Le socialisme de Victor Serge

17 novembre 2014


Texte inédit | Ballast

« Autant d’en­trailles que de cer­velle ; rétif, mau­vais carac­tère, pas accom­mo­dant pour un sou. En stra­té­gie de car­rière, zéro poin­té. Irrécupérable. […] Alors, entre le chi­chi artiste et l’emmerdance savante, sau­mâtre entre-deux, un cen­taure mi-russe mi-fran­çais, mi-anar mi-bol­cho, mi-esthète mi-acti­viste, tra­vaille en cachette qua­rante ans durant, contre vents et marées, page après page, à rendre l’a­ve­nir des hommes un peu plus sup­por­table », écri­vait Régis Debray en 1985, encore mar­xiste, dans sa pré­face aux Carnets de Victor Serge. Le por­trait est juste. Sa bio­graphe de réfé­rence, la pro­fes­seure et jour­na­liste éta­su­nienne Susan Weissman, appelle aujourd’­hui à nous réap­pro­prier la mémoire de l’é­cri­vain et mili­tant dis­pa­ru en 1947 afin de bâtir le socia­lisme démo­cra­tique du XXIe siècle.


Victor Serge eut un impact consi­dé­rable sur le déve­lop­pe­ment de la conscience des mar­xistes révo­lu­tion­naires, des liber­taires et des anar­chistes du monde entier. Il fut le trots­kyste le plus connu de son temps, bien que sa rela­tion avec le mou­ve­ment trots­kyste ait été pour le moins contro­ver­sée. Lorsque je raconte aux gens que j’é­cris sur Serge, ils me disent, inva­ria­ble­ment, les­quels de ses livres les ont tou­chés ou influen­cés le plus : dans le monde anglo-saxon, il s’a­git le plus sou­vent de son roman dia­lec­tique ayant trait aux purges, L’Affaire Toulaév, ou de ses Mémoires d’un révo­lu­tion­naire. En France : S’il est minuit dans le siècle. Quant aux mili­tants trots­kystes, ils men­tionnent géné­ra­le­ment L’An I de la Révolution russe ou De Lénine à Staline, qu’il a écrit en seule­ment quinze jours, en 1936. En Amérique latine, son tra­vail le plus lu est sa petite bro­chure Ce que tout révo­lu­tion­naire doit savoir sur la répres­sion.

« Mis en marge de l’Histoire parce qu’il reje­tait, d’un même élan, le capi­ta­lisme et le stalinisme. »

Cela pour dire que Serge ren­voie à l’ex­pres­sion concrète et poé­tique d’une époque. Il était aux côtés des révo­lu­tion­naires mar­xistes qui ont refu­sé de se ral­lier à la contre-révo­lu­tion sta­li­nienne et qui ont lut­té afin que leurs idées échappent aux ten­ta­tives exter­mi­na­trices de Staline. C’est ce qui rend son tra­vail si puis­sant. On a appe­lé Serge le poète, le barde, le jour­na­liste et l’his­to­rien de l’Opposition de gauche1. Il était éga­le­ment sa conscience. À l’ins­tar de ses cama­rades de l’Opposition, Serge a été mis en marge de l’Histoire parce qu’il reje­tait, d’un même élan, le capi­ta­lisme et le sta­li­nisme. Sa contri­bu­tion conti­nue, aujourd’­hui encore, de nous séduire puis­qu’il n’a jamais com­pro­mis son enga­ge­ment — celui de créer une socié­té qui défend la liber­té humaine, ren­force la digni­té humaine et amé­liore la condi­tion humaine. Serge a vécu dans la tour­mente de la pre­mière moi­tié du XXsiècle mais ses idées demeurent per­ti­nentes pour les débats contem­po­rains qui agitent notre mode post-sovié­tique et post-Guerre froide.

