Semira Adamu — résister en centre fermé


Texte inédit pour le site de Ballast

Semira Adamu était une jeune femme nigé­riane ; elle mili­tait depuis l’in­té­rieur d’un centre fer­mé en Belgique, où sont rete­nues les per­sonnes « sans-papiers ». Ce 22 sep­tembre 2018 marque les 20 ans, jour pour jour, de sa mort, tuée par l’escorte de gen­darmes en charge de son expul­sion. Il y a peu, une autre réfu­giée décé­dait des mains des forces de l’ordre belges : Mawda, une fille de 2 ans tom­bée d’une balle dans la tête. Le gou­ver­ne­ment belge vient à nou­veau d’au­to­ri­ser l’en­fer­me­ment d’en­fants et la Coordination Semira Adamu 2018 clame dans la capi­tale de l’Union euro­péenne : « Ils ont tué une femme, pas son com­bat ! » Nous ren­con­trons Cataline, ancien­ne­ment membre du Collectif contre les expul­sions ; elle nous fait le récit du com­bat et de la mort de Semira Adamu, qui bou­le­ver­sa la Belgique.


Nous étions un petit col­lec­tif réuni à la faveur d’un appel d’autres défen­seurs fran­çais de sans-papiers qui occu­paient beau­coup les églises, dans les années 1990. En France, des expul­sions avaient lieu par­mi les gens qui occu­paient ces églises. Comme tous les col­lec­tifs se ren­daient à l’aé­ro­port pour les empê­cher en met­tant un bazar pas pos­sible, elles ne pou­vaient plus avoir lieu. L’État fran­çais s’é­tait alors dit qu’il allait pas­ser par la Belgique, c’est-à-dire envoyer les déte­nus là-bas pour les expul­ser via l’aé­ro­port de Zaventem. On est en avril 1998 : notre col­lec­tif entre en lien avec le col­lec­tif anti-expul­sion de France. On fai­sait par­tie d’un groupe plus vaste qui s’ap­pe­lait le Collectif sans Nom, qui réunis­sait des chô­meurs, des artistes, des étu­diants, des jeunes tra­vailleurs, des gens qui deman­daient les trans­ports gra­tuits ou orga­ni­saient des soi­rées queer — un vrai car­re­four de luttes ! On était alors en squats ; on occu­pait un bâti­ment en face de la porte de Hal, dans la com­mune de Saint-Gilles. C’était plus un centre social occu­pé qu’un lieu de vie, comme ceux qu’on trou­vait en Italie et en Espagne : un lieu de ren­contre qui drai­nait des gens qui avaient envie de vivre et d’être bien.

« Semira Adamu était déte­nue dans un centre fer­mé. Un jour, elle a rele­vé un numé­ro de télé­phone déployé sur une ban­de­role que tenait un groupe de per­sonnes de l’autre côté de la grille. »

On était quelques-uns à avoir envie de tra­vailler avec des sans-papiers parce qu’on pen­sait que c’é­tait quand même curieux que des gens vivent à côté de nous sans être vrai­ment par­mi nous, et ceci pour des rai­sons admi­nis­tra­tives. On a com­men­cé à mener des actions à l’aé­ro­port pour empê­cher des expul­sions. Au départ, on était infor­més des dates d’ex­pul­sion par les col­lec­tifs fran­çais. Puis on a conti­nué à y aller à l’a­veugle, pour finir par y aller un peu tout le temps. On décou­vrait les expul­sions : on ne s’é­tait jamais vrai­ment deman­dés où finis­saient les per­sonnes sans-papiers qui étaient arrê­tées. Il y avait moins de centres de réten­tions, et ce n’é­tait pas dans la presse. On n’en par­lait pas comme aujourd’­hui. Il y avait le 127bis, l’INAD à l’in­té­rieur de l’aé­ro­port, le centre de Bruges et Merksplas. Le Vottem [centre fer­mé belge, ndlr] était en construc­tion — on l’a occu­pé, d’ailleurs. On allait à l’aé­ro­port sans savoir si et qui allait être expul­sé puis­qu’on savait que ça arri­vait un peu tous les jours. On par­lait aux voya­geurs, spon­ta­né­ment, dans les files, pour leur dire « Si quel­qu’un se fait expul­ser depuis votre avion, res­tez debout et dites que vous n’êtes pas d’ac­cord ». Notre argu­men­taire était très simple : peu importe qui est la per­sonne en ques­tion, si elle ne veut pas par­tir, il faut l’é­cou­ter et agir. Il y a eu quatre col­lec­tifs en Belgique : un à Liège, un à Bruxelles, un à Gand et un à Louvain.

