Violences policières : un élu raconte


Témoignage inédit | Ballast

Mardi 11 décembre 2018, Kremlin-Bicêtre, dans le Val-de-Marne. La mobi­li­sa­tion lycéenne bat son plein et les images des ado­les­cents de Mantes-la-Jolie à genoux, mains der­rière la tête, hantent encore tous les esprits. Les élèves du lycée Darius Milhaud n’ont pas obte­nu l’au­to­ri­sa­tion de tenir une assem­blée géné­rale au sein de l’é­ta­blis­se­ment ; les forces de l’ordre inter­viennent dans la mati­née. Pierre Garzon — vice-pré­sident du Conseil dépar­te­men­tal et élu PCF du can­ton de Villejuif — s’est inter­po­sé avec l’es­poir de mettre un terme à ce qu’il nomme une « pro­vo­ca­tion » poli­cière. La scène a été fil­mée le temps de deux minutes, sans qu’il ne s’en aper­çoive : elle comp­ta­bi­lise aujourd’­hui plus de deux mil­lions de vues sur Facebook. Nous lui avons deman­dé de nous racon­ter ce que les images, avant et après, ne montrent pas.


Des parents d’élèves et des ensei­gnants nous ont aver­tis, dimanche, que le lycée Darius Milhaud — à che­val sur quatre com­munes : Arcueil, Kremlin-Bicêtre, Gentilly et Villejuif — allait se mettre en mou­ve­ment le len­de­main. Plusieurs éta­blis­se­ments l’étaient déjà, dans le Val-de-Marne comme dans toute l’Île-de-France. Cela s’est mal pas­sé. Des lycéens ont vou­lu se réunir au sein du lycée ; le pro­vi­seur a refu­sé ; ils se sont retrou­vés durant plu­sieurs heures devant les grilles, dans la rue, à vou­loir se ras­sem­bler en assem­blée géné­rale. À l’aube, trois voi­tures avaient été retour­nées et des abri­bus cas­sés. Les lycéens ont fait savoir qu’ils n’étaient pas à l’origine de ces dégâts : il s’agissait de bandes exté­rieures. Ce qui n’a pas moins pro­vo­qué un déploie­ment poli­cier violent, ce même lun­di, contre les lycéens. Les consignes de l’administration, visant à ne pas ouvrir les lycées et donc à refu­ser de garan­tir la pro­tec­tion des élèves dési­reux de se mobi­li­ser, poussent ain­si ces der­niers à la rue : c’est le fond du pro­blème. Je suis par­ti avant l’arrivée de la police — je n’ai donc pas assis­té aux vio­lences. Mais mon col­lègue Ibrahima Traoré, élu au Conseil dépar­te­men­tal, s’est inter­po­sé et s’est fait moles­ter : ils l’ont bous­cu­lé et lui ont fait une clé de bras pour le faire tom­ber ; Traoré s’est rat­tra­pé, ils ont conti­nué en lui tenant les deux bras puis un des poli­ciers a vou­lu lui en remon­ter un dans le dos. Alors qu’il porte une écharpe tri­co­lore ! Il a por­té plainte le mardi.

« Mon col­lègue Ibrahima Traoré, élu au Conseil dépar­te­men­tal, s’est inter­po­sé et s’est fait molester. »