D’aucuns se demandent sans doute com­ment le tra­vail de ce révo­lu­tion­naire pour­rait être de quelque uti­li­té à notre époque. Le XXe siècle a tiré sa révé­rence, empor­tant avec lui l’URSS effon­drée ; les colos­sales batailles idéo­lo­giques qu’elle sus­ci­tait ont dis­pa­ru par la même occa­sion. De quelles façons, dès lors, les idées et les luttes por­tées par Serge, que l’on a pu dire dépas­sées, pour­raient-elles réson­ner à nou­veau ? Comment Serge pour­rait-il être un homme de notre temps ? Avec la dis­pa­ri­tion du sta­li­nisme, les vain­queurs de la Guerre froide ont eu le loi­sir de pro­cla­mer qu’« il n’y a aucune alter­na­tive » à la démo­cra­tie capi­ta­liste de type occi­den­tal, alors même que les inéga­li­tés se creusent et que les natio­na­listes reli­gieux usent à l’en­vi de la ter­reur. Au regard de l’in­sé­cu­ri­té et de l’in­cer­ti­tude que char­rie notre temps, au regard de l’i­né­ga­li­té et de la gro­tesque réponse réac­tion­naire, une nou­velle géné­ra­tion a pris la rue pour récla­mer un monde meilleur — qui plus est, celle-ci insiste sur le fait que cela est pos­sible. Parmi les nom­breux bilans qui ont été effec­tués du désastre sovié­tique, sur le ter­rain poli­tique et intel­lec­tuel, la voix et le témoi­gnage de Victor Serge se dis­tinguent par leur pro­bi­té, leur rigueur et les pré­oc­cu­pa­tions pro­fon­dé­ment humaines qu’il n’a ces­sé de por­ter. Ses œuvres abordent des ques­tions impor­tantes et pri­mor­diales, pour­tant irré­so­lues à l’heure qu’il est : la liber­té, l’au­to­no­mie et la digni­té. Serge appar­te­nait à une géné­ra­tion révo­lu­tion­naire qui cher­chait com­ment créer une socié­té capable d’at­teindre de tels objec­tifs. Ils échouèrent, mais il pas­sa le res­tant de sa vie à décrire leur ten­ta­tive et à ana­ly­ser leur défaite. Pour cette rai­son, son tra­vail mérite d’être réédi­té, ana­ly­sé, inter­pré­té et, sur­tout, sau­ve­gar­dé. Nous réap­pro­prier Serge peut nous aider à ima­gi­ner — et nous espé­rons à créer — l’avenir.

[Nicolas de Staël]

Victor Serge est mort à l’âge de 57 ans, en 1947. Le temps de cette vie, trop brève, il a par­ti­ci­pé à trois révo­lu­tions, a pas­sé une dizaine d’an­nées en cap­ti­vi­té, a publié plus de trente ouvrages et lais­sé quan­ti­té de tra­vaux inédits. Il est né en exil poli­tique et mort dans un autre. Il était poli­ti­que­ment actif dans sept pays. Sa vie entière s’est pla­cée sous le signe de la contes­ta­tion poli­tique per­ma­nente : Serge s’est oppo­sé au capi­ta­lisme — d’a­bord en tant qu’a­nar­chiste, puis comme bol­che­vik ; il s’est oppo­sé aux pra­tiques anti­dé­mo­cra­tiques du bol­che­visme puis s’est oppo­sé à Staline en tant, nous l’a­vons vu, qu’op­po­si­tion­nel de gauche. Marxiste impé­ni­tent, il s’est dis­pu­té avec Trotsky, de l’in­té­rieur de la gauche anti-sta­li­nienne, et, enfin, s’est oppo­sé au fas­cisme. Bien que ce roman­cier et his­to­rien de la Révolution reste encore peu connu dans l’ex-URSS, il a été l’un des obser­va­teurs les plus lucides de ses évo­lu­tions poli­tiques, décryp­tant, dans ses nom­breux ouvrages, la tra­hi­son bru­tale de la Révolution de 1917.

« Il a par­ti­ci­pé à trois révo­lu­tions, a pas­sé une dizaine d’an­nées en cap­ti­vi­té, a publié plus de trente ouvrages et lais­sé quan­ti­té de tra­vaux inédits. »

