Sophie Binet : « L'unité syndicale précède l'unité politique » [2/2]

2 mai 2024


Entretien inédit | Ballast

La cri­mi­na­li­sa­tion de toutes les formes de contes­ta­tion a, ces der­nières années, atteint une inten­si­té rare. Il y a quelques jours, le secré­taire géné­ral de l’Union dépar­te­men­tale de la CGT du Nord était condam­né à une peine d’un an de pri­son avec sur­sis pour un tract en sou­tien à la Palestine — sou­tien qui a valu à des res­pon­sables de LFI une convo­ca­tion lunaire pour « apo­lo­gie du ter­ro­risme ». Un an plus tôt, une répres­sion sans pré­cé­dent s’a­bat­tait sur les mili­tants mobi­li­sés contre les méga­bas­sines à Sainte-Soline, par­mi les­quels des repré­sen­tants syn­di­caux. Face à cette offen­sive répres­sive, quelles moda­li­tés d’ac­tion et de lutte sont encore pos­sibles ? Dans ce second volet de notre entre­tien, Sophie Binet nous livre ses réflexions sur l’his­toire du syn­di­ca­lisme, notam­ment révo­lu­tion­naire, sur ses vic­toires et ses échecs, afin de pen­ser les stra­té­gies des com­bats en cours et à venir.


[lire le pre­mier volet]


Quelle est votre posi­tion concer­nant la logique de la « double besogne » expo­sée dans la charte d’Amiens ? Certes, le contexte était dif­fé­rent, puisque la CGT était à l’é­poque révo­lu­tion­naire et ne négo­ciait pas du tout avec le gou­ver­ne­ment. Mais est-il per­ti­nent aujourd’­hui, de main­te­nir une sépa­ra­tion étanche entre syn­di­ca­lisme et politique ?

L’intéressant avec la charte d’Amiens est que tout le monde s’en reven­dique et, in fine, nous pou­vons lui faire dire beau­coup de choses. À l’o­ri­gine, c’est un texte de com­pro­mis entre la ten­dance gues­diste, du nom de Jules Guesde, qui était plus poli­tique et voyait le syn­di­ca­lisme comme une cour­roie de trans­mis­sion des par­tis, et de l’autre celle des anar­cho-syn­di­ca­listes. La Charte affirme à la fois l’in­dé­pen­dance de l’or­ga­ni­sa­tion syn­di­cale vis-à-vis des par­tis poli­tiques et l’impératif de trans­for­ma­tion de la socié­té. La CGT s’en reven­dique parce qu’elle est indé­pen­dante et pra­tique un syn­di­ca­lisme de la double besogne. L’indépendance, par contre, ne signi­fie pas que nous nous inter­di­sions de nous posi­tion­ner sur les débats poli­tiques. Ça veut dire que nous nous posi­tion­nons sur tous les débats à par­tir du prisme du tra­vail, de notre posi­tion de tra­vailleuse ou de travailleur.

« La CGT n’a jamais été cette cour­roie de trans­mis­sion du PCF, comme on se plaît à le dire. »

On pour­rait se deman­der : « Mais pour­quoi la CGT a‑t-elle une posi­tion sur toutes ces ques­tions-là alors que ce sont des ques­tions émi­nem­ment poli­tiques ? ». Quand nous trai­tons par exemple la loi asile et immi­gra­tion, nous le fai­sons en consi­dé­rant que les immi­grés sont avant tout des tra­vailleurs et des tra­vailleuses. S’ils ne sont pas régu­la­ri­sés, ça donne les pleins pou­voirs au patron qui peut orga­ni­ser le dum­ping social. De la même manière, sur la ques­tion de l’in­ter­rup­tion volon­taire de gros­sesse (IVG), qui est très impor­tante pour la CGT : si nous ne per­met­tons pas aux femmes d’a­voir droit à l’IVG, leurs droits fon­da­men­taux au tra­vail sont remis en ques­tion. On les enferme à la mai­son pour qu’elles fassent des enfants et les élèvent. Autre exemple : la CGT a une posi­tion sur la pros­ti­tu­tion, qui est abo­li­tion­niste, parce que nous consi­dé­rons que la pros­ti­tu­tion ne peut pas être un tra­vail, mais que c’est une vio­lence. Nous ne pou­vons pas vendre notre corps.

