Vincent Message : « Accomplir le projet inachevé des Lumières »


Entretien inédit pour le site de Ballast

Bien sûr, nous condam­nons tous l’ex­ploi­ta­tion éco­no­mique, le racisme, la domi­na­tion mas­cu­line et l’ho­mo­pho­bie. Bien sûr. Mais cette évi­dence de la lutte s’ef­fondre dès lors qu’il est ques­tion des ani­maux : la digni­té, bien sûr, mais seule­ment pour le petit cercle des humains. Les vic­times de l’ex­ploi­ta­tion ani­male sont autre­ment plus nom­breuses, pour­tant, que celles cau­sées par les abo­mi­na­tions sus-men­tion­nées — on dira, offus­qué, que ce n’est « pas pareil ». Ça ne l’est pas, en effet : les hommes oppriment au grand jour leurs sem­blables mais sup­priment les bêtes à l’ombre — les socié­tés indus­tria­li­sées, sup­po­sé­ment trans­pa­rentes et hos­tiles à la vio­lence, planquent leurs abat­toirs. Ce mois-ci, plu­sieurs mani­fes­ta­tions (à Paris, Kyoto, Sydney, Los Angeles ou Buenos Aires) ont exi­gé leur fer­me­ture. Le roman­cier Vincent Message monte au front avec Défaite des maîtres et pos­ses­seurs : ses pages mettent en scène un futur proche, si proche qu’on peine à le situer, dans lequel l’Homo sapiens n’est plus l’es­pèce domi­nante. Une autre, « supé­rieure », traite les humains de la même façon que nous trai­tons les ani­maux au quo­ti­dien. Un roman, proche du conte phi­lo­so­phique, qui appelle à pen­ser l’é­man­ci­pa­tion dans toute sa cohérence. 


PORTRAITVotre livre tient en un geste : un dépla­ce­ment. Vous ne bon­dis­sez pas dans le temps, comme la science-fic­tion le veut par­fois, vous faites un pas de côté, un détour : cette modes­tie du mou­ve­ment a‑t-elle par­tie liée à votre langue ? Le cri ne paraît pas défi­nir votre travail…

Je tenais effec­ti­ve­ment à une éco­no­mie de mou­ve­ments. La science-fic­tion est un genre qui joue un rôle fon­da­men­tal dans l’anticipation des pro­blèmes poli­tiques ou éco­lo­giques de notre pré­sent, mais le dépay­se­ment très fort sur lequel elle repose sou­vent a ten­dance à tenir à dis­tance : beau­coup de lec­teurs n’y recon­naissent pas leur monde, et ont le sen­ti­ment, par­tant, que ce qui est dit ne les concerne pas. Je pars du prin­cipe au contraire qu’il n’y a pas besoin de réagen­cer beau­coup les élé­ments de notre réel pour que la vio­lence des rap­ports de domi­na­tion qui y sont en vigueur appa­raisse dans tout ce qu’elle a d’insoutenable : il suf­fit de décrire un air par­tout aus­si irres­pi­rable qu’il l’est aujourd’hui à Delhi ou Pékin ; de mon­trer, dans une ville qui res­semble à nos métro­poles occi­den­tales, des indus­tries repo­sant sur le type d’exploitation des plus faibles en place dans tous les ate­liers du monde, de l’Afrique à l’Asie ; et, sur­tout, de par­ler de l’élevage indus­triel en ima­gi­nant que les corps qui y sont engrais­sés, abat­tus, décou­pés, ne sont pas des corps d’animaux mais des corps de femmes et d’hommes. Je crois qu’il y a tout de même, dans la radi­ca­li­té du pro­jet, quelque chose qui est de l’ordre du cri de colère et d’alarme. Mais ce n’est pas le texte qui doit être ani­mé par ces affects : c’est, idéa­le­ment, dans la tête du lec­teur que cela doit se mettre à crier.

« [La matrice] est le monde qu’on super­pose à ton regard pour t’empêcher de voir la véri­té », dit Morpheus à Néo, dans le pre­mier Matrix. Votre nar­ra­teur évoque le condi­tion­ne­ment nor­ma­tif : nous ne sommes pas des salauds, nous nous conten­tons de repro­duire les sché­mas incul­qués. Le « savoir » est d’ailleurs un motif de votre his­toire. La véri­té serait-elle une conquête, plus qu’un héritage ?

