Souvenirs sur Solano

27 septembre 2016


Texte inédit pour le site de Ballast

Qui fut Wilebaldo Solano ? Un mili­tant du POUM, le Parti ouvrier d’u­ni­fi­ca­tion mar­xiste — que ral­lia Orwell, lors de la guerre civile espa­gnole, et dont on se sou­vient pour son oppo­si­tion au coup d’État fran­quiste comme au sta­li­nisme. Exilé, arrê­té sous Vichy, Solano devint maqui­sard contre l’oc­cu­pa­tion alle­mande puis jour­na­liste. Le phi­lo­sophe et socio­logue Edgar Morin retrace ici le par­cours de ce « grand mécon­nu » qu’il côtoya : une vie-Histoire, une fresque du XXe siècle insurgé. 


poum01J’ai racon­té dans Autocritique com­ment j’avais occul­té ma culture poli­tique d’adolescence (appa­rem­ment effa­cée), for­mée entre 1936 et 1939, en me conver­tis­sant au com­mu­nisme en 1942, quand la guerre devint mon­diale. Conversion qui me fit faire appel à la Ruse de la rai­son de Hegel, à la croyance que les vices de l’URSS sta­li­nienne — que je connais­sais tel­le­ment bien du fait jus­te­ment de ma culture ado­les­cente — étaient les pro­duits de l’arriération tsa­riste et de l’encerclement capi­ta­liste, mais que la vic­toire du socia­lisme à l’échelle mon­diale ferait épa­nouir un socia­lisme de liber­té et de fra­ter­ni­té. Le désen­chan­te­ment qui sui­vit la vic­toire, la cré­ti­ni­sa­tion cultu­relle impo­sée par le jda­no­visme, le retour aux immondes pro­cès de sor­cières effec­tués dans les démo­cra­ties popu­laires, tout cela pro­vo­qua en moi un écœu­re­ment tel que je ne repris pas ma carte du Parti en 1948 ou 1949 — mais je n’osai le dire : il fal­lut attendre mon exclu­sion en 1951 pour que le divorce s’opère ouvertement.

« Il fal­lut attendre mon exclu­sion [du Parti] en 1951 pour que le divorce s’opère ouvertement. »

C’est alors que me revinrent les idées de mon ado­les­cence, mûries et com­plexi­fiées, et en même temps le remords de m’être tu alors que le Parti calom­niait les trots­kystes, les liber­taires, Camus et les sur­réa­listes. Même au Parti, je n’avais pas ces­sé de ren­con­trer ami­ca­le­ment Jean-René Chauvin, admi­rable mili­tant trots­kiste dont je par­le­rai, May Picqueray, la sublime liber­taire, ou Pierre Naville, méta-trots­kiste. Mais, désor­mais, j’allais avec bon­heur à la ren­contre des mau­dits du sta­li­nisme, les conti­nua­teurs de la gauche pro­lé­ta­rienne (d’avant la revue maoïste du même nom), les anciens com­mu­nistes deve­nus anti­com­mu­nistes — Manès Sperber, Lochak, François Bondy —, les tou­jours liber­taires — comme Luis Mercier-Vega —, les grands — André Breton, Benjamin Péret —, les nou­veaux amis de Socialisme ou bar­ba­rie — en pre­mier lieu Claude Lefort, puis en 1956 Cornelius Castoriadis. Ainsi je me recons­trui­sais ma famille spi­ri­tuelle bri­sée par la guerre, tout en y incluant fra­ter­nel­le­ment les ex-com­mu­nistes détrom­pés, depuis ceux des années 1930 jusqu’aux plus récents des années 1940. À quoi se joi­gnirent, à par­tir de 1956, mes nou­veaux amis de l’Octobre polo­nais — Leszek Kołakowski, Janek Strelecki, Roman Zimand —, ceux émi­grés de la révo­lu­tion hon­groise — en pre­mier lieu András Bíró —, et bien sûr le grand mécon­nu espa­gnol Wilebaldo Solano.

