Un liquidateur à Fukushima

28 juin 2018


Texte inédit pour le site de Ballast

Nous retrou­vons Minoru Ikeda dans un café du centre de Paris : un ancien ouvrier de la cen­trale nucléaire de Fukushima-Daiichi. Nous ten­tons quelques mots dans le trop som­maire japo­nais que nous connais­sons ; la timi­di­té d’Ikeda paraît se dis­si­per, il sou­rit. Nanako Inaba, socio­logue, l’ac­com­pagne — elle tra­dui­ra. L’homme, fac­teur de pro­fes­sion, s’é­tait por­té volon­taire pour inter­ve­nir sur le site au len­de­main de l’ac­ci­dent nucléaire qui frap­pa son pays en mars 2011 ; on les appelle, depuis Tchernobyl, les « liqui­da­teurs ». Il dénonce à pré­sent les men­songes de l’État japo­nais et n’en­tend pas que des hommes aient été « sacri­fiés » pour rien : mili­tant anti­nu­cléaire, il aspire à une prise de conscience inter­na­tio­nale et à la mise en rela­tion des tra­vailleurs du nucléaire aux quatre coins de la pla­nète. ☰ Par Djibril Maïga


Tokyo, ven­dre­di 11 mars 2011 : une jour­née comme une autre dans la plus grande ville du monde, où Minoru Ikeda tra­vaille comme pos­tier. Sa tour­née de dis­tri­bu­tion ache­vée, il revient au bureau et salue ses col­lègues ; autour d’un café, tous dis­cutent et plai­santent comme à leur habi­tude. Il ne reste à Minoru que deux années avant la retraite. Il est 14 h 45 ce jour-là quand, sou­dain, les éta­gères se mettent à trem­bler puis tombent comme des domi­nos. Le bâti­ment est pris d’un pre­mier spasme. Les corps paniquent, les têtes se heurtent, la peur se lit sur les visages : la terre s’est déchi­rée durant l’éternité d’une minute. Le Japon vient d’en­re­gis­trer l’un des plus gros séismes de son histoire1, magni­tude 9 sur l’é­chelle de Richter. C’est la pre­mière fois que Minoru fait l’ex­pé­rience d’« un aus­si long et ter­rible trem­ble­ment » dans la capi­tale ; il ajoute : « Je me suis dou­té que ça devait être plus dra­ma­tique ailleurs. »

La vague : genpastu-shinsai

« On compte les morts et les dis­pa­rus sur les côtes dévas­tées de l’est du pays et on se met en quête de pro­duits de pre­mière néces­si­té à Tokyo. »

Les trans­ports tokyoïtes sont hors-ser­vice. Minoru ne ren­tre­ra pas chez lui pour rejoindre sa famille. L’électricité, elle, fonc­tionne tou­jours ; avec ses confrères, ils constatent l’é­ten­due des dégâts par la lucarne du poste de télé­vi­sion. Personne ne se doute que, dans l’heure qui sui­vra, ce séisme engen­dre­ra un tsu­na­mi sub­mer­geant les villes côtières bor­dant le Pacifique. En défer­lant sur les habi­ta­tions et les infra­struc­tures, ces murs de vagues dépas­sant par endroit trente mètres ôte­ront la vie à quelque quinze mille per­sonnes dans le nord-est du pays et dévas­te­ront plus de dix kilo­mètres de terres. Les murailles de pro­tec­tion de la cen­trale nucléaire de Fukushima-Daiichi et de ses quatre réac­teurs en ser­vice, éri­gées à seule­ment six mètres de haut, seront balayées d’un revers de main. Dès lors, tan­dis que l’une des plus grandes cen­trales du monde est tou­chée en son cœur, la catas­trophe « natu­relle » devient une catas­trophe industrielle2. Il est 15 heures : l’a­li­men­ta­tion en élec­tri­ci­té des struc­tures de refroi­dis­se­ment de la cen­trale s’é­teint auto­ma­ti­que­ment sur les réac­teurs numé­ro 1, 2 et 3. Les sys­tèmes de secours — de simples groupes élec­tro­gènes — prennent le relais. À 15 h 30, le tsu­na­mi noie le sys­tème de refroi­dis­se­ment. Quelques heures plus tard, les barres de com­bus­tible du réac­teur numé­ro 1 com­mencent à fondre et l’en­ceinte de confi­ne­ment, sous la cha­leur et la pres­sion, se met à fuir. La nuit venue, on compte les morts et les dis­pa­rus sur les côtes dévas­tées de l’est du pays et on se met en quête de pro­duits de pre­mière néces­si­té à Tokyo. Au réveil, plus au nord, les cœurs des réac­teurs de Fukushima entrent en fusion à 2 800 degrés ; sous une telle pres­sion, l’hydrogène pré­sent dans les réac­teurs implose dans l’a­près-midi. Le toit du réac­teur numé­ro 2 part en fumée, tuant une per­sonne et en bles­sant des dizaines. Premiers rejets radio­ac­tifs, pre­miers décès direc­te­ment liés à l’accident.

