Stathis Kouvélakis : « Le non n’est pas vaincu, nous continuons »


Entretien inédit pour le site de Ballast

Résumons à très grands traits. Le 25 jan­vier 2015, Syriza rem­porte les élec­tions légis­la­tives grecques sur un pro­gramme de rup­ture ; le 5 juillet, c’est un toni­truant « OXI », à 61 %, qui envoie les petits barons de l’ordre euro­péen dans les cordes ; le len­de­main, Yánis Varoufákis, ministre des Finances grec, est pous­sé vers la sor­tie ; le lundi 13 juillet, le tout-venant apprend que les dix-huit heures de bataille psy­cho­lo­gique, à la fameuse « table des négo­cia­tions », ont eu rai­son des espoirs mis dans le gou­ver­ne­ment grec : capi­tu­la­tion en rase cam­pagne, entend-on. La cou­leuvre de l’austérité ava­lée contre un hypo­thé­tique rééche­lon­ne­ment de la dette. « J’assume la res­pon­sa­bi­li­té d’un texte auquel je ne crois pas », affirme Tsipras à la télé­vi­sion publique grecque. Mercredi, le comi­té cen­tral de Syriza rejette l’accord et dénonce « un coup d’État contre toute notion de démo­cra­tie et de sou­ve­rai­ne­té popu­laire ». Les minis­tères démis­sion­naires partent en cla­quant la porte, le texte passe avec les voix de la droite et de la social-démo­cra­tie grecques, les grèves géné­rales repartent et la place Syntagma s’enflamme. « Trahison » ; la messe est dite. Pour Stathis Kouvélakis, phi­lo­sophe fran­co­phone, membre du Comité cen­tral de Syriza et figure de la Plateforme de gauche, l’équation s’a­vère tou­te­fois plus com­plexe, si l’on tient à prendre toute la mesure de ces récents évé­ne­ments. Entretien pour y voir plus clair et, sur­tout, orga­ni­ser la riposte.


Entretien tra­duit en anglais


Vous émet­tez des réserves quant à la cri­tique de Tsipras en termes de « tra­hi­son », qui revient pour­tant fré­quem­ment dans les gauches radi­cales euro­péennes depuis l’accord du 12 juillet. Pourquoi la consi­dé­rez-vous comme inefficace ?

Je ne nie pas que le terme de « tra­hi­son » soit adé­quat pour tra­duire une per­cep­tion spon­ta­née de l’expérience Syriza. Il est évident que les 62 % qui ont voté « non » au réfé­ren­dum et les mil­lions de gens qui ont cru en Syriza se sentent tra­his. Néanmoins, je nie la per­ti­nence ana­ly­tique de la caté­go­rie de tra­hi­son car elle repose sur l’idée d’une inten­tion consciente : consciem­ment, le gou­ver­ne­ment Tsipras aurait fait le contraire de ce qu’il s’était enga­gé à faire. Je pense que cette caté­go­rie obs­cur­cit la réa­li­té de la séquence en cours, qui consiste dans la faillite d’une stra­té­gie poli­tique bien pré­cise. Et quand une stra­té­gie fait faillite, les acteurs qui en étaient les por­teurs se retrouvent uni­que­ment face à de mau­vais choix ou, autre­ment dit, à une absence de choix. Et c’est très exac­te­ment ce qui s’est pas­sé avec Tsipras et le cercle diri­geant du gou­ver­ne­ment. Ils ont cru pos­sible de par­ve­nir à un com­pro­mis accep­table en jouant cette carte de la négo­cia­tion – qui com­bi­nait une adap­ta­tion réa­liste et une fer­me­té quant à des lignes rouges, dans le but d’obtenir un « com­pro­mis hono­rable ».

« La notion de « tra­hi­son » empêche d’analyser et de remettre en cause la stra­té­gie ; elle rabat tout sur les « inten­tions des acteurs » et se fonde sur l’illusion naïve selon laquelle ceux-ci sont maîtres de leurs actes. »

Or la Troïka des créan­ciers n’était nul­le­ment dis­po­sée à céder quoi que ce soit, et a immé­dia­te­ment réagi, en met­tant dès le 4 février le sys­tème ban­caire grec au régime sec. Tsipras et le gou­ver­ne­ment, refu­sant toute mesure uni­la­té­rale, comme la sus­pen­sion du rem­bour­se­ment de la dette ou la menace d’un « plan B » impli­quant la sor­tie de l’euro, se sont rapi­de­ment enfer­més dans une spi­rale qui les ame­nait d’une conces­sion à une autre et à une dété­rio­ra­tion constante du rap­port de force. Pendant que ces négo­cia­tions épui­santes se dérou­laient, les caisses de l’État grec se vidaient et le peuple se démo­bi­li­sait – réduit à un état de spec­ta­teur pas­sif d’un théâtre loin­tain sur lequel il n’avait prise. Ainsi, quand Tsipras affirme le 13 juillet qu’il n’avait pas d’autre choix que de signer cet accord, il a en un sens rai­son. À condi­tion de pré­ci­ser qu’il a fait en sorte de ne pas se retrou­ver avec d’autres choix pos­sibles. Dans le cas pré­cis de la Grèce, on assiste à une faillite fla­grante de cette stra­té­gie pour la simple rai­son qu’elle n’avait pré­vu aucune solu­tion de repli. Il y a un véri­table aveu­gle­ment de Tsipras et la majo­ri­té de Syriza dans l’illusion euro­péiste : l’idée qu’entre « bons euro­péens », nous fini­rons par nous entendre même si, par ailleurs, demeurent des désac­cords impor­tants ; une croyance dure comme fer que les autres gou­ver­ne­ments euro­péens allaient res­pec­ter le man­dat légi­time de Syriza. Et, pire encore, l’idée de bran­dir l’absence de « plan B » comme un cer­ti­fi­cat de bonne conduite euro­péiste, qui fut le comble de cet aveu­gle­ment idéo­lo­gique… La notion de « tra­hi­son » empêche d’analyser et de remettre en cause la stra­té­gie ; elle empêche de par­ler en termes d’analyse stra­té­gique et point aveugle idéo­lo­gique ; elle rabat tout sur les « inten­tions des acteurs » – qui res­te­ront tou­jours une boîte noire – et se fonde sur l’illusion naïve selon laquelle ceux-ci sont maîtres de leurs actes. Par ailleurs, elle empêche de sai­sir le cœur du pro­blème, à savoir l’impuissance de cette poli­tique : la vio­lence de la réac­tion d’un adver­saire a été sous-esti­mée alors même que le gou­ver­ne­ment Syriza, par son exis­tence même, était allé suf­fi­sam­ment loin pour la déclencher.

