Vivre et revivre la Nakba

29 mai 2021


Traduction d’un article de +972 Magazine pour Ballast

De nou­veau, le peuple pales­ti­nien s’est sou­le­vé contre l’oc­cu­pa­tion colo­niale. En réponse à la répres­sion de la mobi­li­sa­tion popu­laire et face au refus israé­lien d’é­va­cuer l’es­pla­nade de la mos­quée al-Aqsa, le Mouvement de résis­tance isla­mique (Hamas), au pou­voir dans la bande de Gaza depuis 2006, a ouvert le feu sur le ter­ri­toire israé­lien. Le gou­ver­ne­ment Netanyahou a alors lan­cé l’o­pé­ra­tion mili­taire Gardien du mur : on dénom­bre­ra à Gaza plus de 250 morts — majo­ri­tai­re­ment civils —, près de 2 000 bles­sés et des dizaines de mil­liers de dépla­cés. Le ces­sez-le-feu, approu­vé de part et d’autre le 20 mai der­nier, ne résout évi­dem­ment rien. L’architecte pales­ti­nienne Dima Srouji revient sur ces évé­ne­ments à la lumière de sa propre his­toire fami­liale : il ne s’a­git pas d’une « crise » mais d’un fil conti­nu, celui de la spo­lia­tion des Palestiniens depuis la Nakba — c’est-à-dire, en arabe, la « catas­trophe » de 1948.


Mon corps est plein de rage. Il tremble. Cette colère n’est pas seule­ment due au der­nier lyn­chage de citoyens pales­ti­niens d’Israël, ou aux agres­sions contre les Palestiniens de Gaza, le quar­tier Sheikh Jarrah de Jérusalem et notre mos­quée sacrée al-Aqsa. Ce type de rage prend racine dans le trau­ma­tisme inter­gé­né­ra­tion­nel dont tout·e Palestinien·ne hérite et qui nous accom­pagne partout.

Dans une vidéo deve­nue virale sur les réseaux sociaux, on voit une famille pales­ti­nienne de Gaza pani­quer tan­dis que le bruit des bombes israé­liennes se rap­proche. On entend le père, qui filme hors-champ, dire à ses enfants de quit­ter les mate­las dis­po­sés à même le sol pour aller s’a­bri­ter en bas. Je suis à des mil­liers de kilo­mètres de Gaza, mais cette vidéo a fait resur­gir les trau­ma­tismes de ma propre enfance, les trau­ma­tismes d’une Palestinienne qui a gran­di en Cisjordanie occu­pée pen­dant la deuxième Intifada. Je me revois à 10 ans, allon­gée en posi­tion fœtale dans notre bai­gnoire à Beit Jala, tout habillée, un oreiller sous la tête. Je revois mon jeune frère allon­gé à côté de moi, lui aus­si en posi­tion fœtale, qui réclame une cou­ver­ture à ma mère. Elle la lui tend et dit : « On en était à quel cha­pitre, dans Harry Potter ? »

« À l’époque, nous écou­tions atten­ti­ve­ment la radio et la télé­vi­sion afin de connaître la cible israé­lienne du jour. »

Pendant que ma mère nous lisait le livre, je me sou­viens très clai­re­ment m’être dit : « Ce n’est pas nor­mal. » Il y avait alors une dis­so­nance spa­tiale entre ma vie et le reste du monde. Une telle frac­ture était insup­por­table pour une enfant. J’avais com­pris que le monde ne se sou­ciait guère de ce que nous subis­sions. Je me sen­tais exclue. La dou­leur de ne pas être enten­due était plus lan­ci­nante que la conscience d’une mort pro­bable. Je me figu­rais des enfants ailleurs dans le monde se réveillant, allant à l’é­cole avec un panier-repas, pro­me­nant leurs chiens le soir et allant à des cours de musique le week-end. Cette vision de leur droit à une vie banale m’était douloureuse.

À l’époque, nous écou­tions atten­ti­ve­ment la radio et la télé­vi­sion afin de connaître la cible israé­lienne du jour. Souvent, c’était notre quar­tier. Lorsque le bruit des mitrailleuses, des chars et des bombes était faible, nous dor­mions dans nos lits ; mais s’il était un peu plus fort, nous dor­mions sur des mate­las posés à même le sol pour nous tenir à l’é­cart des fenêtres, au cas où une balle entre­rait. S’il était plus fort que cela, nous dor­mions dans la salle de bain, pro­té­gés par l’é­pais­seur de la baignoire.

[Hébron, Cisjordanie, 2014 | NnoMan]

C’était notre rou­tine pen­dant trois ans. Mais lorsque nous enten­dions au loin des avions de chasse et des héli­co­ptères israé­liens, nous savions qu’il était temps de quit­ter la salle de bain pour aller nous cacher au sous-sol, sous l’es­ca­lier, où les murs et l’ar­chi­tec­ture étaient suf­fi­sam­ment épais pour nous sau­ver si les avions lar­guaient des bombes sur notre mai­son. Nous n’étions jamais sûr·es que nous ne serions pas les pro­chaines victimes.