Dimanche 13 mars, la pres­sion aug­mente de manière cri­tique dans les réac­teurs numé­ro 2 et 3. Il s’a­git d’é­vi­ter une seconde explo­sion. Faute de contrô­ler la situa­tion, la mul­ti­na­tio­nale TEPCO, exploi­tant la cen­trale, décide de dépres­su­ri­ser le confi­ne­ment en ouvrant les vannes : un épais nuage de vapeurs radio­ac­tives se libère dans le ciel du Japon. Cela ne change rien : le len­de­main, le toit du réac­teur numé­ro trois est souf­flé comme une plume, fai­sant de nou­veaux bles­sés. La situa­tion échappe défi­ni­ti­ve­ment au contrôle des auto­ri­tés, les­quelles décident, enfin, d’é­va­cuer la popu­la­tion des 20 kilo­mètres alen­tour. Depuis les pre­mières heures — qui deviennent vite des jours —, le Japon est comme sus­pen­du hors du temps. Encore sous le choc, sur un ter­ri­toire deve­nu chao­tique et dif­fi­ci­le­ment pra­ti­cable, des mili­taires et des sala­riés de l’en­tre­prise TEPCO se retrouvent face à une situa­tion excep­tion­nelle qu’au­cun pro­to­cole de sécu­ri­té n’a­vait anti­ci­pée. Environ un mil­lier de per­sonnes tentent, tant bien que mal, de refroi­dir les réac­teurs, de remettre l’élec­tri­ci­té en route, de faire repar­tir les pompes ou, à défaut, d’in­jec­ter de l’eau : de tout mettre en œuvre, en somme, pour évi­ter que l’ac­ci­dent n’empire. Autant d’o­pé­ra­tions réa­li­sées dans la hâte, sans pré­pa­ra­tion ni réelles infor­ma­tions, qui débou­che­ront sur de nom­breux échecs. Nul n’a oublié les images de cet héli­co­ptère mili­taire qui, pathé­ti­que­ment, ten­ta en vain de jeter des litres d’eau borée sur le cœur du réac­teur numé­ro 1. Face à cette désor­ga­ni­sa­tion avé­rée et à l’i­gno­rance feinte de TEPCO, qui ne peut ni ne veut recon­naître la gra­vi­té de la catas­trophe, l’État — avec à sa tête le Premier ministre Naoto Kan — tente de prendre la situa­tion en main. Après un échec patent, révé­lant son impuis­sance à la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale, c’est au tour des pom­piers-mili­taires et de leur équipe spé­ciale d’es­sayer de refroi­dir ce mag­ma en fusion : ils réus­sissent fina­le­ment à ache­mi­ner de l’eau de mer en conti­nu, direc­te­ment sur le cœur du réac­teur. La situa­tion semble enfin « maîtrisée ».

[Août 2013 | Bloomberg]

Les bio-robots de Tchernobyl 

Cette lutte contre les vapeurs radio­ac­tives fait tra­gi­que­ment écho à la catas­trophe de Tchernobyl, en 1986. Une soixan­taine de pom­piers et mili­taires, mobi­li­sés après l’ex­plo­sion du réac­teur numé­ro 4 de la cen­trale bié­lo­russe, avaient eux aus­si ten­té d’en refroi­dir le cœur. Ignorant les risques et l’im­por­tance des pré­cau­tions à prendre, ils furent irra­diés à des doses létales ; nombre d’entre eux décé­dèrent dans les semaines qui sui­virent leur inter­ven­tion. Ce fut alors au tour de tra­vailleurs civils — ouvriers et tech­ni­ciens — d’être réqui­si­tion­nés. Dans l’URSS de l’é­poque, il était en effet envi­sa­geable pour les auto­ri­tés de réqui­si­tion­ner des cen­taines de mil­liers d’a­no­nymes afin de net­toyer la cen­trale et ses alen­tours, et ce mal­gré l’im­pré­vi­si­bi­li­té que repré­sente un cœur nucléaire entré en fusion. Des équipes se relayèrent sans relâche et per­mirent d’i­so­ler ledit cœur en construi­sant un sar­co­phage sup­po­sé étanche autour du réac­teur 4. Ces nom­breux sacrifiés3 seront nom­més « les liqui­da­teurs ». Face à la dan­ge­ro­si­té de ces tâches, il fut ten­té d’en­voyer dans la cen­trale des robots pour rem­pla­cer les humains : dans ces condi­tions extrêmes (cha­leur et haute radio­ac­ti­vi­té), les cir­cuits des machines grillèrent à leur tour, obli­geant les auto­ri­tés à faire appel à ce qu’elles nom­mèrent — non sans iro­nie — des « bio-robots » : des hommes cal­feu­trés dans des com­bi­nai­sons faites à la main, uni­que­ment recou­vertes de plomb pour pro­té­ger des radia­tions. Ne pou­vant res­ter plus de quelques minutes, voire quelques secondes, au contact des radia­tions, ces tra­vailleurs net­toyèrent, à coups de balai et de pelle, la cen­trale et son toit de débris hau­te­ment radio­ac­tifs. Ces « bio-robots » sont bien, aux yeux des auto­ri­tés en charge, ce que leur nom sug­gère : des machines, des rouages ; ces « liqui­da­teurs » sont des êtres à dis­po­si­tion, sacri­fiables, qui se ver­ront remettre, pour toute récom­pense et recon­nais­sance de leur ser­vice, une simple feuille de papier, un diplôme, insigne du mépris4.