De plus en plus de voix s’élèvent dans l’Europe du Sud pour dénon­cer le car­can de la mon­naie unique. Ce débat a‑t-il sérieu­se­ment eu lieu au sein du gou­ver­ne­ment Tsipras et de Syriza ? Yánis Varoufákis, après avoir démis­sion­né, a affir­mé avoir pro­po­sé un plan de sor­tie de l’euro ou, du moins, la mise en cir­cu­la­tion d’une mon­naie natio­nale au plus dur des négociations. 

Ce débat n’a jamais véri­ta­ble­ment eu lieu — ou, plu­tôt, il n’a eu lieu que de façon limi­tée, au sein de Syriza, pen­dant les cinq der­nières années. Et ce fut tou­jours contre la volon­té de la majo­ri­té de la direc­tion du par­ti, par une sorte d’état de fait créé par le posi­tion­ne­ment d’une mino­ri­té sub­stan­tielle en faveur d’une sor­tie de l’euro, comme condi­tion néces­saire pour la rup­ture avec les poli­tiques d’austérité et le néo­li­bé­ra­lisme. La majo­ri­té de la direc­tion du par­ti n’a jamais vrai­ment accep­té la légi­ti­mi­té de ce débat. La sor­tie de l’euro n’était pas pré­sen­tée comme une option poli­tique cri­ti­quable avec des incon­vé­nients qui jus­ti­fiaient un désac­cord. Elle était pure­ment et sim­ple­ment iden­ti­fiée à une catas­trophe abso­lue. Systématiquement, il nous était repro­ché que si nous défen­dions la sor­tie de l’euro, nous étions des cryp­to-natio­na­listes ou que la sor­tie de l’euro entraî­ne­rait un effon­dre­ment du pou­voir d’achat des classes popu­laires et de l’économie du pays. En réa­li­té, c’étaient les argu­ments du dis­cours domi­nant qui était repris par nos cama­rades. Ils ne cher­chaient donc pas un véri­table débat argu­men­té mais à nous dis­qua­li­fier sym­bo­li­que­ment, à dis­qua­li­fier la légi­ti­mi­té de nos argu­ments à l’intérieur de Syriza et de la gauche radi­cale. Ainsi, quand Syriza est arri­vé au pou­voir, la ques­tion s’est posée par la logique même de la situa­tion, puisqu’il est rapi­de­ment deve­nu évident que ces négo­cia­tions n’aboutissaient à rien. Déjà, l’accord du 20 février indi­quait bien que Syriza était contraint de recu­ler au cours de ce bras de fer. Mais cette dis­cus­sion s’est dérou­lée à huis clos : jamais de façon publique et jamais avec le sérieux néces­saire — si l’on excepte bien sûr les prises de posi­tion de la Plateforme de gauche de Syriza.

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Alexis Tsipras (Getty Images)

Yánis Varoufákis, de son côté, avait posé à divers moments la ques­tion d’un plan B. Panayótis Lafazánis et la Plateforme de gauche met­taient régu­liè­re­ment sur la table ces pro­po­si­tions. Il faut pré­ci­ser que le plan B ne se limite pas sim­ple­ment à la reprise d’une sou­ve­rai­ne­té moné­taire. Il met en avant l’interruption du rem­bour­se­ment des créan­ciers, le pla­ce­ment des banques sous contrôle public et un contrôle de capi­taux au moment du déclen­che­ment de l’affrontement. C’était, d’une façon géné­rale, prendre l’initiative plu­tôt que d’être à la traîne de négo­cia­tions qui ame­naient un recul après l’autre. Le gou­ver­ne­ment n’a même pas fait les gestes mini­maux afin d’être en mesure de tenir bon quand les Européens appuyèrent sur le bou­ton nucléaire, c’est-à-dire en arrê­tant tota­le­ment l’approvisionnement en liqui­di­té avec l’annonce du réfé­ren­dum. Le réfé­ren­dum lui-même aurait pu être conçu comme le « volet poli­tique » du plan B : il a don­né une idée d’un scé­na­rio réa­liste condui­sant à la rup­ture avec les créan­ciers et la zone euro. Le rai­son­ne­ment aurait pu être le sui­vant : Le man­dat ini­tial de Syriza, celui issu des urnes du 25 jan­vier, était de rompre avec l’austérité dans le cadre de l’euro ; nous avons bien vu que c’était impos­sible dans ce cadre ; donc nous nous pré­sen­tons de nou­veau devant le peuple ; le peuple confirme son man­dat en disant « Non à l’austérité et faites le néces­saire ». C’est effec­ti­ve­ment ce qui s’est pas­sé avec la vic­toire écra­sante du « non », lors du réfé­ren­dum du 5 juillet, mais il était déjà trop tard ! Les caisses étaient déjà vides et rien n’avait été fait pour pré­pa­rer une solu­tion alternative.

Vous sou­li­gnez les rap­ports de force qui ont tra­ver­sé Syriza depuis 2010. Comment expli­quer que la frange acquise à l’Union euro­péenne et l’euro l’ait emportée ?

