Socialisme et Évangiles : quelles convergences ?


Entretien inédit avec le site de Ballast
C’est non sans étonnement que nous avions reçu un cour­rier des auteurs du Plaidoyer pour un nou­vel enga­ge­ment chré­tien  Anne Guillard, Jean-Victor Elie et Pierre-Louis Choquet —, nous invi­tant à dis­cu­ter leur réflexion. Le chris­tia­nisme (et plus par­ti­cu­liè­re­ment le catho­li­cisme) est-il condam­né à res­ter l’af­faire majo­ri­taire de la droite ? Dénonçant la main­mise de la Manif pour tous et des iden­ti­taires sur le mes­sage évan­gé­lique, le trio entend por­ter une autre voix, sociale, anti­ca­pi­ta­liste et éco­lo­gique. « La bour­geoi­sie réac­tion­naire a par­tout eu soin d’at­ti­ser les haines reli­gieuses […] pour atti­rer de ce côté l’at­ten­tion des masses et les détour­ner des pro­blèmes éco­no­miques et poli­tiques réel­le­ment fon­da­men­taux1 », lan­çait Lénine en 1905, dési­reux de ne pas nuire à l’u­ni­té de celles et ceux qui vendent leur force de tra­vail au nom d’un athéisme excluant. Eh bien, dis­cu­tons donc !

Vous citez Thorez, appe­lant les chré­tiens à inté­grer le PCF, et le phi­lo­sophe Emmanuel Mounier, aspi­rant à lier le cor­pus chré­tien aux « zones vives de l’espérance com­mu­niste ». Est-ce un sillon que vous creu­sez en affi­chant votre sou­tien au can­di­dat Mélenchon, en mars 2017 ?

Pierre-Louis Choquet : Dans la pre­mière par­tie de notre livre, nous avons ten­té de faire une « généa­lo­gie » de la crainte des catho­liques fran­çais vis-à-vis de la gauche et, a for­tio­ri, de la gauche radi­cale. Force est de consta­ter, à tra­vers les sta­tis­tiques élec­to­rales2 ou les unes des jour­naux catho­liques dans les semaines qui ont pré­cé­dé la der­nière élec­tion pré­si­den­tielle en France, que les can­di­dats de gauche n’ont pas la faveur des catho­liques pra­ti­quants. Pourtant — l’idée est presque deve­nue un lieu com­mun —, les Évangiles recèlent de nom­breux appels à une radi­ca­li­té sociale et éco­no­mique en faveur des plus pauvres et des exclus : autant de com­bats que mènent les hommes et femmes enga­gés à gauche, depuis long­temps, et qui résonnent aujourd’hui avec les inter­pel­la­tions et les exhor­ta­tions inces­santes du pape François, au sujet des réfu­giés, du chan­ge­ment cli­ma­tique, etc. C’était d’ailleurs tout l’enjeu de la tri­bune que nous avons publiée : défendre, en tant que chré­tiens inter­pe­lés par la radi­ca­li­té de l’humanisme évan­gé­lique, l’idée que les can­di­da­tures de Benoit Hamon et de Jean-Luc Mélenchon devaient être réel­le­ment prises au sérieux. Le geste qui consiste à mettre en lumière les conver­gences entre le mes­sage évan­gé­lique et les valeurs de la gauche radi­cale n’est d’ailleurs pas nou­veau : Charles Péguy, Emmanuel Mounier, Simone Weil, et tant d’autres, l’ont réac­tua­li­sé en leur temps !

Il existe un cou­rant anar­chiste chré­tien. La mili­tante liber­taire Emma Goldman n’en écri­vit pas moins, en 1913, que « la reli­gion chré­tienne et la morale prônent la gloire de l’Au-delà et res­tent, dès lors, indif­fé­rentes aux hor­reurs de la Terre ». Elle ajou­tait que Jésus était « par­fai­te­ment inof­fen­sif » puisqu’il n’a jamais appe­lé à la résis­tance ici-bas contre les Romains. Vous esti­mez pour­tant que cette même reli­gion per­met d’« agir col­lec­ti­ve­ment sur nos condi­tions d’existence »…

« Les Évangiles recèlent de nom­breux appels à une radi­ca­li­té sociale et éco­no­mique en faveur des plus pauvres et des exclus : autant de com­bats que mènent les hommes et femmes enga­gés à gauche. »

Anne Guillard : Avant le concile Vatican II, en 1965, l’emphase des ser­mons reli­gieux était en effet por­tée sur l’espérance de la vie après la mort et sur la vie bonne à mener ici-bas, dans le but d’être accueilli par Dieu. De ce fait, on ne peut pas dire que la reli­gion chré­tienne ait été indif­fé­rente aux hor­reurs de la vie ter­restre, dans la mesure où cette vie était l’espace dans lequel notre action pou­vait se déployer en vue du salut. Les hos­pices, le soin des pauvres, et le choix même de la pau­vre­té volon­taire, repré­sen­taient une vie authen­ti­que­ment évan­gé­lique avant que ne s’épanouisse le puri­ta­nisme pro­tes­tant qui consi­dé­ra la pau­vre­té comme un signe de non-élec­tion divine. Auparavant, le chris­tia­nisme en son entier recon­nais­sait dans les lieux d’indigence et le soin des souf­frances la figure du Christ, qui lui-même s’était mis au ser­vice des lais­sés-pour-compte. Servir Dieu, c’était ser­vir les plus pauvres, et être pauvre, c’était imi­ter le Christ. Si Jésus était per­çu comme quelqu’un d’inoffensif pour les colo­ni­sa­teurs romains, il était consi­dé­ré comme un élé­ment sub­ver­sif à éli­mi­ner par le pou­voir reli­gieux de l’époque puisqu’il cri­ti­quait l’hypocrisie et la col­lu­sion des chefs reli­gieux avec le pou­voir poli­tique romain. D’une cer­taine manière, Jésus invite à prendre conscience de l’importance d’une dis­tinc­tion des ordres et des réa­li­tés du monde, tout en mon­trant leur inter­dé­pen­dance. Cela ne signi­fie pas le dés­in­ves­tis­se­ment d’une sphère au détri­ment d’une autre !

