des poli­tiques déci­dées au sein de l’Union euro­péenne en vio­la­tion des dis­po­si­tions euro­péennes. De mon point de vue, la ques­tion n’est pas moné­taire ni éco­no­mique, la ques­tion est pro­fon­dé­ment poli­tique, démo­cra­tique et sociale.

(DR)

Unité Populaire a échoué à entrer au Parlement. Quelles leçons en tirez-vous ?

Pendant cinq années, les cré­di­teurs ont fait la guerre à toute pro­cé­dure démo­cra­tique. Ils n’é­taient jamais contents quand il y avait des élec­tions en Grèce, qu’à chaque fois ils pré­sen­taient comme un dan­ger contre l’é­co­no­mie. Ils étaient très mécon­tents avec le réfé­ren­dum. La pre­mière fois qu’ils étaient contents d’un pro­ces­sus élec­to­ral, c’est quand Tsípras a déci­dé de dis­soudre ce Parlement qui comp­tait une bonne par­tie de dépu­tés refu­sant la capi­tu­la­tion. Pour moi, ces élec­tions étaient conclues avec les cré­di­teurs pour se débar­ras­ser de ceux qui résis­taient. Elles étaient faites pour qu’il soit impos­sible, ou presque impos­sible d’a­voir une repré­sen­ta­tion poli­tique de la gauche anti-mémo­ran­da et anti-aus­té­ri­té. De mon point de vue, il était fort impro­bable que l’Unité popu­laire, ou tout autre effort de mobi­li­sa­tion, puisse abou­tir dans un délai aus­si court. Donc, en toute sin­cé­ri­té, je n’ai pas vécu cela comme un échec, mais comme une lutte qui devait être menée et à laquelle j’ai res­sen­ti le devoir de par­ti­ci­per. C’est pour­quoi j’ai col­la­bo­ré tout de suite avec les cama­rades de l’Unité popu­laire, même s’il n’y avait pas le temps de for­mu­ler un pro­gramme com­plet ni de créer une struc­ture et des pro­cé­dures col­lec­tives pour­tant indis­pen­sables. Il était fort pro­bable, dès l’an­nonce des élec­tions anti­ci­pées le 20 août, que le pari des créan­ciers serait gagné — et c’est pour­quoi j’ai insis­té sur le fait que tout le monde devait mener cette bataille, même si la gauche était extrê­me­ment trau­ma­ti­sée par ce qui venait de se pas­ser. Beaucoup de gens ne sont pas allés voter. Beaucoup se sont lais­sés avoir par le dilemme qu’on cher­chait à leur impo­ser : « Ou bien ce sera le retour de l’an­cien régime, ou bien ce sera Syriza. » Alors que ce n’é­tait plus du tout Syriza, ce n’é­tait plus qu’une fausse éti­quette. Le résul­tat des élec­tions est l’a­bou­tis­se­ment du plan des créan­ciers. Mais le fait qu’on ait ten­té de s’or­ga­ni­ser, même dans des condi­tions d’ur­gence, et qu’on ait presque réus­si à contre­dire ce plan était un pre­mier pas vers la recons­truc­tion et le ras­sem­ble­ment de la gauche radi­cale, de la gauche des mou­ve­ments sociaux qui est tou­jours un élé­ment vital et indis­pen­sable dans la socié­té grecque.

Vous êtes l’une des signa­taires de l’appel au « som­met du plan B », aux côtés d’autres signa­taires ayant des posi­tions notoi­re­ment dif­fé­rentes (par exemple, Fassina plaide pour des « fronts de libé­ra­tion de l’eu­ro », y com­pris avec les droites natio­na­listes). Ce texte prône la rené­go­cia­tion des trai­tés euro­péens. Après tout ce qui s’est pas­sé cette année, com­ment croire qu’il y a encore moyen de chan­ger l’Europe de l’intérieur ?

Ça dépend de nous.

Mais la pers­pec­tive de créer un rap­port de forces suf­fi­sant n’est-elle pas très loin­taine, voire improbable ?