Et c’est ce mar­di, au matin, que nous — sept élus du Parti com­mu­niste — arri­vons en plus grand nombre. Dès 7 heures. Des parents d’élèves, orga­ni­sés au sein de la FCPE, sont éga­le­ment pré­sents. Nous essayons de négo­cier avec le pro­vi­seur du lycée ; nous ten­tons de le convaincre, au regard des évé­ne­ments de la veille, d’ouvrir les portes afin de per­mettre une assem­blée géné­rale, dans une salle ou dans la cour, afin de les mettre à l’abri de la cir­cu­la­tion auto­mo­bile et d’éventuels cas­seurs exté­rieurs. Nous lui fai­sons savoir que la for­mu­la­tion de reven­di­ca­tions est aus­si l’un des appren­tis­sages de la citoyen­ne­té — on ne peut pas se plaindre d’une jeu­nesse qui ne s’intéresse pas à la vie publique ni aux ins­ti­tu­tions et refu­ser d’entendre le désir citoyen, expri­mé ici par la demande d’une assem­blée. Le pro­vi­seur nous oppose une rude fin de non-rece­voir. Les lycéens, nous dit-il, doivent être en cours ou chez eux : entre, il n’y a rien. 300 lycéens se retrouvent donc à la rue. Certains sont calmes, d’autres cha­hutent pour s’amuser. Mais le pro­vi­seur estime qu’ils ont eux-mêmes fait le choix de l’insécurité.

Nous échan­geons avec les lycéens. Ils avaient quatre reven­di­ca­tions essen­tielles : Parcoursup, les bourses et le coût de la vie (ceci concer­nait avant tout leurs parents), les dis­cri­mi­na­tions (il est plus dif­fi­cile, quand on vient de ban­lieue, d’intégrer la fac de son choix) et le pro­vi­seur (qui ne les écoute pas). Les élus font la cir­cu­la­tion en paral­lèle. Il n’y a aucune casse, aucun jet de pro­jec­tiles. C’était un dia­logue plu­tôt bon enfant. Mais la BAC est pré­sente, en civil et mas­quée. Vers 8h30, je vais les voir et leur demande de ne pas s’approcher le visage mas­qué : ça crée de l’excitation et ça n’a aucun sens dans le contexte pré­sent. Je ne leur donne aucun ordre, je les prie juste de se mettre un peu en retrait et à visage décou­vert. Ils devaient être une dizaine. Je sens de l’hostilité. Celui qui devien­dra mon inter­lo­cu­teur finit par mon­trer son visage et accep­ter le dia­logue. À 10h30, la police natio­nale débarque en uni­forme anti-émeutes, cas­quée, bou­clier et fusil lance-gre­nades à la main. Le ton monte. La pré­sence poli­cière sus­cite du stress et rap­pelle aux lycéens la jour­née de la veille. Nous enfi­lons nos écharpes d’élus et deman­dons aux jeunes de ne pas bou­ger et d’attendre — ce qu’ils ont fait. Nous fai­sons les pom­piers, les média­teurs. Puis je cherche à dia­lo­guer avec l’officier qui com­mande la com­pa­gnie. Ils envoient déjà des gre­nades lacry­mo­gènes et d’autres de désen­cer­cle­ment. Ils vou­laient dis­per­ser le ras­sem­ble­ment lycéen. Il n’y avait pour­tant aucun poli­cier encer­clé ! C’était une agres­sion gra­tuite. Ils ont char­gé et attra­pé trois jeunes au hasard. Je ne les connais pas mais je les avais vus le matin même : per­sonne n’avait rien fait. Ils seront pla­cés en garde à vue et nous n’aurons aucune nou­velle pen­dant 24 heures. Nous en avons fina­le­ment eu hier soir : on ne connaît tou­jours pas le motif. Ils n’ont tou­jours pas été relâchés.

Extrait du Facebooklive du 11 décembre 2018 (Zahide Oztorun)

