Voline, révolutionnaire de l’ombre


Texte inédit pour le site de Ballast

Voline fut l’homme de la syn­thèse : il pro­po­sa un anar­chisme à même de ras­sem­bler les dif­fé­rentes ten­dances inhé­rentes à cette tra­di­tion poli­tique et phi­lo­so­phique. Le Russe qu’il était eut à fuir sa terre natale car il n’en­ten­dait pas que la révo­lu­tion sociale pût être cap­tu­rée — et, à ses yeux, tra­hie — par le nou­veau pou­voir sovié­tique. L’émancipation de tous ne pou­vait être affaire de coer­ci­tion. Portrait d’un mili­tant et d’un intel­lec­tuel aus­si actif que pro­li­fique, en lutte jus­qu’à ses der­niers jours. ☰ Par Winston


PORTRAIT1Parler de Voline, c’est replon­ger dans l’a­gi­ta­tion et la pas­sion qui entoure (encore) la Révolution russe. Parler de Voline, c’est remuer les eaux troubles des tra­di­tions com­mu­nistes et anar­chistes, ces vieux frères enne­mis. Lorsque notre homme, fervent par­ti­san du dra­peau noir, fut inci­né­ré au Père-Lachaise en sep­tembre 1945, de nom­breux mili­tants liber­taires lui ren­dirent un der­nier hom­mage — le jour­nal Le Libertaire racon­ta : « Malgré qu’aucune publi­ci­té n’eût été faite, plus de deux cent cin­quante cama­rades assis­taient à l’incinération, attes­tant par là le sou­ve­nir vivace qu’ils gar­daient pour celui qui fut un de leurs guides. »

Un soulèvement avorté

Voline, même si nul ne l’ap­pelle encore ain­si, naît en 1882, en Russie, dans une ville du nom de Tikhvine. Fils des méde­cins Michel et Nadedja Glotova. Bien qu’is­su d’un milieu social plu­tôt favo­ri­sé, le jeune homme ne tarde pas à s’in­té­res­ser à la cause révo­lu­tion­naire russe, tout en étu­diant le droit à l’université de Saint-Pétersbourg. Vsevolod, puis­qu’il s’ap­pelle ain­si, entame au début du siècle une for­ma­tion d’avocat — qu’il aban­donne en même temps que ses parents. Son fils Léo revien­dra sur cette rup­ture sociale et fami­liale ; elle s’en­tend par l’en­fance qu’il vécut : « Il m’a racon­té com­ment, vers l’âge de 14 ans, scan­da­li­sé en géné­ral par le sort des gens du peuple et en par­ti­cu­lier par celui de leur propre bonne, Anita, une fille de 16 ans, tou­jours pre­mière levée et der­nière cou­chée, n’ayant droit qu’à deux ou trois heures de sor­tie le dimanche, il deman­da à sa mère com­ment elle pour­rait construire sa vie, ren­con­trer un gar­çon… Sa mère lui répon­dit : « Ne t’oc­cupe pas de cela ou tu fini­ras en Sibérie ! » C’est exac­te­ment ce qui s’est pro­duit neuf ans plus tard1 » Le jeune Russe va sur­vivre en don­nant des cours et anime, en paral­lèle, un cercle d’instruction pour ouvriers. En 1905, Vsévolod Mikhailovitch Eichenbaum devient Voline, le pseu­do­nyme sous lequel il sera désor­mais connu. Dès les pre­miers jours du mois de jan­vier, les tra­vailleurs russes en colère rédigent une péti­tion adres­sée au tsar — une ini­tia­tive des plus sui­ci­daires en même temps qu’un extra­or­di­naire para­doxe his­to­rique : on s’adresse fort loya­le­ment au diri­geant, on lui fait part des misères du menu peuple, tout en lui deman­dant, lit­té­ra­le­ment, l’autorisation de faire la révo­lu­tion pour fina­le­ment le renverser !

Les reven­di­ca­tions étaient déjà à la hau­teur des ambi­tions réelles des péti­tion­naires : liber­té de la presse, droit de se syn­di­quer, de faire grève, expro­pria­tion des gros pro­prié­taires au pro­fit des com­mu­nau­tés pay­sannes, ins­ti­tu­tion d’une Assemblée consti­tuante élue sur la base d’une loi élec­to­rale démo­cra­tique — et il ne s’agit là que de quelques mesures d’urgence… Comme de juste, la can­deur des masses se paie du prix du sang : on ne tran­sige pas avec la bonne volon­té d’un tyran. Le dimanche 9 jan­vier 1905, la foule se rend au Palais d’Hiver afin de remettre la péti­tion à Nicolas II (qui n’y rési­dait déjà plus, ayant cou­ra­geu­se­ment pris la fuite). La suite est un mas­sacre fameux, que relate Voline dans l’une des pages du Livre I de La Révolution incon­nue : « Ce fut une vision d’é­pou­vante à peine ima­gi­nable, unique dans l’his­toire. Mitraillée à bout por­tant, hur­lant de peur, de dou­leur, de rage, cette foule immense, ne pou­vant ni avan­cer ni recu­ler, tout mou­ve­ment lui étant inter­dit par sa propre masse, subit ce qu’on appe­la plus tard « le bain du sang ». Refoulée légè­re­ment par chaque salve comme par une rafale de vent, en par­tie pié­ti­née, étouf­fée, écra­sée, elle se refor­mait aus­si­tôt après sur des cadavres, sur des mou­rants, sur des bles­sés, pous­sée par des masses nou­velles qui arri­vaient, arri­vaient tou­jours par der­rière… Et de nou­velles salves secouaient, de temps à autre, cette masse vivante d’un fris­son de mort… Cela dura long­temps : jus­qu’au moment où, les rues adja­centes étant enfin déga­gées, la foule put s’é­chap­per. »