« Jusqu’à l’ac­ci­dent, je n’é­tais pas conscient, comme la plu­part des habi­tants de Tokyo, que l’éner­gie de la ville venait de Fukushima. »

Les cen­trales construites après Tchernobyl ont vu leur sécu­ri­té ren­for­cée : la pré­sence d’en­ceintes de confi­ne­ment autour des réac­teurs nucléaires modernes, des­ti­nées à réduire les rejets radio­ac­tifs en cas d’ac­ci­dent, ont cer­tai­ne­ment per­mis de payer des consé­quences moins lourdes qu’à Tchernobyl. Le recul his­to­rique manque pour pou­voir l’af­fir­mer. Le contexte dif­fère, les consé­quences aus­si, mais les liqui­da­teurs, eux, demeu­re­ront : on les appelle en japo­nais les jen­pas­so­kuyuyi. Toutefois, de tous les liqui­da­teurs nip­pons qui ten­tèrent de jugu­ler la catas­trophe, les médias n’en ont rete­nu que cin­quante : les fameux « Fukushima Fifty ». Ce sont eux qui, le 15 mars, après l’ex­plo­sion du réac­teur, res­tèrent mal­gré les déga­ge­ments de rejets radio­ac­tifs lar­ge­ment au-delà des limites auto­ri­sées. Pour Minoru, cette his­toire des « cin­quante » est de l’ordre du roman natio­nal, du « besoin d’hé­roï­sa­tion » utile afin de dimi­nuer le nombre de tra­vailleurs expo­sés à des doses exces­sives. En réa­li­té, ce sont des mil­liers de per­sonnes qui furent envoyées à l’a­veugle dans ce casse-pipe nucléaire et absor­bèrent les radia­tions invi­sibles, et ce dès les pre­miers jours.

« Il fallait faire quelque chose »

Minoru est l’un de ces tra­vailleurs. « Jusqu’à l’ac­ci­dent, je n’é­tais pas conscient, comme la plu­part des habi­tants de Tokyo, que l’éner­gie de la ville venait de Fukushima », nous raconte-t-il. « La popu­la­tion de Fukushima assume à elle-seule tous les risques de la cen­trale nucléaire. C’est par soli­da­ri­té que j’ai tenu à faire quelque chose pour les habi­tants de Fukushima. » Suite à l’ac­ci­dent, les rues de Tokyo voient défi­ler sa popu­la­tion : d’im­por­tantes mani­fes­ta­tions — aux­quelles le pays n’est plus habi­tué — s’or­ga­nisent contre les men­songes du gou­ver­ne­ment. Mais Minoru fait par­tie des rares Tokyoïtes à faire le choix de dépas­ser cette fron­tière invi­sible qui sépare la région de Tōhoku du reste du pays. « Il fal­lait faire quelque chose sinon cela aurait pu aller très loin. Les jeunes, eux, ne pou­vaient être sacri­fiés, mais moi j’a­vais déjà 60 ans. » Devoir moral, donc, pour les géné­ra­tions sui­vantes, mais pas seule­ment : éber­lué par la ges­tion de la crise et les men­songes non-dis­si­mu­lables de son gou­ver­ne­ment, il res­sent très vite la néces­si­té de com­prendre par lui-même, de voir la réa­li­té de ses propres yeux.