« Tous les « sacri­fices » sont jus­ti­fiés au nom du main­tien dans l’euro. La peur du Grexit est étran­gère à la ratio­na­li­té économique. »

Il faut repla­cer ces débats dans un cadre plus large : celui de la socié­té grecque, et d’une façon plus géné­rale, celui des socié­tés de la péri­phé­rie euro­péenne. Avant la crise de 2008–2010, les pays les plus euro­philes au sein de l’Union euro­péenne étaient pré­ci­sé­ment ceux du sud et de la péri­phé­rie. Il faut bien com­prendre que, pour ces pays, l’adhésion à l’UE signi­fie une cer­taine moder­ni­té, à la fois éco­no­mique et poli­tique, une image de pros­pé­ri­té et de puis­sance que l’euro vient vali­der à un niveau sym­bo­lique. C’est l’aspect féti­chiste de la mon­naie que Karl Marx a sou­li­gné : en ayant la mon­naie com­mune dans sa poche, le Grec accède sym­bo­li­que­ment au même rang que l’Allemand ou le Français. Il y a ici quelque chose de l’ordre du « com­plexe du subal­terne ». C’est notam­ment ce qui nous per­met de com­prendre pour­quoi les élites domi­nantes grecques ont constam­ment joué avec la peur de la sor­tie de l’euro — leur carte maî­tresse depuis le début de la crise. Tous les « sacri­fices » sont jus­ti­fiés au nom du main­tien dans l’euro. La peur du Grexit est étran­gère à la ratio­na­li­té éco­no­mique. Elle ne repose pas sur les consé­quences éven­tuelles d’un retour à la mon­naie natio­nale ; par exemple : les dif­fi­cul­tés pour les impor­ta­tions ou, à l’inverse, les nou­velles faci­li­tées à l’exportation. Au niveau du « sens com­mun », la sor­tie de l’euro char­rie une sorte de tiers-mon­di­sa­tion sym­bo­lique. Pour le Grec moyen qui résiste à l’idée d’une sor­tie de la zone euro, la jus­ti­fi­ca­tion de son refus ren­voie à la peur d’une régres­sion du pays au rang de nation pauvre et retar­da­taire – qui était effec­ti­ve­ment le sien il y a quelques décen­nies. N’oublions pas que la socié­té grecque a évo­lué très rapi­de­ment et que le sou­ve­nir de la misère et de la pau­vre­té est encore pré­sent dans les couches popu­laires et dans les géné­ra­tions âgées.

Ce que je viens de dire explique aus­si l’apparent para­doxe du vote mas­sif du « non » chez les jeunes. Le jour­nal Le Monde fait son repor­tage en disant : « Toutes ces géné­ra­tions des 18–30 ans qui ont gran­di avec l’euro et l’Union euro­péenne, qui ont béné­fi­cié des pro­grammes Erasmus et des études supé­rieures [le niveau d’accès à l’enseignement supé­rieur en Grèce est par­mi les plus éle­vés d’Europe], com­ment se fait-il qu’elles se retournent contre l’Europe ? » La rai­son est en fait que les jeunes géné­ra­tions ont moins de rai­sons que les autres de par­ta­ger ce com­plexe de la subal­ter­ni­té ! Cet « euro­péisme » ambiant de la socié­té grecque est res­té tou­te­fois hégé­mo­nique, y com­pris dans les forces d’opposition aux poli­tiques néo­li­bé­rales — à l’exception du Parti com­mu­niste, très iso­lé et sec­taire. Et cela explique pour­quoi Syriza a choi­si, dès le début, de s’adapter à l’européisme et d’avoir une stra­té­gie élec­to­ra­liste à court terme plu­tôt que d’entrer dans un tra­vail de péda­go­gie qui consis­te­rait à dire : « Nous ne sommes pas contre l’Europe ou l’euro par prin­cipe, mais si eux sont contre nous, et qu’ils nous empêchent d’atteindre nos objec­tifs, il nous fau­dra ripos­ter. » C’est un dis­cours qui deman­dait un cer­tain cou­rage poli­tique, chose dont Tsipras et la majo­ri­té de la direc­tion de Syriza s’est révé­lée être tota­le­ment dépourvue.

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Angela Merkel (DR)

Le réfé­ren­dum n’était donc en rien la pos­si­bi­li­té d’une rup­ture mais un simple mou­ve­ment tac­tique afin de ren­for­cer Tsipras dans les négociations ?

Tsipras est un grand tac­ti­cien. Penser que tout ce qui s’est pas­sé est conforme à un plan pré­éta­bli serait se trom­per lour­de­ment. C’est une ges­tion au jour le jour de la situa­tion qui a pré­va­lu, sans vision stra­té­gique autre que celle de la recherche de l’illusoire « com­pro­mis hono­rable » dont j’ai par­lé aupa­ra­vant. Le réfé­ren­dum a été conçu, d’emblée, comme un geste tac­tique, comme une issue à une impasse dans laquelle le gou­ver­ne­ment s’est trou­vé à la fin du mois de juin, lorsque le plan Juncker a été pré­sen­té sous la forme d’un ulti­ma­tum. Mais, en annon­çant le réfé­ren­dum, Tsipras a libé­ré des forces qui sont allées bien au-delà de ses inten­tions. Il faut ici sou­li­gner le fait que l’aile droite du gou­ver­ne­ment et de Syriza ont très bien per­çu, elles, le poten­tiel conflic­tuel et de radi­ca­li­sa­tion que com­por­tait objec­ti­ve­ment la dyna­mique réfé­ren­daire, et c’est pour cela qu’elles s’y sont for­te­ment oppo­sées. Je vais vous livrer une anec­dote. Le jour du grand ras­sem­ble­ment du ven­dre­di [3 juillet], une foule immense s’était ras­sem­blée dans le centre-ville d’Athènes. Tsipras est allé à pied de la rési­dence du Premier ministre à la place Syntagma, sépa­rée par quelques cen­taines de mètres. C’est une scène de type lati­no-amé­ri­caine qui s’est pro­duite : une foule enthou­siaste s’est for­mée der­rière lui et l’a conduit en triom­pha­teur jusqu’à la marée humaine de la place du Parlement. Quelle a été la réac­tion de Tsipras ? Il a pris peur et a abré­gé les trois quarts du dis­cours qu’il avait préparé.