Si, his­to­ri­que­ment, la CGT a mar­ché main dans la main avec le PCF, l’é­vo­lu­tion des forces au sein de la gauche par­le­men­taire a eu des inci­dences évi­dentes. Il y a eu ces der­nières années de grosses dis­sen­sions entre Philippe Martinez et Jean-Luc Mélenchon. Plus récem­ment, vous avez à plu­sieurs reprises par­ti­ci­pé à des entre­tiens avec François Ruffin. Y a‑t-il une volon­té de dépas­ser le cli­vage entre syn­di­cat et par­ti politique ?

L’histoire de la CGT et de son rap­port au poli­tique a tou­jours été bien plus com­pli­quée que ce qu’on veut croire. La CGT n’a jamais été une cour­roie de trans­mis­sion du PCF, comme on se plaît à le dire. Si elle a été majo­ri­tai­re­ment diri­gée par des mili­tants com­mu­nistes, le Bureau confé­dé­ral a jus­qu’à très récem­ment été consti­tué pour qu’il y ait une moi­tié de non-com­mu­nistes. Une anec­dote : j’ai décou­vert récem­ment qu’il y a même eu pen­dant dix ans un prêtre ouvrier tou­lou­sain au bureau — c’était dans les années 1960, période durant laquelle on affir­mait jus­te­ment que la CGT était cette fameuse cour­roie de trans­mis­sion du PCF ! Or, après la scis­sion de Force ouvrière, une réflexion a tout de suite été enta­mée sur la manière de conser­ver des non-com­mu­nistes dans la CGT, ce qui s’est tra­duit par un par­tage des pou­voirs. Ainsi, le secré­taire géné­ral était plu­tôt com­mu­niste, tan­dis que l’ad­mi­nis­tra­teur, soit le numé­ro 2 de l’or­ga­ni­sa­tion, était non-com­mu­niste. Ça n’a jamais été écrit, mais ça fai­sait par­tie, de manière infor­melle, des pra­tiques orga­ni­sées. La bataille prin­ci­pale, à l’o­ri­gine de la CGT, est de gar­der le plus de monde pos­sible en son sein. De faire masse. C’est cette volon­té qui per­met, encore une fois, un équi­libre des débats, des pou­voirs, et qui empêche cette struc­tu­ra­tion de bloc contre bloc. C’est pour­quoi j’ai dit que le fonc­tion­ne­ment que nous avons eu au Congrès, avec des affron­te­ments et oppo­si­tions cli­vantes, était anor­mal pour la CGT — on cou­rait à la catas­trophe par la division.

[Manifestation contre la réforme des retraites, 31 janvier 2023, Marseille | Cyrille Choupas]

Nous sou­hai­tons une nor­ma­li­sa­tion de nos rela­tions avec les par­tis. Je pense qu’il y a aujourd’­hui une cer­taine matu­ri­té des orga­ni­sa­tions syn­di­cales dans leur rap­port au poli­tique, et inver­se­ment. Pendant une longue période, une forme de défiance ou de peur a exis­té, celle de se retrou­ver dans une posi­tion, jus­te­ment, de cour­roie de trans­mis­sion entre par­tis et syn­di­cats. Pour l’ex­pli­quer, il faut rap­pe­ler qu’il y a eu des dés­illu­sions très fortes, notam­ment après 1981, entre 1997 et 2002 par exemple, où il y a eu une pre­mière loi pour les 35 heures qui était posi­tive, mais une deuxième qui l’é­tait beau­coup moins, et éga­le­ment de grandes pri­va­ti­sa­tions. Et puis 2012, évi­dem­ment. Depuis, de nom­breuses réflexions ont été menées au sein du mou­ve­ment syn­di­cal à ce sujet. Comme nous ne sommes pas majo­ri­tai­re­ment anar­cho-syn­di­ca­listes, nous pen­sons que pour trans­for­mer la socié­té, il faut se don­ner les moyens d’ac­cé­der au pou­voir, donc réflé­chir à l’exer­cice du pou­voir et, par là-même, à notre rap­port au poli­tique. Reste que le syn­di­ca­lisme doit fon­da­men­ta­le­ment demeu­rer indé­pen­dant vis-à-vis des par­tis et savoir jouer son rôle de contre-pou­voir au sens large, y com­pris et d’au­tant plus quand c’est la gauche qui est aux manettes, afin de ne pas répé­ter les erreurs passées. 

