Sport et capitalisme vert : des records quoi qu'il en coûte

13 mars 2023


Texte inédit pour Ballast | Série « Au quotidien le sport »

« Le sport n’est pas ce que je croyais », écri­vait l’an pas­sé l’an­cien joueur de ten­nis Valentin Sansonetti. Il s’op­pose dans cet article à l’i­dée répan­due selon laquelle sport et acti­vi­té phy­sique seraient syno­nymes. Les dis­so­cier met en évi­dence que le déve­lop­pe­ment du sport valo­ri­se­rait la com­pé­ti­tion, le culte de la per­for­mance indi­vi­duelle et sa quan­ti­fi­ca­tion — autant d’élé­ments com­muns avec l’i­déo­lo­gie capi­ta­liste. Que le sport adopte les mêmes réac­tions face aux cri­tiques poli­tiques n’est donc pas sur­pre­nant : depuis quelques années, les ins­ti­tu­tions spor­tives savent repeindre en vert les dégâts éco­lo­giques qu’elles pro­voquent. Peu importe que les der­niers mon­diaux de foot­ball se soient tenus en plein désert, que les pro­chains Jeux olym­piques impliquent des chan­tiers dévas­ta­teurs en Île-de-France : la pol­lu­tion sera contrô­lée, réduite et com­pen­sée. Pourtant, per­sonne n’est dupe : les ter­rains de sport sont donc aus­si ceux des luttes éco­lo­giques. Pour se faire entendre, fau­drait-il car­ré­ment en finir avec le sport ? « Au quo­ti­dien le sport », sep­tième volet de notre série.


[lire le sixième volet | « Musculation et capi­ta­lisme des vul­né­ra­bi­li­tés : ren­contre avec Guillaume Vallet »]


Avec d’autres, le pré­sident de la République ne manque pas de le rap­pe­ler : le sport doit être lais­sé en dehors de toute consi­dé­ra­tion poli­tique. Pourtant, en fin d’an­née der­nière, de nom­breuses polé­miques ont indi­qué le contraire. Parmi celles-ci, la dégra­da­tion envi­ron­ne­men­tale cau­sée par les com­pé­ti­tions spor­tives inter­na­tio­nales, dont la der­nière Coupe du monde au Qatar, est reve­nue fré­quem­ment. Quelques semaines avant le coup d’envoi de cette com­pé­ti­tion, la réac­tion de l’at­ta­quant du Paris Saint-Germain (PSG) Kylian Mbappé et de son entraî­neur Christophe Galtier quant au dépla­ce­ment de leur équipe en jet pri­vé, avait pro­vo­qué l’indignation d’une par­tie de la popu­la­tion. Si l’on ajoute à cela la pers­pec­tive des Jeux Olympiques qui se dérou­le­ront à Paris en 2024, les ins­ti­tu­tions spor­tives sont contraintes de réagir. Comment celles-ci font-elles face à la cri­tique éco­lo­giste ? Quelle(s) rhétorique(s) uti­lisent-elles ? Quelles actions mettent-elles en place pour se « ver­dir » ? Autant de ques­tions qui servent de trem­plin à une inter­ro­ga­tion plus pro­fonde : le sport est-il struc­tu­rel­le­ment com­pa­tible avec l’im­pé­ra­tif éco­lo­gique qui est le nôtre ?

Le sport : tentative de définition

Le sport tel que nous le connais­sons aujourd’hui sous sa forme éco­no­mique et ins­ti­tu­tion­nelle est un fait social par­ti­cu­lier, récent, his­to­ri­que­ment construit : il est né entre le XVIIIe et le XIXe siècle en Grande-Bretagne, en pleine phase d’industrialisation du capi­ta­lisme. Il est notam­ment appa­ru dans les écoles éli­tistes, nom­mées public school. À l’origine, c’est donc une pra­tique essen­tiel­le­ment bour­geoise. Au XIXe siècle, la Grande-Bretagne est la pre­mière puis­sance mon­diale, notam­ment en rai­son de l’exploitation de ses colo­nies. Le sport s’est donc rapi­de­ment répan­du sur l’ensemble des conti­nents. Son appa­ri­tion à ce moment de l’histoire n’est pas ano­dine : en pre­nant le pas sur l’aristocratie, la classe bour­geoise a fon­dé un nou­vel ordre social. De fait, elle se doit de légi­ti­mer sa domi­na­tion sur le reste de la socié­té. Contrairement à l’aristocratie, qui pré­ten­dait tirer son pou­voir de l’inné, du sang, la bour­geoi­sie pro­meut l’idée de mérite. Le sport est donc un phé­no­mène social par­ti­cu­liè­re­ment régle­men­té. Cet ensemble de règles est cen­sé pré­ser­ver une « éga­li­té des chances » sur la ligne de départ. C’est aus­si un puis­sant pro­mo­teur de l’idéologie capi­ta­liste : per­for­mance sans fin, sur­va­lo­ri­sa­tion de l’effort, concur­rence féroce, dic­ta­ture du chiffre et com­pé­ti­tion généralisée.

