Yuk Hui : « Produire des technologies alternatives »


Entretien inédit pour le site de Ballast

De la Chine aux États-Unis, les méthodes employées et les pré­sup­po­sés anthro­po­lo­giques sont peu ou prou les mêmes, en matière de tech­no­lo­gie : contrôle des popu­la­tions, fan­tasme de la tota­li­té, dépas­se­ment des limites humaines et aspi­ra­tions à l’omnipotence. Contre cette logique à l’œuvre, le phi­lo­sophe chi­nois Yuk Hui pro­pose de sor­tir de l’opposition entre rejet hâtif de la tech­nique et pro­gres­sisme béat : il faut repen­ser, affirme-t-il, les tech­no­lo­gies dans leur diver­si­té et leur loca­li­té, en pre­nant conscience de ce qu’il appelle des « cos­mo­tech­niques ». Alors qu’à Hong Kong — où il enseigne —, les révoltes contre la Loi de sécu­ri­té natio­nale chi­noise connaissent une répres­sion de plus en plus dure, nous dis­cu­tons avec lui des consé­quences de l’hé­gé­mo­nie du sys­tème cyber­né­tique contem­po­rain pour la culture, l’é­co­lo­gie et les luttes politiques.


« Changer le sys­tème », « com­battre le sys­tème », « pro­fi­ter du sys­tème » : l’espace poli­tique et média­tique est satu­ré de cette réfé­rence — un ordre du monde qu’on ne défi­nit jamais pré­ci­sé­ment mais qui est sup­po­sé évident. Vous menez dans votre der­nier livre, Recursivity and Contingency, une ana­lyse détaillée de l’histoire phi­lo­so­phique de ce concept. S’agit-il du même « système » ?

On uti­lise très sou­vent le terme « sys­tème » pour dési­gner un ensemble régu­lé par des néces­si­tés. Comme vous le dites, ce terme est très ambi­gu. On parle de sys­tème phi­lo­so­phique, de sys­tème éta­tique, de sys­tème mon­dial. Ce sont des sujets dif­fé­rents, mais ils par­tagent la même notion et donc la généa­lo­gie de cette notion. Pour mieux com­prendre l’enjeu de ce terme, il faut donc entrer un peu dans son histoire.

« Si on veut chan­ger le sys­tème, il faut inter­ro­ger l’é­pis­té­mo­lo­gie du sys­tème et sa rela­tion à l’État. »

C’est entre le XVIIe et le XVIIIe siècle que la notion de sys­tème a acquis l’importance qu’elle a eue par la suite en phi­lo­so­phie, mais il faut sou­li­gner qu’il y avait alors deux sens à ce terme. Le sys­tème « méca­nique », d’abord, qu’on peut faire remon­ter à Descartes, s’érige sur les bases de la science phy­sique et consi­dère toute chose à par­tir des lois natu­relles qui la consti­tuent. Par exemple, toutes les par­ties d’une orange suivent des lois natu­relles et phy­sique et se consti­tuent les unes par rap­port aux autres dans un ordre de cau­sa­li­té linéaire. Avec Kant émerge une nou­velle notion de sys­tème ins­pi­rée par les décou­vertes de la bio­lo­gie (qui n’était alors pas consi­dé­rée comme une dis­ci­pline scien­ti­fique). L’organisme donne à voir une autre struc­ture que celle du sys­tème méca­nique : l’être vivant est régi par une cau­sa­li­té non-linéaire, imma­nente, de sorte qu’on ne peut pas en expli­quer le fonc­tion­ne­ment par des lois méca­niques. La cause de sa struc­ture ne vient pas de l’extérieur ; c’est la tota­li­té elle-même qui est sa propre cause. La struc­ture d’un arbre, par exemple, cor­res­pond à une autre orga­ni­sa­tion que celle du modèle méca­niste : ses dif­fé­rentes par­ties entre­tiennent entre elles un rap­port de com­mu­nau­té et de réci­pro­ci­té qui fait que toutes les par­ties contri­buent à un tout — qui est l’arbre — et ne sont intel­li­gibles qu’à par­tir de ce tout. C’est le sys­tème « orga­nique ». Or, de ces deux concep­tions du sys­tème découlent, en paral­lèle, deux concep­tions dif­fé­rentes de l’État : alors que l’État dans la phi­lo­so­phie poli­tique de Hobbes est méca­nique, il est orga­nique dans celle de Hegel. Si on veut « chan­ger le sys­tème », il faut inter­ro­ger l’é­pis­té­mo­lo­gie du sys­tème et sa rela­tion à l’État et au capital.