Comme avec François Hollande ?

« Jamais une lutte ne doit être mise sous le bois­seau pour ne pas déran­ger un par­ti, quel qu’il soit, ou telle force poli­tique qui serait au pouvoir. »

Durant le man­dat de François Hollande, le voile s’est très vite dis­si­pé, avec sa « poli­tique de l’offre » et le chèque de 20 mil­liards de CICE au patro­nat, sa réforme des retraites puis sa loi tra­vail. Il s’agit d’une vio­lente tra­hi­son des tra­vailleuses et tra­vailleurs. Nous n’oublions pas que c’est lui qui, à la demande du patro­nat, a ins­tal­lé Emmanuel Macron ! Il y a deux lignes rouges concer­nant notre rap­port à la poli­tique à la CGT. Premièrement, jamais une lutte ne doit être mise sous le bois­seau pour ne pas déran­ger un par­ti, quel qu’il soit, ou telle force poli­tique qui serait au pou­voir. Les tra­vailleurs ont des reven­di­ca­tions, une lutte à mener. Le syn­di­ca­lisme est là pour les orga­ni­ser, les défendre, que le gou­ver­ne­ment soit de gauche ou de droite. D’autre part, jamais une lutte ne doit être ins­tru­men­ta­li­sée pour autre chose qu’elle-même. C’est l’un des points de débat qu’il y a eus dans la mobi­li­sa­tion sur la réforme des retraites. Par exemple, à un moment de la mobi­li­sa­tion, cer­taines orga­ni­sa­tions poli­tiques com­men­çaient à deman­der la démis­sion du gou­ver­ne­ment. Notre mot d’ordre était le retrait de la réforme des retraites. Certes, cela aurait été un plai­sir que le gou­ver­ne­ment démis­sionne, mais cela ne garan­tis­sait en rien le retrait de la réforme, qui était la reven­di­ca­tion cen­trale des tra­vailleuses et des travailleurs.

Mai 68 a été l’un des plus grands moments de grève ouvrière sur des reven­di­ca­tions sala­riales, de démo­cra­tie au tra­vail, de condi­tions de tra­vail, etc. Et aus­si un mou­ve­ment plus large de trans­for­ma­tion de la socié­té, de dyna­mique poli­tique, etc. Mais nous, la CGT, nous sommes allés à la dis­cus­sion de Grenelle. Il n’y a pas eu d’ac­cord à la sor­tie, mais on y est allés, nous, avec les reven­di­ca­tions des tra­vailleuses et des tra­vailleurs. Et notre stra­té­gie, en Mai 68, c’é­tait de répondre à ces reven­di­ca­tions immé­diates tout en appe­lant à une trans­for­ma­tion sociale plus large. En Mai 68, Georges Seguy réunit l’ensemble des par­tis de gauche et les appelle à pro­po­ser une alter­na­tive ras­sem­blée et offen­sive au gaul­lisme. La CGT joue donc l’ensemble de la par­ti­tion : obte­nir des avan­cées immé­diates et faire en sorte que la mobi­li­sa­tion sociale débouche sur une alter­na­tive poli­tique, dyna­mique qui abou­ti­ra en 1981 à 18 mois de conquêtes sociales (natio­na­li­sa­tions, retraite à 60 ans, 39 heures, cin­quième semaine de congés payés…), avant le tour­nant de la rigueur.