Vous racon­tez qu’Euclide Tsakalotos, ministre des Finances grecques après la démis­sion de Yánis Varoufákis, pré­pa­rait son inter­ven­tion devant l’Eurogroupe comme un pro­fes­seur d’université pré­pare sa contri­bu­tion à un col­loque. Ne poin­tez-vous pas ici un des pro­blèmes de la gauche radi­cale : une par­faite ana­lyse des phé­no­mènes mais une inca­pa­ci­té à mener des rap­ports de force, à éta­blir des stra­té­gies gagnantes, à jouer sur les contra­dic­tions de l’adversaire ? Est-ce dû à la pro­mo­tion des savoirs aca­dé­miques au sein de la gauche radi­cale au détri­ment d’autres profils ?

« Une foule enthou­siaste s’est for­mée der­rière lui et l’a conduit en triom­pha­teur jusqu’à la marée humaine de la place du Parlement. Quelle a été la réac­tion de Tsipras ? Il a pris peur. »

Je suis très réti­cent par rap­port aux expli­ca­tions socio­lo­gistes : je ne pense pas qu’elles per­mettent de com­prendre la situa­tion. Dans un entre­tien à Mediapart¹, Tsakalotos expli­quait en effet que, lorsqu’il est allé à Bruxelles, il avait pré­pa­ré ses argu­men­taires de façon très sérieuse. Il s’attendait à entendre des contre-argu­ments et, au lieu de cela, il s’est retrou­vé face à un mur de tech­no­crates répé­tant des règles et des pro­cé­dures. Il avait été cho­qué du faible niveau de la dis­cus­sion – comme s’il s’agissait d’un col­loque uni­ver­si­taire où le meilleur argu­ment l’emporte. Or tout en étant moi-même uni­ver­si­taire, et même un ancien cama­rade de par­ti de Tsakalotos (nous avons mili­té dans le Parti euro­com­mu­niste grec dans les années 1980), je n’en suis pas moins en désac­cord pro­fond avec lui. Par ailleurs, s’il y avait un reproche à lui faire, c’est jus­te­ment un défaut d’analyse ! La gauche, dans son ensemble, a consi­dé­ra­ble­ment sous-esti­mé la néces­si­té d’analyser sérieu­se­ment l’Union euro­péenne. Au lieu de cela, nous avons eu droit, pen­dant des décen­nies, au recours à une longue lita­nie de vœux pieux : « l’Europe sociale », « l’Europe des citoyens », « faire bou­ger les lignes en Europe », etc. Ce genre de dis­cours sont répé­tés inlas­sa­ble­ment depuis des décen­nies alors qu’ils ont fait la preuve fla­grante de leur impuis­sance et de leur inca­pa­ci­té à avoir la moindre prise sur le réel.

Une der­nière remarque à pro­pos du sta­tut socio­lo­gique du dis­cours euro­péiste : je fais par­tie d’un dépar­te­ment d’Études euro­péennes dans une uni­ver­si­té bri­tan­nique. Je peux vous assu­rer que mes col­lègues, qui sont du côté mains­tream, qui sont donc uni­ver­si­taires mais qui connaissent de façon intime la machine euro­péenne, ont tou­jours refu­sé de prendre au sérieux la vision de Syriza. Ils n’arrêtaient pas d’ironiser sur les naïfs qui pen­saient qu’à coups de négo­cia­tions et d’échanges de bons argu­ments on arri­ve­rait à rompre avec le cadre des poli­tiques euro­péennes, c’est-à-dire avec l’austérité et le néo­li­bé­ra­lisme. Personne n’a pris ce dis­cours au sérieux chez les gens infor­més, alors, qu’à l’inverse, il déclen­chait une sorte d’extase par­mi les cadres et bon nombre de mili­tants des for­ma­tions de la gauche radi­cale euro­péenne. Nous avons ici affaire à une ques­tion de poli­tique avec un grand « P », à la puis­sance de l’idéologie domi­nante et à une défi­cience d’analyse et de pen­sée stra­té­gique, loin de toute expli­ca­tion réduc­trice en termes de posi­tion socio­lo­gique des acteurs.

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Euclide Tsakalotos (Laurent Dubrule-EPA)

Slavoj Žižek a écrit le 20 juillet que « Syriza devrait exploi­ter, en mon­trant un prag­ma­tisme impi­toyable, en pra­ti­quant le cal­cul le plus gla­cial, les fêlures les plus minces de l’armure de l’adversaire. Syriza devrait ins­tru­men­ta­li­ser tous ceux qui résistent à la poli­tique hégé­mo­nique de l’Union euro­péenne, des conser­va­teurs bri­tan­niques à l’UKIP, le par­ti pour l’indépendance du Royaume-Uni. Syriza devrait flir­ter effron­té­ment avec la Russie et la Chine, elle devrait cares­ser l’idée de don­ner une île à la Russie afin que celle-ci en fasse sa base mili­taire en Méditerranée, juste pour effrayer les stra­tèges de l’OTAN. Paraphrasons un peu Dostoïevski : main­te­nant que le Dieu-Union euro­péenne a failli, tout est per­mis². » Y souscrivez-vous ?

Il y a ici deux ques­tions en une. Tout d’abord, il s’agit de s’interroger sur les contra­dic­tions internes à l’Union euro­péenne et, ensuite, de se deman­der que faire en dehors de ce cadre. Quant à la pre­mière, la stra­té­gie du gou­ver­ne­ment Tsipras consis­tait jus­te­ment à exploi­ter ses contra­dic­tions internes, réelles ou, sur­tout, sup­po­sées. Ils pen­saient pou­voir jouer sur l’axe Hollande-Renzi – vus comme des gou­ver­ne­ments plus « ouverts » à une approche anti-aus­té­ri­té –, Mario Draghi – vu éga­le­ment sur une ligne diver­gente de l’orthodoxie rigo­riste de Wolfgang Schäuble [Ministre alle­mand des Finances] – et, enfin, sur le fac­teur amé­ri­cain – per­çu comme pou­vant faire pres­sion sur le gou­ver­ne­ment alle­mand. Tout cela s’est révé­lé une illu­sion com­plète. Bien enten­du, il ne s’agit pas de nier l’existence de contra­dic­tions dans le bloc adverse : le FMI, par exemple, a une logique de fonc­tion­ne­ment et des prio­ri­tés en par­tie dis­tinctes de celles de la Commission euro­péenne. Ceci dit, toutes ces forces convergent sur un point fon­da­men­tal : dès qu’une menace réelle émerge, et Syriza en était une car il remet­tait en cause l’austérité et le néo­li­bé­ra­lisme, toutes ces forces ont fait bloc pour la détruire poli­ti­que­ment. Voyons le numé­ro de François Hollande. Il essaie d’endosser auprès de l’opinion fran­çaise un rôle soi-disant ami­cal vis-à-vis des Grecs. En réa­li­té, il n’a été qu’un faci­li­ta­teur de l’écrasement du gou­ver­ne­ment grec par le gou­ver­ne­ment alle­mand : ces acteurs-là sont d’accord sur l’essentiel, à savoir sur une stra­té­gie de classe — les diver­gences ne portent que sur des nuances.