Ça a duré comme ça un mois et demi envi­ron, et puis arrive Semira. Elle entre dans nos vies, et d’autres avec elle, soit qua­si­ment tout une aile du centre fer­mé : Bonswaka, Rosa, Fatimata, Steve, etc. Semira Adamu était déte­nue dans un centre fer­mé. Un jour, elle a rele­vé un numé­ro de télé­phone déployé sur une ban­de­role que tenait un groupe de per­sonnes de l’autre côté de la grille — c’est comme ça que ça a démar­ré. Très vite on a fait des col­lectes pour ache­ter des cartes de télé­phone à leur trans­mettre, et les connexions entre l’in­té­rieur et l’ex­té­rieur se sont éta­blies. Ce n’é­tait pas for­cé­ment les pre­miers liens qui se soient pro­duits : je me sou­viens avoir déjà vu une cho­rale chan­ter dans le vent de la plaine fla­mande devant le centre fer­mé — une dizaine de femmes avec des pan­cartes, qui s’in­quié­taient de ces gens qui se retrou­vaient der­rière ces grillages. Ah, et il n’y avait qu’un seul grillage à l’é­poque, à la place de la double ran­gée sur­mon­tée de bar­be­lés d’aujourd’hui.

[Jean Fautrier]

C’est Semira qui éta­blit le pre­mier contact. Le pre­mier choc est de se dire que c’est une fille de nos âges : elle a 20 ans. Une véri­table ren­contre. Des lettres s’é­changent ; d’emblée, elle nous donne des infor­ma­tions sur le fonc­tion­ne­ment des centres — ce qui était un gros point d’in­ter­ro­ga­tion pour nous. Quand ce groupe de résis­tants de l’in­té­rieur avait connais­sance d’une date d’ex­pul­sion, même d’une autre per­sonne qu’ils pou­vaient à peine connaître, si cette der­nière le vou­lait bien ils nous four­nis­saient les infor­ma­tions. Semira avait envie de sou­tien, c’est pour ça qu’elle a appe­lé. C’était une femme let­trée, elle par­lait plu­sieurs langues ; elle venait d’une famille qui lui per­met­tait d’ac­cé­der à ce type de savoir. Elle avait envie d’être libre, mener sa vie, mais sa famille vou­lait la marier à un homme poly­game. Elle refu­sait ; c’est pour­quoi elle s’est enfuie du Nigeria. Initialement, elle n’a­vait pas l’in­ten­tion de venir en Belgique mais elle s’y était retrou­vée déte­nue au cours d’une cor­res­pon­dance d’a­vion. Elle ne vou­lait pas être ren­voyée chez elle — et les autres non plus. Alors ils se sont orga­ni­sés de l’intérieur.

« Des lettres s’é­changent ; d’emblée, elle nous donne des infor­ma­tions sur le fonc­tion­ne­ment des centres — ce qui était un gros point d’in­ter­ro­ga­tion pour nous. »