[Manifestation contre la réforme des retraites, 7 mars 2023, Marseille | Cyrille Choupas]

Nous fêtons cette année les 80 ans du Conseil natio­nal de la Résistance (CNR), qui a obte­nu de nom­breux acquis sociaux, notam­ment parce qu’en fai­saient par­tie des ministres issus du PCF comme de la CGT. Comment voyez-vous rétros­pec­ti­ve­ment l’articulation entre ces deux grandes forces, poli­tique et syndicale ?

À l’évidence, c’est un moment de réfé­rence. La période 1945–1947 est même le plus grand moment de réforme sociale qu’on ait connu, qui a com­men­cé dès 1944. C’est allé très vite. C’est en par­tie grâce à la force de la CGT que le CNR a exis­té, parce que nous nous sommes réuni­fiés avec les Accords du Perreux trois mois avant sa créa­tion. La CGT était membre du Bureau du CNR. Il y a eu trois pré­si­dents au CNR : Jean Moulin, Georges Bidault, et enfin Louis Saillant, qui était pré­sident de la CGT. À l’époque, nous avions effec­ti­ve­ment des dépu­tés et des ministres CGT. Dans les grands moments de conquête sociale, que cela soit 1936, 1945 ou 1981, la CGT a tou­jours joué un rôle impor­tant dans l’u­nion de la gauche, pour qu’il y ait un pro­gramme offen­sif en termes de natio­na­li­sa­tion, de retraite, de sécu­ri­té sociale, etc. Les conquêtes sociales ne sont jamais arri­vées grâce à des dyna­miques poli­tiques venues d’en haut, mais seule­ment parce qu’il exis­tait des dyna­miques sociales dans les­quelles la CGT a joué un rôle majeur. Si nous avons eu 1936 et non les ligues fas­cistes au pou­voir, c’est parce que la CGT a orga­ni­sé le 12 Février 1934, parce qu’elle s’est réuni­fiée et parce qu’elle a per­mis, grâce à la dyna­mique ain­si amor­cée, la créa­tion du Front popu­laire. Ce qu’il faut rete­nir, c’est qu’à chaque fois, l’u­ni­té syn­di­cale pré­cède l’u­ni­té politique.

De la pro­pa­gande à la pro­pa­gande par le fait, il n’y a qu’un pas. Justement, la mobi­li­sa­tion contre la réforme des retraites semble renouer avec une diver­si­té de modes d’ac­tion qui ne se limitent plus uni­que­ment aux grèves et aux mani­fes­ta­tions. Casserolades, blo­cages, etc. Émile Pouget1, l’un des fon­da­teurs de la CGT, a signé un livre dont le titre est clair : Le Sabotage. Est-ce qu’il n’y aurait pas lieu de réflé­chir aux ori­gines du syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire de la CGT, qui prend en compte la ques­tion du sabo­tage, ou encore d’autres modes d’action directe ?

« C’est le patro­nat qui sabote l’outil de pro­duc­tion, pas les travailleurs ! »

C’est le patro­nat qui sabote l’outil de pro­duc­tion, pas les tra­vailleurs ! Premièrement, il y a eu de nom­breuses actions dans l’éner­gie, comme les mises en « sobrié­té éner­gé­tique ». Durant la mobi­li­sa­tion contre la réforme des retraites, nous ne sommes pas res­tés les deux pieds dans le même sabot, nous avons mené des actions diverses. En consé­quence, cer­tains nous ont accu­sés d’être des voyous. À tel point que de nom­breux syn­di­ca­listes sont cri­mi­na­li­sés et traî­nés devant les tri­bu­naux. Aujourd’hui, c’est plus de mille mili­tants et mili­tantes de la CGT qui sont pour­sui­vis par la justice.

Pourriez-vous pré­ci­ser ce chiffre ?