J’ai connu Wilebaldo, je crois, en 1956. Dans les années fié­vreuses du rap­port K[hroucht­chev], de l’Octobre polo­nais et de la révo­lu­tion hon­groise. Il avait alors rédi­gé un appel (que j’avais cosi­gné) à Nikita Khrouchtchev pour qu’il réha­bi­lite Trotsky ain­si que les condam­nés des pro­cès de Moscou — qui, dans les années 1930, avaient été exé­cu­tés comme « traîtres » et « hit­lé­ro-trots­kystes » (dont les diri­geants bol­che­viks, com­pa­gnons de Lénine durant la révo­lu­tion d’Octobre 1917). Mais il était sur­tout obsé­dé par la néces­si­té de réha­bi­li­ter Andreu Nin, diri­geant du POUM (Parti ouvrier d’unification mar­xiste), assas­si­né par les agents de Staline durant la guerre d’Espagne et dont la mémoire demeu­rait souillée par d’abjectes calom­nies. Wilebaldo était né en 1916. Il avait com­men­cé des études de méde­cine qu’il inter­rom­pit pour se vouer à sa pas­sion révo­lu­tion­naire. La guerre d’Espagne a débu­té le 17 juillet 1936 par un putsch mili­taire contre la République espa­gnole ; Wilebaldo a alors 20 ans et milite à la Jeunesse com­mu­niste ibé­rique (la Juventud ibe­ri­ca com­mu­nis­ta), affi­liée au POUM : le par­ti avait été créé en 1935 à Barcelone, à par­tir de la fusion entre Izquierda com­mu­nis­ta, diri­gé par Andreu Nin, et le Bloque Obrero y Campesino, diri­gé par Joaquín Maurín, issus l’un et l’autre d’une rup­ture avec le Parti com­mu­niste sta­li­nien. Toutefois, le POUM res­ta indé­pen­dant de la IVe Internationale trots­kyste, bien que par­ta­geant les cri­tiques de Trotsky contre le sta­li­nisme et dénon­çant les pro­cès de Moscou. Mais il refu­sait de suivre l’ordre de Trotsky de déser­ter les syn­di­cats pour créer des soviets.

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[Espagne, Maxence Emery]

Après la mort, le 19 juillet 1936, de Germinal Vidal au début de la guerre civile, Wilebaldo devint secré­taire géné­ral de la Jeunesse com­mu­niste pou­miste et direc­teur de l’heb­do­ma­daire Jeunesse com­mu­niste (1936–1937). Andreu Nin, secré­taire géné­ral du POUM, est ministre de la Justice dans le pre­mier gou­ver­ne­ment de la Généralité de Catalogne, mais perd ce poste en décembre 1936. Dès le début de la guerre civile, il y a conflit entre anar­chistes et pou­mistes, d’une part, et gou­ver­ne­ment « bour­geois » et sta­li­niens, d’autre part. Les anar­chistes cata­lans et ara­go­nais, dans les cam­pagnes, pensent que l’ère liber­taire est adve­nue. (Ici, je dois faire une paren­thèse : j’en ai eu le témoi­gnage au Chili en 1961, par… je ne me sou­viens plus de son nom. C’était un anar­chiste fran­çais qui, insou­mis en 1914, s’était éva­dé en tuant son gar­dien. Il ne fut donc pas amnis­tié après-guerre mais revint en France dans les années 1930. Quand advint la décla­ra­tion de guerre à l’Allemagne en sep­tembre 1939, son ami — et plus tard mon ami — Luis Mercier-Vega lui don­na le moyen de par­tir au Chili. Il fut d’abord gar­dien en Patagonie, où les chas­seurs d’oreille avaient exter­mi­né les indi­gènes pour les grandes com­pa­gnies anglaises qui y éle­vaient les mou­tons en masse. Par une ter­rible nuit ven­teuse d’hiver, on frap­pa à la porte de sa cabane. À sa grande sur­prise, car il avait appris qu’il n’y avait plus d’indigènes en Patagonie, il vit une femme, por­tant un enfant, qu’il fit entrer : il la nour­rit, lui don­na un lit et s’apprêtait à la revoir à son lever quand il décou­vrit que la femme avait dis­pa­ru. Puis il fut au ser­vice d’une entre­prise rou­tière dans les Andes, au sud Chili ; comme la route devait pas­ser par un ter­ri­toire indi­gène, il fut char­gé d’acheter le droit de pas­sage au peuple de ce ter­ri­toire. Les anciens de ce peuple refu­sèrent les sommes, de plus en plus éle­vées, que leur offrait mon ami. Ils ne deman­dèrent que quelques sacs de blé. Puis cet ami s’est ins­tal­lé à Santiago où Luis Mercier me don­na son adresse. C’est au cours d’un de nos repas, arro­sés alors de vins vieux de très haute qua­li­té, qu’il évo­qua, à Lucien B. et à moi, ses sou­ve­nirs de la guerre d’Espagne et pleu­ra au sou­ve­nir du bon­heur des pay­sans anar­chistes d’en finir avec la mon­naie et l’État, en brû­lant les billets de banque dans les églises pro­fa­nées. Plus tard, j’ai été bou­le­ver­sé par le film Land and Freedom, de Ken Loach.)