Son expé­rience poli­tique ne l’a pas conduit à renon­cer au socia­lisme une fois que Staline avait triom­phé, mais à lui appor­ter ce qui avait pu lui faire défaut, le sou­ci des droits indi­vi­duels humains, afin de contri­buer plus encore aux des­seins socia­listes. Il s’est levé contre le sys­tème de par­ti unique, décla­rant dès 1918 (et éga­le­ment en 1923) qu’un gou­ver­ne­ment de coa­li­tion, bien que source de mul­tiples dan­gers, eût été moins dan­ge­reux que ce qui allait se pro­duire plus tard, sous la dic­ta­ture bureau­cra­tique de Staline et de sa police secrète. Ses pro­po­si­tions de réforme éco­no­mique incluaient la « démo­cra­tie ouvrière » et le « com­mu­nisme des asso­cia­tions », en lieu et place des « plans » rigides, ver­ti­caux et anti-démo­cra­tiques. Serge ne s’est jamais ren­du cou­pable de quelque ana­lyse anhis­to­rique : il n’i­gno­rait pas que les bol­che­viks man­quaient cruel­le­ment de choix au terme d’une impi­toyable guerre civile. Incapables de voir ce qui les atten­dait, ces der­niers crai­gnaient que la Révolution pût être noyée dans le sang par les forces réac­tion­naires — un trop grand nombre de leurs déci­sions furent influen­cées par le patrio­tisme de par­ti… La lec­ture de son tra­vail sur l’URSS demeure indis­pen­sable pour tous ceux qui aspirent à sai­sir l’at­mo­sphère des années 1920 et 30 au sein de l’Union sovié­tique et du mou­ve­ment com­mu­niste. Il a mis en lumière les dilemmes des années 1940 avec un sen­ti­ment d’ur­gence et de clar­té. Cela contri­bue à l’ac­tua­li­té de sa pen­sée — parce qu’elle en appe­lait lit­té­ra­le­ment à un autre monde. En sor­tant Serge de l’ombre et de l’ou­bli, nous pour­rons, de nou­veau, sai­sir ce sens vital de l’Histoire, celui qui sauve et qui, pour­tant, devrait tou­jours tenir du truisme : la démo­cra­tie est une com­po­sante essen­tielle du socialisme.

Défaite, renouveau et démocratie

Staline crai­gnait pour la sta­bi­li­té de son propre pou­voir et n’eut plus qu’une obses­sion : éra­di­quer l’op­po­si­tion, sur son sol comme à l’é­tran­ger. Il peut paraître sur­pre­nant qu’il ait fait preuve d’au­tant de fureur et de zèle pour tra­quer le petit nombre de trots­kystes et d’op­po­sants qui contes­taient son auto­ri­té, dans des revues et des orga­ni­sa­tions d’ex­trême gauche, à l’Ouest, à la fin des années 1930 et au début des années 1940. Un tel effort pour éteindre ces petites flammes de défiance semble tota­le­ment déme­su­ré au regard des tâches qu’il avait par ailleurs à accom­plir, comme la pré­pa­ra­tion de la guerre… Mais les cri­tiques mar­xistes, comme Trotsky et Serge, ne repré­sen­taient pas seule­ment une épine dans le pied de Staline, mais un affront moral à sa loi. Mieux valait les réduire au silence afin d’é­vi­ter que leurs voix ne trouvent un large public. Trotsky a été assas­si­né en août 1940 ; Serge a sur­vé­cu et a conti­nué d’é­crire à pro­fu­sion. Il consa­cra ses der­niers essais et ses ultimes pen­sées à ana­ly­ser les tenants et les abou­tis­sants de la période d’a­près-guerre et à mettre en avant la néces­si­té d’une régé­né­ra­tion du socia­lisme, afin qu’il puisse conser­ver toute sa per­ti­nence. Durant les quatre années qui ont pré­cé­dé l’exé­cu­tion de Trotsky, Serge et lui séjour­naient à l’Ouest et ont eu l’oc­ca­sion de tra­vailler ensemble : pen­sez à la puis­sance de leurs voix com­bi­nées et à leurs écrits si convain­cants ! Staline avait com­mis une grave erreur en les expul­sant tous deux : peut-être n’a­vait-il pas ima­gi­né qu’ils conti­nue­raient, dans l’exil, à dénon­cer cha­cune de ses tra­hi­sons et cha­cun de ses meurtres…

[Nicolas de Staël]

Trotsky avait mené une lutte sou­te­nue contre Staline depuis son expul­sion en 1929, en dévoi­lant l’é­ten­due de ses crimes à la face du monde. En 1936, Serge rejoi­gnit Trotsky en exil : un autre bol­che­vik, avec une voix élo­quente et une plume qui, depuis 1923, avait résis­té aux côtés de Trotsky, pou­vait désor­mais for­ti­fier la lutte contre les exac­tions de Staline. Mais comme il est tra­gique que ces voix anti-sta­li­niennes se soient divi­sées ! Comme il est tra­gique que leur rela­tion ait tour­né aigre ! La mise à mort de Trotsky a été un coup ter­rible pour tous ses par­ti­sans. Ceux qui étaient ins­pi­rés par l’exemple de la Révolution russe n’a­vaient pas l’ex­pé­rience que la géné­ra­tion de Trotsky pos­sé­dait, dans l’or­ga­ni­sa­tion et la construc­tion d’une révo­lu­tion réus­sie. Dès lors, une dépen­dance théo­rique et orga­ni­sa­tion­nelle s’é­tait natu­rel­le­ment déve­lop­pée et ils se sont mon­trés pro­fon­dé­ment affec­tés par sa dis­pa­ri­tion. À cer­tains égards, on peut dire que la pen­sée révo­lu­tion­naire a été gelée dans la men­ta­li­té des années 1940.

