Yan Bin : aux origines du féminisme chinois

11 octobre 2021


Texte inédit pour le site de Ballast

À l’o­rée du XXe siècle, la Chine impé­riale des Qing n’est plus qu’une bureau­cra­tie déla­brée : la révo­lu­tion gronde dans les cam­pagnes mais aus­si au sein des élites chi­noises cita­dines, qui ne sup­portent plus la double humi­lia­tion infli­gée par les puis­sances occi­den­tales et la dynas­tie régnante. L’ef­fon­dre­ment pro­gres­sif de l’Empire inau­gure — à tra­vers, notam­ment, les tra­di­tions de pen­sée anar­chiste et com­mu­niste une période d’ef­fer­ves­cence intel­lec­tuelle et révo­lu­tion­naire, sans doute à nulle autre pareille dans l’his­toire chi­noise. C’est dans ce contexte que s’ins­crit le tra­vail de Yan Bin, autrice et mili­tante fémi­niste aujourd’­hui tom­bée dans l’ou­bli. Elle n’en aura pas moins légué un pré­cieux et rare témoi­gnage de la nais­sance du fémi­nisme en Chine : la Revue des nou­velles femmes chi­noises, l’une des pre­mières revues chi­noises conçues pour et par les femmes. ☰ Par Léa Buatois


« Les hommes du monde entier ont été assez chan­ceux pour pos­sé­der seuls des pou­voirs suprêmes et s’en van­ter. Ils les ont alors très soi­gneu­se­ment gar­dés, de peur que les femmes soient ten­tées d’y trem­per un doigt1. » C’est en 1907 que Yan Bin, édi­trice de l’un des plus grands jour­naux de femmes de l’époque, la Revue des nou­velles femmes chi­noises, écrit ces mots. Armée de sa plume révol­tée, drôle et dra­ma­tique à la fois, énu­mé­rant avec patience des argu­ments d’une logique impla­cable pour défendre les droits des femmes, elle signe une quin­zaine d’articles qui for­me­ront l’un des fon­de­ments théo­riques du mou­ve­ment pour les droits des femmes en Chine. Sa revue ras­semble de nom­breuses contri­bu­tions sur l’éducation des filles, le rôle poli­tique des femmes ou encore des textes de vul­ga­ri­sa­tion scien­ti­fique, des poèmes et des cour­riers de lectrices.

« Les hommes du monde entier ont été assez chan­ceux pour pos­sé­der seuls des pou­voirs suprêmes et s’en van­ter. »

Fait presque unique à cette époque, l’équipe de publi­ca­tion est entiè­re­ment com­po­sée de femmes, qui créent pour cela leur propre impri­me­rie, l’Imprimerie coopé­ra­tive des femmes chi­noises (中國新女界社合資印刷所), à Tokyo. Mais, la même année, en 1907, après seule­ment six numé­ros et mal­gré des annonces sur les numé­ros à venir, la revue dis­pa­raît subi­te­ment. Avec elle, Yan Bin et ses cama­rades plongent dans l’oubli. Il reste heu­reu­se­ment de leur pro­jet poli­tique des exem­plaires de ces numé­ros : un petit tré­sor pour l’histoire des mou­ve­ments fémi­nistes, en Chine et ailleurs. C’est leur rendre jus­tice que de retra­cer leur his­toire, de recen­ser les écrits de Yan Bin, d’en lire des extraits et de res­ti­tuer ses idées — en ayant à l’es­prit que c’est tout un pan de la lit­té­ra­ture poli­tique chi­noise pré-révo­lu­tion­naire et révo­lu­tion­naire qu’il nous reste à découvrir.

Car la décom­po­si­tion de l’Empire chi­nois à la fin du XIXe siècle2 est aus­si contem­po­raine d’une effer­ves­cence intel­lec­tuelle sans pré­cé­dent, à laquelle ont pris part de nom­breuses femmes. Des his­to­riennes comme Wang Zheng3, Liu Jen-Peng4 ou Qian Nanxiu5 ont mon­tré qu’à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, les femmes chi­noises ont eu un rôle déter­mi­nant dans la créa­tion d’associations, d’écoles et de jour­naux dédiés aux droits des femmes, qui ren­con­trèrent du suc­cès auprès d’un large public fémi­nin. Entre 1898 et 1911, une qua­ran­taine de groupes ou asso­cia­tions de femmes auraient vu le jour, ain­si qu’une tren­taine de jour­naux de femmes. Parmi les fon­da­trices de ces jour­naux, cer­taines per­son­na­li­tés ont atti­ré davan­tage l’at­ten­tion des historien·nes : c’est par exemple le cas de Qiu Jin (秋瑾) ou de He-Yin Zhen (何殷震). Mais, dans leur ombre, beau­coup moins connue : Yan Bin, et sa Revue des nou­velles femmes chi­noises.