[Kimimasa Mayama | Pool | Bloomberg]

La plu­part des tra­vailleurs qu’il rejoint sur place sont d’an­ciens employés de la cen­trale ; les autres sont des habi­tants du coin qui se sont enga­gés pour des rai­sons affec­tives : ayant gran­di dans cette impor­tante région agri­cole, ils dési­rent plus que qui­conque recons­truire leurs villes natales puis ren­trer chez eux. La popu­la­tion a été éva­cuée sur vingt kilo­mètres. La moti­va­tion morale est forte mais les risques inhé­rents au tra­vail de liqui­da­teur consti­tuent un frein. Pour y pal­lier et atti­rer les volon­taires, l’État et TEPCO ne lésinent pas sur les yens. « L’argent compte, et pareille­ment pour les per­sonnes qui viennent de l’extérieur de Fukushima », nous dit Minoru. « La ques­tion morale et l’argent se mêlent dans les moti­va­tions qui ont pous­sé les gens à venir tra­vailler sur Fukushima-Daiichi. » Quand Minoru arrive sur place, il n’est pas direc­te­ment employé par l’en­tre­prise mais par un sous-trai­tant, lui-même pres­ta­taire. Des entre­prises de sous-trai­tance sont convo­quées sur tous les fronts : pour la ges­tion des radia­tions, des com­bus­tibles et des déchets. « Cela forme comme une pyra­mide, avec TEPCO à la pointe. Nous étions une équipe d’une ving­taine de tra­vailleurs et il y avait au-des­sus trois com­pa­gnies sous-trai­tantes. » Afin de gérer la décon­ta­mi­na­tion et de mon­trer au reste du monde que la catas­trophe est sous contrôle, l’argent de l’État et de TEPCO coule à flots. Très vite, Minoru com­prend que la catas­trophe est une aubaine éco­no­mique pour cer­tains et que cette ingé­rence de l’argent dans une crise poli­tique crée « un sou­ci de jus­tice » : « Le gou­ver­ne­ment a déci­dé de don­ner une prime rela­tive au dan­ger radio­ac­tif, qui cor­res­pond à 20 000 yens5 par per­sonne et par jour », pour­suit Minoru. « Mais cette prime est gri­gno­tée par les têtes des dif­fé­rentes com­pa­gnies. Elles ne sont pas du tout expo­sées aux rayons ioni­sants tan­dis que nous, les tra­vailleurs qui sommes sur place et réel­le­ment expo­sés, nous ne rece­vons presque rien. » Depuis, jus­qu’à dix strates de sous-trai­tants ponc­tionnent l’argent des liqui­da­teurs — ceux qui sont employés dans les éche­lons les plus bas ne per­çoivent plus que des miettes.

« Une fois dis­pat­chés par sec­teur d’ac­ti­vi­té, cha­cun met de coté ses vête­ments civils et enfile son uni­forme, ses gants, masque et casque. »

Certaines villes alen­tour ont sai­si cette oppor­tu­ni­té juteuse : ain­si d’Iwaki, où les hôtels affichent com­plet — après leur jour­née de labeur, les tra­vailleurs y dila­pident leur paie en loyer, alcool et pachin­ko6. La pros­ti­tu­tion y fleu­rit. Le para­si­tage s’or­ga­ni­sant, le tra­vail devient de moins en moins rému­né­ra­teur mais demeure tout aus­si dan­ge­reux. Un désen­goue­ment s’a­joute à cela : l’ac­ci­dent ne fait plus la une des jour­naux ni des télé­vi­sions ; consé­quence directe : de nom­breux tra­vailleurs quittent les chan­tiers et les employés qua­li­fiés se raré­fient. Face à ce besoin de main‑d’œuvre, de nom­breux soup­çons visant les Yakuzas naissent : ils seraient accu­sés — en plus d’or­ga­ni­ser l’é­co­no­mie paral­lèle — d’a­voir mis en place un réseau de tra­vailleurs ayant recours aux déclas­sés, aux sans-abris et aux sans-papiers. Autant de qui­dams for­cés à faire le sale tra­vail et payés à vil prix.7 Minoru a enten­du par­ler de tout cela. « Il y a quelques années il y avait des sans-abris qui avaient été recru­tés à Osaka. Mais aujourd’­hui les contrôles d’i­den­ti­té des tra­vailleurs sont très durs, il serait dif­fi­cile de faire tra­vailler des per­sonnes sans papiers… » Quant aux Yakuzas, « il y en a, oui, mais ce n’est pas aus­si impor­tant que ce dont on parle ».