« Parler de l’élevage indus­triel en ima­gi­nant que les corps qui y sont engrais­sés, abat­tus, décou­pés, ne sont pas des corps d’animaux mais des corps de femmes et d’hommes. »

Malo Claeys, le nar­ra­teur, ras­semble à cer­tains moments du roman ses sou­ve­nirs de la dizaine d’années qu’il a pas­sée à l’inspection des éle­vages et des abat­toirs. Il a gran­di dans un monde où il était nor­mal que les hommes soient domi­nés, et nor­mal de man­ger leur chair. Ce n’est que sous l’effet d’un sen­ti­ment d’usure d’une part, et de sa ren­contre avec Iris d’autre part, qu’il prend peu à peu conscience que la situa­tion faite aux hommes repose sur une série de coups de force et consti­tue une injus­tice insup­por­table. Je dirais que là où il y a héri­tage, il doit y avoir droit d’inventaire : dans le sys­tème des savoirs et des dis­cours que nous trans­mettent les géné­ra­tions pré­cé­dentes, il y a des choses qui décrivent adé­qua­te­ment le réel, et des impen­sés, au contraire, qui en laissent de grands pans dans l’ombre. Se déga­ger des pré­ju­gés, des condi­tion­ne­ments, cela sup­pose tou­jours un grand effort : on se secoue, un poids tombe des épaules, mais on se retrouve un peu tout seul, d’abord. Peut-être faut-il consi­dé­rer que chaque géné­ra­tion doit créer ses propres Lumières.

Vous évo­quez « le sys­tème », à plu­sieurs reprises (de la même façon que Sartre par­lait du colo­nia­lisme) : autre­ment dit, des struc­tures et des ins­ti­tu­tions col­lec­tives. Quelle est la place de la res­pon­sa­bi­li­té indi­vi­duelle dans ce dis­po­si­tif ? Pourquoi Malo Claeys, et d’autres, décident-ils un jour de bri­ser ces déterminations ?

Je parle de sys­tème, car l’exploitation du vivant en est un : elle existe sur toute la pla­nète, elle s’industrialise par­tout, pro­gres­si­ve­ment, selon des méthodes expor­tées, elle n’est remise en cause que par des voix mino­ri­taires. Qui dit sys­tème dit aus­si qu’il est impos­sible de n’y chan­ger qu’un élé­ment. Si, par exemple, on décide que les ani­maux dans les éle­vages indus­triels doivent être trai­tés selon leurs besoins phy­sio­lo­giques et affec­tifs, on mul­ti­plie le coût de pro­duc­tion de la viande par dix, par vingt, et le reste du fonc­tion­ne­ment de la filière ne tient plus. Dans un sys­tème, en d’autres termes, chaque élé­ment est jus­ti­fié par un fais­ceau de contraintes ; le modi­fier, c’est devoir gérer ensuite une réac­tion en chaîne ; et les grands effets pro­duits par ces petites modi­fi­ca­tions sont géné­ra­le­ment l’excuse invo­quée pour ne tou­cher à rien. Cela étant, le mot « sys­tème » me gêne tou­jours un peu, quand il laisse croire à l’existence d’un espace homo­gène, où tout va dans le même sens. Il y a des forces contra­dic­toires dans un sys­tème. C’est sim­ple­ment que cer­taines l’emportent sur les autres et dominent ; et que leur domi­na­tion petit à petit devient plus aisée, parce qu’elle se sta­bi­lise en un cer­tain nombre de règles et d’institutions qui la natu­ra­lise. Mais ces règles et ins­ti­tu­tions n’existent pas en l’air : elles sont créées et main­te­nues par des acteurs indi­vi­duels ; ce qui veut dire que d’autres peuvent venir et les faire évo­luer. Malgré son condi­tion­ne­ment ini­tial, Malo Claeys prend un jour conscience qu’il pos­sède ce pou­voir d’agir : un pou­voir limi­té, bien sûr, très faible – mais le pou­voir paraît tou­jours faible à ceux qui le manient. Il décide de ne plus comp­ter au nombre des atten­tistes, mais de se mettre à lut­ter contre l’assujettissement des hommes, et d’inciter autour de lui d’autres gens à faire de même. Il s’attelle à cette tâche, même si elle lui semble impos­sible, car on ne peut plus fer­mer les yeux sur une injus­tice qu’on a vue. Les prises de conscience, une fois qu’elles ont eu lieu, ne se défont et ne s’oublient pas.