« Hollande n’a été qu’un faci­li­ta­teur de l’écrasement du gou­ver­ne­ment grec par le gou­ver­ne­ment alle­mand : ces acteurs-là sont d’accord sur l’essentiel, à savoir sur une stra­té­gie de classe. »

Que faire main­te­nant, en dehors du cadre de l’Union euro­péenne ? Penser pou­voir s’appuyer sur l’administration Obama est une fausse bonne idée, on l’a vu. Quant à la Russie, c’était sans doute une carte à explo­rer. Syriza l’a ten­tée sans vrai­ment y croire ; en réa­li­té, la diplo­ma­tie russe est très conser­va­trice. Elle ne vise pas du tout à favo­ri­ser des rup­tures dans le bloc euro­péen. La Russie, dans ses pour­par­lers avec Syriza, sou­hai­tait un gou­ver­ne­ment dis­so­nant quant à l’attitude anti­russe des Occidentaux suite à l’affaire ukrai­nienne et aux sanc­tions éco­no­miques. Mais à condi­tion de res­ter dans le cadre de l’Union euro­péenne et de l’euro ! En dépit de quelques bonnes paroles, la Russie n’a été, à aucun moment, un allié du gou­ver­ne­ment Syriza : il me semble dou­teux de croire qu’elle serait dis­po­sée à faire davan­tage si les choses étaient allées jusqu’à la rupture.

D’aucuns avancent que Tsipras tem­po­rise et attend les élec­tions géné­rales espa­gnoles de novembre pour avoir le sou­tien de Pablo Iglesias – en pariant sur une vic­toire de Podemos. Cela vous semble-t-il crédible ?

Ce genre de pro­pos relève d’une trom­pe­rie mani­feste. En signant cet accord, la Grèce est sou­mise à un car­can qui va bien au-delà de celui impo­sé par les mémo­ran­dums pré­cé­dents. C’est un véri­table méca­nisme ins­ti­tu­tion­na­li­sé de mise sous tutelle du pays et de démem­bre­ment de sa sou­ve­rai­ne­té. Il ne s’agit pas sim­ple­ment d’une liste – comme les naïfs peuvent le croire – de mesures d’austérité très dures, mais de réformes struc­tu­relles qui remo­dèlent le cœur de l’appareil d’État : le gou­ver­ne­ment grec perd en effet le contrôle des prin­ci­paux leviers de l’État. L’appareil fis­cal devient une ins­ti­tu­tion dite « indé­pen­dante » ; elle se retrouve en fait dans les mains de la Troïka. Un conseil de poli­tique bud­gé­taire est mis en place, qui est habi­li­té à opé­rer des coupes auto­ma­tiques sur le bud­get si le moindre écart est signa­lé par rap­port aux objec­tifs en matière d’excédents, fixés par les mémo­ran­dums. L’agence des sta­tis­tiques devient elle aus­si « indé­pen­dante » ; en réa­li­té, elle devient un appa­reil de sur­veillance en temps réel des poli­tiques publiques direc­te­ment contrô­lé par la Troïka. La tota­li­té des biens publics consi­dé­rés comme pri­va­ti­sables est pla­cé sous le contrôle d’un orga­nisme pilo­té par la Troïka.

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François Hollande (Agence Ecofin)

Privé de tout contrôle de sa poli­tique bud­gé­taire et moné­taire, le gou­ver­ne­ment grec, quelle que soit sa cou­leur, est désor­mais dépos­sé­dé de tout moyen d’agir. La seule chose qui reste sous contrôle de l’État grec est l’appareil répres­sif. Et on voit bien qu’il com­mence à être uti­li­sé comme avant, c’est-à-dire pour répri­mer des mobi­li­sa­tions sociales. Les gaz lacry­mo­gènes déver­sés sur la place Syntagma du 15 juillet, sui­vis d’arrestations de mili­tants, de pas­sages à tabac et main­te­nant de pro­cès devant les tri­bu­naux de syn­di­ca­listes, ne sont qu’un avant-goût de ce qui nous attend lorsque la situa­tion sociale se dur­ci­ra, lorsque les sai­sies des rési­dences prin­ci­pales se mul­ti­plie­ront, lorsque les retrai­tés subi­ront de nou­velles coupes dans leur retraite, lorsque les sala­riés seront dépos­sé­dés du peu de droits qu’ils leur res­tent. Le main­tien du très auto­ri­taire Yannis Panoussis comme ministre res­pon­sable de l’ordre public, et qui se voit éga­le­ment confier le por­te­feuille de l’immigration, est un signal clair du tour­nant répres­sif qui s’annonce. Ceux qui évoquent donc une stra­té­gie de « gain de temps » ne pro­voquent chez moi qu’un mélange de dégoût et de révolte.

Vous ana­ly­sez les résul­tats du réfé­ren­dum du 5 juillet comme un vote de classe. Pensez-vous, comme Frédéric Lordon en France, que l’Union euro­péenne et l’euro sont l’opportunité his­to­rique don­née à la gauche radi­cale de recons­truire une fron­tière de classe dans nos socié­tés euro­péennes ? Faut-il, d’a­près vous, pro­fi­ter des élans d’une sorte de « patrio­tisme éman­ci­pa­teur » (« Défendre les Grecs contre la Troïka », dit-on) – pour consti­tuer des iden­ti­tés poli­tiques « natio­nales-popu­laires » (Gramsci), comme en Amérique latine ?