« Le sport aus­si un puis­sant pro­mo­teur de l’idéologie capi­ta­liste : per­for­mance sans fin, sur­va­lo­ri­sa­tion de l’effort, concur­rence féroce, dic­ta­ture du chiffre et com­pé­ti­tion généralisée. »

Le sens com­mun que nous attri­buons au mot « sport », c’est-à-dire tout ce qui a trait de près ou de loin à la trans­pi­ra­tion et à l’effort, ne cor­res­pond pas à sa défi­ni­tion concep­tuelle : le sport est une acti­vi­té motrice, codi­fiée, ins­ti­tu­tion­na­li­sée, com­pé­ti­tive. Selon ce cadre, le foo­ting ne serait pas du sport, pas plus que de jouer au foot­ball ou au bas­ket­ball sur les ter­rains publics. C’est une dis­tinc­tion que nous ne par­ve­nons pas à faire spon­ta­né­ment. Pourtant, nous fai­sons face dans notre sco­la­ri­té ou dans les études supé­rieures à des situa­tions où le sport et l’ac­ti­vi­té phy­sique sont clai­re­ment dis­so­ciés : l’EPS (l’é­du­ca­tion phy­sique et spor­tive), et la facul­té de STAPS (science et tech­nique de l’ac­ti­vi­té phy­sique et spor­tive), sont les preuves que nous pour­rions rece­voir une édu­ca­tion phy­sique qui n’o­béissent pas à des logiques spor­tives. Si les pre­mières civi­li­sa­tions humaines ont pro­ba­ble­ment pra­ti­qué des formes variées d’ac­ti­vi­té phy­sique, des jeux divers, orga­ni­sé des céré­mo­nies reli­gieuses au cours des­quelles on accom­plis­sait des épreuves phy­siques, ces mani­fes­ta­tions ne cor­res­pon­daient en aucun cas au sport moderne. Le sport est donc une orga­ni­sa­tion par­ti­cu­lière des jeux et de l’activité phy­sique, de même que le capi­ta­lisme est une orga­ni­sa­tion spé­ci­fique du tra­vail et des rap­ports de pro­duc­tion. La com­pa­rai­son mérite d’être avan­cée car les ins­ti­tu­tions spor­tives portent la même idéo­lo­gie et sont entiè­re­ment fon­dues dans celles du capi­tal. Bien sûr, cela est davan­tage visible au PSG que dans les clubs muni­ci­paux des petites villes par exemple. Pour autant, s’il ne s’a­git pas de la même échelle et de la même orga­ni­sa­tion, le socle idéo­lo­gique spor­tif demeure : sélec­tion des indi­vi­dus selon leur per­for­mance, com­pé­ti­tion entre membres de la même équipe et contre les adver­saires du week-end, injonc­tion aux pro­grès, etc1.

Sport, écologie et capitalisme

Si la cri­tique éco­lo­giste ne s’ar­ti­cule pas sys­té­ma­ti­que­ment autour de la caté­go­rie « capi­ta­lisme », ce qui explique en par­tie qu’elle ait pu être dévoyée et dépo­li­ti­sée par la bour­geoi­sie pour défendre ses inté­rêts2, elle s’est néan­moins inten­si­fiée. En guise d’état des lieux, rete­nons un récent syl­lo­gisme pro­po­sé par Frédéric Lordon :

1. Il y a un écocide. 
2. Cet éco­cide est capitaliste. 
3. Il n’y a pas de solu­tion capi­ta­liste à l’écocide capitaliste. 
4. Pour faire face à l’écocide, il nous faut donc ren­ver­ser le capitalisme.