Nettoyer l’invisible

Août 2012. Il est entre 5 et 6 heures du matin à Fukushima. Le bus de la com­pa­gnie sous-trai­tante vient cher­cher Minoru et les autres liqui­da­teurs ; il les emmène au « J‑Village », un ancien stade de foot trans­for­mé en dor­toirs et en centre de coor­di­na­tion. Parqués sur la place prin­ci­pale, tous attendent l’ap­pel comme au temps du tra­vail à la pièce. Une fois dis­pat­chés par sec­teur d’ac­ti­vi­té, cha­cun met de coté ses vête­ments civils et enfile son uni­forme, ses gants, masque et casque. Nul ne se sépare de son dosi­mètre. « Il per­met de mesu­rer la dose d’ir­ra­dia­tion par jour, mais aus­si par mois. » Un cor­tège de navettes vient les récu­pé­rer vers 6 h 30 pour les emme­ner vers la cen­trale. Le tra­vail de Minoru consiste à décon­ta­mi­ner une zone de cinq kilo­mètres autour de la cen­trale, en par­ti­cu­lier dans la ville de Namie. Il doit déblayer l’herbe et enle­ver la terre conta­mi­née sur cinq cen­ti­mètres de pro­fon­deur, en rem­plir des sacs et la trier ; un tra­vail sisy­phéen. « J’y ai chas­sé les herbes au bord de la rivière car elles sont conta­mi­nées par la radio­ac­ti­vi­té, mais aus­si une par­tie de la terre que je raclais toute la jour­née. » Cette tech­nique fut éga­le­ment envi­sa­gée à Tchernobyl avant d’être écar­tée : ara­ser la terre sur plus de cinq cen­ti­mètres se révè­le­ra d’une inef­fi­ca­ci­té patente et d’un coût déme­su­ré — d’au­tant plus qu’il faut ensuite sto­cker tous ces déchets accu­mu­lés. L’enjeu du sto­ckage de ces débris nucléaires est l’un des prin­ci­paux pro­blèmes liés à la décon­ta­mi­na­tion : que faire de ces déchets dont la radio­ac­ti­vi­té per­dure plu­sieurs décen­nies, voire plu­sieurs siècles, selon leur composition8 ? Où et com­ment les sto­cker ? Enfin, et sur­tout, com­ment les retrai­ter ? Au Japon, dans la désor­ga­ni­sa­tion des pre­miers temps, des tonnes de sacs furent réunis puis triés chaque jour pour être enfin empi­lés dans des entre­pôts à ciel ouvert ; ces déchets étaient pro­té­gés par de simples bâches… Face à cette accu­mu­la­tion sur­réa­liste, l’une des poli­tiques adop­tées fut d’en enter­rer une par­tie dans ce que l’on peut appe­ler des « cime­tières du nucléaire » : pour le mieux, des entre­pôts enfouis et béton­nés sous terre ; autre­ment, sous seule­ment quelques cen­ti­mètres de terre… Une autre option, plus radi­cale mais autre­ment plus dan­ge­reuse, fut de les brû­ler, reje­tant par les fumées la radio­ac­ti­vi­té direc­te­ment dans les airs9.

[Mai 2012 | Tomohiro Ohsumi | Bloomberg News]

Les sacrifiés : une économie du dosage

Un point cru­cial demeure concer­nant les liqui­da­teurs dont Minoru se fait le porte-parole : les inci­dences sur la san­té des irra­dia­tions nucléaires10. Tout repose sur l’é­va­lua­tion du dosage, en fonc­tion de normes sani­taires. Mais com­ment défi­nir ce qui est de l’ordre du tolé­rable et de l’ac­cep­table concer­nant la san­té et la vie d’un indi­vi­du ? Les fac­teurs moraux et sani­taires ne fixent pas cette limite, on l’i­ma­gine, mais bien plu­tôt la (dé-)raison éco­no­mique : une éco­no­mie du dosage. En France, le seuil d’ir­ra­dia­tion pour un civil est de 1 à 6 mSv (mil­li­sie­verts) annuel ; pour les tra­vailleurs du nucléaire, cette limite est rele­vée à 20 mSv, soit trois fois plus11. Au len­de­main de la catas­trophe de Fukushima, les pre­miers liqui­da­teurs se sont fait irra­dier à des doses non-comp­ta­bi­li­sées. À la décharge de l’État et de TEPCO, ces sacri­fiés des pre­mières heures n’ont pas été expo­sés à des doses mor­telles comme le furent ceux de Tchernobyl. Néanmoins, si ces irra­dia­tions avaient été réel­le­ment comp­ta­bi­li­sées, les doses engran­gées auraient évi­dem­ment bien été au-des­sus de la norme : le 15 mars, à la suite des deux explo­sions, le débit d’ir­ra­dia­tion à l’en­trée de la cen­trale attei­gnit un pic de 11,3 mSv par heure. Un liqui­da­teur ayant tra­vaillé dans de telles condi­tions a pu absor­ber en moins de deux heures davan­tage que le taux annuel tolé­ré. Face à l’ur­gence, l’État déci­da de faire pas­ser la limite de 20 à 100 mSv par an… À titre excep­tion­nel, le 15 mars, ce seuil fut encore rele­vé à 250 mSv. Pour les volon­taires qui furent « infor­més », la pers­pec­tive de sau­ver des vies jus­ti­fia la levée de toute limite d’exposition.