« Conscient d’être issu d’une mino­ri­té pri­vi­lé­giée, Voline n’en­tend pas prendre entre ses mains le des­tin des éter­nels exploi­tés : repro­duire l’illustre sché­ma féo­dal, il n’en est point question. »

Lev Davidovitch Bronstein, dit Trotski, pré­si­de­ra le soviet de Saint-Pétersbourg avant d’être contraint à l’exil ; il a moins de 30 ans. C’est à cette époque que Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine, théo­rise la ques­tion de la pay­san­ne­rie : contrai­re­ment au rejet dont elle était l’ob­jet dans de nom­breux cou­rants mar­xistes, le lea­der bol­che­vik l’ap­pré­hende comme un élé­ment pos­sible du pro­lé­ta­riat, une véri­table force d’ap­pui poten­tielle, et réflé­chit à la manière dont elle peut par­ti­ci­per à la lutte com­mune contre la bour­geoi­sie et la domi­na­tion de classe (rejet que rap­pel­le­ra notam­ment le phi­lo­sophe socia­liste et décrois­sant Jean-Claude Michéa : « Le grand point faible de la doc­trine mar­xiste (par ailleurs si pré­cieuse), c’est jus­te­ment l’i­dée que le déve­lop­pe­ment capi­ta­liste – por­té par le pro­grès inexo­rable des « forces pro­duc­tives » – devait néces­sai­re­ment conduire à édi­fier la « base maté­rielle du com­mu­nisme ». D’où, par exemple, la fas­ci­na­tion de Marx et d’Engels pour l’a­gri­cul­ture indus­trielle (et notam­ment pour l’u­sage sys­té­ma­tique des engrais chi­miques) et leur mépris cor­ré­la­tif pour le monde arti­sa­nal et l’a­gri­cul­ture pay­sanne ».

Voline se retrouve dans le pre­mier soviet connu, selon lui, de l’histoire russe les soviets dési­gnent alors des conseils ouvriers ou pay­sans, c’est-à-dire des lieux où, loca­le­ment, la démo­cra­tie directe s’ap­plique (à noter que les soviets exis­tèrent éga­le­ment à l’é­chelle de villes entières). À Saint-Pétersbourg, une sorte de « per­ma­nence ouvrière sociale » se met en place afin de réunir des fonds en faveur des vic­times de la répres­sion et d’or­ga­ni­ser une veille sur les évé­ne­ments, tout en consti­tuant un point de ral­lie­ment pour les révo­lu­tion­naires. Voline est plé­bis­ci­té pour en prendre la tête, mais l’intellectuel consi­dère qu’il doit refu­ser, afin de demeu­rer fidèle à ses prin­cipes. Le taux d’alphabétisation est encore très faible — à peine quelques décen­nies aupa­ra­vant, il s’agissait clai­re­ment d’un ter­ri­toire moyen­âgeux. Conscient d’être issu d’une mino­ri­té pri­vi­lé­giée, en ce qu’elle eut la chance de suivre des études, Voline n’en­tend pas prendre entre ses mains le des­tin des éter­nels exploi­tés : repro­duire l’illustre sché­ma féo­dal, il n’en est point ques­tion. La liber­té, si on compte qu’elle le reste, est d’a­bord celle de ceux qui s’en emparent sans la confier sitôt à d’autres. Il l’ex­prime en des termes dépour­vus de toute ambi­guï­té : « Vous êtes des ouvriers. Vous vou­lez créer un orga­nisme qui devra s’occuper de vos inté­rêts ouvriers. Apprenez donc, dès le début, à mener vos affaires vous-mêmes. Ne confiez pas vos des­tins à ceux qui ne sont pas des vôtres. Ne vous impo­sez pas de nou­veaux maîtres : ils fini­ront par vous domi­ner. » (« La nais­sance du pre­mier soviet »). Cette inté­gri­té et cette dis­cré­tion res­te­ront carac­té­ris­tiques du per­son­nage : son entrée sur la grande scène révo­lu­tion­naire, loin d’être mar­quée par l’ap­pé­tit du pou­voir, démontre une exem­plaire luci­di­té quant aux dérives pos­sibles. D’autres soviets naissent en sui­vant le même exemple, mais leur exis­tence s’a­vère éphé­mère. Il fau­dra attendre quelques années pour qu’ils fassent, enfin, leur per­cée sur le devant de la scène politique.