« Son approche hété­ro­doxe a été cri­ti­quée aus­si bien par Trotsky que par ses par­ti­sans — cela l’af­fec­ta per­son­nel­le­ment et l’i­so­la du mou­ve­ment oppo­si­tion­nel dans son ensemble. »

Serge était un maillon essen­tiel de cette géné­ra­tion, même s’il n’a­vait débar­qué sur la scène sovié­tique qu’au mois de jan­vier 1919, c’est-à-dire un peu plus d’un an après la prise de pou­voir des bol­che­viks. Les agents sta­li­niens de la Guépéou se sont acti­vés, avec force, à divi­ser les mili­tants de l’Opposition de gauche inter­na­tio­nale, et Victor Serge a été vic­time de leur sale tra­vail de sape. Mais les dif­fé­rences, en termes de poli­tiques et de pra­tiques orga­ni­sa­tion­nelles, ont éga­le­ment été res­pon­sables de la cris­pa­tion de sa rela­tion avec Trotsky2 : Serge s’im­pli­qua dans la Quatrième Internationale mais il jugea l’at­mo­sphère étouf­fante et « ne put [y] trou­ver l’es­poir por­té par l’Opposition de gauche en Russie en un renou­vel­le­ment de l’i­déo­lo­gie, de la morale et des ins­ti­tu­tions du socia­lisme3 ». Serge était convain­cu que « le socia­lisme devait aus­si se res­sour­cer dans le monde d’au­jourd’­hui, et que cela devait s’ef­fec­tuer par l’a­ban­don de l’au­to­ri­ta­risme et de l’in­to­lé­rante tra­di­tion du mar­xisme russe du début de siècle ». Pareilles pers­pec­tives l’ont pla­cé en contra­dic­tion vis-à-vis du mou­ve­ment trots­kyste en Occident : il était un talent incon­tes­table de l’Opposition de gauche et le trots­kyste le plus connu dans de nom­breux milieux intel­lec­tuels, mais son approche hété­ro­doxe a été cri­ti­quée aus­si bien par Trotsky que par ses par­ti­sans — cela l’af­fec­ta per­son­nel­le­ment et l’i­so­la du mou­ve­ment oppo­si­tion­nel dans son ensemble, auquel il avait pour­tant consa­cré tant d’an­nées (et à quels risques !).

De Serge à nous

60 ans plus tard, son appel à une renais­sance reste sans réponse. Il semble pour­tant plus urgent que jamais. Examiner les ques­tions qui le pré­oc­cu­paient dans ces années noires nous donne du grain à moudre pour défraî­chir notre temps, même si les époques s’a­vèrent, à l’é­vi­dence, pour le moins dif­fé­rentes : com­ment aurait-il pu ima­gi­ner la fin de l’URSS, le déclin de la social-démo­cra­tie, les néo­li­bé­raux, les néo-conser­va­teurs et la mon­tée des ter­ro­ristes obs­cu­ran­tistes et reli­gieux ? Pourtant, les ten­dances qu’il a rele­vées et les ques­tions qu’il a posées ne manquent pas d’in­té­rêt. Il eut même cette pré­mo­ni­tion : si un col­lec­ti­visme his­to­ri­que­ment conscient ne se mon­trait pas en mesure de défier le col­lec­ti­visme tota­li­taire du sta­li­nisme et du fas­cisme, cela signi­fie­rait tout sim­ple­ment la fin du socia­lisme pour une époque entière. Serge a jugé que les axiomes de la Révolution russe n’é­taient plus adap­tés : il notait, en 1943, que tout — la science, la pro­duc­tion, les mou­ve­ments sociaux et les cou­rants intel­lec­tuels — avait chan­gé. L’Histoire n’as­sure la sta­bi­li­té appa­rente qu’aux dogmes reli­gieux. Un réar­me­ment intel­lec­tuel était néces­saire. Comme il l’a sou­li­gné, « la pau­vre­té du socia­lisme tra­di­tion­nel coïn­cide avec l’im­mense crise révo­lu­tion­naire du monde moderne, qui, indé­pen­dam­ment de l’ac­tion du socia­lisme, n’a pas man­qué de mettre à l’ordre du jour de l’Humanité tout entière ce pro­blème qu’est la réor­ga­ni­sa­tion sociale, dans une pers­pec­tive ration­nelle et juste4. »