« Au Japon, on laisse sim­ple­ment mou­rir les tra­vailleurs qui se sont sacri­fiés dans une totale indif­fé­rence. »

Les auto­ri­tés jouent sur le flou scien­ti­fique concer­nant la cor­ré­la­tion — pour­tant éta­blie par de nom­breuses études12 — entre irra­dia­tion et déve­lop­pe­ment de diverses pathologies13. Autant l’ir­ra­dia­tion à des doses létales est cli­ni­que­ment visible (brû­lures, vomis­se­ments menant à la mort vio­lente), autant celle à de « faibles » doses ne dévoile ses effets qu’a­près plu­sieurs années. Les mala­dies se déve­lop­pant sur le long terme, bien après le tra­vail effec­tué, pour­ront donc être consi­dé­rées comme non-pro­fes­sion­nelles. C’est de cette mau­vaise foi que le gou­ver­ne­ment et les entre­prises jouent, leur per­met­tant d’é­vi­ter la recon­nais­sance et dès lors la prise en charge des mala­dies pro­fes­sion­nelles des liqui­da­teurs. Malgré le peu d’in­for­ma­tions dont ils dis­po­saient sur la réa­li­té de la situa­tion, les liqui­da­teurs de Fukushima se ren­dirent très vite compte du danger14 : taux de radia­tion trop for­te­ment éle­vé de leurs comp­teurs, nom­breuses fuites incon­trô­lées dont ils étaient témoins, condi­tions de tra­vail non-adap­tées. Pris entre le devoir de sau­ver des vies, la région, voire la nation, et les inquié­tudes pour leur san­té, cer­tains ten­tèrent de se mobi­li­ser afin qu’une poli­tique sani­taire soit réel­le­ment mise en place : mal­gré l’in­ter­dic­tion de TEPCO et la réten­tion éta­tique, cer­tains essayèrent de sen­si­bi­li­ser la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale. De nom­breux articles et témoi­gnages à visage cou­vert et sous pseu­do­nyme affluèrent dans les mois qui sui­virent : tous de témoi­gner de l’anxiété des tra­vailleurs et de leur famille et de démen­tir les com­mu­ni­qués ras­su­rants du gou­ver­ne­ment et de TEPCO. Un appel à l’i­ni­tia­tive d’une com­mu­nau­té de méde­cins japo­nais, relayé par The Lancet, deman­da ain­si à ce que des pré­lè­ve­ments san­guins soient opé­rés sur les liqui­da­teurs afin d’an­ti­ci­per sur les futures mala­dies — prin­ci­pa­le­ment héma­to­lo­giques — qu’ils auront à affron­ter. Le gou­ver­ne­ment et TEPCO refu­sèrent, jurant qu’il n’exis­tait aucun dan­ger… C’est bien une guerre de l’in­for­ma­tion qui s’en­gage entre les liqui­da­teurs et cette entre­prise cin­quan­te­naire pro­té­gée et natio­na­li­sée par l’État en 2012. Après s’être bat­tus au péril de leur vie pour l’a­ve­nir du Japon, Minoru et les liqui­da­teurs de Fukushima se retrouvent aujourd’­hui dans un autre com­bat : la pro­pa­gande d’État. « Il y a eu un mort de leu­cé­mie à Fukushima juste après l’ac­ci­dent, qui n’a pas été recon­nu. Je connais un autre tra­vailleur qui a contrac­té une leu­cé­mie. TEPCO ne veut pas la recon­naître en tant que mala­die pro­fes­sion­nelle. »