[Lorser Feitelson]

De la médecine à l’écriture

On pos­sède rela­ti­ve­ment peu d’éléments bio­gra­phiques sur Yan Bin. Originaire du Henan — une pro­vince du centre-est de la Chine actuelle —, de son vrai nom Luo Yanbin (羅燕斌), elle serait née en 1869 et aurait gran­di dans une famille de let­trés. Elle y reçoit les rudi­ments de l’éducation dis­pen­sée à cette époque aux enfants de ce milieu social : un ensei­gne­ment cen­tré autour de clas­siques lit­té­raires et his­to­riques. Sans que l’on sache pré­ci­sé­ment en quelle année, elle se rend ensuite à Pékin, où elle entre­prend des études de méde­cine à l’École des filles de l’Hôpital de san­té et d’hygiène de la ville. En 1905, soit aux alen­tours de ses 35 ans, elle part pour­suivre sa for­ma­tion à l’Université de Waseda, à Tokyo. Elle rejoint ain­si les pre­mières géné­ra­tions d’étudiantes chi­noises à migrer vers le Japon pour y effec­tuer des études supé­rieures, qu’il leur était qua­si­ment impos­sible de réa­li­ser à la même époque en Chine.

« Elle rejoint les pre­mières géné­ra­tions d’étudiantes chi­noises à migrer vers le Japon pour y effec­tuer des études supé­rieures, qu’il leur était qua­si­ment impos­sible de réa­li­ser à la même époque en Chine. »

Devenue l’une des pre­mières Chinoises à faire des études scien­ti­fiques, Yan Bin sera plus tard en mesure de par­ta­ger ce savoir dans ses articles et sa revue. La dif­fu­sion de la connais­sance scien­ti­fique et médi­cale est en effet un élé­ment fon­da­men­tal de sa concep­tion de l’émancipation des femmes. En témoigne son rôle de secré­taire de l’Association des étu­diantes chi­noises au Japon, fon­dée en 1906, qui se don­nait notam­ment pour objec­tif d’encourager les étu­diantes à pour­suivre leurs études sur l’ar­chi­pel, de les aider dans leur vie quo­ti­dienne, d’or­ga­ni­ser des ren­contres et de lever des fonds pour sou­te­nir les plus pauvres d’entre elles. Yan Bin serait ensuite retour­née en Chine pour deve­nir direc­trice d’une école de filles ; après quoi, il semble que l’on ait per­du sa trace. Dans les dif­fé­rentes antho­lo­gies, ency­clo­pé­dies et com­pi­la­tions qui nous ren­seignent sur cette époque, on ne trouve aucune autre pré­ci­sion, sinon qu’elle serait décé­dée en 1931.

Les principes fondateurs

La Revue des nou­velles femmes chi­noises (中國新女界雜誌 Zhongguo xin nüjie zaz­hi) : tout un pro­gramme, dans son titre même ! Le pre­mier numé­ro paraît le 5 février 1907. Chaque exem­plaire est com­po­sé en moyenne de trente-cinq à qua­rante pages. Certains articles, pre­nant la forme d’essais, étaient publiés en épi­sodes d’un numé­ro à l’autre. La typo­lo­gie était variée : des images ou vignettes, des essais ou trai­tés, des dis­cours6, des tra­duc­tions com­men­tées à par­tir de l’anglais ou du japo­nais, mais aus­si des notes sur l’actualité natio­nale et inter­na­tio­nale (avec notam­ment des notes sur les actua­li­tés des mou­ve­ments de femmes en Angleterre, en France ou encore en Australie), des textes lit­té­raires (qui com­prennent des poèmes ou de la prose libre, et des chan­sons, avec les paroles et les mesures), des bio­gra­phies de femmes, des textes de « science popu­laire » et « conseils d’hygiène et de san­té »… Les contri­bu­trices — dix à quinze dif­fé­rentes par numé­ro —, qui se nomment Pei Gong (珮公), Jin Xia (巾俠), Xiao Yin (篠櫽), Qing Ru (清如) ou encore Ci Jian (雌劍), sont éga­le­ment étu­diantes à Tokyo ; elles uti­lisent sou­vent des pseu­do­nymes, ren­dant dif­fi­ciles les recons­ti­tu­tions bio­gra­phiques. Yan Bin est, de loin, celle qui y publie le plus, sur­tout dans les pre­miers numé­ros. La revue jouait aus­si le rôle de com­pi­la­tion d’éléments bio­gra­phiques pour celles qui y écri­vaient. On peut donc ten­ter de recons­ti­tuer, mor­ceau par mor­ceau, la vie et les idées de celle qui fon­da la revue.

Dès le pre­mier numé­ro, Yan Bin écrit : « il faut faire tout notre pos­sible pour appor­ter le chan­ge­ment », « il faut renon­cer aux vieilles cou­tumes que l’on pen­sait uni­ver­selles, et com­battre ce que l’on pen­sait être des véri­tés immuables ». Car, en réa­li­té, pense-t-elle, rien n’empêche les femmes d’être les égales des hommes, si ce n’est les hommes eux-mêmes, qui ont lut­té pour entra­ver leur éman­ci­pa­tion. Il est tout à fait « contre-nature » de voir cette « sépa­ra­tion sin­gu­lière entre les hommes et les femmes7 ». Les ambi­tions poli­tiques fon­da­men­tales de Yan Bin sont expo­sées dans son « Discours sur les cinq prin­cipes de cette revue » :

Premier prin­cipe : éla­bo­rer de nou­velles théo­ries pour les femmes ;
Second prin­cipe : intro­duire en Chine des élé­ments de la nou­velle culture des femmes dans d’autres pays ;
Troisième prin­cipe : encou­ra­ger le déve­lop­pe­ment d’une nou­velle éthique et pro­mou­voir l’éducation des filles ;
Quatrième prin­cipe : détruire les vieilles super­sti­tions et bâtir une nou­velle société ;
Cinquième prin­cipe : unir les sen­ti­ments et res­ser­rer les liens d’amitié [entre les femmes].