On pour­rait dire, de ce point de vue, que toute l’ambition de la phi­lo­so­phie moderne a été d’inventer une notion de sys­tème qui soit un outil d’analyse (pour les objets des sciences ou pour la socié­té). Mais il faut bien com­prendre que quand on ana­lyse des objets avec une cer­taine concep­tion du sys­tème (en tant qu’outil, donc), on réa­lise en même temps ce sys­tème. Ainsi, quoiqu’on ait vu se déve­lop­per dans la phi­lo­so­phie depuis le XVIIIe siècle une notion orga­nique de sys­tème, son accep­tion méca­nique clas­sique a sub­sis­té et a même culmi­né au moment de sa réa­li­sa­tion, au XIXe siècle, dans l’industrialisme. Ce n’est que dans la deuxième moi­tié du XXe siècle que la seconde notion de sys­tème orga­nique s’est maté­ria­li­sée à son tour, grâce à la nais­sance de la cyber­né­tique.

[Peter Keetman]

La cyber­né­tique devrait donc être com­prise comme la réa­li­sa­tion, dans des machines, de ce concept phi­lo­so­phique de « système » ?

On peut en effet la défi­nir comme ça. Dans Récursivité et contin­gence, j’essaie de mon­trer que la for­ma­li­sa­tion phi­lo­so­phique de sys­tèmes arti­fi­ciels (ou même l’intelligence arti­fi­cielle, si on entend l’intelligence comme l’élément cen­tral de l’esprit) atteint son point culmi­nant chez Hegel ; de son côté, le phi­lo­sophe alle­mand Gotthard Günther montre dans son livre La Conscience des machines que la cyber­né­tique cor­res­pond à la réa­li­sa­tion en acte de la logique hégé­lienne. La notion de sys­tème est donc omni­pré­sente dans la phi­lo­so­phie et dans la socié­té moderne, mais la dif­fé­rence entre notre époque et celle de Hegel, c’est que nous nous confron­tons à un sys­tème maté­ria­li­sé à tra­vers les machines cyber­né­tiques. La « machine orga­nique » la plus avan­cée que Hegel avait envi­sa­gée, c’était l’État ; les trans­hu­ma­nistes aspirent, eux, au rem­pla­ce­ment de l’État — encore trop humain à leurs yeux — par les intel­li­gences arti­fi­cielles. C’est pour­quoi on ne peut pas sim­ple­ment dire que les machines cyber­né­tiques sont orga­niques ou méca­niques, parce qu’elles sont de plus en plus simi­laires à des orga­nismes ; il fau­drait plu­tôt les consi­dé­rer comme un orga­no-méca­nisme. En d’autres termes, nous sommes pas­sés de l’« inor­ga­nique orga­ni­sé » (un terme de l’archéologue pré­his­to­rien André Leroi-Gourhan qui désigne l’invention de l’outil) à l’« inor­ga­nique orga­ni­sant », qui cor­res­pon­drait à ce que Gilles Deleuze appel­le­rait les « socié­tés de contrôle » — et dont on voit actuel­le­ment la mani­fes­ta­tion très claire dans cer­tains pays, à tra­vers la mise en place de dis­po­si­tifs éta­tiques visant à tra­cer le virus et à confi­ner les individus.

En quoi est-ce que cette com­pré­hen­sion du sys­tème cyber­né­tique est-elle impor­tante d’un point de vue politique ?