Dès ses débuts, le chris­tia­nisme a été une force de résis­tance poli­tique refu­sant caté­go­ri­que­ment de sous­crire au culte de l’empereur romain — récla­mant ain­si impli­ci­te­ment la sépa­ra­tion des pou­voirs spi­ri­tuels et tem­po­rels. En ver­tu de son ori­gine théo­lo­gique (on ne rend de culte qu’à Dieu), cette foi devient poli­ti­que­ment per­ti­nente. Les rois d’i­ci-bas ne sont pas Dieu : ils sont faillibles et peuvent être contes­tés. En outre, une telle dis­tinc­tion était essen­tielle car elle empê­chait le chris­tia­nisme de se consti­tuer en Églises natio­nales liées à un culte civique spé­ci­fique qui signe­rait sa mort future, conco­mi­tam­ment à celle des États aux­quels elles se seraient liées. Or si le chris­tia­nisme se fonde sur une sépa­ra­tion des ordres, c’est dans un sou­ci por­té au bien du com­mun en vue d’une com­mu­nion. Le pape Léon XIII consi­dère ain­si que le bien com­mun consti­tue « après Dieu, dans la socié­té, la loi pre­mière et der­nière3 ». Il ne s’agit donc pas d’une démarche dont l’horizon serait stric­te­ment poli­tique, une sorte de telos [cause finale, ndlr] poli­tique, mais bien plu­tôt comme un ethos [us, manière d’être, ndlr] et un moyen indis­pen­sables pour une visée plus grande, celle d’une com­mu­nion du vivant en tra­vail dès main­te­nant. L’action col­lec­tive sur nos condi­tions d’existence repré­sente donc le lieu de véri­fi­ca­tion empi­rique en même temps que le lieu de récep­tion de notre foi. Agir pour le bien com­mun consti­tue le lieu, l’indice et l’épreuve de l’expérience de l’amour de Dieu pour le monde.

[Kenzo Okada]

Quelle est cette force de résis­tance poli­tique que vous évo­quez en par­lant des débuts du christianisme ?

Pierre-Louis Choquet : L’entretien entre Pilate et Jésus dans l’Évangile de Jean — cha­pitre 18 — est magni­fi­que­ment ana­ly­sé par l’his­to­rien ita­lien Aldo Schiavone. Celui-ci montre bien que lorsque Jésus dit que « son Royaume n’est pas de ce monde », il dénude, si l’on peut dire, le pou­voir tem­po­rel en lui reti­rant toute pré­ten­tion à une légi­ti­mi­té der­nière. Cela pour­rait être inter­pré­té comme un « droit à la fuite » (qui consis­te­rait à dire que, de toute façon, « tout se joue ailleurs »), mais cela peut aus­si être extrê­me­ment sti­mu­lant si l’on part du point de vue que, pour le chré­tien qui s’en­gage à la suite de Jésus-Christ, on peut dire en quelque sorte que « tout est déjà gagné ». Cela ne signi­fie pas, bien au contraire, que cela ne coûte rien de s’engager et que la foi serait une assu­rance-vie ! Disons que si le ou la chrétien⋅ne a une claire conscience que le tra­gique est au cœur de la vie morale, il ou elle espère en même temps rece­voir la pro­fonde confiance que le bien et l’amour, jusqu’au sacri­fice de soi, sont vic­to­rieux — et ce, quelle que soit la cruau­té des « mâchoires » de l’Histoire. Des per­sonnes sin­gu­lières comme Martin Luther King Jr. ou Desmond Tutu portent le signe de cette réa­li­té. Mais si l’on revient au contexte romain, et à la résis­tance dont les chré­tiens ont pu faire preuve à cette époque, il faut noter que la crise mili­taire et éco­no­mique qui a frap­pé l’empire à par­tir du milieu du IIIe siècle a eu un rôle impor­tant dans le déclen­che­ment des per­sé­cu­tions : elle a conduit l’empereur Aurélien à intro­duire un culte public — le Sol Invictus — afin de res­tau­rer l’u­ni­té morale et reli­gieuse. Évidemment, comme l’a dit Anne, les chré­tiens eurent bien du mal à prendre tout cela au sérieux ; c’est leur oppo­si­tion à une forme forte de reli­gion publique qui les ame­na à être per­sé­cu­tés, notam­ment sous Dioclétien, au début du IVe siècle. Depuis, cette ten­sion entre les deux royaumes n’a eu de cesse de se repo­ser dans des termes tou­jours nou­veaux, au gré des dif­fé­rents contextes his­to­riques et politiques…

Vous pen­sez à un évè­ne­ment en particulier ?

« Beaucoup de chré­tiens congo­lais ont le cou­rage et l’a­plomb de mani­fes­ter contre le régime Kabila depuis plu­sieurs mois. Parfois au risque de leur vie. »

Pierre-Louis Choquet : Ce qui se passe actuel­le­ment en République démo­cra­tique du Congo est à cet égard très inté­res­sant. Il ne s’a­git pas de por­ter aux nues l’Église catho­lique congo­laise, qui est, à n’en pas dou­ter, pleine d’im­per­fec­tions, mais seule­ment de rap­pe­ler que beau­coup de chré­tiens congo­lais (pour la grande majo­ri­té regrou­pés au sein du Comité de coor­di­na­tion des laïcs, le CLC) ont le cou­rage et l’aplomb de mani­fes­ter contre le régime Kabila depuis plu­sieurs mois. Parfois au risque de leur vie. On pour­rait citer aus­si bien l’exemple du Mexique, où de nom­breux chré­tiens jouent un rôle impor­tant pour dénon­cer la vio­lence des car­tels, ou encore celui de la République cen­tra­fri­caine, où plu­sieurs membres du cler­gé jouent un rôle incon­tour­nable pour ten­ter de réta­blir la paix entre les com­mu­nau­tés chré­tiennes et musul­manes dans un pays en proie à la guerre civile — et ce, bien loin des camé­ras occidentales.

La doc­trine chré­tienne sup­pose de « désa­cra­li­ser » le pou­voir tem­po­rel au nom de l’existence d’une auto­ri­té d’ordre supé­rieur. Pour autant, à tra­vers l’Histoire, l’Église catho­lique a fait preuve d’un cen­tra­lisme très mar­qué, au point d’ins­ti­tuer un pou­voir ter­restre par­ti­cu­liè­re­ment puis­sant. Cet auto­ri­ta­risme est-il com­pa­tible avec l’es­sence « résis­tante » du chris­tia­nisme, à laquelle vous venez de faire allusion ?

Pierre-Louis Choquet : Il est impor­tant de se rap­pe­ler que l’Église n’a pas tou­jours été aus­si cen­tra­li­sée qu’elle ne l’est aujourd’­hui. Si la parole du pape a vu son impor­tance se conso­li­der depuis envi­ron 200 ans, il ne faut pas oublier que le mode de fonc­tion­ne­ment de l’Église est, à l’o­ri­gine, syno­dal : ce sont les évêques et leurs com­mu­nau­tés qui se sai­sissent des ques­tions qui émergent et tentent de dis­cer­ner les che­mins qui « mènent vers le Christ ». Sur le plan théo­lo­gique, il est clair que le cœur du dogme chré­tien a été sta­bi­li­sé lors des grands conciles du IV‑Ve siècle et n’est plus redis­cu­té depuis. Cependant, de nom­breux points très impor­tants de pas­to­rale4 res­tent du res­sort des dio­cèses — comme ce qui concerne la façon dont peuvent être accom­pa­gnés les divor­cés rema­riés. Mais les ques­tions qui peuvent être dis­cu­tées lors d’un synode peuvent être toutes autres ! Dans l’en­cy­clique Laudato Si, le pape François se réfère ain­si à de nom­breux tra­vaux de com­mis­sions épis­co­pales locales des pays du Sud, qui expriment la néces­si­té d’a­gir contre le chan­ge­ment cli­ma­tique. En les res­sai­sis­sant dans un docu­ment romain, il tente de leur don­ner un accès à l’u­ni­ver­sa­li­té, qui doit en retour inter­pel­ler les assem­blées de croyants dans les pays du Nord. Ce mode de fonc­tion­ne­ment n’empêche pas des déci­sions et des prises de parole typi­que­ment des­cen­dantes (on connaît bien le si décrié dogme de l’infailli­bi­li­té pon­ti­fi­cale), qui a prio­ri inter­disent toute résis­tance. Mais si on contex­tua­lise cet auto­ri­ta­risme, on remarque qu’il émerge au moment de la révo­lu­tion indus­trielle — c’est-à-dire dans une période où la puis­sance de l’Église catho­lique romaine s’af­faisse. Il faut néan­moins recon­naître que la culture du débat au sein de l’Église catho­lique est encore à tra­vailler : les condi­tions de pro­duc­tion du dis­cours ecclé­sial res­tent encore trop confi­nées dans les struc­tures institutionnelles.