« J’avais 16 ans en 1937, et je m’étais éveillé à la conscience poli­tique après la vic­toire du Front popu­laire en France. »

Nin fut écar­té du gou­ver­ne­ment de Catalogne sur pres­sion com­mu­niste. Le POUM avait accru ses effec­tifs depuis le début de la guerre civile, pas­sant de 6 000 à 30 000 (prin­ci­pa­le­ment en Catalogne et dans le pays valen­cien) — mais il res­tait mino­ri­taire par rap­port aux com­mu­nistes, dont les effec­tifs s’accrurent de plus en plus, et aux anar­chistes. Alors que le Parti com­mu­niste aban­don­nait toute pers­pec­tive révo­lu­tion­naire immé­diate mais noyau­tait les orga­nismes de l’Espagne répu­bli­caine, le POUM, comme les anar­chistes, sou­te­nait le mou­ve­ment col­lec­ti­viste spon­ta­né et pro­mou­vait l’idée de trans­for­mer la répu­blique bour­geoise en répu­blique révo­lu­tion­naire. Le POUM sera bien­tôt dénon­cé par le Parti com­mu­niste comme col­la­bo­ra­teur des fran­quistes. En février 1937, Wilebaldo par­ti­cipe direc­te­ment à la créa­tion du Front de la jeu­nesse révo­lu­tion­naire, for­mé à la base par les Jeunesses liber­taires et celles du POUM. Le 3 mai 1937, à Barcelone, le chef de la police bar­ce­lo­naise, le com­mu­niste Eusebio Rodríguez Salas, accom­pa­gné de deux cents hommes, tente de prendre de force le cen­tral télé­pho­nique — qui est, depuis le début de la guerre, sous le contrôle de la CNT. La CNT résiste et, crai­gnant des attaques contre d’autres bâti­ments, dis­tri­bue des armes pour les défendre. Des bar­ri­cades sont rapi­de­ment éle­vées dans toute la ville, oppo­sant la CNT et le POUM d’un côté, la police et les sta­li­niens de l’autre. Les diri­geants de la CNT, en par­ti­cu­lier les ministres au gou­ver­ne­ment cen­tral, appellent leurs mili­tants à dépo­ser les armes, bien­tôt sui­vis par les diri­geants du POUM. Alors qu’ils sont mili­tai­re­ment maîtres de la ville, les ouvriers quittent les bar­ri­cades. Le 6 mai, les hos­ti­li­tés cessent, les bar­ri­cades sont démon­tées, mais le PCE, et à sa suite le gou­ver­ne­ment de Juan Negrín (cryp­to-com­mu­niste qui rem­pla­ça Francisco Largo Caballero), répri­me­ra les anar­chistes et le POUM, décla­ré illé­gal. Les sta­li­niens, à la suite d’une grande opé­ra­tion de pro­pa­gande menée par Otto Katz et Willi Münzenberg (qui seront plus tard assas­si­nés par Staline) selon laquelle le POUM serait « hit­lé­ro-trots­kyste » et com­plice des fran­quistes, pour qui il aurait déclen­ché les émeutes de mai à Barcelone, exigent et obtiennent son interdiction.