« Je pense que pour deve­nir hégé­mo­nique, la gauche a besoin de tenir les deux bouts : la dimen­sion de classe et la dimen­sion nationale-populaire. »

Je me situe, de par ma for­ma­tion intel­lec­tuelle au sein du mar­xisme, à la conver­gence de ces deux dimen­sions : asso­cier la dimen­sion de classe et la dimen­sion natio­nale-popu­laire. Cela me paraît d’autant plus per­ti­nent dans le cadre des pays domi­nés comme la Grèce. Disons-le sans ambages : l’Union euro­péenne est une construc­tion impé­ria­liste – par rap­port, certes, au reste du monde, mais aus­si en interne, au sens où elle repro­duit des rap­ports de domi­na­tion impé­riale en son sein. On peut dis­tin­guer au moins deux péri­phé­ries : la péri­phé­rie Est (les anciens pays socia­listes), qui sert de réser­voir de main‑d’œuvre bon mar­ché, et la péri­phé­rie Sud (c’est un sud géo­po­li­tique, et non géo­gra­phique, qui inclut l’Irlande). Ces pays sont sou­mis à des régimes de sou­ve­rai­ne­té limi­tée de plus en plus ins­ti­tu­tion­na­li­sés via la méca­nique des mémo­ran­dums. Quant à la force du vote « non » au réfé­ren­dum, elle vient de l’articulation de trois para­mètres : la dimen­sion de classe, la dimen­sion géné­ra­tion­nelle et la dimen­sion natio­nale-popu­laire. Cette der­nière explique pour­quoi le « non » l’a empor­té même dans les dépar­te­ments de tra­di­tion conser­va­trice. Je pense que pour deve­nir hégé­mo­nique, la gauche a besoin de tenir les deux bouts. D’abord, une iden­ti­té de classe adap­tée à l’ère du néo­li­bé­ra­lisme, du capi­ta­lisme finan­cier et des nou­velles contra­dic­tions qui en résultent — la ques­tion de la dette et des banques est un mode essen­tiel (mais non unique) sur lequel repose aujourd’hui l’antagonisme entre Travail et Capital. Par ailleurs, ces forces de classe doivent prendre la direc­tion d’un bloc social plus large, capable d’orienter la for­ma­tion sociale dans une nou­velle voie. Il devient ain­si bloc his­to­rique qui « se fait Nation » , autre­ment dit, qui assume une hégé­mo­nie natio­nale-popu­laire. Antonio Gramsci a beau­coup tra­vaillé là-des­sus, oui : arti­cu­ler la dimen­sion de classe et nationale-populaire.

Il s’agit d’une ques­tion com­plexe, qui se pose dif­fé­rem­ment selon chaque his­toire natio­nale. En France, ou dans les nations ancien­ne­ment colo­niales et impé­ria­listes, la notion natio­nale-popu­laire ne se pose pas de la même façon qu’en Grèce ; comme elle ne se pose de la même façon en Grèce qu’en Tunisie, ou dans un pays asia­tique ou lati­no-amé­ri­cain. L’enjeu est d’analyser les contra­dic­tions propres des for­ma­tions sociales. Ceci étant dit, la force de Syriza, et plus lar­ge­ment de la gauche radi­cale grecque (qui a un enra­ci­ne­ment pro­fond dans l’histoire contem­po­raine du pays et dans les luttes pour la libé­ra­tion natio­nale), est qu’elle com­bine la dimen­sion de classe et la dimen­sion nationale-populaire.

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Pablo Iglesias (DR)

Le scé­na­rio grec a per­mis de des­siller les yeux des défen­seurs de l’« autre Europe ». N’est-ce pas là le grand suc­cès de Syriza : avoir révé­lé en quelques semaines la nature anti-démo­cra­tique des ins­ti­tu­tions euro­péennes ? Par exemple, le der­nier vote au Parlement grec a don­né à voir un spec­tacle ahu­ris­sant : des dépu­tés qui doivent se pro­non­cer sur un texte de 977 pages, reçu 24 heures plus tôt…

Il faut bien que les défaites servent à quelque chose ! Malheureusement, ce que je vois domi­ner, même main­te­nant, dans la gauche radi­cale, ce sont des réflexes d’auto-justification : mal­gré tout, il faut trou­ver des excuses à ce que fait Tsipras, tour­ner autour du pot, lais­ser croire qu’il ne s’agit que d’un mau­vais moment à pas­ser, etc. J’espère que ce n’est qu’un méca­nisme psy­cho­lo­gique tran­si­toire face à l’étendue du désastre et que nous aurons rapi­de­ment le cou­rage de regar­der la réa­li­té en face, le cou­rage de réflé­chir sur les rai­sons de ce désastre. Je ne sais pas, pour ma part, ce qu’il faut de plus comme démons­tra­tion écla­tante de l’inanité de la posi­tion selon laquelle on peut rompre avec le néo­li­bé­ra­lisme dans le cadre des ins­ti­tu­tions euro­péennes ! L’un des aspects les plus cho­quants des déve­lop­pe­ments qui font suite à la signa­ture de l’accord est qu’on est reve­nu exac­te­ment à la situa­tion de 2010–2012, en matière de démo­cra­tie, ou plu­tôt de sa néga­tion ! À savoir que même les pro­cé­dures for­melles de la démo­cra­tie par­le­men­taire – on voit d’ailleurs qu’elles ne sont pas que for­melles au regard des efforts déployés pour les sup­pri­mer – ne sont pas res­pec­tées. Les dépu­tés n’ont eu que quelques heures pour prendre connais­sance de pavés mons­trueux qui changent de fond en comble le code de pro­cé­dure civile : 800 pages, qui faci­li­te­ront la sai­sie des mai­sons ou ren­forcent la posi­tion juri­dique des banques en cas de litige avec des emprun­teurs. En outre, on trouve dans ce même pro­jet de loi la trans­po­si­tion d’une direc­tive euro­péenne sur l’intégration au sys­tème ban­caire euro­péen, qui per­met, en cas de faillite des banques, de pra­ti­quer ce qu’on appelle un « bail-in », c’est-à-dire un pré­lè­ve­ment sur les dépôts ban­caires pour ren­flouer les banques. Le cas chy­priote se géné­ra­lise à l’échelle de l’Europe. Tout cela a été voté le 22 juillet par les mêmes pro­cé­dures d’urgence que Syriza n’avait ces­sé de dénon­cer durant toutes ces années, et qu’il est désor­mais obli­gé d’accepter puisqu’il a capi­tu­lé devant les créan­ciers. Le mot « capi­tu­ler » est sans doute faible. J’ai vrai­ment des réac­tions de honte quand je vois un par­ti dont je suis tou­jours membre être au gou­ver­ne­ment et se livrer à ce type de pra­tiques, qui tournent en déri­sion les notions les plus élé­men­taires du fonc­tion­ne­ment démo­cra­tique des institutions.