Minoru ne nous cache pas sa colère : « J’y ai tra­vaillé durant neuf mois. Quand j’ai quit­té le tra­vail, mon patron m’a don­né mon car­net où ont été consi­gnées les doses de radia­tion que j’ai reçues. J’ai appris à ce moment-là que j’a­vais 7,25 mSv au total, un chiffre au-delà du seuil tolé­rable. Normalement, pour avoir la recon­nais­sance de la mala­die pro­fes­sion­nelle, c’est 5 mSv. Mais une fois que vous avez quit­té le tra­vail, que vous n’êtes plus contrac­tua­li­sé, il est presque impos­sible de le faire recon­naître et donc d’a­voir droit à une indem­ni­sa­tion. Il devrait y avoir un sys­tème de pro­tec­tion de la san­té pour les tra­vailleurs du nucléaire, créé par l’État, comme cela a pu être le cas pour l’a­miante, par exemple. En ce moment, au Japon, on laisse sim­ple­ment mou­rir les tra­vailleurs qui se sont sacri­fiés dans une totale indif­fé­rence. » L’entreprise n’a admis des expo­si­tions anor­ma­le­ment éle­vées (plus de 100 mSv) que pour vingt-et-un tra­vailleurs. « On peut consi­dé­rer que nous avons été sacri­fiés, conclut Minoru. TEPCO et le gou­ver­ne­ment sup­posent que, parce que les tra­vailleurs ont accep­té de s’enrôler en tant que liqui­da­teurs, ils doivent en accep­ter les consé­quences. Ils cherchent tout sim­ple­ment à se déres­pon­sa­bi­li­ser afin de ne pas recon­naître l’en­jeu sani­taire lié au nucléaire, mais aus­si de ne pas avoir à don­ner les indem­ni­sa­tions aux tra­vailleurs. Le gou­ver­ne­ment veut tour­ner la page, faire comme si l’ac­ci­dent appar­te­nait au pas­sé, comme si rien ne s’é­tait pas­sé. L’accident est révo­lu : il n’ y a plus de pro­blèmes. »

[Mai 2012 | Bloomberg]

Une internationale des liquidateurs ?

Les tra­vailleurs tentent de s’or­ga­ni­ser à échelle inter­na­tio­nale. C’est l’un des enjeux du Forum social mon­dial anti­nu­cléaire, qui s’est tenu à Tokyo, Montréal puis Paris, en novembre 2017. Anciens de Tchernobyl, employés du nucléaire fran­çais, liqui­da­teurs japo­nais, asso­cia­tifs ou lan­ceurs d’a­lerte : autant d’his­toires sin­gu­lières ras­sem­blées. Minoru Ikeda avait à cette occa­sion ren­con­tré, dans la capi­tale hexa­go­nale, un ancien méca­ni­cien fran­çais du nucléaire lut­tant pour que les mala­dies des tra­vailleurs expo­sés à la radio­ac­ti­vi­té soient recon­nues comme des mala­dies pro­fes­sion­nelles, Philippe Billard. Il se ren­dit éga­le­ment à Fécamp ain­si qu’à Bure. « J’y ai appris que cinq ans après la catas­trophe, le gou­ver­ne­ment russe avait créé une loi pour la pro­tec­tion des tra­vailleurs et des habi­tants de la zone, avec des indem­ni­tés. » Il ajoute : « Au Japon, c’est le contraire. Il fau­drait qu’un réseau des tra­vailleurs du nucléaire se crée et s’or­ga­nise afin d’a­voir un poids sur les gou­ver­ne­ments pro-nucléaires. Dans chaque pays les situa­tions dif­fèrent mais, mal­gré la bar­rière de la langue, nous nous com­pre­nons mieux qu’a­vec les tra­vailleurs japo­nais d’autres sec­teurs. Nous avons du com­mun, étant dans la même situa­tion et les mêmes condi­tions. » Le visage de l’an­cien liqui­da­teur est angu­leux, sa voix est basse, sans aucune ner­vo­si­té. Il reprend une gor­gée de café et ajoute : « Avant l’ac­ci­dent, j’é­tais déjà contre le nucléaire mais ce n’é­tait que théo­rique. Après l’ac­ci­dent et mon tra­vail en tant que liqui­da­teur, j’ai com­pris le sys­tème nucléaire : une struc­ture qui est prête à sacri­fier ses propres tra­vailleurs. »

Désormais défi­ni­ti­ve­ment à la retraite, l’an­cien pos­tier nous confie n’a­voir aucun regret. « J’ai pu voir de mes propres yeux l’ac­ci­dent, les consé­quences du nucléaire et sur­tout les condi­tions des tra­vailleurs. Être le témoin de cette réa­li­té. Je n’ai vrai­ment plus aucune confiance concer­nant cette éner­gie. Maintenant, je veux par­ta­ger cette expé­rience pour aider à faire évo­luer les condi­tions de tra­vail des per­sonnes dans le nucléaire. »

Quelques six mille liqui­da­teurs tra­vaillent encore quo­ti­dien­ne­ment au déman­tè­le­ment de la cen­trale nucléaire japo­naise. Minoru Ikeda et Nanako Inaba se lèvent. Nous nous saluons ; ils s’en vont prendre un avion pour Tokyo.