[Nicolas de Staël]

Serge a sou­li­gné avec insis­tance le fait que le mou­ve­ment socia­liste devait se libé­rer de sa pen­sée fos­si­li­sée et que les condi­tions qu’ils avaient à affron­ter, ter­ribles et sans pré­cé­dent, exi­geaient une autre approche : la pen­sée dia­lec­tique com­bi­née à l’ac­tion poli­tique ain­si qu’une forme d’hu­ma­nisme actif. Serge s’est trou­vé aux prises avec de nou­velles incer­ti­tudes, frus­tré par l’in­ca­pa­ci­té des socia­listes à appré­hen­der la conjonc­ture mon­diale de façon plas­tique et créa­tive. L’URSS a incar­né une force inédite dans le monde, qui ne fut ni capi­ta­liste ni socia­liste, mais elle a modi­fié la nature de la lutte des classes : elle a d’ailleurs été un obs­tacle au socia­lisme en ce qu’elle conti­nue d’exer­cer une influence néga­tive sur les mobi­li­sa­tions — nous avons encore à pan­ser ces bles­sures. Elle a tou­te­fois per­mis de com­prendre que le col­lec­ti­visme n’é­tait pas syno­nyme de socia­lisme (comme l’a­vaient d’ailleurs pen­sé Serge et ses cama­rades) et qu’il pou­vait même être l’in­verse abso­lu, en met­tant en place des formes d’ex­ploi­ta­tion jus­qu’a­lors inex­plo­rées. Les vieilles théo­ries n’é­taient plus en mesure d’ex­pli­quer l’ex­pan­sion sta­li­nienne. Le Petit Père des peuples a noyé le socia­lisme dans le sang et a créé un sys­tème effroyable que l’on assi­mi­la au mar­xisme. La fai­blesse intel­lec­tuelle du mou­ve­ment socia­liste (vidé de ses forces par la redou­table machine sta­li­nienne) ne pou­vait être dépas­sée que par une « phase insur­rec­tion­nelle5 ». Peut-être y entrons-nous, même si nous assis­tons sur­tout à d’i­né­gales « érup­tions ». En France, en 2005, des jeunes chô­meurs d’o­ri­gine immi­grée, pri­vés d’ar­ma­ture théo­rique, ont expri­mé leur colère et leur frus­tra­tion en se rebel­lant de façon confuse ; un an plus tard, aux États-Unis, des tra­vailleurs immi­grés sur­ex­ploi­tés ont mani­fes­té en masse. L’espoir per­siste que l’é­co­no­mie et la socié­té puissent être orga­ni­sées afin de ser­vir l’hu­ma­ni­té et la com­mu­nau­té — et non l’in­verse. 

« En quoi la pen­sée de Serge nous est-elle utile, dans le pré­sent qui nous occupe et l’a­ve­nir auquel nous sommes confrontés ? »

Pour Serge, la démo­cra­tie devait signi­fier la démo­cra­tie dans le tra­vail ; la liber­té devait signi­fier la liber­té per­son­nelle et poli­tique. Nous sommes encore très loin de la réa­li­sa­tion de ces objec­tifs. En réponse aux nom­breux socia­listes qui reve­naient à la mys­tique chré­tienne ou à ceux qui se reti­raient dans des actes indi­vi­duels de conscience, Serge fit savoir que les scru­pules et la pro­bi­té morale étaient des néces­si­tés abso­lues mais qu’elles n’a­vaient aucune valeur sociale — sauf à les lier à une action sur le long terme, col­lec­tive et capable d’at­ti­rer le plus grand nombre. Cela date de 1945 mais cela eût pu être écrit pour aujourd’­hui. Serge est arri­vé à la conclu­sion qu’un mou­ve­ment pro­gres­siste qui pos­sé­dait le sens de l’Histoire et admet­tait que la démo­cra­tie et le contrôle par la base étaient des choses essen­tielles s’a­vé­rait néces­saire. Encore une fois, le fléau sta­li­nien a presque éra­di­qué l’i­dée que le socia­lisme était, et est, avant tout une véri­table démo­cra­tie : il est même allé jus­qu’à implan­ter dans les têtes qu’il était antidémocratique !