« L’explosion de l’intelligence des machines ne relève pas sim­ple­ment d’un avan­ce­ment tech­no­lo­gique mais d’un agen­da politique. »

Il faut bien voir que la cyber­né­tique consiste en un dépas­se­ment des deux modèles pré­cé­dents (méca­nique et orga­nique) et de leur dua­li­té. En gros, depuis Descartes, on pense la machine dans son oppo­si­tion à l’organique — et on retrouve ce dua­lisme dans des cri­tiques « naïves » contre la cyber­né­tique aujourd’hui, qui pré­sup­posent que les machines modernes ne sont que méca­niques et pas orga­niques. Or le dua­lisme sur lequel repose ce type de cri­tique a pré­ci­sé­ment été la cible de la cyber­né­tique. De même que la phi­lo­so­phie contem­po­raine s’efforce de dépas­ser le dua­lisme entre sujet et objet ou entre humain et envi­ron­ne­ment, en met­tant en évi­dence la conti­nui­té entre les deux pôles plu­tôt que leur oppo­si­tion et en les inté­grant l’un dans l’autre, de même les théo­ri­ciens de la cyber­né­tique — du mathé­ma­ti­cien Norbert Wiener au socio­logue Niklas Luhmann — ont ten­té de sur­mon­ter cette logique dua­liste qui oppose machine et orga­nisme. Ainsi, je crois que la logique dua­liste n’est plus l’enjeu aujourd’hui ; l’enjeu, c’est bien plu­tôt la logique tota­li­sante, uni­fiée, dont la cyber­né­tique est l’exemple.

La réa­li­sa­tion d’une telle logique impli­que­rait la dis­pa­ri­tion de tout « dehors » pos­sible, au pro­fit de ce seul sys­tème. Or c’est pré­ci­sé­ment ce que s’efforcent de faire les trans­hu­ma­nistes : der­rière le pré­texte de « dépas­ser les limites de l’humain » et de réa­li­ser ce que Nietzsche appelle le « sur­homme », il y a un enjeu méta­phy­sique, qui repose sur cette logique tota­li­sante de la cyber­né­tique. Cette logique com­mande d’accélérer le déve­lop­pe­ment tech­no­lo­gique pour atteindre un jour son abou­tis­se­ment, ce qu’on appelle la « sin­gu­la­ri­té ». En somme, selon les cyber­né­ti­ciens, l’accélération du pro­grès tech­no­lo­gique s’acheminerait méca­ni­que­ment vers une fin, qui serait cette « sin­gu­la­ri­té » — et qui enve­loppe un sens théo­lo­gique ambi­gu, entre l’Antéchrist et le Katechon. À leurs yeux, le pro­grès humain dépend exclu­si­ve­ment de la tech­no­lo­gie. Et en ce sens, l’explosion de l’intelligence des machines à laquelle on assiste aujourd’hui ne relève pas sim­ple­ment d’un avan­ce­ment tech­no­lo­gique mais d’un agen­da poli­tique qui vise, à terme, à réa­li­ser une super-intel­li­gence qui pour­ra prendre en charge les affaires des États et se sub­sti­tuer aux gou­ver­ne­ments. On voit bien que cette logique tota­li­sante et uni­fiante du sys­tème cyber­né­tique a des consé­quences poli­tiques directes.

[Peter Keetman]

La ques­tion de la stra­té­gie à adop­ter face à ce « sys­tème » divise la gauche : le trans­for­mer de l’intérieur ? le détruire ? le déser­ter ? Quelle option se trouve pri­vi­lé­giée par votre analyse ?

La ques­tion est biai­sée : elle sug­gère qu’il n’y a qu’un seul sys­tème et qu’on est confi­nés dedans, comme dans une boucle fer­mée sur elle-même. C’est là l’erreur des trans­hu­ma­nistes, qui conduit à la croyance futu­riste selon laquelle seul l’accomplissement de la logique interne du sys­tème et donc l’accélération tech­no­lo­gique per­met de sur­mon­ter les pro­blèmes (quels qu’ils soient). À l’inverse, je pense qu’il est néces­saire d’inventer un para­digme qui nous per­mette de sor­tir de cette tota­li­té du « sys­tème ». Dans Du Mode d’existence des objets tech­niques, le phi­lo­sophe Gilbert Simondon pro­po­sait de repla­cer la tech­nique dans sa genèse, mon­trant par là qu’il existe une réa­li­té plus vaste, qui per­met l’individuation de la tech­ni­ci­té elle-même et sa mise en rela­tion his­to­rique et dyna­mique avec d’autres pen­sées, comme la pen­sée reli­gieuse, esthé­tique et phi­lo­so­phique. L’analyse de Simondon per­met en quelque sorte de retrou­ver un « dehors », et ain­si de poser dif­fé­rem­ment la ques­tion du rôle de la tech­nique dans la vie humaine.