Train retourné par les ouvriers insurgés de Tiflis, 1905

Train retourné par les ouvriers insurgés de Tiflis, 1905

Et vint la Révolution

Après avoir pris part à une insur­rec­tion en novembre 1906 dans l’île de Kronstadt (située dans le golfe de Finlande, à quelques kilo­mètres de la terre russe), Voline est arrê­té puis empri­son­né à la for­te­resse Pierre-et-Paul, à Saint-Pétersbourg. Il par­vient cepen­dant à s’échapper lors d’un trans­fert pour la Sibérie, où il devait pur­ger une peine de dépor­ta­tion per­pé­tuelle, puis gagne la France. Entre 1908 et 1917, il fré­quente les cercles anar­chistes et com­mu­nistes, découvre les œuvres majeures de la tra­di­tion liber­taire… et le devient lui-même. C’est à cette époque éga­le­ment qu’il ren­contre sa pre­mière com­pagne, membre du Parti socia­liste révo­lu­tion­naire, Tatiana Solopolova : ils auront deux enfants et elle décé­de­ra durant la Première Guerre mon­diale. Il sera, plus tard, le père de quatre autres enfants, avec une dénom­mée Anna Grigoriev : Natacha, Léo, Alexandre et Dimitri. Léo, le second, sera proche des idées de son père et s’engagera dans une colonne anar­chiste sur le front de Teruel, pen­dant la guerre d’Espagne, avant d’œuvrer à la réédi­tion des écrits de Voline.

« Tout le pou­voir aux soviets ! n’é­tait donc au fond, selon les anar­chistes, qu’une for­mule creuse. Formule fausse, hypo­crite, trom­peuse, car si le pou­voir doit appar­te­nir réel­le­ment aux soviets, il ne peut pas être au Parti. »

En ces années d’a­vant-guerre, Voline milite acti­ve­ment dans les rangs paci­fistes et, en anti­mi­li­ta­riste convain­cu, s’oppose au Manifeste des Seize – rédi­gé en 1916 par des anar­chistes (Piotr Kropotkine et Jean Grave en pre­mière ligne) pre­nant publi­que­ment fait et cause pour le camp des Alliés, contre ce qu’ils tiennent pour une « agres­sion alle­mande », esti­mant, dans un contexte d’Union sacrée, qu’une vic­toire alle­mande serait celle du mili­ta­risme et de l’autoritarisme en Europe. Sous le coup d’un man­dat d’arrêt lié à son hos­ti­li­té à la guerre, Voline fuit clan­des­ti­ne­ment la France pour les États-Unis et laisse der­rière lui sa femme et ses enfants. Là-bas, il col­la­bore à l’hebdomadaire anar­cho-syn­di­ca­liste Goloss Trouda (La Voix du Travail) et donne un cer­tain nombre de confé­rences sur le syn­di­ca­lisme. Il revient en Russie en juillet 1917, dans un pays en pleine effer­ves­cence : le tsar Nicolas II a été ren­ver­sé il y a quelques mois de cela, mais la « véri­table » Révolution, celle d’Octobre, n’est pas encore advenue.

Goloss Trouda ins­talle sa rédac­tion à Pétrograd. Au sein du Comité cen­tral du Parti bol­che­vik, on débat sur le déclen­che­ment, ou non, de l’in­sur­rec­tion qui per­met­trait de s’emparer du pou­voir d’État. Zinoviev et Kamenev estiment qu’il faut tem­po­ri­ser, mais c’est la posi­tion défen­due par Lénine et Trotski qui l’emporte. Les bol­che­viks prennent le contrôle des sec­teurs stra­té­giques (banques, trans­ports…) et lancent l’as­saut sur le Palais d’Hiver — sans grandes dif­fi­cul­tés ! Le pays n’est que fort peu per­tur­bé et les pertes s’a­vèrent légères. Très vite, les ten­dances men­che­viks et socia­listes révo­lu­tion­naires ne font plus par­tie du pou­voir : les bol­che­viks ont gagné. D’abord heb­do­ma­daire, Goloss Trouda devient quo­ti­dien — avant d’être inter­dit par les révo­lu­tion­naires vic­to­rieux. Alors que Lénine mini­mise les diver­gences entre mar­xistes et liber­taires dans son ouvrage L’État et la Révolution, Voline écrit, dès 1917 : « Les bol­che­viks, une fois conso­li­dé et léga­li­sé leur pou­voir, en tant que socia­listes éta­tistes qui croient en la direc­tion cen­tra­li­sée et auto­ri­taire, com­men­ce­ront à diri­ger la vie du pays et du peuple du som­met. […] Les bol­che­viks déve­lop­pe­ront une auto­ri­té poli­tique et un appa­reil d’État qui écra­se­ront toute oppo­si­tion avec une poigne de fer. » Quant aux soviets, il sou­ligne que les récu­pé­ra­tions bol­che­viks avaient d’ores et déjà com­men­cé en 1905 : « Tout le pou­voir aux soviets ! n’é­tait donc au fond, selon les anar­chistes, qu’une for­mule creuse, pou­vant recou­vrir plus tard n’im­porte quel conte­nu. Elle était même une for­mule fausse, hypo­crite, trom­peuse, car, disaient les anar­chistes, si le pou­voir doit appar­te­nir réel­le­ment aux soviets, il ne peut pas être au Parti ; et s’il doit être au Parti, comme les bol­che­viks l’en­vi­sagent, il ne peut appar­te­nir aux soviets. »