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Image extraite du film Matrix (Larry et Andy Wachowski, 1999)

Le conte philo­so­phique, auquel on pour­rait rat­ta­cher votre livre, per­met­tait notam­ment, au XVIIIsiè­cle, de contour­ner la cen­sure en ayant recours à d’autres niveaux de com­pré­hen­sion. Que peut ce genre dans notre époque de liber­té d’expression ?

« Les prises de conscience, une fois qu’elles ont eu lieu, ne se défont et ne s’oublient pas. »

Nous pou­vons effec­ti­ve­ment nous réjouir de béné­fi­cier, dans nos socié­tés, d’une grande liber­té d’expression. Mais cela ne doit pas nous empê­cher de nous inter­ro­ger sur ses limites. Elles sont moins juri­diques, aujourd’hui, que média­tiques. Les idées qui remettent en cause l’ordre domi­nant de façon fron­tale ont du mal à trou­ver des relais dans les médias de masse. Cela n’a rien d’étonnant, puisque ces médias sont pour la plu­part des entre­prises pos­sé­dées par la por­tion de l’élite éco­no­mique qui pro­fite de cet ordre. Ceux qui portent la contes­ta­tion ne sont donc invi­tés à s’y faire entendre que très épi­so­di­que­ment, à titre de contre­point, voire par­fois d’alibi, pour affi­cher un plu­ra­lisme que tout vient en fait limi­ter. S’il m’a sem­blé inté­res­sant de réac­tua­li­ser le genre du conte phi­lo­so­phique, cela dit, ce n’est pas du fait de cette cen­sure par la mar­gi­na­li­sa­tion média­tique qui a rem­pla­cé la cen­sure par l’interdiction juri­dique. C’est que le conte phi­lo­so­phique, chez Voltaire ou chez Swift, est un genre glo­bal : il décrit, en peu de pages, une socié­té dans son ensemble. Il par­ti­cipe de la cri­tique géné­rale de l’Ancien Régime por­tée par les Lumières. Et comme je le lais­sais entendre plus haut, nous avons besoin de nou­velles Lumières aujourd’hui.

Notre mode de pro­duc­tion, notre mode d’organisation sociale créent de la vio­lence, de l’exclusion, des des­truc­tions irré­mé­diables : il faut en sor­tir en pra­tique, et pour cela, en sor­tir par l’imagination est une sorte de pre­mier pas. Ce que per­met le conte phi­lo­so­phique, donc, c’est la prise de dis­tance. Malo Claeys, qui fait par­tie des nou­veaux domi­nants, peut racon­ter de son point de vue d’arrivant, de nou­veau venu qui n’est pas juge et par­tie, la manière dont fonc­tion­naient les socié­tés humaines. Et il nous apprend aus­si au fil des pages les règles qui régissent la socié­té que ses congé­nères ont créée. Dans les deux cas, nous sommes assez dépay­sés ou assez loin pour en per­ce­voir l’agencement sys­té­mique, alors que dans notre vie quo­ti­dienne nous sommes pris dans le mou­ve­ment, acca­pa­rés par la vie pra­tique et les affaires cou­rantes, cou­pés le plus sou­vent de toute pos­si­bi­li­té de dis­tin­guer un hori­zon ou de gagner une posi­tion de léger sur­plomb depuis laquelle se déga­ge­rait une vue d’ensemble.

« Malgré nos grands dis­cours », écri­vez-vous. Cet adverbe importe. Est-ce parce que l’homme – ain­si que l’es­pèce « supé­rieure » que vous met­tez en scène – est un être de parole, et d’i­déaux, qu’il a accès à la contra­dic­tion et doit donc en payer le prix : se jus­ti­fier, se renier, pro­gres­ser ? Les ani­maux non-humains semblent exemp­tés de cet effort…

« L’existence même des abat­toirs est en contra­dic­tion avec tout notre ima­gi­naire : nous pré­ten­dons vivre dans des socié­tés civi­li­sées, paci­fiées, raffinées. »