[Kenzo Okada]

L’écologiste Paul Ariès estime que « les milieux d’affaires n’ont stric­te­ment rien à craindre » du pape François et que son anti­ca­pi­ta­lisme demeure un leurre tant il « uti­lise les gros mots de la théo­lo­gie de la libé­ra­tion mais pour mieux les vider de leur charge éman­ci­pa­trice ». Comprenez-vous cette méfiance ?

Pierre-Louis Choquet : Je suis tout à fait d’accord pour dire qu’il y a, dans le monde contem­po­rain, un évi­de­ment de la parole publique tenue par les grands diri­geants (chefs d’État, diri­geants d’entreprise, etc.). Ce qui a bien enten­du des réper­cus­sions sur l’ensemble de la socié­té. Pourtant, je pense que la parole du pape est beau­coup moins sujette à cette dégra­da­tion. En fait, une parole se « décom­pose » à par­tir du moment où l’institution dont elle émane (l’État, une mul­ti­na­tio­nale, etc.) a per­du, ou est en train de perdre, son auto­ri­té, et que celle-ci se trans­forme en pou­voir. Là où l’autorité sus­cite l’obéissance, le pou­voir la décrète en s’appuyant, bien sou­vent, sur des moyens coer­ci­tifs. De façon sché­ma­tique, on pour­rait dire que la parole papale n’est pas inves­tie d’un pou­voir (en tout cas, beau­coup moins que par le pas­sé) mais, qu’en revanche, la source de son auto­ri­té reste très forte : c’est le mes­sage évan­gé­lique. La parole papale n’a au fond que deux objec­tifs : gui­der le/la croyant·e au cœur de sa foi chré­tienne et invi­ter l’autrement-croyant·e à médi­ter, s’il le sou­haite, la vie éthique exem­plaire de Jésus de Nazareth. Ainsi, quand le pape use des « gros mots de la théo­lo­gie de la libé­ra­tion », c’est sur­tout pour recon­duire chacun·e à s’interroger : qu’est-ce que je fais, concrè­te­ment, avec les autres pour que s’annonce ici même une com­mu­nau­té humaine qui pré­fi­gure le monde de jus­tice auquel nous aspi­rons ? Nous sommes là à la join­ture de la vie spi­ri­tuelle et de la vie pra­tique. Si plus de chrétien·ne·s osaient davan­tage quit­ter leurs peurs (bien humaines !) pour s’aventurer vers ces lisières, nous pour­rions être sur­pris… Paul Ariès ferait donc peut-être mieux de lais­ser le béné­fice au doute ! Mais ce qui est impor­tant, ici, c’est de bien com­prendre la spé­ci­fi­ci­té de la parole papale par rap­port à celle d’autres diri­geants du « tem­po­rel ». Elle vise à recon­duire cha­cun à ses propres sources morales et spi­ri­tuelles plus qu’à ordon­ner à des sous-fifres d’appliquer un programme.

Revenons au « puri­ta­nisme pro­tes­tant » que vous avez évo­qué. Le pro­tes­tan­tisme, dans sa ver­sion luthé­rienne ini­tiale, s’est consti­tué en réac­tion contre le faste de l’Église catho­lique, le com­merce des indul­gences ! Il a prô­né un retour à la lec­ture des Évangiles et à l’exemplarité de la vie simple et modeste de Jésus. Tous les catho­liques ne sont pas François d’Assise…

« Dans cette éco­no­mie, la pau­vre­té est une libé­ra­tion en même temps qu’une liber­té : elle est pro­ces­sus et fin, risque et promesse. »

Anne Guillard : En effet, tous les catho­liques ne le sont pas. Les che­mins que prennent les voca­tions de cha­cun sont sin­gu­lières à l’appel par­ti­cu­lier que Dieu souffle en cha­cun. Néanmoins, on peut dire que la pau­vre­té — et non la misère — est pri­vi­lé­giée car elle est le moyen le plus « aisé » pour vivre plei­ne­ment sur terre le désir de Dieu ; à savoir, être à son image : libre. Dans cette éco­no­mie, la pau­vre­té est une libé­ra­tion en même temps qu’une liber­té : elle est pro­ces­sus et fin, risque et pro­messe. On n’a alors plus à sau­ve­gar­der nos richesses et nos pri­vi­lèges déri­soires, on peut s’ouvrir vrai­ment, rece­voir, don­ner sans nos petites mesures habi­tuelles. Elle est l’expérience, si déran­geante, de vul­né­ra­bi­li­té exis­ten­tielle que rap­pelle la conscience aiguë qu’au fond « tu ne t’appartiens pas à toi-même ». Peu de croyants font le choix de la pau­vre­té car — c’est com­pré­hen­sible — on pré­fère domes­ti­quer le Christ et son appel en choi­sis­sant ce qui nous attire et nous convient. Le cœur par­ta­gé, on fait des petits arran­ge­ments avec la vie, même si c’est un peu au-des­sous de nous-mêmes. Ceci dit, le désir et le choix de la pau­vre­té peuvent venir petit à petit au cours de la vie, et de la matu­ra­tion spi­ri­tuelle de cha­cun ; ce choix ne prend pas néces­sai­re­ment la forme extra­or­di­naire d’une révo­lu­tion sou­daine comme ce fut le cas pour François d’Assise. Cet appel est valable pour toute situa­tion de vie et n’est le pri­vi­lège de per­sonne. Du coup, oui, on peut nuan­cer la mise en pra­tique, mais on ne peut nuan­cer la radi­ca­li­té de l’appel en lui-même. Quant au pro­tes­tan­tisme — bien plus vaste et com­plexe que la maigre res­ti­tu­tion que j’en ai fait plus tôt —, Luther cri­ti­quait non seule­ment la richesse de l’Église, mais éga­le­ment l’instrumentalisation qu’elle fai­sait de la pau­vre­té en consi­dé­rant qu’elle était bonne car elle per­met­tait aux riches pra­ti­quant la cha­ri­té de méri­ter leur rédemp­tion. D’où la valo­ri­sa­tion qu’il fait du salut par la grâce et non par les œuvres et le mérite. La cha­ri­té devient une consé­quence de la foi et non la condi­tion du salut. Les œuvres deviennent non un moyen de salut mais la réponse à la grâce de Dieu. Ce fai­sant, les œuvres et, pro­gres­si­ve­ment, le tra­vail mani­festent cette réponse. Un ren­ver­se­ment se pro­duit alors, fai­sant du pauvre celui qui ne répond pas à cette grâce divine et vit aux cro­chets de ceux qui répondent à l’appel de Dieu par le tra­vail. Au motif théo­lo­gique, le pauvre se sur­ajoute à un pro­blème économique.