« Il est néces­saire d’inventer un para­digme qui nous per­mette de sor­tir de cette tota­li­té du sys­tème. »

Pour ma part, je pro­pose d’aborder la tech­nique à par­tir de l’idée de « frag­men­ta­tion » : il s’agit de cher­cher la « loca­li­té » de la tech­nique, contre le mythe de son uni­ver­sa­li­té. Le déve­lop­pe­ment d’une tech­no­lo­gie comme les pes­ti­cides, par exemple, est révé­la­teur de la logique tota­li­sante dont je par­lais : elle est basée sur l’idée qu’un même pro­duit pour­rait éli­mi­ner tous les insectes d’une même espèce du fait qu’ils par­tagent la même struc­ture bio­chi­mique. Mais les effets des pes­ti­cides dépendent de l’air, du temps, du cli­mat, etc., de sorte qu’il est en fait impos­sible d’utiliser de la même manière les pes­ti­cides par­tout. Cet exemple montre la néces­si­té de ren­ver­ser la logique uni­ver­selle. C’est ce que je m’efforce de faire en cher­chant la « loca­li­té » de la tech­nique, qui l’inscrit dans une réa­li­té plus vaste qu’elle.

Depuis votre ouvrage The Question Concerning Technology in China, vous éla­bo­rez le concept de « cos­mo­tech­nique ». Est-ce ce qu’il vous per­met d’identifier des « loca­li­tés » de la technique ?

La cos­mo­tech­nique, effec­ti­ve­ment, est tou­jours locale. Une cos­mo­tech­nique cor­res­pond à l’unification, dans les acti­vi­tés tech­niques, des ordres cos­mique et moral ; or ces ordres dif­fèrent d’une socié­té à l’autre — par exemple, les Chinois n’avaient pas le même concept de morale que les Grecs. La cos­mo­tech­nique pose donc d’emblée la ques­tion de la loca­li­té. Elle est une enquête sur la rela­tion entre la tech­no­lo­gie et la loca­li­té, c’est-à-dire une recherche des lieux qui per­mettent à la tech­no­lo­gie de se dif­fé­ren­cier. À l’inverse, selon la logique de la phi­lo­so­phie moderne, on pose un schème ou une logique supé­rieure et uni­ver­selle (ou trans­cen­dan­tale), qu’il suf­fit ensuite d’imposer par­tout indif­fé­rem­ment. Cette moda­li­té ignore la ques­tion de la loca­li­té, ou du moins la traite comme un lieu seule­ment géo­gra­phi­que­ment dif­fé­rent — et non pas qua­li­ta­ti­ve­ment dif­fé­rent. La logique tota­li­sante de la cyber­né­tique, aujourd’hui triom­phante, va dans le même sens. Il faut donc élar­gir la notion d’épistémologie et reve­nir à la tech­nique, de manière à ne plus la prendre pour quelque chose de neutre. C’est ce que je pro­pose de faire grâce à la notion de « frag­men­ta­tion » : par­tir plu­tôt des dif­fé­rents frag­ments du globe que consti­tuent les loca­li­tés. Cela nous oblige à for­mu­ler des pro­blèmes locaux et des solu­tions locales, et nous per­met en même temps d’explorer les pers­pec­tives pos­sibles que ce « local » recèle. L’épistémologie frag­men­tée a déjà été théo­ri­sée dans d’autres champs, et notam­ment en anthro­po­lo­gie, avec les tra­vaux de Philippe Descola ou d’Eduardo Viveiros de Castro. Dans son ouvrage Métaphysiques can­ni­bales, ce der­nier pro­pose de par­ler de « mul­ti­na­tu­ra­lisme » plu­tôt que de « mul­ti­cul­tu­ra­lisme » : le terme de mul­ti­cul­tu­ra­lisme sup­pose qu’une nature unique est maî­tri­sée par dif­fé­rentes cultures ; à l’inverse, le mul­ti­na­tu­ra­lisme signi­fie qu’il y a une plu­ra­li­té de natures, domi­nées par une seule culture — la culture occi­den­tale moderne.