Photographies de ban­nière et de vignette : Cyrille Choupas | Ballast


image_pdf
  1. On pour­ra lire « Pourquoi le Japon est une zone sis­mique ? ».
  2. Fukushima n’est pas le pre­mier acci­dent nucléaire qu’a connu le Japon : en 2007, la cen­trale de Kashiwasaki-Kariwa, située à dix kilo­mètres de l’é­pi­centre d’un impor­tant séisme, frô­lait déjà le drame nucléaire. Depuis, les Japonais ont inven­té le terme « gen­pat­su-shin­sai », qui désigne une accu­mu­la­tion de catas­trophes natu­relles menant à une catas­trophe nucléaire.
  3. Le bilan sani­taire varie encore, et dans des pro­por­tions consi­dé­rables. Comme le rap­pe­lait Libération : « Le bilan de la catas­trophe nucléaire de Tchernobyl va de 50 morts… à 1 mil­lion, selon les sources. Loin de nous la pré­ten­tion de tran­cher ici. Si l’on enlève les éva­lua­tions les plus hautes et basses, on se retrouve avec une four­chette, ou plu­tôt un râteau, allant de 4 000 à 200 000. L’ONU en 2006 rete­nait une four­chette de 4 000 à 93 000. » En 2005, l’OMS avan­çait que jus­qu’à 4 000 per­sonnes seraient décé­dées des suites de la catas­trophe de Tchernobyl ; sur 72 000 liqui­da­teurs, pour­suit-elle, 212 sont morts. Un an plus tard, Le Monde écri­vait pour sa part : « Au total, outre les mala­dies qu’elle a entraî­nées et la sté­ri­li­sa­tion d’un ter­ri­toire impor­tant, la catas­trophe de Tchernobyl pro­vo­que­ra plu­sieurs dizaines de mil­liers de morts. » Et Greenpeace d’as­su­rer que « l’accident a entraî­né 200 000 décès sup­plé­men­taires entre 1990 et 2004 ».
  4. Voir le docu­men­taire de Thomas Jonhson dif­fu­sé en 2006, La bataille de Tchernobyl.
  5. Soit 150 euros.
  6. Un jeu d’argent très popu­laire dans tout l’ar­chi­pel.
  7. Voir « Quatre ans après Fukushima – L’ombre des Yakuzas », une enquête GQ parue en février 2015.
  8. On pour­ra lire cet article à pro­pos de la durée des déchets, sur le site La Radioactivité.
  9. On pour­ra lire cet entre­tien paru en mars 2015 dans Lundi matin : « Partir de Tokyo ».
  10. « Les ini­tia­tives de mesure des radia­tions ont une longue his­toire au Japon. Juste après la catas­trophe de Tchernobyl, des acti­vistes anti-nucléaires japo­nais ont mis en place des réseaux de mesure indé­pen­dants appe­lés Radiation Disaster Alert Network (R‑DAN). Certains scien­ti­fiques les ont sou­te­nu. Les équi­pe­ments de mesure ont été four­nis par des orga­ni­sa­tions syn­di­cales. Ce genre d’initiatives se trans­mettent, direc­te­ment ou indi­rec­te­ment. La popu­la­tion ne peut pas croire les mesures offi­cielles. À Fukushima on sait qu’elles sont géné­ra­le­ment infé­rieures à leurs propres mesures. Et puis même en dehors de Fukushima, les gou­ver­ne­ments locaux ne veulent pas mesu­rer le rayon­ne­ment radio­ac­tif, même si cer­taines zones ont des radia­tions supé­rieures aux normes de sécu­ri­té. » Toshimaru Ogura, pour Ballast.
  11. Voir les règle­men­ta­tions sur le site de l’Institut natio­nal de recherche et de sécu­ri­té pour la pré­ven­tion des acci­dents du tra­vail et des mala­dies pro­fes­sion­nelles (INRS).
  12. On pour­ra lire cet article de Mediapart paru en 2015 : « Fukushima, bilan d’une situa­tion sani­taire inquié­tante ».
  13. L’accident de Tchernobyl consti­tuait déjà une expé­rience cli­nique à grande échelle ; mal­gré les pres­sions exer­cées par les gou­ver­ne­ments russe et bié­lo­russe pour ne pas dif­fu­ser de bilan sani­taire de la catas­trophe, le recul his­to­rique et scien­ti­fique que nous avons désor­mais confirme cette cor­ré­la­tion.
  14. On pour­ra lire cet article du Monde en date du mars 2013, signé Philippe Pons : « Fukushima : dans l’en­fer des liqui­da­teurs »

share Partager