Vous com­bat­tez l’idée d’un chris­tia­nisme enten­du comme « pos­ture iden­ti­taire », celui de la Manif pour tous et d’une par­tie de la droite, extrême ou non. Votre « enga­ge­ment chré­tien » n’aurait donc rien de défensif ?

Pierre-Louis Choquet : Pour juger de notre « enga­ge­ment chré­tien » et savoir s’il est défen­sif ou non, il faut ten­ter au préa­lable de répondre à cette ques­tion : qu’est-ce qui, pré­ci­sé­ment, serait à défendre ? Peut-être bien moins que ce que les catho­liques ne vou­draient pen­ser… Le mes­sage évan­gé­lique ? D’une cer­taine façon, celui-ci se défend pro­ba­ble­ment très bien tout seul : comme vous le savez, le cœur de la pré­di­ca­tion de Jésus a tou­jours inter­pel­lé — y com­pris ceux qui n’avaient pas la « foi » — et elle conti­nue­ra très pro­ba­ble­ment à le faire. Alors, que fau­drait-il défendre ? Une « cer­taine influence » pour le chris­tia­nisme en France et en Europe ? Peut-être. En atten­dant, il faut regar­der les faits en face : notre conti­nent est mar­qué par la lame de fond de la sécu­la­ri­sa­tion, et la France n’est pas épar­gnée. Nous vivons, comme le dit le socio­logue Yves Lambert, la « fin de la civi­li­sa­tion parois­siale ». En ce qui concerne les pra­ti­quants, le chris­tia­nisme est déjà deve­nu une reli­gion de dia­spo­ra. Peut-on pous­ser le rai­son­ne­ment jusqu’à dire qu’il pour­rait dis­pa­raître en Europe ? Même si cela semble peu pro­bable à ce jour, il ne faut pas oublier qu’au IVe siècle qua­si­ment toute l’Afrique du Nord était chré­tienne : aujourd’hui, les chré­tiens en sont qua­si­ment absents — à part en Égypte. Nous pou­vons ges­ti­cu­ler et nous accro­cher à des images d’un pas­sé fan­tas­mé (qui auront d’ailleurs tôt fait de deve­nir des idoles !), cela ne ser­vi­ra pas à grand-chose ! Il est nor­mal qu’une telle situa­tion génère des inquié­tudes : nous n’en sommes pas plus exemp­tés que les autres. Mais, par­fois, on a quand même l’impression, en France, que beau­coup de catho­liques s’imaginent, un peu orgueilleu­se­ment, que notre pays est le der­nier bas­tion du chris­tia­nisme — alors même que c’est de plus en plus faux ! Si tant est que les quan­ti­tés comptent, il importe de sou­li­gner que l’Église catho­lique n’a jamais eu autant de fidèles qu’aujourd’hui, notam­ment parce qu’elle conti­nue de s’ancrer en Afrique et en Asie. Sur tous ces points, il faut donc faire preuve de luci­di­té. Au vu de tout ceci, là où une pos­ture défen­sive consis­te­rait à reven­di­quer un atta­che­ment aux « racines chré­tiennes de l’Europe », il me semble plus juste de par­ler d’une « his­toire euro­péenne du chris­tia­nisme ». Car, en tant que tel, le mes­sage évan­gé­lique vien­dra tou­jours d’un ailleurs : quels que soient les lieux qu’il tra­verse, il y sera tou­jours de pas­sage — de ce point de vue, l’Europe ne fait pas excep­tion. Une fois que l’on se débar­rasse de ce poids un peu écra­sant (cette idée que le chris­tia­nisme devrait res­ter « à tout jamais » fiché dans le sol euro­péen) et que l’on prend acte de la fra­gi­li­té de la situa­tion, on peut se deman­der : com­ment conti­nuer, nous autres chrétien·nes, à écrire cette his­toire euro­péenne et à faire preuve de créa­ti­vi­té pour repen­ser la façon dont nous sou­hai­tons par­ti­ci­per à la vie de la Cité, avec tous les hommes et toutes femmes de notre temps ?

[Kenzo Okada]

Vous effec­tuez un lien entre la mon­tée du « rigo­risme isla­mique » et l’émergence d’un « catho­li­cisme intran­si­geant » : quel est-il ?

Anne Guillard : L’une des rai­sons, assez sim­pliste mais néan­moins bien fon­dée, consiste à dire que les jeunes géné­ra­tions sont en recherche plus exi­geante de sens que leurs aînés. Depuis plu­sieurs décen­nies, les socié­tés euro­péennes peinent à trou­ver une réelle consis­tance car elles ne nour­rissent plus une rela­tion vive à la chose com­mune, au bien com­mun. Par la média­tion du droit, la sphère éco­no­mique a colo­ni­sé l’ensemble des espaces de vie sociale et a pro­gres­si­ve­ment vidé de son sens le sou­ci de la chose publique. Face à cette incon­sis­tance, incon­sis­tance fon­da­men­ta­le­ment poli­tique, se tour­ner vers la reli­gion devient un cata­ly­seur des frus­tra­tions. Avec l’art, la reli­gion demeure l’un des der­niers espaces où nom­mer une « trans­cen­dance » ne consti­tue pas un blas­phème poli­tique. Par consé­quent, la pro­po­si­tion reli­gieuse qui recon­naît ce besoin de trans­cen­dance peut consti­tuer un excellent via­tique à nos petites vies et nos indi­vi­dua­li­tés insi­gni­fiantes, en pro­po­sant un enga­ge­ment dans des causes qui les dépassent. Les ima­gi­naires mis à dis­po­si­tion des jeunes dans une socié­té struc­tu­rée par le néo­li­bé­ra­lisme éco­no­mique se trouvent assez mono­chromes, peu créa­tifs, peu sti­mu­lants, voire déses­pé­rants quand on est lucide !