Après le vote par le Parlement grec de l’accord d’austérité et des­dites « réformes struc­tu­relles », com­ment se redé­fi­nit l’échiquier poli­tique grec ? Va-t-on vers une scis­sion de Syriza ou, du moins, une recom­po­si­tion des forces de gauche radi­cale ? D’autant que les grèves repartent et la place Syntagma se rem­plit de nouveau…

« C’est à cette construc­tion poli­tique qu’il faut main­te­nant s’atteler. Il s’agit de ras­sem­bler, de façon très large, des forces poli­tiques à l’intérieur et l’extérieur de Syriza. »

La recom­po­si­tion est cer­taine et elle sera de grande ampleur. Il est peut-être trop tôt pour en avoir les contours exacts mais j’aimerais insis­ter sur deux élé­ments. Le pre­mier est la situa­tion interne de Syriza. Il faut bien com­prendre que les choix du gou­ver­ne­ment Tsipras n’ont pas de légi­ti­mi­té au sein du par­ti. La majo­ri­té des membres du Comité cen­tral a signé un texte com­mun, dans lequel l’accord est reje­té et consi­dé­ré comme le pro­duit d’un coup d’État contre le gou­ver­ne­ment grec. Une convo­ca­tion immé­diate du comi­té cen­tral est exi­gée — et elle s’est heur­tée à une fin de non-rece­voir de Tsipras, pré­sident du par­ti élu, lui aus­si, direc­te­ment par le Congrès. La qua­si-tota­li­té des fédé­ra­tions du par­ti et des sec­tions locales votent des motions dans le même sens. On est devant une situa­tion de blo­cage. Du côté des proches de Tsipras, le ton devient extrê­me­ment agres­sif envers ceux qui sont en désac­cord avec les choix qui ont été faits. Il est très cho­quant de voir que cer­tains membres du par­ti reprennent mot pour mot les argu­ments pro­pa­gés par les médias, jusqu’aux calom­nies qui pré­sentent les défen­seurs de plans alter­na­tifs, comme Varoufákis ou Lafazanis, comme des put­schistes, des com­plo­teurs de la drachme, des ali­gnés sur le Grexit, façon Schäuble. Nous avons donc peu de rai­sons d’être opti­mistes quant à l’évolution de la situa­tion interne de Syriza.

Mais l’essentiel est ailleurs. La gauche de Syriza, dans ses diverses expres­sions (même si la Plateforme de gauche en consti­tue l’épine dor­sale), se fixe à pré­sent comme objec­tif la tra­duc­tion et la repré­sen­ta­tion poli­tique du peuple du « non » aux mémo­ran­dums et à l’austérité. La situa­tion nou­velle créée est que le bloc social, avec ses trois dimen­sions – de classe, de géné­ra­tion et natio­nal-popu­laire –, se retrouve désor­mais orphe­lin de repré­sen­ta­tion poli­tique. C’est à cette construc­tion poli­tique qu’il faut main­te­nant s’atteler. Il s’agit de ras­sem­bler, de façon très large, des forces poli­tiques à l’intérieur et l’extérieur de Syriza. Les pre­miers signes qui nous par­viennent sont posi­tifs. Mais il est vital d’impliquer éga­le­ment dans ce nou­veau pro­jet des acteurs non stric­te­ment poli­tiques, qui ont mené la bataille du « non » par en bas, dans le mou­ve­ment social. C’est abso­lu­ment extra­or­di­naire : les ini­tia­tives, que ce soit sur les lieux de tra­vail ou dans les quar­tiers, ont lit­té­ra­le­ment fusé en l’es­pace de quelques jours ; d’autres se sont créées dans la fou­lée du réfé­ren­dum ou se consti­tuent actuellement.

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Christine Lagarde (DR)

L’image que véhi­culent les médias, selon laquelle « en Grèce, tout le monde est sou­la­gé, Tsipras est très popu­laire », est très loin de la réa­li­té. Il y a un très grand désar­roi, de la confu­sion, une dif­fi­cul­té à admettre ce qui s’est pas­sé. Un ami a uti­li­sé le terme de « choc post-trau­ma­tique ». Cela signi­fie qu’une par­tie de l’électorat du « non » est dans un tel désar­roi qu’elle ne sait plus sur quel pied dan­ser et se dit qu’il n’y avait peut-être pas d’autre choix pos­sible. Mais nom­breux sont ceux, sur­tout par­mi les sec­teurs sociaux les plus mas­si­ve­ment enga­gés dans le « non » – à savoir les jeunes et les milieux popu­laires –, qui sont révol­tés et dis­po­nibles pour par­ti­ci­per ou sou­te­nir un pro­jet alter­na­tif. La Plateforme de gauche tient son pre­mier mee­ting public au grand air à Athènes, lun­di pro­chain [27 juillet — aujourd’­hui]. Le titre de cette mani­fes­ta­tion sera : « Le non n’est pas vain­cu. Nous conti­nuons. » Il faut construire de façon nou­velle la voix du « non » de classe, démo­cra­tique et anti-Union européenne.