[Peter Keetman]

Pouvez-vous don­ner un exemple de « cosmotechnique » ?

On peut prendre celui de la méde­cine chi­noise. L’épistémologie de la méde­cine chi­noise est très dif­fé­rente de celle de la méde­cine occi­den­tale, parce qu’elle se fonde sur la cos­mo­lo­gie chi­noise, elle-même très dif­fé­rente de la cos­mo­lo­gie occi­den­tale. Dans la méde­cine chi­noise, nous par­lons de ch’i (éner­gie), du yin et du yang, des cinq mou­ve­ments. Si un méde­cin occi­den­tal demande à un méde­cin chi­nois de mon­trer le ch’i ou le yin et le yang, comme ce qu’il fait en ana­to­mie, la dis­cus­sion sera impos­sible. Ainsi, si on uti­lise la méde­cine occi­den­tale comme norme, on peut dis­cré­di­ter l’ensemble du sys­tème de connais­sance de la méde­cine chi­noise. Mais ce qui me semble plus inté­res­sant, c’est de voir la confron­ta­tion entre les deux pen­sées et la manière dont la méde­cine chi­noise s’est appro­prié — ou plu­tôt a ten­té de s’approprier — la tech­no­lo­gie moderne occi­den­tale depuis qu’elle y a été confron­tée. Je pré­cise « a ten­té » car c’est un pro­ces­sus qui est tou­jours en cours d’expérimentation, depuis plus d’un siècle. L’erreur des intel­lec­tuels chi­nois au début a été de sépa­rer — sur fond d’un dua­lisme entre l’âme et le corps — la pen­sée chi­noise et les tech­no­lo­gies occi­den­tales, croyant ain­si qu’il serait pos­sible d’in­té­grer les machines modernes sans modi­fier la pen­sée chi­noise. Il y avait même un slo­gan mar­te­lant ce qui appa­rais­sait alors évident : « Les sciences occi­den­tales en tant que moyen, la pen­sée chi­noise en tant que fon­de­ment ». Mais en véri­té, les tech­no­lo­gies occi­den­tales ont pro­gres­si­ve­ment mar­gi­na­li­sé la pen­sée chi­noise, à tel point que cette der­nière n’a plus su quelle pour­rait être sa place dans le pro­ces­sus de la moder­ni­sa­tion. Cela se voit dans le cas de la méde­cine, mais aus­si dans le cas du sys­tème édu­ca­tif, social, poli­tique, mili­taire, etc.

« La mon­dia­li­sa­tion, à par­tir du XIXe siècle, a été une période d’universalisation de la tech­nique occidentale. »

On pour­rait dire de manière sché­ma­tique que la mon­dia­li­sa­tion, à par­tir du XIXe siècle, a été une période d’universalisation de la tech­nique occi­den­tale — après l’échec de sa ten­ta­tive d’universalisation de la reli­gion au XVIe siècle, comme le sou­tient l’historien bri­tan­nique Arnold Toynbee. Les pays comme le Japon et la Chine se sont trom­pés en pen­sant que la tech­nique n’affecterait pas leurs pen­sées tra­di­tion­nelles ; c’est cette véri­té qui est deve­nue mani­feste au cours du siècle pas­sé. De manière géné­rale, la diver­si­té tech­no­lo­gique est en train de dis­pa­raître et de s’homogénéiser en rai­son de l’hégémonie cyber­né­tique. Le déve­lop­pe­ment tech­no­lo­gique à tra­vers le monde ne consiste plus qu’en un vaste pro­ces­sus de « tra­duc­tion » : exac­te­ment comme pour la tra­duc­tion lin­guis­tique, on cherche pour chaque élé­ment du sys­tème des équi­va­lences entre les dif­fé­rentes cultures — mais ça ne marche jamais vrai­ment. Je pense néan­moins qu’on est entrés aujourd’hui dans une nou­velle phase de la mon­dia­li­sa­tion, et qu’il est néces­saire de renou­ve­ler notre épis­té­mo­lo­gie pour ima­gi­ner un nou­vel ordre géo­po­li­tique. Ce que j’invite à faire, contre cette entre­prise de tra­duc­tion — qui s’efforce, fina­le­ment, de tout faire ren­trer dans le même sys­tème et de tout éva­luer à l’aune des mêmes clas­si­fi­ca­tions —, c’est de com­prendre qu’il y a une diver­si­té de tech­no­lo­gies et de tra­vailler dans le sens de ce que j’appelle la « tech­no­di­ver­si­té ». La tech­no­di­ver­si­té implique de pen­ser des diver­gences au sein du déve­lop­pe­ment tech­no­lo­gique (comme des his­toires cultu­relles), c’est-à-dire de pro­duire des tech­no­lo­gies alternatives.