« Par la média­tion du droit, la sphère éco­no­mique a colo­ni­sé l’ensemble des espaces de vie sociale et a pro­gres­si­ve­ment vidé de son sens le sou­ci de la chose publique. »

Une autre rai­son qui peut expli­quer le rigo­risme ou l’intransigeance reli­gieuse contem­po­rains est le fait d’une colère à l’égard de l’injustice poli­tique que repré­sente l’excommunication des reli­gions dans le débat public. Vouloir à tout prix confi­ner les convic­tions reli­gieuses dans la sphère du pri­vé, comme la par­ti­tion libé­rale public/privé le vou­drait, débouche sur de fortes incom­pré­hen­sions. Si ce retrait du reli­gieux dans la sphère de l’intime était vital pour la paix sociale au len­de­main des Guerres de reli­gion en Europe, il n’en est plus ain­si aujourd’hui ; un espace civil qui se vou­drait paci­fié conti­nue­rait à res­pec­ter à éga­li­té les convic­tions diver­gentes, mais pro­po­se­rait éga­le­ment une recon­nais­sance sub­stan­tielle de ces convic­tions reli­gieuses comme une source de contri­bu­tion réelle à la déli­bé­ra­tion publique. Évidemment, cela signi­fie­rait que ces convic­tions res­pectent cer­taines exi­gences des règles du droit moderne en termes de déli­bé­ra­tion poli­tique. Cela implique, par exemple, qu’on ne puisse pas fon­der son argu­men­ta­tion sur un « Dieu dit que… ». Cette idée d’un élar­gis­se­ment de la rai­son publique à la parole reli­gieuse est défen­due notam­ment par le phi­lo­sophe Jean-Marc Ferry. Le tra­vail sur les normes et sur les règles qui défi­nissent notre façon de pen­ser et d’agir est émi­nem­ment com­plexe, et a tout à gagner à élar­gir ses sources de réflexion. Les actes et les paroles vio­lents por­tés par ces (jeunes) croyants mettent en relief avec acui­té le conflit nor­ma­tif entre les convic­tions pri­vées et les valeurs auto­ri­sées publi­que­ment, que les démo­cra­ties euro­péennes pen­saient avoir éludé.

Les convic­tions que vous défen­dez — la jus­tice sociale ou l’écologie — concernent le monde com­mun et sont en elles-mêmes laïques ; en quoi pour­rait consis­ter une recon­nais­sance, dans l’espace public, de ces convic­tions dans leur dimen­sion spé­ci­fi­que­ment « religieuse » ?

Anne Guillard : Selon la concep­tion du libé­ra­lisme à la Rawls, le but du contrat social est de fon­der une base sur laquelle tous les citoyens peuvent rai­son­ner en com­mun. Les pré­misses reli­gieuses seraient exclues, compte-tenu du fait qu’elles sont pré­ci­sé­ment plu­rielles et peu enclines à créer du com­mun. Une telle conclu­sion paraît néan­moins contre-intui­tive, dans la mesure où elle semble contraire à l’esprit de liber­té d’expression qui consti­tue la res­pi­ra­tion même de la vie et de la culture démo­cra­tiques. Une telle concep­tion sous-estime en réa­li­té les enga­ge­ments col­la­té­raux des membres de la com­mu­nau­té poli­tique, et ce que ces membres peuvent rai­son­na­ble­ment reje­ter et appor­ter en regard de leurs valeurs et visions du monde. Une telle res­tric­tion des argu­ments était ou est jus­ti­fiée en ce qu’elle per­met­tait de four­nir une sta­bi­li­té et une sécu­ri­té à l’égard de formes de coer­ci­tion illé­gi­times. Mais Abraham Lincoln, Martin Luther King Jr. ou Dorothy Day ne se sont pas res­treints dans leurs asser­tions poli­tiques comme l’envisagent les théo­ri­ciens du contrat social tels que Rawls… Le voca­bu­laire (abo­li­tion­niste, notam­ment) dans lequel ils conçoivent leur vision de la vie poli­tique en com­mun est façon­né par un conte­nu pro­fon­dé­ment reli­gieux. Pourquoi auraient-ils dû aban­don­ner leur voca­bu­laire et conte­nu reli­gieux ? Certes, ces convic­tions découlent d’un rap­port à Dieu, mais, au fond, peu importe de recon­naître la dimen­sion spé­ci­fi­que­ment reli­gieuse de ces convic­tions : l’idée est d’expliciter la valeur opé­ra­toire actua­li­sée des conte­nus et nar­ra­tions reli­gieux pour le monde séculier.

[Kenzo Okada]

Si on croit que Dieu a créé la nature et a fait des humains ses dépo­si­taires, on peut le trans­po­ser en l’idée d’une res­pon­sa­bi­li­té des humains à l’égard de celle-ci qui n’est pas leur pro­prié­té et qu’ils ne peuvent trai­ter comme bon leur semble. Les per­sonnes qui n’adhèrent pas à ce conte­nu de croyance d’une Création par un Dieu unique ne seront pas néces­sai­re­ment oppo­sés à la consé­quence pra­tique de cette asser­tion — à savoir le devoir de sa pré­ser­va­tion. Les seules pré­misses reli­gieuses qui peuvent être exclues sont celles qui se réduisent à être des pro­cla­ma­tions de foi car elles deviennent alors des « conver­sa­tion-stop­per » du débat public, comme les nomme Richard Rorty. Or cha­cun nour­rit la conver­sa­tion publique par des rai­sons issues d’un cer­tain nombre de croyances, qu’elles soient reli­gieuses ou non. Il ne s’agit pas de cen­su­rer la rai­son reli­gieuse sous pré­texte qu’elle est non-jus­ti­fiable et donc illé­gi­time poli­ti­que­ment ; nom­breuses sont les visions du monde non-reli­gieuses qui n’ont pas davan­tage de jus­ti­fi­ca­tion ration­nelle alors même qu’on leur donne une valeur épis­té­mique plus forte. Croire, par exemple, en l’é­ga­li­té radi­cale entre les êtres humains n’est pas jus­ti­fié ration­nel­le­ment, mais cette croyance est deve­nue pro­gres­si­ve­ment, par effet de conta­gion, une valeur aujourd’­hui non-négo­ciable dans la culture démo­cra­tique. Par consé­quent, ouvrir le cadre de la rai­son publique à une liber­té plus expres­sive per­met­trait de bous­cu­ler le voca­bu­laire nor­ma­tif bien enra­ci­né de notre culture poli­tique, en pro­dui­sant des inno­va­tions concep­tuelles, secouant le sta­tu quo et renou­ve­lant ain­si notre vision de la société.

Dans la bio­gra­phie Vie de Jésus, Renan évo­quait le « com­mu­nisme déli­cat » por­té par le Christ et les siens. Nous n’allons pas refaire ici l’histoire de cette reli­gion : pour­rait-on néan­moins avan­cer que l’institutionnalisation du « mes­sage » cau­sa sa perte ?