[Lorser Feitelson]

Elle déroule :

Si l’on sou­haite faire quelque chose, il faut déjà avoir en nous l’idée, afin de pro­cé­der selon une méthode. En effet, si l’on n’a pas déjà une idée ou un prin­cipe, il est fort à parier que l’on se plon­ge­ra dans la confu­sion la plus totale ; sans les grandes lignes, com­ment espé­rer pou­voir atteindre les choses en détail ?

Mais alors, qu’est-ce qu’une théo­rie ? Cela semble d’abord aisé à com­prendre. Prenons l’exemple d’une femme qui vou­drait libé­rer ses pieds [les libé­rer du ban­dage]. […] Si elle en a l’idée, elle y pen­se­ra chaque jour, elle ne pour­ra l’oublier. Il se trou­ve­ra sur son che­min beau­coup de per­sonnes pour l’en empê­cher, mais mal­gré cela, elle réflé­chi­ra à tous les moyens pos­sibles pour y arri­ver, et n’abandonnera pas. Cela me fait poser cette ques­tion : com­ment, dans de telles condi­tions, fait-elle pour avoir autant de détermination ?

Parce qu’elle a en elle l’idée, elle a éta­bli en elle l’idée ! Si elle n’avait pas en elle de théo­rie éta­blie, elle agi­rait selon les cir­cons­tances. Si aujourd’hui elle entend sa famille dire qu’il est bon de libé­rer ses pieds, alors elle le fera, et si demain elle entend dire que cela est répu­gnant, et que les petits pieds sont plus beaux, alors elle retour­ne­ra se les ban­der. La ques­tion n’est pas tant de savoir si les racines de son action sont solides ou non, de savoir si elle se plie rapi­de­ment aux injonc­tions ou non, c’est ici une ques­tion de théo­rie, de prin­cipe moteur, d’idée. […] 

Ce que j’entends par théo­rie ici dans le cadre de la revue, est issue d’un tra­vail col­lec­tif de l’ensemble des cama­rades et des par­ti­ci­pantes qui, après dis­cus­sions, ont mis au point ces cinq prin­cipes, justes et hono­rables, afin que, une fois la revue créée, ces prin­cipes nous guident et puissent être révo­qués. Ces prin­cipes ne sont donc pas des opi­nions for­gées à par­tir de l’avis d’une seule per­sonne. C’est en cela que la théo­rie dont je parle dif­fère tout à fait clai­re­ment d’opi­nions per­son­nelles que j’évoquais précédemment. […]

Ces cinq prin­cipes sont ceux por­tés par ce jour­nal. Par la suite, peu importe le nombre d’années ou le nombre d’articles et de numé­ros que dure­ra cette revue, tout décou­le­ra de ces cinq prin­cipes, en amont, en aval, à côté, en face. Ainsi, faut-il par tous les moyens don­ner vie et éla­bo­rer ces cinq prin­cipes. Si un conte­nu n’a rien à voir avec ces prin­cipes, alors il ne pour­ra appa­raître dans notre revue. Ainsi pour les cama­rades qui sou­hai­te­raient nous envoyer leurs contri­bu­tions, il fau­dra gar­der cela en tête.

« Elle conce­vait la revue comme un espace d’é­mu­la­tion et de théo­ri­sa­tion qui puisse être repris par les Chinoises pour lut­ter pour leurs droits. »

Elle conce­vait donc la revue comme un espace d’é­mu­la­tion et de théo­ri­sa­tion qui puisse être repris par les Chinoises pour lut­ter pour leurs droits. Création, et non « impor­ta­tion » de théo­ries éla­bo­rées ailleurs ; en effet, écrit-elle : « Si les théo­ries occi­den­tales sont copiées telles quelles, afin d’être uti­li­sées ici, elles ne seront pas per­ti­nentes. Il faut donc que nous créions nous-mêmes nos théo­ries. En effet, au regard de l’état du déve­lop­pe­ment en Occident, et en par­ti­cu­lier la situa­tion des femmes, on ne peut pas dire que celui-ci soit par­fait, et les droits dont jouissent les femmes là-bas ne peuvent nous satis­faire. Il manque encore de nom­breuses choses. » Yan Bin cherche essen­tiel­le­ment à se démar­quer de ses contem­po­rains, mis­sion­naires ou pen­seurs poli­tiques chi­nois, qui importent nombre de théo­ries for­gées en Europe — qu’il s’a­gisse du mar­xisme, de l’a­nar­chisme ou du fémi­nisme — et entendent les appli­quer telles quelles à la socié­té chi­noise. Ainsi, les Chinoises ne doivent pas être un récep­tacle pour ces théo­ries venues d’ailleurs, mais contri­buer elles-mêmes à la créa­tion et à l’ap­pro­fon­dis­se­ment d’une pen­sée fémi­niste qui leur serait propre. En ce sens, le fémi­nisme occi­den­tal ne four­nit aucun modèle à imi­ter, mais consti­tue un exemple fécond qu’il faut res­sai­sir à tra­vers ses par­ti­cu­la­ri­tés sociales et historiques. 