La troi­sième étape de ce syl­lo­gisme pré­cise-t-il, est la plus déci­sive. En effet, le capi­ta­lisme pré­tend pou­voir nous sor­tir du désastre dans lequel il nous a plongé·es. Une des carac­té­ris­tiques du capi­ta­lisme est sa capa­ci­té à faire face à la cri­tique, voire à se la réap­pro­prier : il la vide de sa sub­stance et par­vient à la rendre inof­fen­sive3. Un des outils à sa dis­po­si­tion n’est autre que le lan­gage : l’hégémonie capi­ta­liste, en par­ti­cu­lier sous sa forme néo­li­bé­rale, a pro­duit sa propre langue. Elle cadre donc le débat au prisme de ses mots et c’est par eux que nous pen­sons4. Quand nous par­lons du « cli­mat » ou de « l’environnement », nous évo­quons en réa­li­té la des­truc­tion des condi­tions d’habitabilité de tous les êtres vivants sur la pla­nète : autre­ment dit, un éco­cide. Pourtant, nous sommes contraint·es d’y son­ger en termes de pro­blème, de solu­tion, de res­pon­sa­bi­li­té indi­vi­duelle, de sen­si­bi­li­sa­tion, de péda­go­gie, de sobrié­té, de tran­si­tion éner­gé­tique, d’éco­gestes, d’adap­ta­tion, de défis et de mesures à prendre.

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Il est donc d’autant plus facile pour le capi­ta­lisme d’absorber les attaques qui lui sont adres­sées puis de s’en réap­pro­prier les termes afin d’en tirer pro­fit5. Le capi­ta­lisme s’efforce de pré­tendre qu’il peut répa­rer les dégâts qu’il cause, tout en cri­mi­na­li­sant les com­por­te­ments pré­ten­du­ment « irres­pon­sables » de la classe labo­rieuse. Les ins­ti­tu­tions spor­tives obéissent à la même logique. Le sport engendre des sac­cages envi­ron­ne­men­taux alar­mants ? Aucune inquié­tude, il sait s’adapter ! Sur le site offi­ciel de la coupe du monde au Qatar on peut lire : « Sustainaibility has been at the heart of the FIFA World Qatar 2022tm from the very start. » Traduction : « le déve­lop­pe­ment durable a été au cœur de la coupe du monde de la FIFA6 2022 au Qatar dès son com­men­ce­ment. » L’organisation a même annon­cé que la com­pé­ti­tion serait neutre en car­bone, tout en construi­sant de gigan­tesques nou­velles infra­struc­tures, en orga­ni­sant des navettes aériennes quo­ti­diennes vers les pays voi­sins et en cli­ma­ti­sant les stades dans en plein désert. Une belle performance !

Capitalisme vert : le sport comme idéal type

En sep­tembre 2022, la pre­mière édi­tion de « Demain le Sport » s’est tenue à la Maison de la radio, à Paris. Cet évé­ne­ment était orga­ni­sé par plu­sieurs médias (l’Équipe, Radiofrance, Franceinfo, France télé­vi­sion) et quelques « par­te­naires » (Matmut, Agefiph, Enedis, et Bridgestone). L’environnement a été un des thèmes abor­dés lors de plu­sieurs « tables rondes ». La co-pré­si­dente du groupe n° 1 du GIEC et membre du Haut conseil pour le cli­mat, Valérie Masson-Delmotte, a ouvert le bal : « Finalement, la ques­tion de fond pour moi c’est : qu’est-ce que le sport glo­ri­fie ? Plus loin, plus haut… (rires), etc., ou est-ce que ça n’est pas : plus léger, plus propre, plus agile ? » La logique intrin­sèque du sport serait d’être à ce point mal­léable que, même si la devise des Jeux olym­piques devait chan­ger, la per­for­mance n’en demeu­re­rait pas moins le fon­de­ment. Et, contrai­re­ment au vivant détruit pour par­ve­nir au meilleur, la per­for­mance est infi­nie : le record quoi qu’il en coûte. Valérie Masson-Delmotte ajoute : « Derrière cette ques­tion-là, il y a aus­si les valeurs du sport […] : le res­pect, le res­pect des règles, le res­pect des autres, le res­pect de soi, de son corps. Pour moi le res­pect de l’environnement devrait inti­me­ment faire par­tie des valeurs du sport. » La rhé­to­rique des « valeurs du sport » est une ren­gaine infa­ti­gable, mais elle ne cor­res­pond à rien de fac­tuel. Il n’y a pro­ba­ble­ment pas plus irres­pec­tueux pour le corps que le sport de haut niveau : il n’y a qu’à voir le nombre de trau­ma­tismes et de bles­sures à répé­ti­tion chez les ath­lètes. Pourquoi le sport dis­po­se­rait de son propre champ médi­cal (psy­cho­logue du sport, méde­cin du sport, kiné­si­thé­ra­peute du sport, etc.) s’il était bon pour la san­té ? Ajouter le « res­pect de l’environnement » à la liste des valeurs sup­po­sé­ment intrin­sèques au sport ne fait qu’exacerber la super­che­rie7. Dans sa pré­sen­ta­tion, la cli­ma­to­logue ne cesse d’évoquer les « sec­teurs d’activité » dont le sport serait l’un des maillons. L’objectif étant que chaque sec­teur d’activité puisse « faire sa part » pour pal­lier au réchauf­fe­ment climatique.