« La des­truc­tion des éco­sys­tèmes pla­né­taires est, sous toutes ses moda­li­tés, lar­ge­ment l’effet d’une accu­mu­la­tion et d’une cir­cu­la­tion accrue du capital. »

Anne Guillard : Il est dif­fi­cile de per­ce­voir ce qu’aurait été le chris­tia­nisme sans l’institutionnalisation de son mes­sage. La ques­tion de savoir si une sagesse spi­ri­tuelle dou­blée d’une croyance exis­ten­tielle peut s’incarner dans des pra­tiques et se trans­mettre sans la média­tion ins­ti­tu­tion­nelle est déli­cate : com­ment don­ner corps et faire exis­ter socia­le­ment un mes­sage s’il n’est pas relayé par l’activité concrète et orga­ni­sée de ceux et celles qui se réclament de lui ? Votre ques­tion sup­pose l’idée que toute ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion implique cor­rup­tion de sa source. Les par­tis poli­tiques, le tra­vail des juges, toute acti­vi­té ins­ti­tu­tion­nelle se trouve en effet confron­tée à cet écueil. Mais pour autant est-ce une malé­dic­tion ? Cela inva­lide-t-il son exis­tence ? Il y a pour­tant à chaque époque des mou­ve­ments et des per­sonnes qui tentent de régé­né­rer l’institution pour faire sor­tir de sa gangue le pré­cieux tré­sor et lais­ser se déployer sa puis­sance trans­for­ma­trice. Le pape François semble être de cette étoffe-là. Faut-il dis­cré­di­ter, de l’extérieur, toute ins­ti­tu­tion alors même que nombre de conflits internes témoignent de sa vita­li­té, de son insta­bi­li­té et de son incer­ti­tude fon­da­men­tales ? Les anta­go­nismes et contra­dic­tions internes contrastent avec l’image et les dis­cours offi­ciels qui four­nissent un régime de cer­ti­tudes à assi­mi­ler. L’ampleur des conflits est repé­rable sur­tout empi­ri­que­ment, dans les pra­tiques diver­gentes et les jus­ti­fi­ca­tions que les chré­tiens donnent de leurs pra­tiques — que ce soit entre catho­liques, ortho­doxes et pro­tes­tants, aus­si bien qu’au sein même de chaque branche confes­sion­nelle. C’est un peu comme une sorte de grande famille où l’on est très fré­quem­ment en désac­cord avec cer­tains de ses membres… C’est inté­res­sant que vous employiez le terme de « perte » pour carac­té­ri­ser le mes­sage chré­tien ; la perte consti­tue en effet le fon­de­ment de son mes­sage, dans la mesure où il invite à ne pas craindre de se perdre, d’être abî­mé, de se don­ner et lais­ser fleu­rir plu­tôt que de cher­cher à se pré­ser­ver. La pire chose qui puisse arri­ver audit mes­sage serait d’être conser­vé tel quel comme une relique, un sanc­tuaire, une langue morte, alors même qu’il est un Verbe qui s’incarne, qui se vit dans le kaléi­do­scope des vies humaines, se décline et se conjugue dans des contextes his­to­riques et cultu­rels en évo­lu­tion per­ma­nente. Foncièrement, ce Verbe est une pré­sence agis­sante en cha­cun. Ce qui signi­fie que ce mes­sage vivant se renou­velle réel­le­ment dans une vraie ren­contre du croyant à un « exté­rieur » de son ins­ti­tu­tion d’appartenance. Il n’est plus ques­tion de lais­ser à la hié­rar­chie ins­ti­tu­tion­nelle le soin d’interpréter les Béatitudes5, mais il revient à chaque chrétien.ne, par petits groupes actifs, laïcs et reli­gieux, de dire aujourd’hui qui sont les « pauvres », les « affa­més de jus­tice », les « exclus », les « affli­gés » et les « arti­sans de paix ». Puis de s’investir en conséquence.

Hugo Chávez avait dis­so­cié deux figures : « le vrai Jésus, pas le Jésus de l’oligarchie ou le Jésus des élites ». Cette cou­pure a‑t-elle un sens à vos yeux ?

Pierre-Louis Choquet : Non, pas vrai­ment ! Il ne revient pas à Chávez, pas plus qu’à nous, de décré­ter que les per­sonnes appar­te­nant à l’oligarchie ou à l’élite ne peuvent pas être sai­sies par l’appel de Dieu. Ceci étant dit, il n’y a guère de doute sur le fait qu’amasser le pou­voir et les richesses encombre l’âme et que ceux qui font l’étalage de leur foi, en poli­tique ou en affaires, finissent bien sou­vent par pas­ser à côté de l’appel évangélique !

[Kenzo Okada]

« Réactualiser le geste pau­li­nien », écri­vez-vous. Le phi­lo­sophe mar­xiste Alain Badiou assure que saint Paul « est la pre­mière pen­sée uni­ver­sa­liste au sens strict, liant l’u­ni­ver­sel à son avè­ne­ment, à son évé­ne­ment, mais c’est aus­si une pro­po­si­tion tout à fait éga­li­taire » : cet uni­ver­sa­lisme serait-il un pont entre l’idéal chré­tien et le maté­ria­lisme socialiste ?

Pierre-Louis Choquet : Il ne me semble pas très judi­cieux de poser une telle anti­no­mie : l’« idéal chré­tien » et le « maté­ria­lisme socia­liste ». Je ne m’étendrai pas sur le « maté­ria­lisme socia­liste » mais, ce qui est sûr, c’est qu’en tant que telle, la foi chré­tienne ne rentre dans aucun des camps à pro­pos du débat entre idéa­lisme et maté­ria­lisme. Au cours des der­niers siècles, les théo­lo­giens ont repous­sé l’idée que celle-ci puisse s’accommoder d’un maté­ria­lisme scientiste/déterministe — celui de la IIe Internationale — ou d’un idéa­lisme débar­ras­sé de tout ancrage concret ! Bref, les Écritures ne s’intéressent pas vrai­ment à cette ques­tion (qui, d’ailleurs, n’aurait pro­ba­ble­ment eu aucun sens pour leurs rédac­teurs). En revanche, l’accent est mis, dans les Évangiles et les lettres de Paul, sur les pra­tiques concrètes des indi­vi­dus, celles de Jésus et de Paul, bien sûr, mais aus­si celles de la myriade de pro­ta­go­nistes qui inter­viennent dans ces textes. S’ouvrir à l’événement de la venue du Royaume, c’est être invi­té à imi­ter la manière qu’a Jésus d’entrer en rela­tion avec ses pro­chains6. Mais qu’est-ce cela veut dire ? Chez Paul, il est clair que cela invite à réflé­chir à une « forme de vie7 », dans laquelle la ques­tion de l’égalité est cen­trale. C’est le sens du fameux pas­sage de la lettre aux Galates8. Il est main­te­nant assez clai­re­ment éta­bli que les pre­mières com­mu­nau­tés chré­tiennes ont vécu en « met­tant en pra­tique » cette exhor­ta­tion de Paul.

Vous asso­ciez, nous avez-vous dit, la foi au « besoin de trans­cen­dance ». Elle enve­loppe donc une adhé­sion à un prin­cipe idéa­liste. Ou un refus du strict prin­cipe maté­ria­liste. Peut-on véri­ta­ble­ment embras­ser une onto­lo­gie maté­ria­liste — dénuée de toute réfé­rence à la trans­cen­dance — sans en même temps renon­cer à la foi ?