Quelle réception ?

Dans un milieu très mas­cu­lin, la ques­tion du finan­ce­ment de la presse fémi­nine demeure déter­mi­nante. Comment les rédac­trices ont-elles réus­si à récol­ter les fonds pour les pre­miers numé­ros ? Il s’agissait vrai­sem­bla­ble­ment de réserves per­son­nelles, mais aus­si de « par­te­na­riats », de dons et de publi­ci­tés. Au début de chaque numé­ro, se trouve une liste très impor­tante de « sou­tiens », c’est-à-dire l’ensemble des « dona­teurs et dona­trices8 », ain­si que les « par­te­naires » (per­sonnes qui don­naient plus de dix yuan, et qui avaient le droit de rece­voir une part des béné­fices). Malgré cela, les appels à dons se font de plus en plus pres­sants au fil des paru­tions, annon­cia­teurs de la faillite.

[Lorser Feitelson]

Au sixième numé­ro, cette liste des contri­bu­tions fait déjà plu­sieurs dizaines de pages. Elle consti­tue un docu­ment impor­tant pour mieux connaître l’influence qu’a eu cette revue, et sa dif­fu­sion. Cette liste pré­cise le nom des dona­teurs ou dona­trices (avec l’indication « Monsieur » ou « Madame »), ain­si que le mon­tant, par­fois le titre (« direc­trice d’école », par exemple) et la ville. On s’aperçoit que ces villes ne se limitent pas aux points de dis­tri­bu­tion pré­vus ini­tia­le­ment, que sont les grandes métro­poles (Tokyo, Shanghai, Tianjin, Pékin, Nanjing), puisqu’un nombre non-négli­geable des dona­teurs et dona­trices venaient de petites villes au Hubei, au Sichuan ou encore au Yunnan. La liste de dona­teurs s’allonge en seule­ment quelques mois, entre février et novembre 1907 : cela témoigne de la très large cir­cu­la­tion que la revue a pu avoir en si peu de temps. Cet engoue­ment est confir­mé par les cour­riers de lec­trices, dont la plu­part sont adres­sés direc­te­ment à Yan Bin : ils sug­gèrent une large dif­fu­sion, non seule­ment dans les écoles de filles mais aus­si dans les cercles ami­caux ou fami­liaux — où les femmes lisent leurs textes à voix haute.

« La revue de Yan Bin regorge de for­mi­dables pièces d’ar­chives pour la com­pré­hen­sion du mou­ve­ment des droits des femmes en Chine. »

Le tirage est esti­mé à dix mille exem­plaires pour chaque numé­ro, ce qui est consi­dé­rable pour l’époque9. Autre indice de sa popu­la­ri­té et de son influence : les publi­ci­tés pour la revue dans de grands jour­naux. On y trouve trace de vingt-cinq encarts publi­ci­taires dans le jour­nal Informations (時報 Shibao), ain­si que deux encarts publi­ci­taires dans le jour­nal Actualités (新聞 Xinwen). Cette revue est ain­si consi­dé­rée comme l’un des trois organes de presse fémi­nines en langue chi­noise les plus influents de la fin de la dynas­tie Qing10 ; les deux autres étant le Journal des femmes de Chine (中國女報 Zhongguo nübao) de Qiu Jin et le jour­nal Justice Naturelle (天義報 Tianyi bao), de He-Yin Zhen — tous deux éga­le­ment édi­tés à Tokyo la même année.

La revue de Yan Bin regorge de for­mi­dables pièces d’ar­chives pour la com­pré­hen­sion du mou­ve­ment des droits des femmes en Chine. On y retrouve en effet les règle­ments inté­rieurs et pho­tos de classe des pre­mières écoles pour filles, des mani­festes de groupes et d’associations de femmes, des por­traits bio­gra­phiques, et même des por­traits pho­to­gra­phiés de femmes : autant de docu­ments his­to­riques inédits et uniques qui, par leur rare­té même, témoignent de ce que les femmes doivent s’en remettre leurs propres forces pour consti­tuer leurs archives. Car quelle revue intel­lec­tuelle mas­cu­line, même révo­lu­tion­naire, aurait consen­ti à enga­ger un tel tra­vail ? Il semble désor­mais clair que cer­taines infor­ma­tions ne pou­vaient cir­cu­ler autre­ment que par leurs jour­naux. Il appa­raît éga­le­ment, à la lec­ture des « Principes » de Yan Bin, qu’elle accorde un rôle pri­mor­dial à la connais­sance et au savoir dans la lutte des femmes. L’Histoire lui don­ne­ra rai­son : la faillite de la revue fera dis­pa­raître la trace de Yan Bin et des autres autrices. 