Les deux pre­mières ten­ta­tives d’ex­pul­sion au Nigeria échouent car elle refuse : les pre­mières fois, en géné­ral, tu dis non et ils ne t’embêtent pas trop. La troi­sième fois c’est dif­fé­rent, ça se corse. À la qua­trième — je me sou­viens de la date, le 21 juillet —, c’est dur. Elle est vio­len­tée. Une sorte de mobi­li­sa­tion spon­ta­née se pro­duit. Je n’y étais pas ce soir-là, mais je peux en faire un récit. Plusieurs voi­tures se retrouvent devant le centre fer­mé du 127bis et une marche aux flam­beaux a lieu. Semira est en iso­le­ment ; elle ne pour­ra donc rien en voir mais d’autres si, de l’in­té­rieur. Certains cassent une vitre et s’é­chappent. Des gens de l’autre côté les aident en cou­pant le grillage avec une cisaille. Près d’une tren­taine de per­sonnes par­viennent à s’é­va­der. Certaines sont prises en voi­ture par des mani­fes­tants, d’autres marchent jus­qu’à la ville par­mi les champs de blés… Des gens se font arrê­ter sur place, puis incul­per : ils ont subi des pro­cès pen­dant trois ou quatre ans. Les jours sui­vants, des per­qui­si­tions ont lieu à la recherche des éva­dés, chez des vieux mili­tants qui n’ont pro­ba­ble­ment plus rien fait depuis 10 ans — c’est assez drôle ! Puis quelque chose se pro­duit : une décla­ra­tion de per­son­na­li­tés publiques qui disent accueillir chez elles des éva­dés du 127bis, sur le mode de la déso­béis­sance civile, et ça fait boule de neige. Se met en place un chouette réseau de soli­da­ri­té ; de très nom­breuses asso­cia­tions vont nous sou­te­nir. C’est ain­si que plu­sieurs per­sonnes s’en sont sor­ties ; j’en connais encore une aujourd’­hui, qui va très bien, qui a deux enfants, qui a été régu­la­ri­sée par la suite. Il y a aus­si des gens dont on n’a plus jamais enten­du parler.

La cin­quième ten­ta­tive d’ex­pul­sion de Semira est encore plus vio­lente. On doit être en août. Elle échoue aus­si. Juste après, la RTBF est en contact télé­pho­nique avec elle pour une émis­sion, L’Hebdo, où on entend la voix de Semira et d’autres. C’est un beau repor­tage qu’il faut vision­ner. Il est dif­fu­sé à midi, en week-end, heure de grande écoute : toute la Belgique peut décou­vrir l’exis­tence de Semira. Au cours de cette inter­view elle se dit mena­cée, inquiète. Je peux rajou­ter des élé­ments qu’elle avait trans­mis au col­lec­tif : les matons vont dans sa chambre, lui prennent ses pho­tos, lui font subir des trai­te­ments humi­liants. Il y a un évident tra­vail de sape sur elle. C’est très impor­tant car ces « détails » seront signi­fi­ca­tifs dans le débat qui secoue­ra plus tard la Belgique : son meurtre avait-il été pré­mé­di­té ? Nous, nous savions qu’il y avait de claires menaces contre elle : ils lui disaient qu’ils allaient lui faire mal si elle ne se lais­sait pas faire. C’est ce qu’elle rap­porte et nous écrit ; d’ailleurs, cer­taines de ses lettres sont dis­po­nibles sur le site du col­lec­tif contre les expul­sions. Fatimata — l’a­mie la plus proche de Semira dans le centre et sa voi­sine de chambre, qui sera libé­rée 9 mois après sa mort — rap­porte aus­si des faits révé­lant un cli­mat vexa­toire envers Semira. Mais elle était du genre à ne pas céder, à par­tir en chan­tant dans ces moments-là ou leur faire une petite danse de Michael Jackson. (rires) C’était un caractère !

[Jean Fautrier]

Semira devient une figure publique ; la presse pro­duit de plus en plus d’ar­ticles sur elle. Il y a aus­si le par­rai­nage par Lise Thiry, cher­cheuse recon­nue et per­son­na­li­té publique. Quelques jours avant la mort de Semira, je suis à l’aé­ro­port avec Sarah Goldberg, figure de la résis­tance : nous sommes un petit groupe et nous entrons dans la salle des pilotes — ce qui est très facile avec des camé­ras, pré­sentes notam­ment parce que Sarah est là ! — pour leur deman­der de refu­ser de voler lors­qu’une expul­sion est pré­vue dans leur avion. Même si elle était là en fili­grane, c’é­tait moins la ques­tion des papiers que celles de l’en­fer­me­ment et des expul­sions qui réunis­saient toutes ces figures — alors qu’a­vec le col­lec­tif, on reven­di­quait évi­dem­ment des papiers pour tous. Mais les posi­tions se sont radi­ca­li­sées avec le temps, et en par­ti­cu­lier après la mort de Semira.