« L’accent est mis, dans les Évangiles et les lettres de Paul, sur les pra­tiques concrètes des indi­vi­dus, celles de Jésus et de Paul, bien sûr, mais aus­si celles de la myriade de pro­ta­go­nistes qui inter­viennent dans ces textes. »

Pierre-Louis Choquet : Comme je l’ai sug­gé­ré, il ne me semble pas que le chris­tia­nisme soit plus un idéa­lisme qu’un maté­ria­lisme — ou qu’il ait à se déci­der entrer les deux. Le ou la chrétien·ne affirme croire que la trans­cen­dance s’est inté­gra­le­ment expri­mée à l’in­té­rieur des limites spa­tio-tem­po­relles du monde imma­nent, dans la per­son­nage de Jésus, dont il ou elle atteste qu’il a authen­ti­que­ment été « homme » (le qua­li­fi­ca­tif « Christ », qu’il ou elle lui rat­tache dans la pro­fes­sion de foi, désigne quant à lui la pro­ve­nance et des­ti­na­tion divine de l’homme Jésus). Je décris là un article de foi, et non pas vrai­ment un argu­ment phi­lo­so­phique. Ceci étant dit, et si l’on sort du contexte chré­tien, il ne me semble pas que l’on puisse embras­ser avec pas­sion une onto­lo­gie maté­ria­liste en se pri­vant com­plè­te­ment d’une cer­taine forme de trans­cen­dance, pour­vu que l’on ait une accep­tion assez « lâche » du terme. Il ne s’a­git évi­dem­ment pas de prou­ver que tout le monde se réfère à Dieu « d’une cer­taine façon », sans le savoir : cet argu­ment, en plus d’être faux, est bête­ment pater­na­liste et infan­ti­li­sant. Mais il me semble tout à fait clair que, dans le monde contem­po­rain, l’art offre par exemple des occa­sions d’ex­pé­ri­men­ter une réelle ouver­ture à la trans­cen­dance — étant enten­du, évi­dem­ment, que celle-ci ne se réfère pas à une « ver­ti­ca­li­té pres­crip­tive » qui relè­ve­rait peu ou prou de la magie mais qu’elle se mani­feste plu­tôt par une puis­sance de den­si­té exis­ten­tielle qui nous conquiert et nous bou­le­verse, sans que nous ne l’ayons réel­le­ment choi­si. Or ces expé­riences sur­viennent dans le monde tel qu’il nous est pré­sen­té, ici et main­te­nant — fait d’a­tomes, de vagues sur la mer, de rêves et de sym­pho­nies musi­cales. L’hétérogénéité fon­da­men­tale des caté­go­ries d’exis­tants que je viens de men­tion­ner (aux­quels un maté­ria­liste pur et dur n’a aucun mal à admettre l’exis­tence) montre bien que la réa­li­té de notre monde concret maté­riel est en fait une incroyable conca­té­na­tion de choses assez incom­men­su­rables les unes aux autres. Un « bon maté­ria­lisme » doit s’ac­quit­ter de la diver­si­té de ces tex­tures s’il ne veut pas être réduc­tion­niste. S’il prend acte de cette plu­ra­li­té irré­duc­tible et chao­tique de l’ex­pé­rience, et essaie, de temps à autre, de for­mu­ler l’in­tui­tion de leur par­ti­ci­pa­tion à « quelque chose » de plus large et plus pro­fond (par exemple en écri­vant ou en lisant de la poé­sie) sans cher­cher néces­sai­re­ment à qua­li­fier ce « quelque chose », il se situe déjà sur le plan de la trans­cen­dance — sans que celle-ci s’ex­prime dans un lan­gage religieux…

Un chré­tien pour­rait-il cher­cher en Jésus un strict modèle de vie, en omet­tant sa nature divine, tout en res­tant chrétien ?

Pierre-Louis Choquet : Selon la for­mule sta­bi­li­sée avec le concile de Chalcédoine, en 451, les chrétien⋅nes attestent dans leur foi de l’hu­ma­ni­té et de la divi­ni­té de Jésus-Christ — et ce de façon rigou­reu­se­ment indis­so­ciable. Pour ceux qui ne font pas ce saut (qui n’est pas tout à fait irra­tion­nel, comme l’a mon­tré Denis Moreau dans son livre Comment peut-on être catho­lique ?), pour celles et ceux qui ne par­tagent pas notre foi, donc, il reste évi­dem­ment tout à fait pos­sible de consi­dé­rer Jésus comme une figure humaine remar­quable, dont la pré­di­ca­tion et le style peuvent être source d’inspiration. À cet égard, les Évangiles sont des textes d’une puis­sance nar­ra­tive assez épous­tou­flante — et les exé­gètes ont fait un tra­vail consi­dé­rable au cours des der­nières décen­nies pour les resi­tuer dans leur contexte his­to­rique, et leur don­ner plus de relief !

[Kenzo Okada]

Votre livre peut se lire comme un plai­doyer pour l’écologie : que peut l’éthique catho­lique, telle que vous la défen­dez, contre la des­truc­tion des éco­sys­tèmes, l’acidification des océans, la défo­res­ta­tion de masse ou le déclin pro­gres­sif des réserves de pétrole ?

Pierre-Louis Choquet : Il est impor­tant de rap­pe­ler que l’éthique chré­tienne n’a, à pro­pre­ment par­ler, pas de « conte­nu » : elle n’est ni un cata­logue, ni une liste de pré­ceptes à suivre. Sa capa­ci­té à faire vivre ne peut que décou­ler d’une ren­contre authen­tique avec Jésus-Christ : c’est cette ren­contre qui ouvre un nou­vel hori­zon éthique. Dans les récits évan­gé­liques, celui-ci affleure de bien des manières, lorsque Jésus parle du « Royaume », lorsqu’il invite ses dis­ciples à exer­cer leur auto­ri­té dans le ser­vice, à par­don­ner soixante-dix-sept fois, à tout lais­ser pour mar­cher à sa suite — mais aus­si, tout sim­ple­ment, lorsqu’il fait lui-même preuve de com­pas­sion, ou de colère ! Car il ne faut pas oublier que si Jésus a chas­sé les mar­chands du Temple, c’est pré­ci­sé­ment parce qu’ils fai­saient obs­tacle à la recherche de ce fameux « Royaume » ! La ques­tion qui se pose aujourd’hui n’a pas beau­coup chan­gé ; c’est celle des idoles. L’idole, au fond, c’est cette chose qu’on sacra­lise et qui nous fait puis­sam­ment oublier que nous avons jus­te­ment cet hori­zon éthique à déployer, avec et pour les autres. Il n’est pas besoin d’aller bien loin pour dire que l’argent est (tou­jours) l’idole des temps actuels, et de loin le plus pro­blé­ma­tique. La des­truc­tion des éco­sys­tèmes pla­né­taires est, sous toutes ses moda­li­tés, lar­ge­ment l’effet d’une accu­mu­la­tion et d’une cir­cu­la­tion accrue du capi­tal : les rela­tions que nous tis­sons avec les non-humains ou avec les géné­ra­tions futures sont évi­dem­ment toutes dignes de consi­dé­ra­tion — mais, dans l’état actuel des choses, elles res­tent lar­ge­ment subor­don­nés au type de rap­port que nous nouons avec l’argent. Sur ce point, il faut évi­ter la simple pos­ture d’une dénon­cia­tion morale, mais aller dans les détails. C’est jus­te­ment la force du livre que Gaël Giraud a consa­cré à l’« illu­sion finan­cière » ; sa cri­tique de l’i­do­lâ­trie se double d’un diag­nos­tic très clair de ce qui doit être exi­gé, sur le plan tech­nique, dans le cadre d’un « réfor­misme radi­cal ». Il faut pour­suivre ce com­bat sur tous les fronts pos­sibles : on ne peut vivre authen­ti­que­ment la joie, la sim­pli­ci­té, la misé­ri­corde de l’Évangile tout en étant com­plice d’un pillage qui, s’il est orga­ni­sé par les voies du droit, n’en reste pas moins un pillage.