Peut-être faut-il, ici, citer la phrase dans laquelle l’expression appa­raît. C’est, comme dans tout le roman, Malo qui parle : « Nous devions prendre conscience que les abat­toirs étaient la honte de notre socié­té, son cœur noir et san­glant que nos des­cen­dants poin­te­raient pour nous démon­trer com­ment nous avions pu, mal­gré nos grands dis­cours, res­ter bar­bares et frustes. » De ce que se racontent les ani­maux non-humains, nous ne savons pas grand-chose. On a long­temps consi­dé­ré qu’ils ne pou­vaient pas avoir de lan­gage. Aujourd’hui, les pro­grès de l’éthologie montrent que cer­taines espèces ont des formes de com­mu­ni­ca­tion très éla­bo­rées. Peut-être n’ont-ils pas de lan­gage abs­trait, mais nous ne pou­vons que le sup­po­ser – et s’ils en avaient un, nous ne serions peut-être pas capables de le com­prendre. Mais même en lais­sant de côté la com­pa­rai­son avec les autres ani­maux, il est indé­niable que nous sommes des êtres de dis­cours, oui. Quand nous construi­sons quelque chose, nous construi­sons aus­si, paral­lè­le­ment, ou en amont, ou en aval, le récit ou l’argumentaire qui jus­ti­fient la construc­tion. Et pour reve­nir au pro­blème pré­cis qu’évoque Malo à cet endroit, nous sommes dans des socié­tés dont le seuil de tolé­rance à la vio­lence phy­sique directe a bais­sé. Nos diri­geants ne cessent de condam­ner ce type de vio­lence. Elle s’exerce pour­tant chaque heure de chaque jour, dans les éle­vages et les abat­toirs, contre les ani­maux. Ce ne sont bien sûr pas les seuls endroits où elle s’exerce, mais ce sont des endroits où elle est par­ti­cu­liè­re­ment intense, puisqu’elle change la mort en une rou­tine, en un pro­cess indus­triel banal. En cela, l’existence même des abat­toirs est en contra­dic­tion fla­grante avec tout notre ima­gi­naire poli­tique et cultu­rel : nous pré­ten­dons vivre dans des socié­tés civi­li­sées, paci­fiées, raf­fi­nées, mais nous tuons 65 mil­liards d’animaux ter­restres par an, 1000 mil­liards d’animaux marins, sans expri­mer de scru­pules et sans que cela cor­res­ponde à une nécessité.

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Image extraite du film Matrix (Larry et Andy Wachowski, 1999)

Diriez-vous que votre récit est une cri­tique phi­lo­so­phique de l’humanisme ?

Je ne sais pas… Le tra­vail que je mène se situe du côté du roman, pas de la phi­lo­so­phie. Les situa­tions que vivent mes per­son­nages les amènent à s’interroger sur des phé­no­mènes qui ont aus­si fait l’objet d’analyses phi­lo­so­phiques, et à y réflé­chir, mais ils le font en indi­vi­dus ordi­naires, pas en pro­fes­sion­nels de l’exercice de la pen­sée. Ce qui me paraît clair, sim­ple­ment, à regar­der l’évolution des sciences humaines depuis une cin­quan­taine d’années, c’est que l’humanisme contem­po­rain ne s’arrête pas aux hommes : il s’intéresse aux non-humains, aux ani­maux, à tout le vivant ; et par là même il perd son nom, glisse vers d’autres déno­mi­na­tions. Les éco­lo­gistes, aujourd’hui, sont sans doute les plus proches de ce qu’a été his­to­ri­que­ment l’esprit de l’humanisme – si on entend par là une forme de pen­sée qui prend en consi­dé­ra­tion les droits fon­da­men­taux et les aspi­ra­tions des indi­vi­dus, et essaye de construire un monde où ils soient respectés.

Vous par­lez de « sen­si­bi­li­té de femme » et de « sen­ti­men­ta­lisme » : accu­sa­tions clas­siques à l’endroit de ceux qui défendent les ani­maux. La viande est géné­ra­le­ment asso­ciée, plus ou moins impli­ci­te­ment, à la viri­li­té. Sans en dire trop, le per­son­nage d’Iris est trai­té avec ambi­va­lence : on ne sait plus si c’est la femme ou la viande en elle qui est visée, le temps d’un cha­pitre. Était-ce conscient ?