Le monde que Serge avait anti­ci­pé n’a pas exis­té. Nous vivons dans l’ère du néo­li­bé­ra­lisme en faillite et du capi­ta­lisme finan­cier can­ni­bale. Notre sécu­ri­té et notre sta­bi­li­té, pour le moins spé­cieuses, sont inter­rom­pues par les rap­pels incon­for­tables des inéga­li­tés aber­rantes et des aspi­ra­tions anéan­ties, par des émeutes spon­ta­nées et des rébel­lions de masse, par des actes ignobles de ter­reur indi­vi­duelle qui causent des ravages et entraînent en retour la res­tric­tion des liber­tés civiles… La super-puis­sance sur­vi­vante — les États-Unis d’Amérique — se prend les pieds dans son propre déclin et se montre, semble-t-il, inca­pable (à moins qu’elle ne le veuille pas) de répondre aux catas­trophes que sont les condi­tions de vie natu­relle, poli­tique et éco­no­mique — elle ne sait que répri­mer et atta­quer les condi­tions quo­ti­diennes de vie (voir, par exemple, le 11 sep­tembre, l’ou­ra­gan Katrina ou la crise des sub­primes en 2008). La gauche demeure mar­gi­nale en Occident et une poi­gnée de fon­da­men­ta­listes reli­gieux, prin­ci­pa­le­ment basée au Moyen-Orient, pros­père là où, jus­te­ment, la gauche a sys­té­ma­ti­que­ment été matée, assas­si­née ou contrainte à l’exil. En quoi la pen­sée de Serge nous est-elle utile, dans le pré­sent qui nous occupe et l’a­ve­nir auquel nous sommes confron­tés ? Que peut-on pré­le­ver dans ses écrits, tant tout a changé ?

[Nicolas de Staël]

Le cœur du socialisme

Nous devons batailler pour une démo­cra­tie véri­table. Dans le monde souf­frant de l’a­près-Guerre froide, la démo­cra­tie par­le­men­taire s’an­nonce pro­fon­dé­ment dégra­dée. S’engager pour la démo­cra­tie, à l’heure qu’il est, implique une lutte directe afin d’ins­ti­tuer de nou­velles formes de prise de déci­sion démo­cra­tique — autre­ment dit : qui par­ti­raient de la base. La démo­cra­tie n’est pas un acces­soire du pro­ces­sus révo­lu­tion­naire : elle est au cœur du pro­jet socia­liste. Le socia­lisme sans démo­cra­tie n’est, tout sim­ple­ment, pas le socia­lisme. Celui d’an­tan fit des Soviets ou des Conseils la forme d’or­ga­ni­sa­tion la plus élé­men­taire : les tra­vailleurs allaient deve­nir les maîtres de leur des­tin — les gens s’or­ga­ni­se­raient col­lec­ti­ve­ment, à tous les niveaux, de bas en haut, pour s’ap­pro­prier leur tra­vail, leur vie et leur ave­nir. La Révolution russe a ini­tia­le­ment tenu cette pro­messe mais elle s’est condam­née, par trop iso­lée, et s’est bri­sée contre l’as­cen­sion de Staline. Au regard de l’in­fluence de pre­mier plan que cet évé­ne­ment eut, ensuite et par­tout, sur les révo­lu­tion­naires, on peut dire que les cir­cons­tances par­ti­cu­lières qui ont conduit à étouf­fer la démo­cra­tie en URSS furent négli­gées tan­dis que le modèle auto­ri­taire se géné­ra­li­sa. Tout ce qui garan­tit la bonne san­té d’une révo­lu­tion — les organes de contrôle démo­cra­tique par le bas en tant que par­tie inté­grante d’une tran­si­tion révo­lu­tion­naire réus­sie — a été relé­gué au rang de simple rhétorique.

« La démo­cra­tie n’est pas un acces­soire du pro­ces­sus révo­lu­tion­naire : elle est au cœur du pro­jet socialiste. »