(J’avais 16 ans en 1937, et je m’étais éveillé à la conscience poli­tique après la vic­toire du Front popu­laire en France. Je lisais Essais et Combats des étu­diants socia­listes « gau­chistes », Solidarité inter­na­tio­nale anti­fas­ciste, de ten­dance anar­chiste, La Flèche « fron­tiste », qui prô­nait la lutte sur deux fronts — contre le fas­cisme et contre le sta­li­nisme —, et Le Canard enchaî­né : toutes mes lec­tures réprou­vaient le com­mu­nisme sta­li­nien, dénon­çaient l’imposture des pro­cès de Moscou, révé­laient la répres­sion que subis­saient dans le camp répu­bli­cain anar­chistes et pou­mistes, et fai­saient état de la dis­pa­ri­tion de Nin. Aussi, comme si un fil invi­sible me liait à cette mino­ri­té répri­mée et oppri­mée, je fis mon pre­mier acte poli­tique en allant au siège de la SIA [Solidarité inter­na­tio­nale anti­fas­ciste], qui deman­dait des béné­voles pour faire des colis aux com­bat­tants anar­chistes et pou­mistes. Il a fal­lu, quatre ou cinq ans plus tard, la résis­tance sovié­tique devant Moscou et l’espérance que la vic­toire ferait dépas­ser l’âge de fer du com­mu­nisme pour que s’estompe dans mon esprit ce qui était si vif à ma conscience durant mon adolescence.)

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[Espagne, Maxence Emery]

Nin dis­pa­raît peu après, en sor­tant du siège du POUM. Les sta­li­niens déclarent qu’il a fui chez Franco et dénoncent donc le POUM comme « hit­lé­ro-trots­kyste ». Ils publient une fausse lettre de Nin à Franco, lui indi­quant les for­ti­fi­ca­tions de Madrid, encore tenue par les répu­bli­cains. La police répu­bli­caine, sur la base de faux docu­ments démon­trant la col­lu­sion du POUM avec l’ennemi fran­quiste, inves­tit le 16 juin 1937 le siège du POUM et y arrête ses diri­geants. Des mili­tants du POUM, dont la presse est inter­dite, avaient posé sur les murs de Barcelone la ques­tion « Où est Nin ? ». La presse sta­li­nienne répond que Nin a été libé­ré par ses « amis » de la Gestapo et se trouve « soit à Salamanque, soit à Berlin ». Le POUM est inter­dit, ses uni­tés com­bat­tantes dis­soutes. Wilebaldo conti­nue­ra son acti­vi­té en publiant clan­des­ti­ne­ment La Batalla et devien­dra membre du Comité exé­cu­tif clan­des­tin du POUM à par­tir de juillet 1937. Il est arrê­té en avril 1938, empri­son­né à la pri­son « Model » de Barcelone — alors que Barcelone va tom­ber entre les mains fran­quistes (fin jan­vier 1939) ; Wilebaldo et les autres déte­nus du POUM (Julián Gorkin, Juan Andrade, Pere Bonet) sont trans­fé­rés à la pri­son de Cadaquès — dont ils réus­sissent à s’é­va­der. Militants et diri­geants se réfu­gient en France, comme des cen­taines de mil­liers d’autres répu­bli­cains, où ils subissent le régime des camps d’in­ter­ne­ment. La guerre d’Espagne se ter­mine le 1er avril 1939. Wilebaldo est libé­ré. Il s’é­ta­blit à Paris, où il essaie de réor­ga­ni­ser le POUM et publie de nou­veau La Batalla.