« Il y a une arti­cu­la­tion très forte entre consom­ma­tion de viande, affir­ma­tion du pou­voir phal­lique et défi­ni­tion de l’homme comme un être de raison. »

Oui, tout à fait. La cause ani­male a long­temps été consi­dé­rée comme une affaire de si peu d’importance qu’on peut l’abandonner aux femmes – qui par ailleurs ne s’en pré­oc­cu­pe­raient, dans le dis­cours macho, que parce qu’elles sont « trop sen­sibles ». Nous sor­tons, len­te­ment, dif­fi­ci­le­ment, d’une culture qui a exal­té la force virile et le cou­rage guer­rier pen­dant des mil­lé­naires. L’ombre por­tée de cette concep­tion du monde ne va pas dis­pa­raître en un jour. Derrida parle à ce pro­pos de « car­no­phal­lo­lo­go­cen­trisme ». Le terme peut faire peur, mais ce qu’il dit est pour­tant lim­pide : il y a une arti­cu­la­tion très forte entre consom­ma­tion de viande, affir­ma­tion du pou­voir phal­lique et défi­ni­tion de l’homme comme un être de rai­son. Et ce sont pour des rai­sons exac­te­ment inverses que quelqu’un comme Gandhi pou­vait, lui, défendre le végé­ta­lisme et cher­cher des formes de résis­tance poli­tique non-vio­lente. Dans les uni­vers sociaux où la domi­na­tion mas­cu­line est exa­cer­bée, les femmes sont consi­dé­rées comme de la viande : on peut l’entendre au sens sexuel, mais aus­si, pour­quoi pas, à par­tir du moment où il y a cho­si­fi­ca­tion, en un sens alimentaire.

« Nous par­lons des ani­maux comme si nous n’en étions pas nous-mêmes », écrit la fémi­niste végé­ta­rienne Carol J. Adams. Est-ce la « dis­so­cia­tion » que vous évo­quez ? Et qui explique pour­quoi nous pou­vons éli­mi­ner des agneaux à la chaîne tout en offrant à nos enfants des peluches à leur effigie ?

Cette idée est pré­sente à la fin du livre, lorsque Malo se rend compte qu’il écrit peut-être avant tout pour son fils Yanis, et pour la géné­ra­tion à laquelle celui-ci appar­tient : « Quand tu étais petit, Yanis, un petit gar­çon vrai­ment, ce qu’on atten­dait d’un enfant était qu’il recon­naisse les ani­maux dans des livres d’images, qu’il découvre l’étendue du monde en connais­sant leurs noms, les bruits qu’ils font, qu’il gran­disse pro­té­gé par le bes­tiaire des fables, et que paral­lè­le­ment il se mette à man­ger tout ce qu’on élève sur terre, tout ce qui nage dans les mers, pour qu’entre dans sa tête, un petit plus chaque jour et un peu plus à chaque bou­chée, comme si c’était chose natu­relle, l’idée de notre domi­na­tion. Mais quand vien­dra ton tour… peut-être que tu élè­ve­ras un enfant avec le but bien dif­fé­rent qu’il apprenne à se nour­rir sans épui­ser la terre ni faire souf­frir inuti­le­ment. » Le cas de l’éducation des jeunes enfants me paraît par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sant – puisque c’est là que s’origine cette dis­so­cia­tion entre les hommes et les autres ani­maux. Dans les livres pour enfants, il est tou­jours ques­tion de savoir qui va man­ger qui, qui va réus­sir par la ruse à ne pas être man­gé, etc. Et les per­son­nages sont des enfants mena­cés par les ogres et les loups, ou des ani­maux anthro­po­morphes qui cherchent à échap­per à leurs pré­da­teurs. Si on repré­sen­tait aux enfants la manière dont la viande et le pois­son sont pro­duits, il y a fort à parier que beau­coup, entou­rés au moins men­ta­le­ment d’animaux dignes d’empathie, ne pour­raient pas consen­tir à les man­ger, parce qu’ils ver­raient là, à bon droit, une grande contradiction.

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Image extraite du film Matrix (Larry et Andy Wachowski, 1999)

« Croire à l’é­ga­li­té », dit l’un de vos per­son­nages. L’antispécisme ne relève sans doute pas de la croyance, à vos yeux, mais de la ratio­na­li­té scien­ti­fique. Au temps de faire le reste, pour l’imposer dans le large public, à l’ins­tar de la roton­di­té de la Terre ou de la loi de l’at­trac­tion universelle ?