Après être par­ti com­battre, comme volon­taire, les armées « blanches » de Denikine (c’est-à-dire fidèles au tsar, bien que leur com­po­si­tion s’a­vère hété­ro­gène) en tant qu’opposant farouche au trai­té de Brest-Litovsk (« Lorsque j’appelle la foule au com­bat, je dois mar­cher avec elle », écri­ra-t-il), Voline séjourne briè­ve­ment à Moscou, où il refuse un poste de direc­teur à l’Éducation, puis se rend en Ukraine. Il y retrouve sa com­pagne et ses quatre enfants. L’anarchiste fonde alors la confé­dé­ra­tion Nabat (« Le Tocsin »), une orga­ni­sa­tion qui regroupe les trois ten­dances de l’anarchisme : com­mu­niste liber­taire, anar­cho-syn­di­ca­liste et indi­vi­dua­liste. Son quar­tier géné­ral se situe à Bobrow ; Voline s’occupe en sus des pro­blèmes d’éducation et de culture dans le soviet de la ville. Infatigable, il prend en charge la rédac­tion du jour­nal Nabat (un car­tel regrou­pant des com­mu­nistes liber­taires et des anar­cho-syn­di­ca­listes, rap­por­te­ra l’es­sayiste et mili­tant com­mu­niste liber­taire Daniel Guérin). Il y racon­te­ra un épi­sode célèbre, détaillé dans son ouvrage phare La Révolution incon­nue : Voline devait inter­ve­nir dans une confé­rence anar­chiste, orga­ni­sée par le petit groupe local de Koursk, mais elle fut annu­lée à deux jours de l’événement, au pré­texte fal­la­cieux que la salle était déjà louée par le Comité bol­che­vik de Koursk pour une soi­rée dan­sante – le soir même, une foule récla­ma la confé­rence ini­tia­le­ment pré­vue et l’an­nu­la­tion de ladite soi­rée : Voline scan­da aux indi­vi­dus amas­sés qu’ils n’a­vaient qu’à enva­hir les lieux s’ils y tenaient tant. Ce qu’ils firent. Les bol­che­viks bat­tirent en retraite puis revinrent aux côtés de la Tchéka, la police poli­tique du régime, afin d’an­non­cer l’an­nu­la­tion de la confé­rence anar­chiste comme de la soi­rée dan­sante, éva­cuant la foule fusil à la main, pro­cé­dant à des contrôles d’i­den­ti­té et à des arrestations.

Lénine et Staline (DR)

Le jour­nal Nabat sera inter­dit peu de temps après. La réac­tion bol­che­vik l’oblige à fuir alors qu’il est char­gé de rédi­ger une syn­thèse anar­chiste dont l’am­bi­tion est d’offrir un pro­gramme à toutes les ten­dances anar­chistes de Russie. C’est pour lui le moment d’en­trer en contact avec le mou­ve­ment makh­no­viste, en Ukraine, en lutte sur deux fronts : contre les troupes blanches et rouges. En 1919, il s’occupe d’éducation et de culture au sein de l’Armée insur­rec­tion­nelle makh­no­viste (la Makhnovtchina), avant d’être nom­mé pré­sident du Conseil mili­taire. L’Armée noire, telle qu’on la nom­mait, avait émer­gé suite au trai­té de Brest-Litovsk ; Nestor Makhno en fut la figure de proue et, dans ce contexte dif­fi­cile, s’é­chi­na à faire d’elle une for­ma­tion dis­ci­pli­née et orga­ni­sée, tout en pra­ti­quant le com­mu­nisme non-auto­ri­taire, c’est-à-dire liber­taire, au cœur de leur pro­jet. Contrairement à l’Armée rouge, les déci­sions étaient prises de façon démo­cra­tique. Pour la Makhnovtchina, ce sera l’échec.

« Ce mou­ve­ment, fonc­tion­nant sans doute trop en vase clos, pei­nant à s’étendre et à se faire connaître, offri­ra l’opportunité aux bol­che­viks de répandre des accu­sa­tions infon­dées à son sujet. »

Voline y revien­dra. L’analyse de la Makhnovtchina — ses forces et ses fai­blesses — occupe une place impor­tante dans les pages de La Révolution incon­nue. « Étant un mou­ve­ment sur­gi des masses popu­laires elles-mêmes, il res­ta abso­lu­ment étran­ger à toute mani­fes­ta­tion de parade, d’é­clat, de publi­ci­té, de gloire, etc. Il ne réa­li­sa aucune action poli­tique, ne fit sur­gir aucune élite diri­geante, ne fit miroi­ter aucune vedette. » (Livre III) Ce mou­ve­ment, qui fonc­tion­nait sans doute trop en vase clos, pei­na à s’étendre et à se faire connaître ; il offrit l’opportunité aux bol­che­viks de répandre bien des accu­sa­tions infon­dées à son sujet (notam­ment celle de ban­di­tisme). Il s’en fal­lut néan­moins de peu, esti­me­ra-t-il, pour que la Makhnovtchina par­vînt lais­ser quelque trace posi­tive dans les livres d’his­toire… La même année, Voline est vic­time du typhus : il se rend à Moscou afin de se faire soi­gner, est arrê­té par la 14e Armée rouge, remis à la Tchéka puis empri­son­né… En octobre 1920, il est libé­ré (suite aux accords pas­sés entre l’Armée rouge et Makhno), puis de nou­veau incar­cé­ré, en décembre, avec l’ensemble des res­pon­sables de Nabat. C’est l’é­poque où les ins­truc­tions sont claires quant aux trai­te­ments à réser­ver aux anar­chistes : « Arrêter tous anar­chistes et les incri­mi­ner. — LÉNINE. », peut-on lire dans un télé­gramme adres­sé à Rakovski, le pré­sident du Conseil des com­mis­saires du peuple de l’Ukraine, au mois de novembre 1920.