[Lorser Feitelson]

En quête de droits

Comme il était de cou­tume dans la presse, Yan Bin ne signait pas tous ses articles de son nom mais d’un pseu­do­nyme : Lian Shi (煉石). Ou, lit­té­ra­le­ment « celle qui fond la pierre ». Il s’a­git d’une réfé­rence au per­son­nage mytho­lo­gique Nüwa, cette déesse qui aurait eu le pou­voir de créer les humains, de contrô­ler l’eau, de fondre et mode­ler la pierre, de déclen­cher le feu — jouant ain­si un rôle fon­da­men­tal dans la Création, en s’occupant d’emplir le Ciel de ses créa­tures. Cette figure a alors influen­cé et obsé­dé bien des mili­tantes pour les droits des femmes : elle appa­raît comme une femme puis­sante, à l’origine de toute chose et maî­tri­sant les élé­ments naturels.

L’égalité

Comme d’autres autrices, Yan Bin défen­dait l’i­dée que l’inégalité entre les hommes et les femmes découle de rap­ports de force ancrés dans l’Histoire ; que l’égalité, au contraire, est « natu­relle » (ce à quoi elle fait réfé­rence en par­lant de « créa­tion » et du « Ciel »). Il fal­lait donc dési­gner les hommes eux-mêmes comme res­pon­sables de la confis­ca­tion des droits des femmes : une idée qui appa­raît peu chez d’autres autrices chi­noises11, et encore moins chez les auteurs mas­cu­lins qui traitent de la « ques­tion des femmes » (婦女問題 funü wen­ti). On peut lire avec inté­rêt sa vision de l’évolution dans cet extrait du texte « Discussion sur les droits des femmes » :

Quand s’ouvre le pre­mier acte, on voit appa­raître par­mi les hommes des hommes cruels et auto­ri­taires, puis­sants et forts, qui, armés de cœurs cruels, ras­semblent leurs forces pour se ven­ger d’autres tri­bus, éta­blir des chefs de tri­bu, déci­der des forts et des faibles, et fon­der ain­si l’organisation de la socié­té en classes sociales, comme nous la connais­sons aujourd’hui.

Les flammes des pas­sions se sont alors pro­pa­gées jusqu’aux femmes, qui étaient pour­tant jusque là leurs égales, et les plus gen­tilles et aimantes.

Par leurs mots miel­leux, ils ont impo­sé leur contrôle sur elles, et par la force, ils leur ont don­né des ordres et les ont sou­mises. Ils les ont pié­gées pour satis­faire leurs dési­rs égoïstes et leurs ambitions. […]

Or, ce n’était pas là l’intention du Ciel. Ces cri­mi­nels peuvent être consi­dé­rés comme les pre­miers enne­mis des femmes dans l’Histoire, et le seul enne­mi com­mun de « l’humain ». Au début, il devait y avoir par­mi les femmes quelques-unes qui étaient très fortes, avec des idéaux nobles, emplies de cou­rage et de téna­ci­té, et armées d’un esprit qui se refu­sait à plier et à se soumettre.

C’est en s’ap­puyant sur un tel récit, révé­lant le carac­tère ins­ti­tué de la domi­na­tion mas­cu­line, que Yan Bin entend mener la lutte des femmes :

Il faut que l’on s’empare de cette image, que l’on étende et encou­rage cette idée. Mettons-nous rapi­de­ment à l’action, hur­lons de toutes nos forces, afin de por­ter et de pro­mou­voir notre bataille contre les hommes pour assu­rer notre place dans l’évolution. Peu importe le coût et le temps que cela pren­dra, il nous fau­dra pour­suivre la lutte, et ne pas aban­don­ner face aux dif­fi­cul­tés terribles.

Mes sœurs n’ont en effet pas eu de chance ; elles se sont retrou­vées dans une posi­tion d’êtres conquis et sou­mis depuis des siècles, et leur situa­tion s’est même aggra­vée avec le temps. Leur intel­li­gence a été ense­ve­lie, leur carac­tère a été bri­sé, et tout cela a mené peu à peu à la situa­tion que nous connais­sons main­te­nant. Pour toutes ces rai­sons, en tous lieux et en tous temps, il y a une voie qui s’ouvre à nous : retrou­ver la majo­ri­té de nos droits comme l’ont fait les Européennes et Américaines en défen­dant les droits des femmes. […]

Les femmes doivent se lever pour se sai­sir de la liber­té de mariage, la liber­té d’étudier, la liber­té de tra­vailler, toutes ces liber­tés qui ne devraient pas être les pri­vi­lèges des hommes. Pas à pas, il ne nous sera pas impos­sible d’atteindre l’égalité. Non, mes sœurs, ne dites pas qu’il est impos­sible d’obtenir les droits des femmes comme l’ont fait les femmes euro­péennes et amé­ri­caines, car ces droits ne sont pas spé­ci­fiques. Ces femmes sont des femmes comme moi, comme nous, bien que nous n’appartenions pas à la même race (zhong­zu)12, le prin­cipe de la créa­tion est pour­tant le même, et les femmes ont été faites de manière identique.

Si elles [les autres femmes] ont réus­si à retrou­ver une par­tie de leurs droits, com­ment se ferait-il que je ne puisse, à mon tour, faire de même ? Les droits des femmes n’ont pas été inter­dits par la créa­tion ; ces droits sont innés.

Je déclare alors que, sans espoir de liber­té, sans espoir de retrou­ver nos droits, je pré­fère mettre fin à mes jours.