Je ne sais pas si l’anti­spé­cisme est com­pa­rable aux faits scien­ti­fiques que vous men­tion­nez, au sens où les ques­tions qu’il sou­lève sont aus­si d’ordre éthique. Les per­sonnes qui veulent défendre leur mode de vie car­ni­vore ont ten­dance à objec­ter aux végé­ta­riens qu’il y a des inéga­li­tés évi­dentes entre les escar­gots et les lions, et les lions et les hommes. Elles insistent sur le fait que l’Homo sapiens est une espèce tout à fait excep­tion­nelle. Mais cette excep­tion­na­li­té, qui n’est pas niable, est pré­ci­sé­ment ce qui doit nous inci­ter à pen­ser ce que sont nos devoirs vis-à-vis du vivant, au lieu de récla­mer l’extension sans limites de nos pri­vi­lèges. L’acculturation de ce constat pren­dra sans doute du temps. Mais il faut noter qu’elle renoue avec le savoir de beau­coup de socié­tés pré-modernes, qui n’opposaient pas nature et culture, et se pen­saient comme des col­lec­tifs dont les non-humains étaient des membres à part entière. L’antispécisme, en d’autres termes, ne pose pas à mon sens l’égalité de fait entre toutes les espèces, mais la néces­si­té de consi­dé­rer à parts égales les inté­rêts de chaque espèce. On entend sou­vent dire – c’est une autre objec­tion – qu’on ne peut pas tou­jours savoir quels sont les inté­rêts d’une espèce dont le fonc­tion­ne­ment phy­sio­lo­gique et men­tal est loin du nôtre. Mais il n’est pas dif­fi­cile de se rendre compte que l’intérêt des ani­maux d’élevage n’est pas de vivre une vie d’enfermement avant de connaître une mort pré­coce et dou­lou­reuse, et que l’intérêt de tous les ani­maux qui habitent les forêts du cercle équa­to­rial ou les grands récifs coral­liens n’est pas de dis­pa­raître de façon irré­ver­sible en même temps que leur habitat.

Votre livre ques­tionne la place du bour­reau : il n’est plus défi­ni une fois pour toutes, semble-t-il. La jus­tice en devient rela­tive : quan­ti­té d’hommes se battent, chaque jour, contre les injus­tices sociales et éco­no­miques, contre le racisme, le sexisme et l’ho­mo­pho­bie, mais cela ne les empêche pas d’être les com­plices, voire les acteurs, de mas­sacres à vaste échelle. Que disent vos pages : la lutte est-elle sans fin ou pour­rait-on la rem­por­ter si l’on se bor­nait à être plus cohérents ?

« La cohé­rence par­faite est peut-être inat­tei­gnable : cela n’empêche pas que l’on gagne à en faire un hori­zon régulateur. »

Accomplir le pro­jet inache­vé des Lumières, comme je le disais plus haut, c’est vou­loir pro­gres­ser tou­jours, donc s’auto-critiquer sans cesse. Et c’est, par­tant, se rendre compte de vio­lences que nous com­met­tons au quo­ti­dien sans en avoir conscience. Si on s’efforce de lut­ter contre l’injustice sociale, mais qu’on ne voit pas que la condi­tion faite aux ani­maux est aus­si une grande injus­tice, et qui n’a aucun carac­tère de néces­si­té, on est un pro­gres­siste encore peu éclai­ré, qui porte d’épaisses œillères. Être vivant, c’est for­cé­ment consom­mer des res­sources : on ne peut pas, en ce sens, ne rien détruire ou ne faire de mal à per­sonne. Mais on peut s’efforcer de mini­mi­ser l’impact qu’on a sur le vivant. La cohé­rence par­faite est peut-être inat­tei­gnable : cela n’empêche pas que l’on gagne à en faire un hori­zon régu­la­teur. Quant à la lutte, elle est sûre­ment sans fin, oui : car s’il y a dans ce monde des des­truc­tions irré­ver­sibles, les construc­tions, elles, doivent tou­jours s’entretenir, se conso­li­der, lut­ter contre les régres­sions qui guettent, ne pas se faire rat­tra­per par le désordre qu’elles réus­sissent un moment à contenir.

Vous lan­cez : « Qui veut être le maître se perd » — ce maître, déjà en titre, que vous emprun­tez bien sûr à Descartes. Que trou­ve­rait l’homme, en ces­sant de se nour­rir de bêtes ?