« Le POUM est inter­dit, ses uni­tés com­bat­tantes dis­soutes. Wilebaldo conti­nue­ra son acti­vi­té en publiant clan­des­ti­ne­ment La Batalla. »

L’Allemagne attaque la Pologne le 1er sep­tembre, la France et l’Angleterre lui déclarent la guerre le 3. Le POUM adopte une posi­tion de « défai­tisme révo­lu­tion­naire », adhé­rant au Front ouvrier inter­na­tio­nal contre la guerre (créé en sep­tembre 1938). Alors que les troupes alle­mandes enva­hissent la France, Wilebaldo se réfu­gie à Montauban, qui fait par­tie de la zone Sud vichys­soise non occu­pée. L’État de Vichy réprime les orga­ni­sa­tions espa­gnoles en exil. Wilebaldo est arrê­té en 1941, avec d’autres diri­geants du POUM, et condam­né par le tri­bu­nal mili­taire de Montauban à vingt ans de tra­vaux for­cés. Il est déte­nu à la cen­trale d’Eysses à Villeneuve-sur-Lot. Voici ce que Wilebaldo m’a racon­té : à la pri­son, il y avait des com­mu­nistes déte­nus par le gou­ver­ne­ment Daladier après l’approbation du Pacte ger­ma­no-sovié­tique par leur par­ti, ain­si que des anar­chistes, un trots­kyste et le mathé­ma­ti­cien Gérard Bloch, pour avoir pro­mu le défai­tisme révo­lu­tion­naire — un catho­lique, aus­si, qui avait sans doute mani­fes­té son oppo­si­tion à Vichy. Gérard Bloch ne taris­sait pas de sar­casmes contre Staline auprès des déte­nus com­mu­nistes. Ceux-ci, orga­ni­sés en cel­lule, déci­dèrent de le liqui­der phy­si­que­ment. Le catho­lique avait eu vent de cette déci­sion et, indi­gné, s’en était ouvert à Wilebaldo. Celui-ci se trou­va dans un dilemme cor­né­lien : aver­tir la direc­tion de la pri­son et ain­si col­la­bo­rer avec l’ennemi de classe, ou se taire et lais­ser exé­cu­ter Gérard Bloch. Il se réso­lut à aver­tir la direc­tion, qui mit Gérard Bloch à l’i­so­loir. Bloch, peu affec­té par la soli­tude, fai­sait des équa­tions sur les murs de sa pri­son et gar­dait ses espé­rances révo­lu­tion­naires (il sur­vé­cut à la dépor­ta­tion et, après la Libération, se pré­sen­ta aux élec­tions légis­la­tives dans le IXe arron­dis­se­ment. Le Parti com­mu­niste appo­sa une affiche sur les pan­neaux et les murs : « À bas Bloch l’hitlérien ».)

Du coup, Wilebaldo fut mis en qua­ran­taine par ses codé­te­nus com­mu­nistes — d’autant plus qu’il dénon­çait les men­songes des com­mu­nistes espa­gnols à l’égard du POUM. Il arri­va que le res­pon­sable de la cel­lule com­mu­niste tom­ba malade et que ses cama­rades deman­dèrent à la direc­tion de le trans­fé­rer à un hôpi­tal, et cela d’autant plus que l’infirmerie de la pri­son était assu­rée par Wilebaldo, qui, comme je l’ai indi­qué, avait com­men­cé des études de méde­cine. La direc­tion refu­sa l’hôpital et, après débat, lui-même cor­né­lien, la cel­lule déci­da de confier le malade à « l’hitléro-trotskyste ». Par chance, Wilebaldo gué­rit le malade et le Parti com­mu­niste ces­sa sa qua­ran­taine ; la guerre deve­nue mon­diale, tous furent d’accord pour sou­hai­ter la défaite du nazisme. La zone Sud fut occu­pée par l’Allemagne en novembre 1942 et, au cours de l’année 1943, un offi­cier SS vint visi­ter la pri­son pour choi­sir les déte­nus à trans­fé­rer dans les camps nazis d’Allemagne ou de Pologne. Communistes, trots­kystes, pou­mistes furent par­mi les dépor­tables. Or l’officier SS, qui fut dans sa jeu­nesse un mili­tant trots­kyste, recon­nut Wilebaldo, qu’il avait fré­quen­té lors d’une ren­contre de jeunes révo­lu­tion­naires euro­péens. Aussi ne l’inscrivit-il pas sur sa liste.