L’égalité natu­relle cor­res­pond, pour elle, à une série de droits, dont le droit à l’éducation et le droit de se consti­tuer en tant qu’être poli­tique. Dans ses textes, elle s’attache à défendre la figure de « citoyenne » (女國民 nüzi guo­min) — et non de « mère de citoyens » (國民之母 guo­min zhi mu), comme on peut le lire chez des intel­lec­tuels mas­cu­lins, à l’ins­tar de Jin Tianhe13. Dans son article « Les femmes et la nation », paru dans le deuxième numé­ro de la revue, elle défend l’i­dée que les femmes doivent avoir un rôle poli­tique en votant et en se fai­sant élire, et qu’une « nation » ne peut être recon­nue comme telle si « la moi­tié des per­sonnes qui y vivent » sont pri­vées de ce droit.

[Lorser Feitelson]

Les catégories en question

Elle va plus loin en décré­tant que les caté­go­ries d’« hommes » et de « femmes » relèvent d’une déter­mi­na­tion arbi­traire, dans la mesure où ces déno­mi­na­tions elles-mêmes ne vont pas entiè­re­ment de soi. Dans le même texte, elle pour­suit ainsi :

Si les noms avaient pu être chan­gés et mis en place autre­ment, alors les titres de mari ou femme, le sys­tème de mariage, l’idée de dure­té [en tant qu’attribut de viri­li­té] et de dou­ceur [en tant qu’attribut de fémi­ni­té], la supé­rio­ri­té des hommes et l’infériorité des femmes, la divi­sion inté­rieur-exté­rieur, et toutes les normes injustes, immo­rales et arti­fi­cielles [faites par l’humain], tout cela aurait pu être inver­sé dès l’origine, au moment où ces sta­tuts ont été déci­dés.

Les maris auraient pu être des épouses et les épouses des maris, les femmes auraient été asso­ciées à la dure­té et les hommes à la déli­ca­tesse, les femmes auraient été décla­rées hono­rables et les hommes mépri­sables, les femmes seraient sor­ties pen­dant que les hommes seraient res­tés à l’intérieur, et les véri­tés immuables que l’on asso­cie au mariage ou aux valeurs du yin et du yang, tout cela aurait pu être inver­sé. Les prin­cipes aux­quels on obéit aujourd’hui découlent d’habitudes sociales et de conven­tions. Ainsi, ceux que l’on appelle hommes se tien­draient aujourd’hui à la place de celles que l’on appelle femmes.

L’émancipation pratique

« Un der­nier point théo­rique fon­da­men­tal concer­nant Yan Bin et sa revue est l’importance qui y est accor­dée aux sciences, à la méde­cine et aux savoirs pra­tiques. »

Un der­nier point théo­rique fon­da­men­tal concer­nant Yan Bin et sa revue est l’importance qui y est accor­dée aux sciences, à la méde­cine et aux « savoirs pra­tiques ». Une rubrique entière y est consa­crée à chaque numé­ro, avec pour fina­li­té de vul­ga­ri­ser des savoirs scien­ti­fiques auprès des femmes. Grâce à sa for­ma­tion en méde­cine, Yan Bin signe plu­sieurs textes sur l’hygiène, les bac­té­ries et les mala­dies infec­tieuses (cho­lé­ra, rou­geole), en croi­sant des don­nées his­to­riques (nombre de morts, lieux des épi­dé­mies) et des conseils scien­ti­fiques pour les évi­ter (règles d’hygiène, pro­to­cole en cas d’infection). Pei Yue (陂月), une autre contri­bu­trice, pro­pose dans le qua­trième numé­ro un article de « chi­mie ordi­naire », dans lequel elle décrit les phé­no­mènes de com­bus­tion, de décom­po­si­tion et de fer­men­ta­tion, en pre­nant l’exemple de la cuis­son des ali­ments et du lait. Dans ce même numé­ro, un autre article aborde les types d’insectes qui appa­raissent en été, les dan­gers ou nui­sances pos­sibles et les trai­te­ments recom­man­dés. Dans l’article « Les femmes et la méde­cine » de Xiao Yin (篠櫽), paru dans le pre­mier numé­ro, l’autrice explique que les femmes, parce qu’elles sont ame­nées à « don­ner nais­sance » et à « éle­ver des enfants », doivent avoir plus encore de connais­sances sur la san­té et le corps que les hommes. Elle déplore que ce ne soit pas le cas, et que cela les mette en dan­ger, elles et leurs enfants.

C’est donc en écho à la vie quo­ti­dienne des femmes que ces articles offrent des connais­sances pour contri­buer à l’é­la­bo­ra­tion d’un savoir popu­laire et à l’émancipation pra­tique. Ces textes éla­borent une « science du quo­ti­dien », fidèle à l’am­bi­tion de la revue, qui sou­hai­tait jouer le rôle de « manuel d’éducation », de guide pour les femmes chi­noises. C’était en somme un point de vue assez prag­ma­tique sur la libé­ra­tion : des femmes qui avaient appris cer­taines choses — parce qu’elles avaient notam­ment pu faire des études scien­ti­fiques — les trans­met­taient à d’autres. On retrouve cet aspect dans la quin­zaine de por­traits bio­gra­phiques dres­sés dans la revue ; ils pro­posent de « nou­veaux modèles » pour les femmes : des direc­trices d’écoles, des jour­na­listes, des méde­cins, des édu­ca­trices, loin des figures de femmes-mar­tyres et autres héroïnes qui hantent l’imaginaire natio­na­liste. De quoi, sans doute, rendre la revue plus acces­sible. Et peut-être plus en accord avec les attentes et inté­rêts des lec­trices14.