« La rhé­to­rique des valeurs du sport est une ren­gaine infa­ti­gable, mais elle ne cor­res­pond à rien de fac­tuel. Ajouter le res­pect de l’environnement à la liste des valeurs sup­po­sé­ment intrin­sèques au sport ne fait qu’exacerber la supercherie. »

Quelques minutes plus tard, l’ex­pert indé­pen­dant Maël Besson a enfon­cé le clou. Il a tenu à ras­su­rer tout le monde concer­nant les pro­chains JO de Paris : « Toute la can­di­da­ture a été basée sur la sobrié­té et c’est à saluer. » À ses côtés, Georgina Grenon, direc­trice de la sec­tion « Excellence envi­ron­ne­men­tale » des JO à venir a rap­pe­lé que ceux de Londres et Rio repré­sen­taient envi­ron 3,5 mil­lions de tonnes d’é­mis­sions de car­bone cha­cun, tan­dis que l’ob­jec­tif de Paris 2024, lui, est fixé à 1,5 mil­lions de tonnes. Champagne ! Qu’il n’y ait aucune cer­ti­tude quant à la réa­li­sa­tion de cet objec­tif n’at­té­nue pas son enthou­siasme. En réa­li­té, les JO de Paris 2024 sont avant tout syno­nymes de chan­tiers dévas­ta­teurs en Île-de-France, d’une pol­lu­tion accrue, de la gen­tri­fi­ca­tion de quar­tiers popu­laires, ou encore de pro­ces­sus mani­pu­la­teurs et anti­dé­mo­cra­tiques pour impo­ser la muta­tion de l’es­pace aux habitant·es. Il faut d’ailleurs saluer le cou­rage et le remar­quable tra­vail des militant·es de « Saccage 2024 ». Ces dernier·es ont mené des luttes phy­siques (et judi­ciaires), dont la plus emblé­ma­tique s’est dérou­lée aux jar­dins ouvriers d’Aubervilliers, mais ont éga­le­ment four­ni un tra­vail d’infor­ma­tions impor­tant sur la réa­li­té des JO. Maël Besson a tout de même nuan­cé son pro­pos quelques ins­tants plus tard : « Attention, nous dit-il, que le sport ne devienne pas le sym­bole d’une injus­tice sociale face au dérè­gle­ment cli­ma­tique, où on aurait cer­tains spor­tifs, cer­taines dis­ci­plines qui auraient le droit de consom­mer des res­sources sous ten­sion là où le citoyen n’y a plus droit ». Kyllian Mbappé est hilare — à nou­veau. D’ailleurs, son coéqui­pier en club et récent cham­pion du monde Lionel Messi, a emprun­té cin­quante fois son jet pri­vé entre juin et août 2022, reje­tant 1 502 tonnes de CO2 (l’équivalent d’un·e français·e moyen·ne en 150 ans). Il faut admettre que cela ne donne pas envie de trier ses déchets.