Voline est condam­né à mort. Il entame une grève de la faim avec une dou­zaine d’autres com­pa­gnons, puis est libé­ré suite à l’intervention de délé­gués syn­di­caux, venus pré­pa­rer la fon­da­tion de l’Internationale syn­di­cale rouge. Il est fina­le­ment ban­ni et expul­sé vers l’Allemagne, où l’Union libre des ouvriers d’Allemagne le prend en charge. Courant 1922, Voline par­ti­cipe à la rédac­tion de la bro­chure « La répres­sion de l’anarchisme en Russie sovié­tique ». Il la tra­duit en fran­çais, tout comme le livre d’Archinov, Histoire du mou­ve­ment makh­no­viste, qu’il pré­face. Lorsque les marins de Kronstadt se révoltent, en février-mars 1921, et réclament la sou­ve­rai­ne­té des conseils — s’op­po­sant dès lors au Parti —, Voline n’est donc plus en Russie. Celui qui a tant dénon­cé les contra­dic­tions et les dérives du bol­che­visme s’est sans doute rap­pe­lé de ce qu’il avait eu l’oc­ca­sion de dire à Trotski, qui l’avait condam­né à mort quatre ans plus tôt. C’était en avril 1917. Le pre­mier affir­ma au second : « Tout bien pesé, je suis abso­lu­ment sûr que vous, mar­xistes de gauche, fini­rez par vous empa­rer du pou­voir en Russie. Les syn­di­ca­listes et les anar­chistes étant trop faibles, les masses vous feront confiance et vous devien­drez les maîtres du pays. Et alors, gare à nous autres, anar­chistes ! Le conflit entre vous et nous est iné­luc­table. Vous com­men­ce­rez à nous per­sé­cu­ter et vous fini­rez par nous fusiller comme des per­drix. »

BANDEAU4

L'Armée rouge contre les insurgés de Kronstadt (DR)

Prophétique ? La paru­tion de La Révolution incon­nue, en 1947, soit deux ans après la mort de Voline, va avoir un impact impor­tant et durable. L’anarchiste russe s’a­vère l’un des pre­miers à avoir ana­ly­sé et « théo­ri­sé » (mais d’un savoir vécu) ce qui, dans les germes de la Révolution, per­met de com­prendre le fil qui, par-delà et mal­gré leurs dif­fé­rences, relie Lénine à Staline. Si le léni­nisme n’est pas à confondre avec le sta­li­nisme, nombre d’anarchistes esti­me­ront que le second n’est, au fond, qu’une sorte de « can­cer » du pre­mier. La charge de Voline contre le bol­che­visme est viru­lente : il épingle et accuse sans ména­ge­ment ceux qui osent encore se récla­mer de Lénine ou de Trotski tout en se lamen­tant sur le monstre sta­li­nien. La répres­sion du camp socia­liste, au sens large, l’homme l’a bien connue – de confé­rences annu­lées en peines de pri­son, jusqu’à la condam­na­tion à mort… Le ter­rible cen­tra­lisme, l’ex­crois­sante bureau­cra­tie, le nou­veau capi­ta­lisme d’État voué à l’ex­ploi­ta­tion du pro­lé­ta­riat… pour Voline, rien à sau­ver – il ne peut défi­ni­ti­ve­ment pas adhé­rer à ce qui n’a été qu’illu­sion cruelle et tra­hi­son de tous les espoirs ini­tiaux. L’avènement du des­pote, qui n’a fina­le­ment pas grand-chose à envier au tsar si ce n’est l’habillage, n’est que la cerise sur le gâteau empoi­son­né du bol­che­visme. Voline fus­tige : « Staline et le « sta­li­nisme » ne sont que les consé­quences logiques d’une évo­lu­tion préa­lable et pré­pa­ra­toire, elle-même résul­tat d’un ter­rible résul­tat, d’une dévia­tion néfaste de la Révolution. Ce furent Lénine et Trotski – c’est-à-dire leur sys­tème – qui pré­pa­rèrent le ter­rain et engen­drèrent Staline. Avis à tous ceux qui, ayant sou­te­nu Lénine, Trotski et consorts, ful­minent aujourd’hui contre Staline : ils mois­sonnent ce qu’ils ont semé ! » (La Révolution incon­nue, Livre II)

« Le ter­rible cen­tra­lisme, l’ex­crois­sante bureau­cra­tie, le nou­veau capi­ta­lisme d’État voué à l’ex­ploi­ta­tion du pro­lé­ta­riat… pour Voline, rien à sau­ver – il ne peut adhé­rer à ce qui n’a été qu’illu­sion cruelle et tra­hi­son de tous les espoirs initiaux. »