« On a blo­qué un four­gon qui allait vers l’aé­ro­port. Il y avait beau­coup d’in­ter­pel­la­tions mais ça ne nous arrê­tait pas. »

Je fais un petit détour pour poser le contexte. Un peu avant 1998, il y avait de nom­breux mou­ve­ments en Belgique, notam­ment étu­diants, depuis deux ans déjà : des occu­pa­tions de cam­pus, de grandes grèves de pro­fes­seurs, les mou­ve­ments de chô­meurs en France avec qui on était en lien ; il y avait l’occupation des Forges de Clabecq — un mou­ve­ment qui mêlait des métal­los, des ouvriers, des jeunes, des étu­diants — et le « mou­ve­ment blanc »1 sur la mar­chan­di­sa­tion des corps, en lien avec l’af­faire Dutroux. On est quelque part les enfants de tout ça. C’étaient des com­bats offen­sifs — et pas uni­que­ment défen­sifs comme cela s’est pro­duit plus tard un peu par­tout. On n’a­vait pas peur d’y aller. Nous esti­mions qu’il n’y avait abso­lu­ment aucune rai­son de mal­trai­ter ou d’en­fer­mer les per­sonnes arri­vées ici, qu’on ne pou­vait pas consi­dé­rer les hommes comme des mar­chan­dises dont on pour­rait se ser­vir et les reje­ter dès qu’elles appa­rais­saient en sur­plus. On essayait au maxi­mum d’être à l’é­coute des pre­miers concer­nés. On a blo­qué un four­gon qui allait vers l’aé­ro­port. Il y avait beau­coup d’in­ter­pel­la­tions mais ça ne nous arrê­tait pas. À cha­cune de nos actions, l’un ou l’autre d’entre nous se pre­nait une arres­ta­tion judi­ciaire et la majo­ri­té était en arres­ta­tion admi­nis­tra­tive. Au fil des actions, ce sont 27 per­sonnes, voire plus, qui se retrouvent inculpées.

Fin août arrive, et la sixième ten­ta­tive d’ex­pul­sion de Semira avec. Ça a été un choc ; on était sûrs qu’ils allaient la lais­ser sor­tir après l’é­chec de la cin­quième ten­ta­tive. À l’é­poque, quand tu résis­tais un cer­tain nombre de fois, tu pou­vais espé­rer t’en sor­tir — l’État te déli­vrait une OQT [Obligation de quit­ter le ter­ri­toire, ndlr] et tu étais libé­ré (pas comme aujourd’­hui, où ils enferment des Colombiens ou des Algériens alors qu’il n’y a jamais d’ac­cords avec ces pays pour les expul­sions). C’est ce qu’elle espé­rait aus­si. Moi, j’é­tais sûre qu’on irait faire du shop­ping rue Neuve ensemble, comme elle aimait bien les fringues. J’y croyais vrai­ment. On apprend de manière tout à fait inat­ten­due qu’elle est à l’hô­pi­tal de Saint-Luc ; ceux qui lui par­laient régu­liè­re­ment s’y rendent directement.

[Jean Fautrier]

La suite de l’his­toire de Semira est racon­tée par les images qu’on a décou­vertes plus tard avec le pro­cès. Il y a une escorte de six gen­darmes, qui la font entrer dans l’a­vion avant les pas­sa­gers pour qu’ils ne la voient pas, et la gardent au fond. Elle se mani­feste un peu au départ et, rapi­de­ment, ne fait que chan­ter ; puis il y a 11 minutes d’a­go­nie : sa tête est appuyée sur un cous­sin pour qu’elle se taise. Elle s’u­rine des­sus, et sans doute plus : dans l’en­re­gis­tre­ment, on entend les gen­darmes dire « Elle pue ». Ils main­tiennent la pres­sion du cous­sin. Au bout d’un moment ils voient qu’elle res­pire « bizar­re­ment », qu’elle ne bouge plus. Ils finissent par appe­ler l’am­bu­lance. Cela prend pas mal de temps avant qu’ils la déclarent morte. Des pro­pos diver­gents sont tenus — comme ils ont fait avec la petite Mawda : alors qu’elle est déjà en mort cli­nique à son arri­vée à l’hô­pi­tal le matin, ça n’est annon­cé qu’une fois le soir tom­bé. Beaucoup de gens débarquent devant l’hô­pi­tal. On entend à la radio le méde­cin de l’hô­pi­tal annon­cer la mort de Semira et la voix de Lise Thiry dire « Oh non, c’est pas vrai ». C’est très violent. On gran­dit vite, d’un coup, pour cer­tains d’entre nous — il y en a qui craquent complètement.