Qu’en est-il des sports auto­mo­biles ? On com­prend aisé­ment que ces der­niers soient poin­tés du doigt quand il s’agit de pro­tec­tion de l’environnement. Mais, ce n’est pas l’avis de Pierre Fillon, pré­sident de l’Automobile club de l’ouest, orga­ni­sa­teur des 24h du Mans. Dans une ren­contre inti­tu­lée « L’hydrogène, le salut du sport auto­mo­bile ? », il s’ex­plique : « Le sport auto­mo­bile et en par­ti­cu­lier l’en­du­rance et les 24h du Mans, non seule­ment res­pectent l’en­vi­ron­ne­ment, mais ont par­ti­ci­pé depuis tou­jours à la défense de l’en­vi­ron­ne­ment. » Le Gorafi ne l’aurait pas mieux dit. Pierre Fillon a même pré­pa­ré une petite mise en scène pour appuyer son pro­pos. Il dis­pose de plu­sieurs acces­soires : une fiole d’eau issue de la voi­ture de course expo­sée à l’en­trée du bâti­ment, dont il boit quelques gouttes avant de reprendre, une grappe de rai­sin, un citron et de l’huile de tour­ne­sol. La voi­ture de course qu’il est venu pré­sen­ter roule à l’hy­dro­gène — vert, cela va sans dire. Cette voi­ture, bap­ti­sée « Mission H24 » (pour Hydrogène et 24h du Mans, le pôle com­mu­ni­ca­tion a tra­vaillé d’ar­rache-pied), ne rejette que de l’eau. Mais, ce n’est pas sa seule qua­li­té : elle arbore éga­le­ment un magni­fique logo TotalEnergies ! En effet, l’entreprise fabrique un bio­car­bu­rant à par­tir de rési­dus viti­coles, d’où la grappe de rai­sins sur l’estrade. Une voi­ture « éco­lo­gique », spon­so­ri­sée par l’un des plus gros pol­lueurs au monde.

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Mais ce n’est pas tout. Pierre Fillon a plus d’un tour dans sa boîte à gants : l’entreprise Michelin, autre com­pa­gnie qui prend la ques­tion éco­lo­gique très à cœur et dont le logo figure éga­le­ment sur la voi­ture, réa­lise des pneu­ma­tiques com­po­sés à 53 % de maté­riaux recy­clables pour les courses. Un peu de recy­clage dans une gomme qui s’ef­frite à 300 km/h : voi­là la solu­tion à la pol­lu­tion du sport auto­mo­bile. Il faut attendre la fin de l’interview pour que la réa­li­té resur­gisse : l’invité confesse que chaque édi­tion des 24h du Mans, « c’est à peu près 36 000 tonnes de CO2 ». C‘est colos­sal, l’é­qui­valent cette fois de la consom­ma­tion de mille français·es moyen·nes pen­dant 36 ans. Il s’empresse de pré­ci­ser que la piste ne repré­sente que 2,5 % de ces émis­sions. En réa­li­té, ce sont les spec­ta­teurs et spec­ta­trices (par­fois venu·es de loin), qui pol­luent le plus : ils et elles repré­sentent 60 % de ces émis­sions. Il serait évi­dem­ment hon­teux de cri­mi­na­li­ser Pierre Fillon, Total ou Michelin. Les cou­pables sont bien les per­sonnes venues assis­ter aux courses…

Cet argu­ment n’est pour­tant pas ano­din : il témoigne d’une réelle stra­té­gie qui cherche à faire croire que les fans de sport (expres­sion qu’on pour­rait rem­pla­cer par « les citoyen·nes ») sont tout autant res­pon­sables que les ins­ti­tu­tions spor­tives (qu’on pour­rait rem­pla­cer par « les struc­tures capi­ta­listes »), de la des­truc­tion de la pla­nète. En tant qu’« expert car­bone », Alexis Lepage a abon­dé éga­le­ment dans ce sens, lors d’une confé­rence inti­tu­lée « Football, cli­mat et bien com­mun », orga­ni­sée par l’Université du bien com­mun en novembre der­nier. Être expert car­bone, c’est tra­vailler pour une pla­te­forme (en l’oc­cur­rence Sami), qui aide les entre­prises à réa­li­ser leur bilan car­bone afin de pro­po­ser des alter­na­tives pour le réduire le plus pos­sible. Après avoir expo­sé quelques chiffres concer­nant le bilan car­bone du bal­lon rond, Alexis Lepage a lis­té un cer­tain nombre de solu­tions : covoi­tu­rer pour aller au stade grâce à l’application « Stadiumgo », pro­gram­mer les matchs en jour­née afin d’amoindrir la dépense éner­gé­tique dans les stades (rare­ment rac­cor­dés au réseau élec­trique, ils sont éclai­rés par des groupes élec­tro­gènes très pol­luants), mutua­li­ser les stades (c’est le cas du Milan AC et de l’Inter Milan qui par­tagent la même enceinte) afin d’éviter la béto­ni­sa­tion, réduire le nombre de maillots par sai­son (le Real Madrid, par exemple sort quatre modèles de maillot par an), ou encore « se déta­cher des spon­sors les plus pol­luants ». Personne n’y avait pen­sé. Il suf­fit de deman­der aux action­naires du Paris Saint Germain s’ils sont d’accord pour renon­cer à Fly Emirates. Puis, nous irons dis­cu­ter poli­ment avec celles et ceux de Manchester United pour leur par­ler de cette his­toire de maillots. Le club en a ven­du 1,8 mil­lions en 2021. On peut parier qu’ils et elles accep­te­ront aisé­ment de se pas­ser des divi­dendes que cette vente génère.