Si les com­mu­nistes bol­che­viks ont bien enten­du cari­ca­tu­ré les marins insur­gés, il en est cer­tai­ne­ment de même concer­nant les anar­chistes à leur endroit. Voline peut noir­cir à des­sein le trait, et son point de vue, néces­sai­re­ment par­ti­san, doit se lire avec la dis­tance cri­tique et his­to­rique néces­saire. S’il appa­raît que l’écrasement de Kronstadt fut une innom­mable bou­che­rie, une faute consi­dé­rable et impar­don­nable (plu­tôt qu’une « tra­gique néces­si­té », comme le dira plus tard Trotski avec le cynisme dont il est cou­tu­mier), on ne peut faire silence sur les débats et accu­sa­tions dont furent l’ob­jet cer­tains insur­gés. Songeons par exemple à Stepan Petrichenko : selon l’his­to­rien Marcel Liebman, il s’é­tait livré à des acti­vi­tés contre-révo­lu­tion­naires ; selon l’his­to­rien Paul Avrich, il aurait pro­po­sé au géné­ral Wrangel, de l’ar­mée bour­geoise, ses ser­vices en mai 1921. Une cer­taine mytho­lo­gie, vis-à-vis de laquelle il convient d’être nuan­cé, bien qu’elle ne change rien au fond de l’af­faire, a fait des insur­gés de Kronstadt — comme de la Makhnovtchina — des révo­lu­tion­naires purs et durs, par­faits et propres ; des icônes idéa­li­sées, en somme. Ils n’étaient évi­dem­ment que des hommes, avec leurs défauts, leurs fai­blesses, leurs lâche­tés… Il faut donc se gar­der de toute légende et prendre en consi­dé­ra­tion les cri­tiques, fussent-elles dures, et les enjeux de la pro­pa­gande de guerre. Cela n’enlève rien à ces hommes qui ont essayé, bien que mino­ri­taires, et fina­le­ment vain­cus, de réorien­ter la Révolution russe dans une voie plus juste. Il demeure au final un fait indis­cu­table : l’Armée rouge s’est conduite avec une bru­ta­li­té injus­ti­fiable en per­pé­trant ce mas­sacre, et ce, sou­li­gnons-le, mal­gré les ten­ta­tives de média­tion des liber­taires Emma Goldman et Alexandre Berkman.

La synthèse anarchiste

Voline estime que la troi­sième révo­lu­tion a échoué : la pre­mière a balayé le tsar, la seconde les nos­tal­giques de ce der­nier, la troi­sième aurait dû chas­ser les bol­che­viks. L’admiration qu’il a pour la Makhnovtchina ne l’empêche pas de main­te­nir une dis­tance cri­tique — et plus pré­ci­sé­ment envers ses prin­ci­paux pro­ta­go­nistes. Voline, dont on sait l’in­cli­na­tion syn­thé­tiste (fédé­rer toutes les cha­pelles de l’a­nar­chisme) tra­duit la « Plateforme d’organisation des com­mu­nistes liber­taires », conçue par les porte-voix de Makhnovtchina (Piotr Archinov, Nestor Makhno, Ida Mett…), mais cela ne l’empêche pas, quelques mois plus tard, de rédi­ger, avec d’autres, un pam­phlet contre ladite Plateforme ! Voline attaque encore une fois sans rete­nir ses coups, tant il voit renaître, ici, mal­gré l’é­lan liber­taire, le spectre de ce qu’il a com­bat­tu sous la dic­ta­ture sovié­tique : « Avant-gar­disme », « Tentative de bol­ché­vi­sa­tion de l’anarchisme », « dis­ci­pline de caserne », com­pa­rai­son avec le pro­gramme de Lénine…

« Voline estime que la troi­sième révo­lu­tion a échoué : la pre­mière a balayé le tsar, la seconde les nos­tal­giques de ce der­nier, la troi­sième aurait dû chas­ser les bolcheviks. »

Le Russe confirme qu’il est un fervent par­ti­san de la syn­thèse anar­chiste et assure que les tra­di­tions com­mu­nistes liber­taires, anar­cho-syn­di­ca­listes et indi­vi­dua­listes demeurent en réa­li­té très proches : il n’existe entre elles qu’un mal­en­ten­du arti­fi­ciel. En 1928, il rédige avec Sébastien Faure la fameuse « Synthèse anar­chiste » — qui reste, aujourd’­hui encore, la base théo­rique de la Fédération anar­chiste. Difficile de ne voir qu’une simple obses­sion anti­bol­che­vik chez Voline lorsque l’on regarde la tra­jec­toire d’Archinov, qui retour­ne­ra en URSS et sera sans tar­der vic­time des purges sta­li­niennes. Voline l’a­vait pour­tant pré­ve­nu, dans les années 1920, lorsque le coré­dac­teur de la Plateforme lui ren­dait visite : « Il ne faut pas par­tir. Ils te fusille­ront. Ne te fais pas d’illu­sion, ils ne te par­don­ne­ront jamais… » (pro­pos rap­por­tés par Léo Voline dans la revue Itinéraire, n° 13, parue en 1996.) Cette que­relle, d’abord cir­cons­crite aux exi­lé-e‑s russes, pren­dra une dimen­sion inter­na­tio­nale et déter­mi­ne­ra les lignes de démar­ca­tion entre les cou­rants tout au long du XXe siècle… Nous en sommes encore là, dans nombre d’es­paces radi­caux et révo­lu­tion­naires. Le syn­thé­tisme connaî­tra de grandes dif­fi­cul­tés à se struc­tu­rer au sein d’une orga­ni­sa­tion, notam­ment à cause de sa com­po­sante indi­vi­dua­liste. Des orga­ni­sa­tions spé­ci­fi­que­ment com­mu­nistes liber­taires conti­nue­ront d’éclore. Bien que Voline ait tra­duit et pré­fa­cé les mémoires de Nestor Makhno, ce conflit idéo­lo­gique met­tra fin à leurs rela­tions d’amitié. Voline est un homme qui appa­raît comme plu­tôt droit et capable de rete­nue ; il le prouve d’ailleurs en 1934 lorsque, mal­gré la détes­ta­tion légi­time qu’il éprouve pour l’homme qui l’a condam­né à mort, il pro­teste contre l’expulsion de France de Trotski (tout en rap­pe­lant le rôle du com­man­dant de l’Armée rouge dans l’écrasement de Kronstadt).