« L’expérience de la Grèce a démon­tré que ce qui a man­qué, c’é­tait la volon­té poli­tique de la part d’une mino­ri­té gou­ver­ne­men­tale, hélas dirigeante. »

Tout dépend de la volon­té poli­tique et sociale. L’expérience de la Grèce a démon­tré que ce qui a man­qué, c’é­tait la volon­té poli­tique de la part d’une mino­ri­té gou­ver­ne­men­tale — hélas diri­geante… Mais la volon­té sociale et la volon­té du peuple ne man­quaient pas. Je suis sûre que si cette volon­té popu­laire se com­bi­nait avec la volon­té poli­tique de repré­sen­tants sérieux et sin­cères, cela pour­rait abou­tir à des consé­quences tout à fait dif­fé­rentes au sein de l’Europe. Il faut dire que le pro­blème, ce n’est pas seule­ment les textes mais la vio­la­tion totale de textes qui ne décrivent que ce qui devrait aller de soi. Non, ce n’est pas un rêve d’i­ma­gi­ner une autre Europe. De toute façon, je ne serais pas prête à faire cadeau de l’Europe à ceux qui veulent la trans­for­mer en cage pour les peuples et les sociétés.

Vous insis­tez sur le rôle du peuple et des mou­ve­ments sociaux dans la démo­cra­tie. Dans quel état sont-ils, en Grèce ?

On assiste à un choc dans la socié­té et au sein de la gauche, mais je pense que, petit à petit, les mou­ve­ments vont se revi­ta­li­ser puis­qu’il y a une atteinte directe à tout ce qui fait l’ob­jet de leurs mobilisations.

La Commission pour la véri­té sur la dette publique grecque s’est tem­po­rai­re­ment arrê­tée le 5 octobre. A‑t-elle un ave­nir et quel rôle pen­sez-vous y jouer ?

Je ne suis pas quel­qu’un qui envi­sage la poli­tique comme une pro­fes­sion. Je crois que le pre­mier devoir des poli­ti­ciens est d’être des citoyens. Je n’ai aucune dif­fi­cul­té à conti­nuer, depuis ma place de citoyenne, tout ce que je fai­sais comme membre du Parlement. La Commission pour la véri­té sur la dette publique grecque n’est pas encore abo­lie, même si je pense que le nou­veau pré­sident du Parlement va essayer de l’é­teindre. Mais les membres de la Commission ont la volon­té de conti­nuer et nous avons déjà pro­gram­mé une pro­chaine réunion en jan­vier ou en février. Donc il y aura une suite. Il ne faut pas oublier que cette Commission n’est pas une idée qui a émer­gé au sein du Parlement, elle a été ini­tiée par la reven­di­ca­tion et le rêve de toute une socié­té en 2011. Elle est née au sein des mou­ve­ments sociaux et elle n’a été que rebap­ti­sée et struc­tu­rée par le Parlement. Maintenant, elle va sans doute conti­nuer en fonc­tion­nant d’une autre manière, parce que comme son nom l’in­dique, c’est une com­mis­sion de véri­té — et la véri­té est liée avec la notion de perpétuité.


Image de cou­ver­ture : Nicolas Messyasz/SIPA
Vignette : Eirini Vourloumis, pour Le Monde


REBONDS 

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☰ Lire notre entre­tien avec Stathis Kouvélakis, « Le Non n’est pas vain­cu, nous conti­nuons », juillet 2015
☰ Lire notre car­net de route (1) « L’Europe agit comme si elle était en guerre contre les Grecs », G. Breës, juillet 2015
☰ Lire notre car­net de route (2), « Grèce : six mois pour rien ? », G. Breës, juillet 2015
☰ Lire notre entre­tien avec Cédric Durand, « Les peuples, contre les bureau­crates et l’ordre euro­péen », juillet 2015
☰ Lire notre entre­tien avec Sofia Tzitzikou, « La digni­té du peuple grec vaut plus qu’une dette illé­gale, illé­gi­time et odieuse », juillet 2015

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