« Puis il y a 11 minutes d’a­go­nie : sa tête est appuyée sur un cous­sin pour qu’elle se taise. »

La suite est assez vio­lente, pour nous aus­si. On se retrouve avec toute la presse, étran­gère incluse, qui nous tombe des­sus — cer­tains nous har­cèlent vrai­ment. Un véri­table raz-de-marée média­tique. Dans les assem­blées où on était quelques dizaines de per­sonnes, et qu’on a main­te­nues tout du long des évé­ne­ments, beau­coup de monde débarque : il y a des pro­po­si­tions com­plè­te­ment far­fe­lues, des pro­pos huma­ni­taires, des pro­pos beau­coup plus ten­dus… et on se retrouve à gérer tout ça avec les moyens de bord, avec des ten­sions entre nous, aus­si. On a la rage sur­tout. Le jour après sa mort, on va vers le 127bis secouer les grilles, on va vers Louvain, où Louis Tobback, ministre de l’Intérieur de l’é­poque et membre du Parti socia­liste fla­mand, se trouve : l’at­mo­sphère est ten­due, des copains sont deve­nus furieux. Aucun d’entre nous n’é­tait dupe quant à la res­pon­sa­bi­li­té de l’État belge. Il ne s’a­gis­sait pas seule­ment des quelques hommes de l’es­corte ; ils avaient appli­qué des ins­truc­tions minis­té­rielles. On consi­dé­rait tous que Tobback avait mis en place les poli­tiques qui avaient ren­du pos­sible cette mort. Il y avait, certes, ces hommes ayant si peu de consi­dé­ra­tion pour la vie qu’ils ont pu étouf­fer de longues minutes une per­sonne jus­qu’à la mort, mais la res­pon­sa­bi­li­té était plus haute, et politique.

Quelques jours plus tard, on débarque au Parlement (ou au Sénat, c’est le même bâti­ment) pour l’occuper. C’était évident, on devait y aller, on vou­lait voir les res­pon­sables de l’assassinat de Semira. C’est une « zone neutre » : nor­ma­le­ment, tu te fais embar­quer immé­dia­te­ment car toutes formes de mani­fes­ta­tion y sont inter­dites. Tu peux même t’y faire arrê­ter si tu portes un t‑shirt poli­ti­que­ment expli­cite. On a du sang avec nous, on est très nom­breux. Une par­tie se retrouve embar­quée au poste. Dans la fou­lée, Louis Tobback démis­sionne. Ils ouvrent les portes du 127bis et toutes les per­sonnes qui se trouvent dedans sont libé­rées. Il y a même des scènes hal­lu­ci­nantes : l’af­faire est tel­le­ment popu­laire que les gens se bagarrent presque pour avoir « leur réfu­gié chez eux » ! (rires) L’enterrement est une his­toire, aus­si… Une énorme céré­mo­nie est orga­ni­sée à la cathé­drale Saints-Michel-et-Gudule à Bruxelles — l’é­qui­valent de Notre-Dame de Paris ; il s’a­git de l’en­droit où ont lieu toutes les grandes céré­mo­nies de la famille royale ou de per­son­na­li­tés très impor­tantes pour l’État belge ! Il faut ima­gi­ner le sym­bole. Je ne sais même plus dire ce qui se pro­duit, tout va tel­le­ment vite.