BANDEAU6

Marins insurgés de Kronstadt (DR)

En homme intègre, donc, Voline va laver les accu­sa­tions d’antisémitisme et de ban­di­tisme col­por­tées par l’écrivain Joseph Kessel dans son roman Les Cœurs purs, ain­si que par les bol­che­viks, à l’en­droit de Nestor Makhno (dont il pro­non­ce­ra éga­le­ment, plus tard, l’éloge funèbre) — et sur la Makhnovtchina en géné­ral. Ce qui ne l’empêche pas de cri­ti­quer le cosaque liber­taire, à qui il reproche son insou­ciance, ses abus d’alcool qui le ren­daient « méchant, injuste, violent », son manque de fer­me­té vis-à-vis de cer­tains « actes de débauche », lorsqu’il n’y par­ti­ci­pait pas… Voline pré­cise néan­moins qu’il s’agissait pour lui d’« écarts » et non de la « ligne » de la Makhnovtchina : il ne tient ni à exa­gé­rer les ombres, ni à por­ter trop haut les lumières. Certaines voix, comme celle d’Ida Mett, mettent en doute l’intégrité de Voline : « Tous deux, affirme-t-elle à pro­pos de Voline et de son épouse, ils ont déro­bé d’en des­sous l’o­reiller mor­tuaire de Makhno son jour­nal intime et l’ont fait dis­pa­raître. Or, ce jour­nal, Makhno l’a­vait écrit durant toute sa vie en émi­gra­tion et y don­nait son avis sur ses cama­rades d’i­dées et sur leurs acti­vi­tés. » Nul le ne sau­ra vrai­ment ce qu’il en fut réel­le­ment. L’important est ailleurs : la que­relle entre pla­te­for­mistes et syn­thé­tistes, mal­gré de véri­tables diver­gences idéo­lo­giques et tac­tiques, fut sans doute éga­le­ment ali­men­tée (et ren­due pas­sion­née) par des que­relles de personnes.

Anarchiste, juif et franc-maçon : la résistance face au fascisme

En 1934, Voline rédige son livre Le Fascisme rouge, dans lequel il com­pare fas­cisme et bol­che­visme, au pré­texte que ces sys­tèmes ont en com­mun « de mener les masses par une « mino­ri­té », par un par­ti poli­tique, un dic­ta­teur ». Il appa­raît sim­pliste aujourd’hui, mais non dénué d’intérêt. Voline se rap­proche dAndré Prudhommeaux (qui joue­ra, plus tard, un rôle consi­dé­rable dans la future Fédération anar­chiste) et col­la­bore régu­liè­re­ment à Terre libre en écri­vant des articles sur la Russie et la répres­sion qu’elle connaît. Il rejoint la Fédération anar­chiste de langue fran­çaise (FAF) fon­dée à Toulouse, les 15 et 16 août 1936, et y joue un rôle d’animateur au sein de plu­sieurs groupes. Durant la guerre d’Espagne, Voline fait par­tie des ani­ma­teurs du Comité de défense du pro­lé­ta­riat espa­gnol. Mandaté par la Fédération anar­chiste pour être membre de la rédac­tion du jour­nal Terre Libre, il dénonce la par­ti­ci­pa­tion de la CNT au gou­ver­ne­ment en 1937. La CNT-FAI s’en pren­dra en retour à la Fédération anar­chiste comme à Voline, leur repro­chant de « tra­hir leur cause ». Les der­nières années de la vie de Voline ne seront pas les moins tour­men­tées. Sa deuxième com­pagne meurt à Aix-en-Provence le 15 décembre 1939. L’homme va affron­ter l’invasion nazie et par­ti­ci­per à la Résistance. Que Voline soit anar­chiste et juif, cela se sait et lui donne déjà de sérieuses rai­sons de s’inquiéter ; ce que l’on sait moins, c’est que Voline fut franc-maçon (au Grand Orient de France, dans les années 1930, et à La Parfaite Union à par­tir de 1939), ce qui lui donne trois rai­sons d’être détes­té des nazis.