Je finis par trou­ver l’officier en ques­tion : un com­mis­saire. Je lui demande les motifs de leur action, je lui pro­pose de faire autre­ment. Il ne me répond jamais. Il m’ignore tota­le­ment. Quant à ses col­lègues, plu­sieurs d’entre eux m’insultent. Ils sont extrê­me­ment agres­sifs. Un me lance : « Toi, le connard en écharpe, si tu dégages pas, je t’explose. » Il bran­dis­sait son Flash-Ball à hau­teur de mon visage — à envi­ron 5 mètres de dis­tance. Je demande aus­si­tôt au com­mis­saire qu’il relève ses pro­pos et son matri­cule (qui n’apparaît pas sur son uni­forme) ; il ne me répond tou­jours pas. Je vois ensuite qu’il est, par télé­phone, en contact avec ce que je sup­pose être son supé­rieur. Je lui demande de me le pas­ser, s’il s’agit d’un plus haut gra­dé. Je per­siste à dire qu’on peut faire autre­ment. Mais rien. Le pré­fet refuse éga­le­ment d’entrer en contact avec moi — il ne le fera qu’une fois la vidéo deve­nue virale sur Internet. J’ignore sur le moment qu’on a été fil­més. C’est une mère qui a fait un live sur Facebook. Les mômes ont sif­flé, hué, lan­cé quelques insultes pen­dant qu’ils se fai­saient gazer, c’est tout. Je trouve ça plu­tôt gen­til — moi, j’étais furieux. L’attitude de la police a été tota­le­ment irres­pon­sable. Une fois qu’ils ont balan­cé leurs gre­nades et fait cou­rir les élèves dans la rue, ils sont par­tis. Ça a duré 10 à 15 minutes. Ça n’avait aucun sens… C’était gratuit.

« Un poli­cier me lance : Toi, le connard en écharpe, si tu dégages pas, je t’explose. Il bran­dis­sait son Flash-Ball à hau­teur de mon visage. »

Les élèves ont vécu ça comme une injus­tice. C’est un lycée très popu­laire ; ils nous ont dit que c’était leur quo­ti­dien. Ils m’ont dit : « Comme par hasard, vous êtes deux élus, entre hier et aujourd’hui, mais celui qu’ils ont agres­sé c’est le Noir. » Deux mères et un élu ont été témoins, la veille, de coups de matraque por­tés aux jeunes. Un poli­cier muni­ci­pal a ten­té de mettre un coup de matraque et, ratant son coup, a crié : « Reviens, je vais te la mettre dans le cul. » Les parents étaient extrê­me­ment cho­qués. L’élu en ques­tion a deman­dé au maire, au cours du conseil muni­ci­pal, une enquête admi­nis­tra­tive et des sanc­tions contre ce poli­cier, iden­ti­fié. Nous avons, pour notre part, publié un com­mu­ni­qué appe­lant à ouvrir les portes du lycée, inter­dire l’usage des armes contre les élèves et envoyer des média­teurs. Pas de réponse… Un poli­cier, res­pon­sable dépar­te­men­tal du syn­di­cat Alliance, a quant à lui décla­ré au Parisien, en date du 11 décembre : « Ce n’est pas parce que des cas­seurs se réfu­gient à côté d’élus qu’on n’ira pas les cher­cher. »

Tout ceci s’inscrit dans le cadre actuel de répres­sion géné­ra­li­sée. Nous avons inter­pel­lé des par­le­men­taires, nous vou­lons avoir des éclair­cis­se­ments sur les gardes à vue, nous vou­lons savoir dans quels com­mis­sa­riats se trouvent les élèves et s’ils béné­fi­cient d’un accom­pa­gne­ment juri­dique. Six lycéens ont pas­sé 36 heures en garde à vue pour un tag « Macron démis­sion » ! Nous assis­tons à une phase d’interpellations pour l’exemple. On veut mettre la tête des jeunes mani­fes­tants sous l’eau. Depuis mar­di, je suis inon­dé de témoi­gnages et de mes­sages : des jeunes qui me parlent des pro­vo­ca­tions quo­ti­diennes de la BAC ; des étran­gers — du Maghreb — qui me disent que les images qu’ils voient de la France leur font pen­ser à ce qu’ils vivent éga­le­ment quand ils s’engagent ; des mili­tants du Rassemblement natio­nal (mais, au regard du sou­tien géné­ral, il s’agit d’une toute petite mino­ri­té) qui m’accusent d’être un enne­mi de la police et de la patrie — classique !


Photographie de ban­nière : Sipa


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