Les quelques révo­lu­tions qui ont triom­phé depuis l’ex­pé­rience russe se sont déve­lop­pées sur le modèle de l’Union sovié­tique sta­li­ni­sée : socié­tés bureau­cra­tiques, auto­ri­taires, anti-démo­cra­tiques et natio­na­listes — peu de res­sem­blances, dès lors, avec le socia­lisme… Pourtant, dans l’Occident d’a­près-guerre, les avan­cées démo­cra­tiques ont été rem­por­tées par les socia­listes au sein du mou­ve­ment ouvrier, ayant pour effet d’a­mé­lio­rer la démo­cra­tie dans son ensemble. Serge avait recon­nu que « le socia­lisme n’a été capable de se déve­lop­per que dans le cadre de la démo­cra­tie bour­geoise (dont il fut dans une large mesure le créa­teur6) » et avait pré­ve­nu que de nou­velles avan­cées seraient pos­sibles à condi­tion de se mon­trer par­ti­cu­liè­re­ment intran­si­geant à l’en­contre du sta­li­nisme et du conser­va­tisme capi­ta­liste. Il avait com­pris que ce com­bat de prin­cipe serait de nature révo­lu­tion­naire. Il peut sem­bler para­doxal que l’Union sovié­tique ait écra­sé la démo­cra­tie sur son sol et tra­hi la pro­messe révo­lu­tion­naire tout en ren­dant pos­sible cer­taines réformes démo­cra­tiques dans les pays capi­ta­listes indus­tria­li­sés. Les élé­ments de pre­mier ordre qui façonnent une poli­tique démo­cra­tique avan­cée — son­geons au suf­frage uni­ver­sel, à la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive, à la liber­té d’ex­pres­sion et à quelques autres droits fon­da­men­taux — ont pu être arra­chés grâce à l’exis­tence de l’Union sovié­tique (de crainte, pour les régimes bour­geois, de voir la contes­ta­tion gros­sir sur leur propre ter­ri­toire). Les acquis démo­cra­tiques de la seconde moi­tié du XXe siècle — qu’il s’a­gisse du tra­vail, des droits civiques et de l’é­man­ci­pa­tion des femmes — ont per­mis, au sein des régimes indus­triels modernes, de ren­for­cer de façon consi­dé­rable l’i­déal démo­cra­tique, sans tou­te­fois par­ve­nir à contri­buer, de façon sub­stan­tielle, à la démo­cra­ti­sa­tion de l’é­co­no­mie ou à de nou­veaux droits pour les tra­vailleurs (si ces der­niers ont vu leurs droits s’a­mé­lio­rer, à échelle indi­vi­duelle, et s’ils sont davan­tage pro­té­gés contre les dis­cri­mi­na­tions, cela s’est effec­tué au détri­ment des droits et des pro­tec­tions syndicales).

Si ces réformes ont affer­mi la démo­cra­tie, elles ont éga­le­ment rogné sur la ren­ta­bi­li­té capi­ta­liste. Avec la dés­in­té­gra­tion de l’Union sovié­tique et de l’Europe de l’Est, les conces­sions faites par les sociaux-démo­crates s’a­vé­raient moins néces­saires qu’a­vant — et, du reste, de plus en plus dif­fi­ciles à accor­der à l’ère du capi­ta­lisme finan­cier. Sans doute n’est-ce pas for­tuit si l’ef­fon­dre­ment de l’URSS a accé­lé­ré le déclin de la social-démo­cra­tie. L’affaiblissement de la démo­cra­tie bour­geoise est visible, comme nulle part ailleurs pro­ba­ble­ment, aux États-Unis. Et cela s’a­vère par­ti­cu­liè­re­ment criant dans les soi-disant démo­cra­ties de l’an­cien bloc sovié­tique ain­si qu’en Irak occu­pé. La pro­messe de la démo­cra­tie est puis­sante, et même ris­quée, puisque de plus en plus de gens l’exigent au sens réel du terme, et non plus comme simples bidouillages élec­to­raux (son­geons, à ce tire, aux « révo­lu­tions colo­rées »). Le XXIe siècle s’ou­vrit sur le pes­si­miste « TINA » (« Il n’y a pas d’al­ter­na­tive ») tan­dis que le cri de ral­lie­ment des mili­tants oppo­sés à la glo­ba­li­sa­tion était qu’« un autre monde est pos­sible ».

[Nicolas de Staël]

Le réar­me­ment intel­lec­tuel vou­lu par Serge n’a pas encore eu lieu. Même dans les rangs des liber­taires, et par­fois au sein de l’aile anar­chiste des anti­mon­dia­listes de gauche, les attaques de classe contre les droits démo­cra­tiques et le niveau de vie ont pu entraî­ner une sin­gu­lière nos­tal­gie pour l’État-nation — ce der­nier étant per­çu comme une inof­fen­sive struc­ture pié­ti­née par la glo­ba­li­sa­tion. Les tra­vailleurs cherchent en vain dans l’État-nation une pro­tec­tion contre les forces de la mon­dia­li­sa­tion du capi­tal ; ils attendent de lui qu’il garan­tisse les acquis sociaux-démo­crates conquis de longue lutte. Mais ces acquis furent, en grande par­tie, la réponse du capi­ta­lisme à la Révolution russe. En dépit de cer­taines avan­cées, les mou­ve­ments ouvriers et socia­listes ont été affai­blis sous le règne du capi­ta­lisme finan­cier — un phé­no­mène direc­te­ment lié au déclin de la démo­cra­tie bourgeoise.