Je n’aime pas trop dire « l’homme », c’est trop grand, cela homo­gé­néise trop, mais disons « nous ». Nous nous défi­ni­rions comme ceux qui prennent soin du vivant, au lieu d’être ceux qui le détruisent. Nous crée­rions les condi­tions d’un ave­nir moins incer­tain : car la vio­lence que nous infli­geons aux éco­sys­tèmes, il n’est plus à prou­ver qu’elle se retourne chaque jour contre nous. Nous nous don­ne­rions le temps de mieux connaître les autres ani­maux – il y a tel­le­ment d’espèces dont nous ne savons presque rien ! – et nous leur lais­se­rions les ter­ri­toires dont ils ont besoin. Nous inven­te­rions des formes de coexis­tence : elles n’iraient jamais de soi (la coexis­tence ne va pas non plus de soi entre hommes), mais elles seraient source d’espoir et de joie.

Image extraite du film Matrix (Larry et Andy Wachowski, 1999)

Dans un entre­tien, vous évo­quez votre désir de tenir les deux bouts : le fond et la forme lit­té­raire. L’argument et le plai­sir du texte. Redoutiez-vous, en l’é­cri­vant, que le mili­tant en vous écrase le créateur ?

Je ne dis­tin­gue­rais pas fond et forme : en lit­té­ra­ture, ils ne font qu’un. Et je ne me défi­ni­rais pas non plus comme « un mili­tant » : c’est trop essen­tia­liste. Nous n’avons pas inté­rêt, je pense, à oppo­ser « les mili­tants » et « les non-mili­tants » ou « les végé­ta­riens » et « les car­ni­vores ». Nous sommes ce que nous fai­sons, chaque jour, et ce que nous fai­sons varie, comme notre éner­gie ou nos convic­tions. Nous cir­cu­lons tous entre des modes de pen­sée et d’action dif­fé­rents, selon nos sphères d’activité et les moments de nos vies, nous ne sommes pas réduc­tibles à une iden­ti­té. Ce dont je par­lais plu­tôt, c’est de ma volon­té de pra­ti­quer une lit­té­ra­ture inclu­sive : qui n’oppose pas (comme cer­taines avant-gardes lit­té­raires ont eu ten­dance à le faire au XXe siècle) l’action et la réflexion, la créa­tion d’une forme-sens et la construc­tion de l’intrigue. Ce qu’il y a de beau dans le roman, c’est qu’il peut tout faire à la fois : offrir les plai­sirs du dépay­se­ment, d’une langue qui porte une vision du monde déca­lée par rap­port à celle que nous réserve la vie cou­rante, mais nous confron­ter aus­si au réel, se nour­rir des idées qui dans ce réel nous paraissent les plus pré­cieuses ou les plus déci­sives. Je ne com­prends pas bien la doxa selon laquelle les idées n’auraient pas leur place dans la fic­tion. Elles ne l’ont pas si elles sont pla­quées, ou si l’intrigue sert de pré­texte à leur démons­tra­tion bru­tale. Mais si elles nous inté­ressent dans la vie, pour­quoi n’en irait-elle pas de même dans le roman, pour­quoi les per­son­nages que nous créons ne pour­raient-ils pas eux aus­si les croi­ser sur leur route, se pas­sion­ner pour cer­taines d’entre elles, se sen­tir déchi­rés par d’autres ? Nous sommes des êtres de réflexion et de médi­ta­tion, des êtres de rai­son et de rêve : les his­toires que nous racon­tons sont peut-être plus belles si elles s’efforcent de rendre jus­tice à toutes nos composantes.


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REBONDS

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☰ Lire notre entre­tien avec Ronnie Lee : « Mettre un terme à l’ex­ploi­ta­tion ani­male », jan­vier 2016
☰ Lire notre entre­tien avec L214 : « Les ani­maux ? C’est une lutte poli­tique », novembre 2015
☰ Lire notre entre­tien avec Aurélien Barrau : « Le com­bat ani­ma­lier est frère des com­bats d’é­man­ci­pa­tion et de libé­ra­tion », sep­tembre 2015
☰ Lire notre entre­tien avec Normand Baillargeon : « Le sta­tut moral des ani­maux est impos­sible à igno­rer », sep­tembre 2014

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