« Après avoir fran­chi la ligne d’arrivée, les ath­lètes ont reçu une médaille avec des graines à planter. »

Mais ces pré­co­ni­sa­tions ne se can­tonnent pas au monde du foot­ball. Lors d’une autre confé­rence inti­tu­lée « Sport et envi­ron­ne­ment : faut-il sif­fler la fin de la par­tie ? », orga­ni­sée par l’Institut natio­nal de l’au­dio­vi­suel (INA), Tarek Ben Mansour, édu­ca­teur spor­tif, spea­ker inter­na­tio­nal et orga­ni­sa­teur d’é­vé­ne­ments spor­tifs, s’est éga­le­ment réjoui du nombre de mesures mises en place par l’organisation du semi-mara­thon Marseille-Cassis auquel il a par­ti­ci­pé. L’entreprise Hyundai y a fait la pro­mo­tion de la voi­ture élec­trique, les inscrit·es ont pu signer la charte de « l’éco-coureur », le tri des déchets y était très bien orga­ni­sé, les dos­sards des cou­reurs et des cou­reuses étaient recy­clables — la MAIF a même récu­pé­ré les vête­ments des participant·es qui n’en vou­laient plus afin de leur don­ner une seconde vie. Après avoir fran­chi la ligne d’arrivée, les ath­lètes ont reçu une médaille avec des graines à planter.

L’impossible sport vert

Tous ces exemples com­posent un pano­ra­ma du « solu­tion­nisme vert » que l’on voit s’appliquer à l’ensemble des ins­ti­tu­tions et des dis­ci­plines spor­tives. Mais, ce n’est rien d’autre qu’une escro­que­rie, un green­wa­shing décom­plexé : les com­pé­ti­tions spor­tives sont uni­que­ment per­mises par le finan­ce­ment des plus grandes mul­ti­na­tio­nales au monde. C’est par elles que ces évé­ne­ments existent. Depuis plu­sieurs années, ils sont même de plus en plus nom­breux à por­ter leurs noms : le « Rolex Paris Master » (ten­nis), la « Ligue 1 Uber Eats » (foot­ball), La « coupe Louis Vuitton » (voile), l’« Amundi Evian cham­pion­ship » (golf), le « Red Bull infi­nite lines » (ski), etc. Ces mul­ti­na­tio­nales détruisent le monde, mais se rachètent une image en finan­çant des évé­ne­ments spor­tifs, une variante de la « com­pen­sa­tion car­bone », la « com­pen­sa­tion spec­tacle ». Roland-Garros par exemple (comme beau­coup d’autres tour­nois de ten­nis) est en grande par­tie per­mis par le finan­ce­ment de BNP Paribas, l’une des banques qui inves­tit le plus dans les éner­gies fos­siles. Elle détruit donc le monde d’une main, mais nous offre un joli diver­tis­se­ment — voué à être éphé­mère — de l’autre. Un sport plus humain, plus vert ou plus léger ne sau­rait exis­ter. Le capi­ta­lisme ne se ver­dit pas, pas plus qu’il ne s’humanise : c’est une force impé­ria­liste qui conquiert ou qui est renversée.