C’est la stra­té­gie qu’aurait dû entre­prendre la gauche radi­cale fran­çaise suite à la vic­toire du « non » au réfé­ren­dum sur le Traité Constitutionnel Européen en 2005, non ?

Exactement. Et au lieu de ça, elle a régres­sé et s’est empê­trée dans des luttes de bou­tique internes. Au lieu de pous­ser la cri­tique de l’UE plus loin, à par­tir de l’acquis de la cam­pagne du « non », elle est reve­nue en arrière et n’a ces­sé de rabâ­cher la lita­nie de « l’Europe sociale » et de la réforme des ins­ti­tu­tions européennes…

Le pro­jet d’une pla­te­forme com­mune des gauches radi­cales sud-euro­péennes, afin d’établir un pro­gramme concer­té de sor­tie de l’euro, est-il envisageable ?

« Ce qui m’intéresse est une stra­té­gie anti­ca­pi­ta­liste pour ici et main­te­nant, dans un pays euro­péen et dans la conjonc­ture où nous vivons. »

Depuis 35 ans, j’essaie d’être un mili­tant com­mu­niste. Ce qui m’intéresse est une stra­té­gie anti­ca­pi­ta­liste pour ici et main­te­nant, dans un pays euro­péen et dans la conjonc­ture où nous vivons. Et je consi­dère effec­ti­ve­ment que cela serait la média­tion néces­saire afin d’é­ta­blir une stra­té­gie anti­ca­pi­ta­liste effec­tive, non pas basée sur un pro­pa­gan­disme abs­trait ou sur des vel­léi­tés de répé­ti­tion des sché­mas anciens dont on sait per­ti­nem­ment qu’ils ne sont plus valides, mais sur les contra­dic­tions actuelles ; une stra­té­gie qui tire les leçons des expé­riences poli­tiques récentes, des luttes, des mou­ve­ments sociaux et qui essaie d’avancer dans ce sens, en posant la ques­tion du pou­voir et de la stra­té­gie poli­tique. Ce n’est donc pas sim­ple­ment un pro­jet pré­ten­du­ment « anti-euro­péen », ce n’est d’ailleurs pas un pro­jet limi­té à l’Europe du Sud, mais un pro­jet authen­ti­que­ment inter­na­tio­na­liste — qui sup­pose en effet des formes de coor­di­na­tion plus avan­cées des forces d’opposition au sys­tème. Ce qu’il faut, c’est une nou­velle gauche anti­ca­pi­ta­liste. Et l’une des condi­tions, non pas suf­fi­sante mais néces­saire pour y par­ve­nir, est d’ouvrir un front réso­lu contre notre adver­saire actuel, c’est-à-dire l’Union euro­péenne et tout ce qu’elle représente.

Dans vos inter­views, écrits et articles, vous avez pris l’habitude d’écrire sys­té­ma­ti­que­ment entre guille­mets « la gauche de la gauche » ou « la gauche radi­cale ». Cette inca­pa­ci­té à se défi­nir clai­re­ment – sans ambages ni guille­mets – marque-t-elle le signe que les iden­ti­tés poli­tiques héri­tées du XXe siècle sont, pour par­tie, deve­nues obsolètes ?

Le terme de « gauche radi­cale » est sans doute utile car il cor­res­pond à cette situa­tion mou­vante. On est dans un entre-deux et les for­mu­la­tions souples sont néces­saires, ou du moins inévi­tables, pour per­mettre aux pro­ces­sus de se déployer de façon nou­velle, en rup­ture avec des sché­mas pré­éta­blis. Ce qui carac­té­rise Syriza sont ses racines très pro­fondes dans le mou­ve­ment com­mu­niste et la gauche révo­lu­tion­naire grecque. En d’autres termes, Syriza est issu de la recom­po­si­tion de mou­ve­ments dont le but com­mun était la remise en cause, non pas seule­ment des poli­tiques d’austérité ou néo­li­bé­rales, mais du capi­ta­lisme lui-même. Il y a donc d’un côté un aspect de radi­ca­li­té réelle, mais de l’autre, on a vu que la stra­té­gie choi­sie était pro­fon­dé­ment inadé­quate et ren­voyait à des fai­blesses de fond et, par là même, à des contra­dic­tions dans la consti­tu­tion de Syriza, qui n’a pas résis­té à cette épreuve ter­rible du pou­voir gou­ver­ne­men­tal. La contra­dic­tion a ain­si fini par écla­ter. Il s’agit à pré­sent d’assumer ce fait et de pas­ser à une étape sui­vante pour que cette expé­rience chè­re­ment acquise par le peuple grec et les forces de la gauche de com­bat servent au moins à ouvrir une pers­pec­tive d’avenir.


NOTES

1. Entretien acces­sible en ligne.
2. « Le cou­rage du déses­poir », acces­sible en ligne.


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REBONDS

☰ Lire notre car­net de route (2), « Grèce : six mois pour rien ? », juillet 2015
☰ Lire notre car­net de route (1), « L’Europe agit comme si elle était en guerre contre les Grecs », juillet 2015
☰ Lire notre entre­tien avec Cédric Durand, « Les peuples, contre les bureau­crates et l’ordre euro­péen », juillet 2015
☰ Lire notre entre­tien avec Sofia Tzitzikou, « La digni­té du peuple grec vaut plus qu’une dette illé­gale, illé­gi­time et odieuse », juillet 2015
☰ Lire notre tra­duc­tion de l’en­tre­tien de Pablo Iglesias : « Faire pres­sion sur Syriza, c’est faire pres­sion sur Podemos, pour mon­trer qu’il n’y a pas d’alternative », mai 2015
☰ Lire notre tra­duc­tion de l’ar­ticle « Assassiner l’es­poir », Slavoj Zizek, avril 2015
☰ Lire notre entre­tien avec Joëlle Fontaine, « Difficile pour la Grèce d’être sou­ve­raine suite aux menaces de l’Union euro­péenne », février 2015

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