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[Espagne, Maxence Emery]

Après le débar­que­ment des Alliés, la Libération approche et des FFI libèrent les pri­son­niers de la cen­trale d’Eysses le 17 juillet 1944. Les com­mu­nistes pro­posent à Wilebaldo de les suivre chez les FTP ; il refuse et, avec des codé­te­nus anar­chistes, orga­nise le bataillon Libertad — indé­pen­dant des maquis et sous contrôle com­mu­niste. Il va déli­vrer son cama­rade Juan Andrade de la pri­son de Bergerac, dans laquelle il avait été main­te­nu après la libé­ra­tion de la ville. La France une fois libé­rée, La Batalla repa­raît offi­ciel­le­ment à par­tir de juillet 1945. L’objectif du POUM est de ren­ver­ser le fran­quisme en Espagne, mais Solano et Andrade n’ont guère d’espoir, étant cer­tains que les États-Unis et le Royaume-Uni ont inté­rêt au main­tien de Franco au pou­voir. En 1948, Wilebaldo Solano est secré­taire géné­ral du POUM en exil. Les mili­tants en France sont éva­lués à 300 per­sonnes par les ser­vices de ren­sei­gne­ment fran­çais. Puis le POUM dépé­rit. Wilebaldo tra­vaille pour l’AFP de 1953 à 1981. Mais il ne cesse d’être obsé­dé par la néces­si­té de réha­bi­li­ter Andreu Nin, à qui il consacre une biographie.

« Durant quatre nuits, des convois de camion, conduits par des Soviétiques, trans­por­tèrent 510 tonnes d’or de leur cache dans les mon­tagnes jusqu’au port de Carthagène. »

L’occasion qua­si mira­cu­leuse se pré­sente après l’effondrement de l’Union sovié­tique. Wilebaldo apprend que les archives du KGB (suc­ces­seur du NKVD) peuvent être consul­tées. Il orga­nise au début 1990 une expé­di­tion à Moscou de jour­na­listes et d’opérateurs de la télé­vi­sion cata­lane pour décou­vrir la véri­té sur la mort de Nin. Effectivement, des offi­ciers du KGB acceptent de « vendre » les docu­ments concer­nant Nin. Il s’agit de deux lettres à Staline du géné­ral Orlov, chef des ser­vices secrets sovié­tiques en Espagne durant la guerre civile. (Ces archives ont été uti­li­sées par José María Zavala dans son livre En bus­ca de Andreu Nin — « À la recherche d’Andreu Nin »  et fil­mées dans un docu­men­taire de la télé­vi­sion cata­lane consa­cré à Nin.)
Dans la pre­mière lettre, Orlov pro­pose un plan à l’approbation de Staline : il fera enle­ver Nin par des poli­ciers espa­gnols de confiance, le fera trans­fé­rer dans le sous-sol d’une vil­la qui appar­tient au com­man­dant des forces aériennes répu­bli­caines, et lui fera avouer sa com­pli­ci­té avec Franco. Il pour­ra même orga­ni­ser un pro­cès public à l’image des pro­cès de Moscou, où sera pré­sen­tée une fausse lettre de Nin à Franco lui livrant les plans des for­ti­fi­ca­tions de Madrid. Nin fut enle­vé, enfer­mé, tor­tu­ré, n’avoua rien et mou­rut assas­si­né le 20 juin 1937. Son cadavre fut enter­ré dans un champ et il fut annon­cé que Nin avait fui en ter­ri­toire fran­quiste. La seconde lettre du géné­ral Orlov relate ces évé­ne­ments ; elle est contre­si­gnée par cinq res­pon­sables du Komintern, dont deux Espagnols dont les Soviétiques ont effa­cé les noms1