Attention à ne pas rajou­ter à l’omerta orga­ni­sée par le pou­voir sur ce sujet. Ce chiffre est mini­mi­sé car les pour­suites sont si nom­breuses que nous pei­nons à les recen­ser. Il y a bien sûr d’abord des cen­taines de militant.e.s de l’énergie qui ont été le fer de lance de la mobi­li­sa­tion et que le patro­nat et le gou­ver­ne­ment veulent mater. Très récem­ment, le par­quet a requis 1 an de pri­son avec sur­sis contre le secré­taire géné­ral de la CGT du Nord suite à une phrase sur un tract, le secré­taire géné­ral de la CGT de Seine Saint-Denis a subi 9 heures de garde à vue suite à une mani­fes­ta­tion orga­ni­sée à l’occasion de la venue d’Emmanuel Macron à Saint-Denis, et le secré­taire géné­ral de la CGT de l’Allier a été pour­sui­vi pour la 29e fois suite à une opé­ra­tion escar­got… Et je ne parle pas des cas quo­ti­diens de répres­sion patro­nale décom­plexée que nous affron­tons, avec des mili­tants licen­ciés dès que nous implan­tons une nou­velle base dans une entre­prise ou dès que nous fai­sons grève. La répres­sion syn­di­cale atteint un niveau que nous n’avions plus connu depuis la déco­lo­ni­sa­tion, où la CGT avait payé cher son enga­ge­ment pour l’autodétermination des peuples ! 

[Manifestation contre la réforme des retraites, 7 mars 2023, Marseille | Cyrille Choupas]

Citez-moi une autre orga­ni­sa­tion, syn­di­cale, poli­tique, qui affronte le gou­ver­ne­ment avec autant de mili­tants et mili­tantes pour­sui­vies en jus­tice ! Récemment, les agri­cul­teurs ont mis le feu à des bâti­ments publics, mais le gou­ver­ne­ment a fer­mé les yeux et appe­lé les forces de l’ordre à la clé­mence. Nous, nous fai­sons un feu de palettes sur la voie publique et nous avons un pro­cès… Nous ne pou­vons mener ce type d’action que lorsque l’opinion est mas­si­ve­ment avec nous. Si nous le fai­sons sans un rap­port de force de masse, nous nous iso­lons, et il devient très facile de nous faire taire. De façon réci­proque, les stra­té­gies d’avant-garde éclai­rée ne fonc­tionnent pas : il faut tou­jours avoir la dyna­mique de mobi­li­sa­tion avec soi, et l’emmener le plus loin pos­sible. C’est pour ça que nous sommes allés sur toutes les actions que nous pou­vions faire, sauf des actions de vio­lence contre les per­sonnes, ou de dégra­da­tion volon­taire de bâti­ments, parce que ça ne fait effec­ti­ve­ment pas par­tie de notre réper­toire d’actions.

Seuls les mili­tants éco­lo­gistes paraissent aujourd’­hui héri­ter de cette tra­di­tion. Face à un pou­voir radi­ca­li­sé, ne serait-il pour­tant pas per­ti­nent de s’en inspirer ?

« La répres­sion syn­di­cale atteint un niveau que nous n’avions plus connu depuis la déco­lo­ni­sa­tion où la CGT avait payé cher son enga­ge­ment pour l’autodétermination des peuples ! »

Nous ne cher­chons pas à mas­quer la néces­si­té de l’action de masse par des coups de com’ ou des buzz sans effi­ca­ci­té réelle. Nous n’a­vons pas de féti­chisme d’un mode d’ac­tion en par­ti­cu­lier plu­tôt qu’un autre. Une seule chose est sûre, c’est que le bon mode d’ac­tion est celui choi­si par les sala­riés col­lec­ti­ve­ment. Par exemple, les actions dans l’éner­gie ont été mises en place par les sala­riés de l’éner­gie eux-mêmes : ils ont déci­dé col­lec­ti­ve­ment et ont agi sur leur outil de tra­vail. Par contre, il faut le dire, les actions où des éco­lo­gistes bloquent une mine de char­bon sans les ouvriers qui y tra­vaillent, voire contre eux, sont une catas­trophe, car elles mettent en oppo­si­tion le social et l’en­vi­ron­ne­men­tal. La CGT, effec­ti­ve­ment, n’en pas­se­ra jamais par là. Je le répète, il faut nous ras­sem­bler et non nous diviser !