La réflexion sur la tech­nique acquiert une réso­nance par­ti­cu­lière aujourd’hui, dans son arti­cu­la­tion avec la ques­tion éco­lo­gique. En quoi la voie de la tech­no­di­ver­si­té que vous pro­po­sez vous semble-t-elle plus per­ti­nente face à l’enjeu éco­lo­gique que celle de la cri­tique pure et simple de la technique ?

Il me semble que le dua­lisme bien sou­vent recon­duit dans les débats éco­lo­giques entre la tech­no­lo­gie d’une part et la nature de l’autre repose sur une for­mu­la­tion « naïve » du pro­blème, qui fait fond sur un concept de tech­no­lo­gie héri­té du méca­nisme de Descartes. Or, comme je vous le disais, la cyber­né­tique a elle-même dépas­sé ce dua­lisme, de sorte que la machine contem­po­raine à laquelle on est confron­tés ne peut plus être sim­ple­ment oppo­sée à la nature. Il ne faut donc pas reje­ter en bloc l’épistémologie cyber­né­tique mais plu­tôt se la réap­pro­prier, car elle per­met de refor­mu­ler et de mieux pen­ser la ques­tion éco­lo­gique. Si on regarde l’histoire de la notion d’écologie, elle signi­fiait chez le bio­lo­giste alle­mand Ernst Haeckel — qui est l’inventeur du mot — l’articulation de la rela­tion entre l’organisme et son milieu. Il montre qu’il y a une rétro­ac­tion, ou feed­back, entre l’organisme et le milieu, ce que la cyber­né­tique pour­ra ana­ly­ser comme opé­ra­tion de l’information. Ce terme de milieu sera ensuite repris et appro­fon­di par les bio­lo­gistes et les cyber­né­ti­ciens comme Jakob von Uexküll, Gregory Bateson, James Lovelock, etc.

[Peter Keetman]

C’est dans cette pers­pec­tive que le théo­ri­cien cana­dien Marshall McLuhan affir­mait lors d’un entre­tien en 1974 que la mise en orbite du satel­lite Spoutnik en 1957 avait mar­qué la fin de la nature et le com­men­ce­ment de l’écologie. C’est-à-dire que la Terre elle-même était deve­nue, à ce moment-là, un objet tech­nique. Quand on parle d’écologie, on ne peut plus faire fond sur un dua­lisme sché­ma­tique entre ordre machi­nique et ordre natu­rel. Même l’injonction à « pro­té­ger la nature » est, de ce point de vue, pro­blé­ma­tique. Et les tra­vaux des anthro­po­logues comme Descola qui ont, à rai­son, ten­té de dépas­ser le dua­lisme entre nature et culture, ne sont pas allés assez loin : ils se sont conten­tés de « reve­nir à la nature » et, ce fai­sant, ont évi­té de se confron­ter à la ques­tion de la tech­no­lo­gie qui est au fond du pro­blème éco­lo­gique. La ques­tion de la pré­ser­va­tion de la « bio­di­ver­si­té » n’est pas sépa­rable de celle de la « tech­no­di­ver­si­té ». Car on ne peut pas main­te­nir la bio­di­ver­si­té en conser­vant les espèces comme on le ferait dans un zoo ; la seule solu­tion viable est de déve­lop­per des tech­no­lo­gies locales per­met­tant des pro­grammes de coexistence.