Une démo­cra­tie véri­table — contrô­lée, ne crai­gnons pas d’in­sis­ter, par le bas — exige un niveau suf­fi­sant de com­pré­hen­sion et d’é­du­ca­tion : cela est impos­sible si l’argent régente le pro­ces­sus poli­tique. À bien des égards, ce com­bat est une lutte révo­lu­tion­naire en ce qu’il oblige à inven­ter des formes démo­cra­tiques encore plus auda­cieuses que celles vou­lues par les pre­miers Soviets : aspi­rer à cette démo­cra­tie ne signi­fie rien d’autre qu’as­pi­rer à deve­nir révo­lu­tion­naire. Nous ne pou­vons savoir, aujourd’­hui, quelles voies les tra­vailleurs pren­dront lors­qu’ils agi­ront enfin par et pour eux-mêmes. En 1943, Victor Serge écri­vit que « nous sommes pri­son­niers de sys­tèmes sociaux prêts à rompre », tout en déplo­rant le fait que même l’in­di­vi­du le plus clair­voyant fût à moi­tié aveugle et rem­pli d’es­poirs confus. Ce qui était vrai milieu du XXe siècle le reste. La régé­né­ra­tion du socia­lisme implique que nous reje­tions avec force les der­niers restes du socia­lisme auto­ri­taire et les divi­sions cor­rup­trices du capi­ta­lisme, tout en retrou­vant l’au­dace et l’in­ven­ti­vi­té des révo­lu­tion­naires du début du XXe siècle. Être socia­le­ment effi­cace impose de la luci­di­té, du cou­rage et de l’es­poir. Serge tenait éga­le­ment à nous rap­pe­ler qu’il ne fal­lait jamais perdre de vue l’ir­ré­pres­sible élan humain pour la liber­té, la digni­té et l’autonomie.


Traduit de l’an­glais par la rédac­tion de Ballast
Illustration de ban­nière : Nicolas De Staël


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  1. Nom don­né à la ten­dance du Parti com­mu­niste de l’Union sovié­tique sous l’é­gide de Léon Trotsky, de 1923 à 1927, et d’an­ciens membres de l’Opposition ouvrière [ndlr].[]
  2. Pour un déve­lop­pe­ment plus détaillé de leurs dif­fé­rences poli­tiques, voir Susan Weissman, « Cronstadt et la Quatrième Internationale », dans Les Cahiers Serge-Trotsky, édi­tés par David Cotterill, Pluto Press, 1994, pp. 150–191.[]
  3. « Je me sou­ve­nais contre Trotsky lui-même d’une phrase éton­nante de pers­pi­ca­ci­té qu’il écri­vit en 1914, je crois : Le bol­ché­visme pour­ra être un bon ins­tru­ment de conquête du pou­voir, mais il révè­le­ra ensuite ses aspects contre-révo­lu­tion­naires… […] Il m’apparaissait que notre oppo­si­tion avait eu à la fois deux signi­fi­ca­tions contraires. Pour le plus grand nombre, celle d’une résis­tance au tota­li­ta­risme au nom des aspi­ra­tions démo­cra­tiques du début de la révo­lu­tion ; pour quelques-uns de nos diri­geants vieux bol­ché­viks, c’était par contre une défense de l’orthodoxie doc­tri­nale, qui n’excluait pas un cer­tain démo­cra­tisme tout en étant fon­ciè­re­ment auto­ri­taire. Ces deux ten­dances confon­dues avaient don­né en 1923 et 1928 à la forte per­son­na­li­té de Trotsky une puis­sante auréole. Si, ban­ni de l’URSS, il s’était fait l’idéologue d’un socia­lisme renou­ve­lé, d’esprit cri­tique et crai­gnant moins la diver­si­té que le dog­ma­tisme, peut-être eût-il atteint à une nou­velle gran­deur. » Victor Serge, Mémoires d’un révo­lu­tion­naire.[]
  4. « Necesidad de una reno­va­ción del Socialismo », Mundo, Libertad y Socialismo, Mexique, juin 1943.[]
  5. « Pour un Renouvellement du Socialisme », Masses / Socialisme et Liberté (n ° 3, juin 1946).[]
  6. Carnets, 10 décembre 1944.[]

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