[Lorser Feitelson]

Qiu Jin, elle aus­si édi­trice mais éga­le­ment autrice pro­li­fique de textes poli­tiques et lit­té­raires, cri­ti­quait la revue de Yan Bin pour sa « tié­deur », son carac­tère « modé­ré » : elle « n’osait pas dire les choses », comme Qiu Jin l’é­crit en avril 1907 dans son texte « Lettre à l’équipe de rédac­tion du Monde des femmes15. Mais il semble que le sujet soit plus com­plexe. Si Yan Bin ne dif­fuse pas de conte­nu révo­lu­tion­naire (et d’ailleurs n’emploie pas ce mot), si elle sou­tient la reven­di­ca­tion de droits comme le tra­vail sala­rié et le suf­frage uni­ver­sel (qui ne bou­le­versent pas fon­da­men­ta­le­ment l’ordre social éta­bli), elle aborde la ques­tion de la confis­ca­tion des droits et emprunte des outils d’analyse de la domi­na­tion à la tra­di­tion anar­cho-com­mu­niste16.

La disparition de la revue

« L’enjeu est aus­si, pour les luttes fémi­nistes en cours et à venir, de pui­ser dans une his­toire riche. »

Les cir­cons­tances de la dis­pa­ri­tion de la revue res­tent floues. On a long­temps pen­sé que la répres­sion et la cen­sure des auto­ri­tés japo­naises avaient conduit à fer­mer l’imprimerie et la revue. Mais les recherches récentes de l’his­to­rien Wang Qingyi mettent plu­tôt en avant le fac­teur éco­no­mique. D’après ses cal­culs17, le der­nier numé­ro ne fit aucun béné­fice. Par ailleurs, bien que la pério­di­ci­té devait être men­suelle, les numé­ros se sont rapi­de­ment espa­cés, chaque publi­ca­tion pre­nant un peu plus de retard18. Les publi­ca­tions ont ces­sé au terme de la sixième paru­tion, alors que le calen­drier pré­voyait onze numé­ros. En paral­lèle, le prix des exem­plaires n’a fait qu’aug­men­ter (pas­sant à 2 jiao 50 dès le pre­mier numé­ro, au lieu des 2 jiao annon­cés). Le coût éle­vé de l’impression dans les impri­me­ries japo­naises était l’une des rai­sons qui avaient pous­sé les édi­trices à fon­der leur propre impri­me­rie ; son ouver­ture est célé­brée dans le sixième numé­ro, qui en détaille les avan­tages : l’indépendance (idéo­lo­gique), la per­cep­tion de l’ensemble des recettes et des béné­fices, une liber­té dans l’organisation du temps ain­si que la pos­si­bi­li­té d’imprimer des livres et d’autres revues pour élar­gir leur public. La publi­ca­tion de romans et d’es­sais était annon­cée par la même occa­sion — ils n’ont jamais vu le jour. Tous ces indices concourent à prou­ver que les édi­trices ont cruel­le­ment man­qué de moyens.

Cette courte exis­tence de la revue laisse un goût amer : d’autres jour­naux et revues sur la « ques­tion des femmes », diri­gés et ani­més par une majo­ri­té d’hommes, ont duré davan­tage, comme c’est le cas du Monde des femmes (女子世界 Nüzi shi­jie), revue qui s’étala de 1904 à 1907 sur dix-huit numéros.

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Alors que d’autres jour­naux sur « la ques­tion des femmes » les rédui­saient sou­vent à une pos­ture pas­sive (celles qui « devaient être libé­rées », « devaient être éveillées », sous-enten­du : par les hommes), la Revue des nou­velles femmes chi­noises de Yan Bin ana­lyse les causes pro­fondes de l’i­né­ga­li­té en réta­blis­sant le rôle actif des hommes dans l’oppression, et pro­pose un outil concret pour l’émancipation des femmes. Au fil des numé­ros, les articles se sont effor­cés de reflé­ter les cinq prin­cipes for­mu­lés au départ : écrire en tant que femmes, pour les femmes, pour leurs droits et leur accès à la connais­sance. Les dis­pa­ri­tions de la revue et de Yan Bin témoignent des obs­tacles ren­con­trés et de la néces­si­té de pour­suivre aujourd’­hui un tra­vail d’ar­chives visant à faire res­sur­gir l’his­toire des femmes. L’enjeu est aus­si, pour les luttes fémi­nistes en cours et à venir, de pui­ser dans une his­toire riche, en met­tant en lien des témoi­gnages, récits, expé­riences et réflexions issus d’aires cultu­relles et géo­gra­phiques variées.  