Vous êtes entrés en contact avec nous tout en sachant, sans doute, que la foi ne compte pas au nombre de nos pré­oc­cu­pa­tions majeures. Tous unis contre le capi­ta­lisme, donc ?

Anne Guillard : Comme croyants, nous pen­sons que la mani­fes­ta­tion de Dieu passe par l’engagement per­son­nel et col­lec­tif aus­si bien dans l’Église qu’hors d’elle-même, car rien ne sau­rait enfer­mer ni contraindre son action. Quand bien même nous n’au­rions pas d’accord méta­phy­sique sur le fon­de­ment du réel et la des­ti­na­tion finale du vivant, nous par­ta­geons avec vous des aspi­ra­tions com­munes, que ce soit à pro­pos de la jus­tice sociale et envi­ron­ne­men­tale ou de l’organisation de la com­mu­nau­té poli­tique. De ce point de vue, il nous semble impor­tant d’envisager la pos­si­bi­li­té que des tra­di­tions de pen­sée qui se sont déchi­rées au XIXe et au XXe siècles (on pense bien sûr au choc entre le chris­tia­nisme et l’athéisme) puissent coha­bi­ter de façon plus paci­fique et se por­ter une plus grande estime mutuelle. Car aujourd’hui, « l’évidence » de l’athéisme ne va plus de soi — pas plus que celle de la foi, d’ailleurs : les pro­grès de la connais­sance scien­ti­fique nous laissent devant une « béance », et il revient à chaque tra­di­tion de pen­sée de rendre rai­son de l’interprétation qu’elle pro­pose des fins der­nières. Dans ces condi­tions, on peut œuvrer à ce qu’une dis­cus­sion entre croyant·es et non-croyant·es puisse s’opérer « sans triom­pha­lisme, ni res­sen­ti­ment » (que ce soit d’un côté ou de l’autre), dans un sou­ci d’honnêteté et de com­pré­hen­sion mutuelle. C’est un vrai défi, mais il en vaut la chan­delle. Si nous pou­vons mon­trer qu’en dépit de nos convic­tions dif­fé­rentes, nous sommes capables d’une action com­mune et de soli­da­ri­té, alors peut-être que la conver­gence de nos com­bats trou­ve­ra cré­dit et impor­tance aux yeux de ceux qui y sont pour l’instant indifférents.


Illustrations de ban­nière et de vignette : Kenzo Okada


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  1. « L’unité de cette lutte réel­le­ment révo­lu­tion­naire de la classe oppri­mée com­bat­tant pour se créer un para­dis sur la Terre nous importe plus que l’u­ni­té d’o­pi­nion des pro­lé­taires sur le para­dis du Ciel. Voilà pour­quoi, dans notre pro­gramme, nous ne pro­cla­mons pas et nous ne devons pas pro­cla­mer notre athéisme ; voi­là pour­quoi nous n’in­ter­di­sons pas et ne devons pas inter­dire aux pro­lé­taires, qui ont conser­vé tels ou tels restes de leurs anciens pré­ju­gés, de se rap­pro­cher de notre Parti. Nous pré­co­ni­se­rons tou­jours la concep­tion scien­ti­fique du monde ; il est indis­pen­sable que nous lut­tions contre l’in­con­sé­quence de cer­tains chré­tiens, mais cela ne veut pas du tout dire qu’il faille mettre la ques­tion reli­gieuse au pre­mier plan, place qui ne lui appar­tient pas […]. » Lénine, « Socialisme et reli­gion », 3 décembre 1905.[]
  2. Selon le son­dage Ifop/Le Pèlerin du 23 avril 2017, 46 % des catho­liques pra­ti­quants ont voté pour F. Fillon au pre­mier tour de l’élection pré­si­den­tielle en 2017, contre seule­ment 12 % pour J.-L. Mélenchon et 2 % pour B. Hamon. Le reste des voix se par­ta­geant entre Emmanuel Macron (19 %) et Marine Le Pen (15 %).[]
  3. « Au milieu des sol­li­ci­tudes ». Lettre ency­clique aux arche­vêques, évêques, au cler­gé et à tous les catho­liques de France, 16 février 1892.[]
  4. La « pas­to­rale » est l’activité de l’Église qui per­met de don­ner à cha­cun selon ses besoins spi­ri­tuels.[]
  5. Les Béatitudes, ou Sermon sur la Montagne, est un dis­cours de Jésus dans lequel il révèle le che­min d’accès au Royaume de Dieu que tout un cha­cun peut par­cou­rir s’il le désire — car c’est une invi­ta­tion : « Heureux êtes-vous. » Ce Royaume est une réa­li­té vivante fon­dée sur la puis­sance de l’amour qui s’accroît à l’intérieur du temps qui passe. Il n’est donc pas uni­que­ment une réa­li­té à venir dans la vie après la mort, mais il est avant tout ce qui se joue silen­cieu­se­ment dans nos vies sin­gu­lières, les choix que nous fai­sons, les rela­tions que nous tis­sons, jour après jour. Voir l’Évangile selon Matthieu, 5, 3–12.[]
  6. Voir l’Évangile selon Marc, 3, 31–35.[]
  7. La lettre à Timothée est sou­vent cri­ti­quée pour la miso­gy­nie que Paul y exprime. On oublie sou­vent, au pas­sage, de noter à quel point elle est peut-être l’un des pre­miers docu­ments à décrire ce que l’on appelle aujourd’hui une « forme de vie ».[]
  8. Épître aux Galates, 3, 28.[]

REBONDS

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☰ Lire notre entre­tien avec Alain Gresh : « On peut être croyant et révo­lu­tion­naire », novembre 2016
☰ Lire notre entre­tien avec Ivan Segré : « Être à l’affut de toutes les conver­gences pro­gres­sistes », sep­tembre 2016
☰ Lire notre entre­tien avec Almamy Kanouté : « Il faut fédé­rer tout le monde », juillet 2015

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