Qui était et que devint le géné­ral Orlov ? Après une car­rière d’agent secret en diverses capi­tales, il fut assi­gné à Madrid durant la guerre d’Espagne. Il com­mit l’exploit, en octobre 1936, d’organiser le trans­port de tout l’or de la République espa­gnole de Madrid à Moscou. Le gou­ver­ne­ment répu­bli­cain avait secrè­te­ment accep­té ce trans­fert en avances pour le paie­ment de four­ni­tures d’armes à venir. Durant quatre nuits, des convois de camion, conduits par des Soviétiques, trans­por­tèrent 510 tonnes d’or de leur cache dans les mon­tagnes jusqu’au port de Carthagène. Là, sous la menace des bom­bar­de­ments de la Luftwaffe, l’or a été répar­ti entre quatre stea­mers sovié­tiques qui par­tirent pour Odessa. De là, l’argent fut convoyé jusqu’à Moscou dans un train spé­cial blin­dé. Une fois l’or en sûre­té, Staline fit bom­bance en assu­rant que jamais les Espagnols ne rever­raient leur or. Orlov fut déco­ré de l’ordre de Lénine. Toutefois, la prin­ci­pale acti­vi­té d’Orlov en Espagne fut d’arrêter et exé­cu­ter trots­kystes, anar­chistes, catho­liques pro-fran­quistes ou sup­po­sés tels.

[Espagne, Maxence Emery]

Durant les pro­cès de Moscou, où même les com­pa­gnons de Lénine furent exé­cu­tés, Staline se méfia de tous ceux qu’il avait envoyés en Espagne, pen­sant qu’ils y auraient subi des influences délé­tères, notam­ment trots­kystes. Aussi empri­son­na-t-il, voire exé­cu­ta, ceux qui furent rapa­triés. Orlov apprit que les Soviétiques qui ren­traient d’Espagne à Moscou étaient arrê­tés. Aussi, quand il fut rap­pe­lé en 1938 avec l’ordre de prendre un navire sovié­tique à Anvers, s’enfuit-il avec sa femme et sa fille au Canada puis aux USA. Mais il envoya, par le tru­che­ment de l’ambassadeur d’Union sovié­tique à Paris, deux lettres, l’une à Staline, l’autre à Iejov, alors chef du NKVD, annon­çant qu’il révé­le­rait tous les secrets des opé­ra­tions du NKVD s’il arri­vait mal­heur à lui et aux siens. Orlov envoya éga­le­ment une lettre à Trotsky, le pré­ve­nant de la pré­sence de l’agent du NKVD Zborowski auprès de son fils Lev Sedov (qui fut assas­si­né), mais Trotsky consi­dé­ra cette lettre comme une pro­vo­ca­tion : il fut aus­si aveugle sur son infor­ma­teur que Staline le fut quand son agent à Tokyo, Sorge, le pré­vint en juin 1941 de l’imminence d’une attaque alle­mande contre l’URSS. Orlov ne révé­la jamais les noms des agents du NKVD opé­rant à l’Ouest, y com­pris quand il fut inter­ro­gé par le FBI et une com­mis­sion séna­to­riale amé­ri­caine. Mais trois ans après la mort de Staline, en 1956, il écri­vit un article pour Life Magazine, « The Sensational Secret Behind the Damnation of Stalin ». Il y disait que des agents du NKVD avaient trou­vé, dans les archives tsa­ristes, des docu­ments prou­vant que Staline avait été un agent de la police secrète tsa­riste, l’Okhrana. Ces agents auraient alors pré­pa­ré un coup d’État avec le chef de l’Armée rouge, le maré­chal Toukhatchevski, mais Staline avait décou­vert le com­plot — d’où l’exécution de Toukhatchevski et la san­glante purge dans l’Armée rouge.

Orlov demeu­ra dis­si­mu­lé aux États-Unis, sans que Staline ne cherche à le décou­vrir. Il publia ses mémoires après la mort de Staline en 1953 : L’Histoire secrète des crimes de Staline. Orlov est mort dans son lit en 1973. Wilebaldo est mort en 2010 à 78 ans. Nous nous sommes revus à diverses reprises, à Paris et à Barcelone. Mais nous nous sommes per­dus de vue au début de ce siècle ; c’est tar­di­ve­ment que j’ai appris sa mort, à 94 ans.


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  1. Quand les Catalans ont ache­té (payé) au KGB les deux docu­ments, ils ont trou­vé rayés et illi­sibles les noms des deux témoins espa­gnols : est-ce qu’ils ont fait ça pour vendre leur silence aux com­mu­nistes espa­gnols ?[]

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