Vous avez gran­di à Hong Kong et y ensei­gnez. Le sta­tut par­ti­cu­lier de cette région, dont la rétro­ces­sion à la Chine en 1997 s’est faite selon le prin­cipe « un pays, deux sys­tèmes », per­met-il de consti­tuer un point d’appui pour se décen­trer de l’hégémonie cybernétique ?

« La ques­tion de la pré­ser­va­tion de la bio­di­ver­si­té n’est pas sépa­rable de celle de la tech­no­di­ver­si­té. »

Ce prin­cipe « un pays, deux sys­tèmes », qui a été éta­bli par le pré­sident chi­nois de l’époque, Deng Xiaoping, aurait pu être une idée géniale : il ouvre la pos­si­bi­li­té de réa­li­ser un sys­tème poli­tique allant encore plus loin dans l’idée de frag­men­ta­tion que celui de la fédé­ra­tion (en Allemagne ou aux États-Unis, qui sont des fédé­ra­tions, c’est tou­jours le même sys­tème qui demeure répar­ti dans tout le pays, quoique avec des nuances). Mais la Chine a échoué dans la réa­li­sa­tion de cette idée : les pen­seurs de l’État chi­nois ne par­viennent pas à com­prendre l’importance de cette pos­si­bi­li­té, de sorte que ce prin­cipe, qui devait s’appliquer à Hong Kong, est en train de dis­pa­raître. Ce qui devait garan­tir le res­pect de la spé­ci­fi­ci­té du pays devient au contraire une sorte d’excuse pour impo­ser, par la méthode de l’assimilation, un seul sys­tème de valeurs. En impo­sant les lois de la sécu­ri­té natio­nale pour paci­fier les mani­fes­ta­tions à Hong Kong, la Chine risque de détruire la pos­si­bi­li­té d’une nou­velle forme de phi­lo­so­phie poli­tique, que la spé­ci­fi­ci­té géo­gra­phique et his­to­rique de Hong Kong aurait pu don­ner à expérimenter.

Avec la pan­dé­mie de coro­na­vi­rus et la guerre idéo­lo­gique entre la Chine et les États-Unis, nous nous trou­vons dans un moment cri­tique. La poli­tique mon­diale semble reve­nue à une sorte de déci­sion­nisme au sens de Carl Schmitt : est sou­ve­rain celui qui décide de la situa­tion d’exception. Or les mani­fes­ta­tions qui se déroulent depuis 2014 à Hong Kong sont deve­nues, de plus en plus clai­re­ment, une sorte de témoin de la guerre idéo­lo­gique entre la Chine et les États-Unis, entre l’autoritarisme et le libé­ra­lisme — quoique cette oppo­si­tion ne suf­fise pas à com­prendre la situa­tion com­plexe qui est celle de Hong Kong. Cela nous force à repen­ser le type de mon­dia­li­sa­tion qui gou­ver­ne­ra la géo­po­li­tique au XXIe siècle. Dans son trai­té Vers la paix per­pé­tuelle, Kant aspire à un modèle orga­nique dans lequel les pays doivent se res­pec­ter car cha­cun est contraint par le tout. Je pro­pose de relire ce pro­jet kan­tien à par­tir de la généa­lo­gie de la notion de sys­tème dont nous par­lions, afin de l’actualiser tout en en expo­sant les limites : si nous visons tou­jours cet idéal de la « paix per­pé­tuelle », les concepts que nous héri­tons du XVIIIe siècle — comme c’est le cas de celui de sys­tème — doivent être repen­sés d’une manière rigou­reuse et radi­cale. C’est aus­si la rai­son pour laquelle la ques­tion de Hong Kong n’est pas seule­ment rela­tive à la poli­tique chi­noise comme on le croit sou­vent, mais consti­tue une expé­ri­men­ta­tion qui porte une signi­fi­ca­tion pour tout le monde.


Photographie de ban­nière : Peter Keetman
Photographie de vignette : Tank Magazine
Propos recueillis par Michaël Crevoisier, pour Ballast.


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