[Jean Fautrier]

L’escorte est assez rapi­de­ment incul­pée, mais on assiste aux tech­niques de calom­nie clas­siques sur les vic­times de vio­lence d’État : on avance que Semira avait des mœurs ques­tion­nables — une his­toire « d’in­ten­tion de pros­ti­tu­tion ». Cette ten­ta­tive de salir l’autre dans l’o­pi­nion publique (bien que, pour moi, il n’y ait rien de salis­sant en soi à par­ler de pros­ti­tu­tion), de cri­mi­na­li­ser l’his­toire de la per­sonne tuée. Le col­lec­tif n’est quant à lui pas pour­sui­vi, mais ses actions sont beau­coup citées pen­dant le pro­cès comme cir­cons­tances atté­nuantes, pour éva­luer la res­pon­sa­bi­li­té des gen­darmes : les actions du col­lec­tif auraient « contri­bué » à la déci­sion de Semira de résis­ter aux expul­sions — et si « elle s’é­tait lais­sée faire, il n’y aurait pas eu usage de cette tech­nique contre elle »… Cinq années se sont écou­lées avant qu’un ver­dict ne soit pro­non­cé, en 2003. Les condam­na­tions des gen­darmes ont été scan­da­leu­se­ment ridi­cules : quatre condam­nés sur l’en­semble des incul­pés, tous avec du sur­sis. Aucun n’a pris de la pri­son ferme.

« Les condam­na­tions des gen­darmes ont été scan­da­leu­se­ment ridi­cules : quatre condam­nés sur l’en­semble des incul­pés, tous avec du sursis. »

Il faut savoir que la gen­dar­me­rie a été dis­soute à cette époque, en consé­quence de l’af­faire Dutroux, ne lais­sant plus qu’une police fédé­rale en Belgique. Il y avait une véri­table concur­rence entre la police et la gen­dar­me­rie, au point qu’un corps retienne des infor­ma­tions qui auraient pu ser­vir à l’autre corps. Ce « pro­blème de com­mu­ni­ca­tion » aurait en par­tie expli­qué l’af­faire Dutroux — le réseau et son éva­sion au cours d’un trans­fert. Notez l’i­ro­nie : c’est le même reproche fait récem­ment à la police dans l’af­faire du meurtre de Mawda : une mau­vaise trans­mis­sion des infos. Mawda est dans un camion plein d’autres réfu­giés et il semble qu’une patrouille de police l’ait sui­vie pen­dant un long moment en sachant très bien que des familles étaient dedans. La voi­ture change de pro­vince, deux autres voi­tures de police doivent prendre le relais — les deux nou­velles voi­tures de police n’au­raient pas été infor­mées de la situa­tion du véhi­cule, ce qui expli­que­rait en par­tie qu’elles aient tiré des­sus… Les démis­sions nous sem­blaient alors tout à fait nor­males. Deux semaines avant la démis­sion de Tobback, Johan Vande Lanotte avait démis­sion­né direc­te­ment après l’é­va­sion de Dutroux. Que Théo Francken2 ne démis­sionne pas, aujourd’­hui, après le meurtre de Mawda, voi­là qui n’est pas normal.

Fatimata a rap­por­té récem­ment qu’au moment-même où Semira était ame­née à l’aé­ro­port, le 22 sep­tembre 1998, elle-même était dépla­cée vers un autre centre fer­mé, celui de Bruges (qui est alors une vieille pri­son dans un état déplo­rable, avec une aile pour les per­sonnes dites illé­gales, connue pour les condi­tions de déten­tion ter­ribles, où on n’a­vait droit qu’à une douche par semaine). Nous ne savions pas où elle était. Juste après la mort de Semira, ils en auraient éga­le­ment dépla­cé d’autres. Ce n’est qu’une semaine plus tard, par la télé­vi­sion, que Fatimata apprend la mort de Semira. Avant ça, elle était en iso­le­ment. Elle y a été déte­nue deux ou trois mois. Vu ses condi­tions de déten­tion et avec la pres­sion d’un comi­té de sou­tien et de son avo­cat, elle a été trans­fé­rée à la pri­son des femmes de Berkendael. C’était cou­rant : quand on n’ar­ri­vait pas à expul­ser les gens, on les fai­sait pas­ser par la case pri­son. Elle raconte qu’elle avait l’im­pres­sion d’être dans un palais et de voir enfin des Belges… cela dit quelque chose de ce qui se dérou­lait en centre fer­mé ! Elle a négo­cié sa sor­tie avec un groupe de Sierra-Léonais — elle refu­sait de sor­tir avec une simple OQT, elle exi­geait d’être libé­rée avec un titre de séjour avec d’autres per­sonnes. L’histoire de Fatimata mérite aus­si d’être connue — les luttes menées et les vic­toires empor­tées. Elle est long­temps inter­ve­nue dans les com­mé­mo­ra­tions de la mort de Semira ; main­te­nant, elle est en retrait : ça l’at­triste trop, je crois. En tout cas, c’est bien de l’é­touf­fe­ment des mou­ve­ments de résis­tance à l’in­té­rieur des camps qu’il s’a­gis­sait — et qu’il s’a­git sans doute encore.