« Il est très utile, pour un anar­chiste, d’é­tendre quelque peu les cadres de son milieu et de son action habi­tuelle, de croi­ser ses opi­nions et ses véri­tés avec celles des autres. »

D’aucuns l’ac­cu­sèrent d’ailleurs d’être en contra­dic­tion : on ne peut être à la fois anar­chiste et franc-maçon. Voline argu­mente : « J’estime […] qu’il est très utile, pour un anar­chiste, d’é­tendre quelque peu les cadres de son milieu et de son action habi­tuelle, de croi­ser ses opi­nions et ses véri­tés avec celles des autres. Cela lui est utile, car il trouve ain­si une bonne occa­sion de véri­fier, d’é­prou­ver et de conso­li­der ses convic­tions. En même temps, c’est très utile pour les autres et pour la cause entière, car l’i­dée anar­chiste y trouve une occa­sion de plus de se faire connaître sous son vrai jour, de se faire exa­mi­ner, com­prendre, esti­mer. […] Pour conclure, j’af­firme caté­go­ri­que­ment que, pour ma part, je ne trouve abso­lu­ment rien, dans les prin­cipes ou dans l’ac­ti­vi­té de la Franc-Maçonnerie, qui serait incom­pa­tible avec ma qua­li­té d’a­nar­chiste. Et j’es­time que tout anar­chiste cher­chant à s’é­du­quer lui-même d’une façon plus vaste, et aus­si à col­la­bo­rer à l’é­du­ca­tion des autres, devrait faire par­tie de cette asso­cia­tion. Il y gagne­rait, et sa cause y gagne­rait éga­le­ment. » Le Russe n’est pas un cas iso­lé : Mikhaïl Bakounine, Louise Michel et Sébastien Faure en furent éga­le­ment. Errico Malatesta et Elysée Reclus y entrèrent mais n’y res­tèrent pas, tout comme Georges Fontenis, plus tard…

Soupçonné d’être à l’origine d’un tract signé « Anarchistes révo­lu­tion­naires » qui prend la défense des Juifs et des francs-maçons, l’activisme de l’exi­lé va inquié­ter les anciens membres de l’Union anar­chiste : la répres­sion pour­rait s’a­battre sur le mou­ve­ment. En décembre 1941, le voi­là à Marseille, par­ti­ci­pant à un petit groupe qui publie et dif­fuse jour­naux, tracts, bro­chures… Le vieil homme œuvre acti­ve­ment à la dif­fu­sion comme au col­lage d’affiches aux mots d’ordre sans équi­voque : « Mort aux vaches » et « À tous les tra­vailleurs de la pen­sée et des bras » ! Puis Voline par­ti­cipe au jour­nal clan­des­tin La Raison, seule publi­ca­tion anar­chiste en France durant l’Occupation alle­mande, à un congrès clan­des­tin anar­chiste en 1943 puis à un autre, celui de la future Fédération anar­chiste, à Agen, en octobre 1944. Il lui reste encore assez de force pour ache­ver la rédac­tion de La Révolution incon­nue, bien qu’il soit malade. André Arru, avec qui il mili­ta ces années-là, sou­ligne l’hu­mi­li­té et la dis­cré­tion de l’in­tel­lec­tuel russe, qui vivait pau­vre­ment et ne man­quait pas une occa­sion de se mettre en retrait : « Je savais qu’il se nour­ris­sait mal et peu parce que les moyens finan­ciers dont il dis­po­sait ne lui per­met­taient pas de recou­rir au mar­ché noir. Chaque fois que je l’invitais à dîner ou à déjeu­ner, il trou­vait une excuse pour ne pas accep­ter. » On retien­dra qu’à la lumière de l’Histoire, Voline, que cer­tains cri­tiquent pour un manque de rigueur sup­po­sé, semble avoir été lucide avant beau­coup. Lucidité, inté­gri­té et fidé­li­té à ses idéaux. Son œuvre majeure, La Révolution incon­nue, vac­ci­na un cer­tain nombre de mili­tant-e‑s contre les dérives auto­ri­taires et bureau­cra­tiques. « Il faut dis­cu­ter en s’ef­for­çant de trou­ver l’u­ni­té féconde, et non pas impo­ser à tout prix « sa » véri­té contre celle d’au­trui. Ce n’est que la dis­cus­sion du pre­mier genre qui mène à la véri­té. » À méditer.


image_pdf
  1. Interview de Léo Voline, revue Itinéraire n° 13, 1996.

REBONDS

☰ Lire notre article « George Fontenis — pour un com­mu­nisme liber­taire », Winston, jan­vier 2015
☰ Lire notre entre­tien avec Alain Bihr : « Étatistes et liber­taires doivent créer un espace de coopé­ra­tion », mai 2015
☰ Lire notre article « Daniel Guérin, à la croi­sée des luttes », mars 2015
☰ Lire notre entre­tien avec Daniel Colson : « L’anarchisme est extrê­me­ment réa­liste », février 2015

Winston

Militant communiste libertaire.

Découvrir d'autres articles de



Nous sommes un collectif entièrement militant et bénévole, qui refuse la publicité. Vous pouvez nous soutenir (frais, matériel, reportages, etc.) par un don ponctuel ou régulier.