La séquence de mobi­li­sa­tions contre la réforme des retraites a été mar­quée aus­si par la dure répres­sion vécue à Sainte-Soline par les mani­fes­tants contre les méga­bas­sines. Parmi eux, il y avait bien des syn­di­ca­listes de la base de la CGT. Y avait-il le sou­hait d’une agglo­mé­ra­tion des luttes lors de ce moment déci­sif ? Officiellement, il n’y a pas eu de décla­ra­tion forte de la CGT à ce sujet, qui aurait per­mis de ras­sem­bler les ailes rouge et verte…

Détrompez-vous ! La CGT du dépar­te­ment y était bel et bien. Preuve en est, le secré­taire géné­ral de l’Union dépar­te­men­tale vient d’être condam­né. Il est vrai néan­moins qu’a­voir toute la CGT au niveau natio­nal là-bas était impos­sible. Cette séquence s’est dérou­lée pen­dant le congrès confé­dé­ral et en plein conflit contre la réforme des retraites… Je suis allée à Niort en sep­tembre, au moment des pre­miers pro­cès contre les méga­bas­sines, afin de sou­te­nir le secré­taire géné­ral de l’Union dépar­te­men­tale. Je m’at­ten­dais à ce que nous soyons une pièce rap­por­tée car, effec­ti­ve­ment, nous n’a­vons pas ini­tié cette mobi­li­sa­tion. Mais, sur place, nous for­mions la moi­tié, voire les deux tiers du nombre de per­sonnes pré­sentes au moment de l’au­dience. Il y avait au moins 3 000 mili­tants CGT dans la ville ! À tel point qu’on pou­vait avoir l’im­pres­sion que c’é­tait une mobi­li­sa­tion de la CGT. Donc, nous étions et sommes bien au ren­dez-vous pour les com­bats éco­lo­giques de Sainte-Soline.

[À l'assaut de la « forteresse », photographie tirée d’Avoir 20 ans à Sainte-Soline, La Dispute, 2024]

Vous avez dit, à pro­pos des Jeux olym­piques de Paris, ne pas vou­loir « gâcher la fête ». Pouvez-vous recon­tex­tua­li­ser cette phrase ? Car cer­tains regrettent que la CGT ne sai­sisse pas l’op­por­tu­ni­té des JO pour pou­voir créer un rap­port de force, non seule­ment au niveau natio­nal, mais aus­si international.

Je main­tiens que la CGT ne dira jamais qu’il ne faut pas faire grève pen­dant les JO – d’ailleurs la CGT dépose des pré­avis de grève dans de nom­breux sec­teurs. Il y a un cer­tain nombre de pro­blèmes, par exemple dans la san­té, où c’est une catas­trophe (manque de soi­gnants, réqui­si­tions de per­son­nel). La CGT hausse donc le ton. Si ces pro­blèmes ne sont pas réglés d’i­ci aux JO et que les tra­vailleurs sou­haitent se mettre en grève, nous les sou­tien­drons et nous appel­le­rons à la mobi­li­sa­tion. À aucun moment, en ver­tu d’un quel­conque inté­rêt supé­rieur, les tra­vailleuses et tra­vailleurs ne devraient s’abstenir de faire grève et d’ex­pri­mer leurs reven­di­ca­tions. Il faut tou­te­fois rap­pe­ler que les JO, c’est cinq mil­liards de télé­spec­ta­teurs. C’est un évé­ne­ment à forte dimen­sion média­tique, avec une adhé­sion popu­laire. C’est énorme.