Illustrations de ban­nière et de vignette : Lorser Feitelson


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  1. Yan Bin, « Discussion sur les droits des femmes », Revue des Nouvelles Femmes Chinoises, n° 1, 1907.[]
  2. Il s’a­git de la chute de la der­nière dynas­tie impé­riale chi­noise, celle des Qing.[]
  3. Wang Zheng, Women in the Chinese Enlightment : Oral and Textual Histories, 1999.[]
  4. Liu Jen-Peng, Jindai zhong­guo nüquan lun­shu — guo­zu, fanyi yu xing­bie zhengz­hi [Essai sur le fémi­nisme en Chine moderne : Nation, tra­duc­tion et poli­tique du genre], 2000.[]
  5. Qian Nanxiu, « Revitalizing the Xianyuan Worthy Ladies Tradition : Women in the 1898 Reforms », Modern China, 2003.[]
  6. Ici, dis­cours signi­fie sur­tout que les textes étaient rédi­gés dans un style plus oral, qui met­tait en scène une adresse directe aux lec­trices.[]
  7. Tous les extraits de ce para­graphe sont issus du texte « Discussion sur les droits des femmes », issu du pre­mier numé­ro de la revue de Yan Bin.[]
  8. Les termes ne sont jamais gen­rés en chi­nois, sauf men­tion expli­cite « femme ». Je choi­sis donc de tra­duire à chaque fois par le mas­cu­lin et le fémi­nin afin de ne pas impo­ser un genre non-pré­ci­sé en chi­nois.[]
  9. Ce chiffre est issu de Lü Junxian, Wanqing zhong­guo xin nüjie zaz­hi yu tia­nyi bao nüxing lun­shu bijiao chu­tan [Esquisse d’une com­pa­rai­son des théo­ries fémi­nistes de la Revue des Nouvelles Femmes chi­noises et du jour­nal Justice natu­relle], Wenxue qianz­han, 2015.[]
  10. Dynastie d’o­ri­gine mand­choue, la der­nière à avoir régné sur la Chine, entre 1644 et 1912.[]
  11. Il serait inté­res­sant, en ce sens, d’é­tu­dier les liens que l’on pour­rait éta­blir entre le fémi­nisme de Yan Bin et d’autres fémi­nismes dits « du Sud ». Car on retrouve dans l’i­dée d’é­ga­li­té natu­relle et ori­gi­naire entre les êtres non seule­ment une ins­pi­ra­tion taoïste, mais aus­si l’i­dée, par­ta­gée par cer­tains pen­seurs contem­po­rains de Yan Bin, d’un matriar­cat pre­mier et har­mo­nieux qui aurait dégé­né­ré avec l’ins­ti­tu­tion du patriar­cat et le sur­gis­se­ment d’un pou­voir sépa­ré. Une telle idée est par exemple encore pré­sente chez Lu Xun, qui, en 1933, publie un article inti­tu­lé « La théo­rie de l’é­vo­lu­tion du genre mas­cu­lin », lequel retrace de manière sati­rique les dif­fé­rents stades his­to­riques de l’op­pres­sion des femmes.[]
  12. Le concept de « race » tra­verse les textes de cette époque et occupe une place impor­tante dans les textes de Yan Bin. En effet, l’i­dée d’une huma­ni­té divi­sée en « races » (décou­page au sein duquel les Chinois·es appar­tien­draient à la « race jaune »), d’abord issue che­min dans le milieu intel­lec­tuel chi­nois à la fin du XIXe siècle. Pour Yan Bin, l’idée de « race » ne fait qu’asseoir l’idée d’égalité : de même que les hommes et les femmes ont été « ran­gés » sous des éti­quettes arbi­traires, elle estime aus­si que le décou­page des « races » est arbi­traire et qu’il n’y a pas de dif­fé­rence innée entre celles-ci, mais seule­ment des rap­ports de pou­voir décou­lant des cir­cons­tances his­to­riques — comme elle le montre dans cet extrait sur l’« ori­gine de l’inégalité » entre les hommes et les femmes.[]
  13. Jin Tianhe (1873–1947) est un poète, éru­dit et homme poli­tique : il est connu pour être l’un des pre­miers théo­ri­ciens fémi­nistes en Chine.[]
  14. D’où sa dif­fu­sion impor­tante (si on la com­pare notam­ment à des revues ou jour­naux plus théo­riques, écrits dans une langue plus com­plexe, comme c’est le cas de la revue de He-Yin Zhen).[]
  15. Deuxième para­graphe de la « Lettre à l’équipe de rédac­tion du Monde des Femmes », 秋瑾至女子世界记者书 Qiu Jin zhi nüzi shi­jie jizhe shu, dans Zhongguo nübao 中國女報, n° 2, avril 1907.[]
  16. Pour une syn­thèse de la cri­tique de l’op­pres­sion et de l’i­né­ga­li­té par une ana­lyse du sys­tème des classes sociales et de la confis­ca­tion des res­sources, voir Agathe Senna, « Petite his­toire de l’a­nar­chisme chi­nois », lun­di­ma­tin.[]
  17. Wang Qingyi, « Xin faxian de zhong­guo xin nüjie zaz­hi di liu qi ji qi kao­cha » [Analyse et décou­verte du sixième numé­ro de la Revue des Nouvelles Femmes Chinoises], in. Media Observer, 2019.[]
  18. À titre d’exemple, le numé­ro 5 qui devait sor­tir en juin a été publié en octobre.[]

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