[Jean Fautrier]

On invi­si­bi­lise, on passe sous silence les actions, les luttes des per­sonnes depuis les centres fer­més ; on fait croire qu’il s’a­git uni­que­ment de luttes orga­ni­sées par « des petits Blancs » de l’ex­té­rieur. Si la police réprime les actions de sou­tien depuis l’ex­té­rieur, c’est pour ne pas prendre le risque qu’elles ren­forcent ce qui se pro­duit à l’in­té­rieur. C’est pour ça qu’un deuxième grillage a été pla­cé autour des centres fer­més. Quand des gens de l’ex­té­rieur font du bruit, ça sou­tient et par­fois ren­force les gens qui se battent déjà à l’in­té­rieur. C’est leur grande crainte. Il y a tou­jours des mou­ve­ments inté­rieurs, notam­ment des grèves de la faim. Ils les brisent désor­mais beau­coup plus tôt. Dès qu’une per­sonne a un pro­fil de lea­der, elle est sys­té­ma­ti­que­ment mise au cachot. Si une expul­sion échoue, il y a beau­coup de chances que la per­sonne concer­née soit trans­fé­rée dans un autre centre pour ne pas que les autres sachent que ça a raté. C’est une pra­tique de ges­tion cou­rante. Semira avait des sou­cis avec la direc­tion, et avec quelques matons, mais pas tous ; il s’a­git aus­si d’é­vi­ter de conta­mi­ner le per­son­nel du centre. Aussi hor­rible que cela puisse paraître, l’État belge a beau­coup appris de l’af­faire de Semira.

Certains d’entre nous ont par la suite sou­te­nu les occu­pa­tions, d’é­glises notam­ment, par des per­sonnes sans-papiers. L’occupation de l’é­glise Saint-Jean-Baptiste-au-Béguinage com­mence en octobre 1998 et dure 100 jours. Depuis, c’est une suite inin­ter­rom­pue d’oc­cu­pa­tions d’es­paces par les sans-papiers et les col­lec­tifs, qui deviennent en même temps des lieux de vie. Ça a ren­du visible les luttes des sans-papiers, ça a débou­ché sur des régu­la­ri­sa­tions, comme en 1999. Mais notre Collectif contre les expul­sions n’a pas vrai­ment sur­vé­cu à Semira. Ce qui m’inquiéterait, aujourd’hui, c’est qu’on reste blo­qués sur le seul fait qu’il y a des gens qui sont morts en résis­tant — en oubliant tous ceux qui ont résis­té, résistent et sont vivants. C’est ce que les évé­ne­ments orga­ni­sés par la Coordination Semira Adamu 2018 visent à faire émer­ger : un échange sur nos luttes et nos expé­riences concrètes.


Illustration de ban­nière : extrait d’une toile de Jean Fautrier


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  1. Puissant mou­ve­ment popu­laire né des suites des affaires de pédo­phi­lie ayant secoué la Belgique en 1996.
  2. Secrétaire d’État à l’a­sile et aux migra­tions, membre du Parti natio­na­liste fla­mand N‑VA.

REBONDS

☰ Lire notre repor­tage « Andalousie : la mer de plas­tique et le fan­tôme de Juan Goytisolo », Louis Raymond et Ramiro Gonzalez Coppari, décembre 2017
☰ Lire notre témoi­gnage « De réfu­gié à fugi­tif », novembre 2017
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