J’ai vu Mohammad al-Durrah se faire assas­si­ner par des sol­dats israé­liens à la télé­vi­sion alors que son père fai­sait de son mieux pour le pro­té­ger. Le gar­çon avait besoin d’un vélo pour l’école ; ils se diri­geaient vers le maga­sin. Quand nous dor­mions sous l’es­ca­lier du sous-sol, qui sen­tait la rouille et la pous­sière des décombres et des vieilles portes de garage en métal, ma mère met­tait ses bras autour de nous chaque fois qu’une bombe tom­bait à proxi­mi­té. « Comment oses-tu essayer de nous pro­té­ger comme le père de Mohammad a essayé de le pro­té­ger ? » lui ai-je lan­cé un soir. « Ne fais pas comme si tu y pou­vais quelque chose ! Ce sont des bombes ! On va mou­rir, tout comme lui. »

« Malgré soixante-treize ans de force bru­tale et d’op­pres­sion sys­té­mique de la part d’Israël, le bruit de la résis­tance se fait de plus en plus fort en cha­cun de nous. »

Privilégiés que nous étions, nous avons pu par­tir, démé­na­ger. J’en ai conçu une culpa­bi­li­té qui me taraude encore aujourd’hui. Il y a des grands vides dans mon enfance dont je n’ai aucun sou­ve­nir. L’esprit se pro­tège des évé­ne­ments trau­ma­tiques, mais si vous appre­nez à vivre avec, il existe des manières pro­duc­tives de trans­for­mer le trau­ma­tisme, par l’art, la musique, les films, la culture.

Les jours calmes, cette injus­tice mul­ti­gé­né­ra­tion­nelle me donne de la déter­mi­na­tion. Elle me donne la force de tra­ver­ser la vie en sachant dis­tin­guer le bien du mal, sans hési­ta­tion. Au fil des ans, elle ne nous brise pas, elle nous endur­cit. Malgré soixante-treize ans de force bru­tale et d’op­pres­sion sys­té­mique de la part d’Israël, le bruit de la résis­tance se fait de plus en plus fort en cha­cun de nous.

Je me sens plus forte que ma mère qui s’est rebel­lée contre l’ar­mée israé­lienne pen­dant la pre­mière Intifada. Elle était à son tour plus forte que ma grand-mère qui a été chas­sée de la ville de Ramleh à l’âge de 12 ans pen­dant la Nakba en 1948, lais­sant der­rière elle sa famille et ses biens. Ses frères ont été empri­son­nés par Israël pour s’être bat­tus afin de gar­der leur propre mai­son. Son père, mon arrière-grand-père, est mort, dit-on, de s’être frap­pé la tête contre le mur tous les soirs, de tris­tesse, après avoir per­du sa famille, sa mai­son, ses fermes et, pour finir, sa raison.

[Pendant la deuxième Intifada, Dima Srouji, son frère et son père dorment dans le sous-sol de leur maison à Beit Jala, en Cisjordanie occupée, pour se protéger des bombes israéliennes | archives familiales]

En regar­dant aujourd’hui les agres­sions d’Israël contre les Palestiniens à Jérusalem, à Gaza et dans toute la Palestine occu­pée, je ne peux m’empêcher de pen­ser aux enfants qui por­te­ront ce trau­ma­tisme toute leur vie. Ces évé­ne­ments ne sont pas momen­ta­nés ; ils ne vous quittent jamais. La résis­tance pales­ti­nienne n’est pas une lutte contre un évé­ne­ment sin­gu­lier ; c’est un état d’esprit permanent.

La deuxième Intifada n’a jamais pris fin, tout comme la pre­mière Intifada n’a jamais pris fin, tout comme la Nakba n’a jamais pris fin. Ces évé­ne­ments conti­nuent de vivre à tra­vers chaque Palestinien·ne. Nous res­sen­tons toutes et tous une incom­plé­tude per­sis­tante, mais nous conti­nuons à tenir bon mal­gré l’a­par­theid d’Israël. Face à l’op­pres­sion et à la des­truc­tion constantes, nous pra­ti­quons l’a­mour — l’a­mour de soi et l’a­mour de cha­cun. La vio­lence qui sévit aujourd’­hui en Palestine fait peut-être resur­gir nos trau­ma­tismes col­lec­tifs, mais elle rend éga­le­ment plus forte notre his­toire et plus étroits les liens qui nous unissent en tant que peuple.


Traduit de l’an­glais par Omar Berrada, pour Ballast | « Living the Nakba, over and over », +972 Magazine, 14 mai 2021
Photographie de ban­nière : Hébron, 2014 | NnoMan
Photographie de vignette : la grand-mère de Dima Srouji, Layla : elle a été dépos­sé­dée de sa mai­son de Ramleh à l’âge de 10 ans. Elle a pas­sé deux ans à Gaza avant de s’installer à Amman, en Jordanie, jus­qu’à son mariage avec le grand-père de Dima, qui l’a rame­née en Palestine à la fin des années 1950 | avec l’ai­mable auto­ri­sa­tion de Dima Srouji


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