« Si ces pro­blèmes ne sont pas réglés d’i­ci aux JO et que les tra­vailleurs sou­haitent se mettre en grève, nous les sou­tien­drons et nous appel­le­rons à la mobilisation. » 

Prenons l’exemple de la Coupe du monde de foot­ball au Qatar. Évidemment, nous avons appe­lé à la boy­cot­ter, la CGT a dénon­cé les condi­tions de tra­vail, etc. Mais tous ceux qui aiment le foot avaient beau cri­ti­quer cette com­pé­ti­tion, ils l’ont tous regar­dée. Ceux qui affirment « qu’il faut blo­quer les JO » à la va-vite sont sou­vent ceux qui ne voient pas le rap­port de force néces­saire pour réus­sir à faire entendre leurs reven­di­ca­tions sans être contre l’o­pi­nion. La bataille fonc­tionne sur ces deux pieds, celle de l’o­pi­nion et celle du rap­port de force.

Philippe Poutou, par­mi d’autres, a récem­ment décla­ré que les mobi­li­sa­tions des agri­cul­teurs pou­vaient être le match retour pour le mou­ve­ment social qui s’est oppo­sé à la réforme des retraites l’an pas­sé — en somme, qu’il fau­drait que tout le monde aille dans la rue avec les agri­cul­teurs, par­tis poli­tiques et syn­di­cats com­pris… Qu’en pensez-vous ?

Il faut rap­pe­ler que struc­tu­rel­le­ment, les agri­cul­teurs ne sont pas sala­riés, pour la plu­part. Ce sont majo­ri­tai­re­ment des patrons. Et la FNSEA, de fait, n’est pas une orga­ni­sa­tion de sala­riés, mais de patrons. Elle a par­tie liée avec l’agrobusiness : ils ne sont pas du même côté de la fron­tière Capital-Travail que nous. Et ils exploitent près d’un mil­lion d’ouvriers agri­coles, dont per­sonne ne parle jamais d’ailleurs, alors qu’ils ont des condi­tions de tra­vail très dégra­dées. Il faut aus­si être très clair sur les stra­té­gies d’infiltration de l’extrême droite, via la Coordination rurale notam­ment. Pour notre part, nous avons renoué des liens étroits avec la Confédération pay­sanne et le MODEF2 avec qui nous par­ta­geons des concep­tions sociales et envi­ron­ne­men­tales. L’unité doit se faire sur des accords de fond. Tout ce qui bouge n’est pas for­cé­ment rouge. La CGT a lan­cé un appel clair à aller ren­con­trer les agri­cul­teurs et agri­cul­trices sur les bar­rages, pour construire des conver­gences contre l’agro-industrie. Ceci a per­mis sur cer­tains ter­ri­toires des dyna­miques très inté­res­santes. Malheureusement, la FNSEA et la Coordination rurale se sont mises d’accord avec le gou­ver­ne­ment pour ten­ter de détour­ner la mobi­li­sa­tion contre les normes envi­ron­ne­men­tales, pour mieux pro­té­ger le capi­tal et l’agrobusiness.

Concernant la situa­tion actuelle, ce que nous sou­hai­tons, c’est un véri­table débat sur l’a­li­men­ta­tion : com­ment bien pro­duire, bien man­ger et bien vivre de son tra­vail ? Les agri­cul­teurs sont enfer­més dans un pro­duc­ti­visme tou­jours plus effré­né tan­dis que toutes les régle­men­ta­tions sont affai­blies. Il en résulte que leur situa­tion s’ef­fondre avec la fin des quo­tas sucriers et des quo­tas lai­tiers. Leurs reve­nus s’effondrent, tan­dis que les prix de l’alimentaire explosent avec au milieu l’industrie agroa­li­men­taire et la grande dis­tri­bu­tion qui se gavent. Nous nous bat­tons donc, avec la Confédération pay­sanne et le MODEF, pour mettre la ques­tion du reve­nu des agri­cul­teurs au centre du débat.


Photographies de ban­nière et de vignette : Cyrille Choupas


image_pdf
  1. À écou­ter : « Pourquoi la CGT encou­ra­geait-elle le « sabo­tage » au début du XXe siècle ? », de Laurence Malonda, France Culture, 26 avril 2023.[]
  2. À lire : « Prix plan­chers : trois syn­di­cats agri­coles envoient une lettre à Macron », Reporterre.[]

share Partager