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Aujourd’hui en France, les cani­cules tuent, l’air pol­lué tue, l’eau est acca­pa­rée par un petit nombre au détri­ment des autres et des acti­vistes cli­mat sont présenté·es comme « éco­ter­ro­ristes ». Dans le même temps, les com­pé­ti­tions spor­tives sont de plus en plus indé­centes : les JO d’hiver de 2022 en Chine se sont dérou­lés sans un flo­con de neige natu­rel, la coupe du monde 2022 s’est dérou­lée en plein désert qata­ri dans des stades cli­ma­ti­sés, la sui­vante se joue­ra dans trois pays dif­fé­rents (Mexique, Canada et États-Unis) et les jeux asia­tiques d’hiver de 2029 se dérou­le­ront eux aus­si dans un désert : en Arabie Saoudite. Ce ne sont pas les trois dos­sards réuti­li­sés, les bal­lons recy­clés, et les gourdes four­nies aux ath­lètes qui pèse­ront face à de tels sac­cages. La ques­tion qui mérite donc d’être posée est la sui­vante : faut-il en finir avec le sport ? La réponse est oui. Il y a des choses dont nous devons nous pas­ser et il faut les dire pour nous y pré­pa­rer : le sport, en tant que « com­pé­ti­tion-spec­tacle-inter­na­tio­nale-spon­so­ri­sée », en fait par­tie. Renverser le sport ne veut pas dire qu’on ne fera plus de foot­ball, de ten­nis, de hand­ball, de judo, de bas­ket-ball ou de nata­tion (ou qu’on ne regar­de­ra plus les autres en faire), mais tout le cadre ins­ti­tu­tion­nel aura radi­ca­le­ment chan­gé. Cela ne sera plus du sport et c’est une très bonne nou­velle ! Notre alié­na­tion face au phé­no­mène spor­tif (dans les stades, ou devant notre télé­vi­seur) nous empêche de voir que d’autres émo­tions nous attendent dans la pra­tique phy­sique libre, loin du désastre spor­tif. À l’heure où le pou­voir inten­si­fie la répres­sion concer­nant les per­tur­ba­tions d’événements spor­tifs, la contes­ta­tion devra aus­si se faire en interne. Les ath­lètes auront donc un rôle-clé à jouer dans ce scé­na­rio : une par­tie d’entre elles et eux devra aban­don­ner ses pri­vi­lèges, et sur­tout renon­cer à ce pour quoi ils et elles se sont entrainé·es toute leur vie. Ce ne sera pas aisé, mais c’est un impé­ra­tif vital. Certain·es ont déjà com­men­cé à le faire ici, , ou encore , d’autres lan­ceurs et lan­ceuses d’a­lerte vien­dront. Le plus tôt sera le mieux.


[lire le hui­tième et der­nier volet | Le sport popu­laire : oxy­more ou idéal ?]


Photographie de ban­nière : Tobias Abel


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  1. Je l’ai moi même consta­té durant mon enfance et ado­les­cence : être ins­crit dans des petits clubs de foot­ball et de ten­nis de la cam­pagne en Seine-et-Marne (Guérard, Faremoutiers, Mouroux, Coulommiers et Saint Germain sur Morin) ne m’a pas empê­ché d’être sou­mis aux lois du sport. Évidemment, on trou­ve­ra tou­jours des entraineur·es ou des clubs qui font excep­tion — et qui confirment la règle.[]
  2. Voir Jean-Baptiste Comby, La ques­tion cli­ma­tique : Genèse et dépo­li­ti­sa­tion d’un pro­blème public, Raisons d’agir, 2015.[]
  3. Voir Luc Boltansky et Ève Chiapello, Le nou­vel esprit du capi­ta­lisme, Galimard, 1999.[]
  4. Voir Éric Hazan, LQR, La pro­pa­gande du quo­ti­dien, Raisons d’agir, 2005. Sandra Lucbert, Personne ne sort les fusils, Seuil, 2019 et Le minis­tère des contes publics, Verdier, 2021. Sélim Derkaoui et Nicolas Framont, La guerre des mots, Le pas­sa­ger clan­des­tin, 2020.[]
  5. Voir Hélène Tordjman, La crois­sance verte contre la nature. Critique de l’écologie mar­chande, La Découverte, 2021.[]
  6. Fédération inter­na­tio­nale de foot­ball asso­cia­tion.[]
  7. Voir Michel Caillat, L’idéal spor­tif : l’imposture abso­lue, Cavalier bleu, 2014.[]

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