Sartre est mort — par Daniel Mermet


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Sartre est mort le 15 avril 1980. L’occasion, en ce même jour de prin­temps, de redon­ner une seconde vie à ce texte écrit par Daniel Mermet, à vif, dans les colonnes du numé­ro 2 des Cahiers obliques. Un hom­mage lit­té­raire du fils d’ou­vriers au fils de bour­geois, à l’é­cri­vain qui n’a pas tra­hi, sinon sa classe, et « nous a dit qu’il y a un autre monde mais qu’il est dans celui-ci ».


Il y a du soleil plein le jar­din. Le chat dort sur une chaise blanche. Ce matin, les tulipes sont enfin ouvertes, j’ai eu rai­son d’ar­ro­ser hier soir.
Il fait beau.
Un vent très léger fait bou­ger les journaux.
Jean-Paul Sartre est mort.
Les tulipes sont rouges, cer­taines sont ouvertes, d’autres pas encore. Ce matin, à six heures et demi à la gare de Mantes, j’ai ache­té tous les jour­naux. Il y avait foule autour du kiosque, tous les gens d’i­ci vont tra­vailler à Paris.
Je n’ai pas envie de tra­vailler aujourd’hui.
Je sais, c’est déri­soire, un ani­ma­teur de radio raconte ses états d’âme, c’est comme un clown qui entre à Notre-Dame, mais il y a des jours où on a plus envie de jouer, mettre son faux-nez, jouer de la trom­pi­nette. Il y a des jours où on vou­drait tout sim­ple­ment trou­ver les mots, les mots les plus simples pour dire qu’on est tout sim­ple­ment ému…

« Et on savait pas que quelque part, quel­qu’un s’a­char­nait à com­prendre, à expli­quer les rai­sons de la colère, les rai­sons de se révolter. »

J’ai appris la nou­velle hier soir, mar­di 15 avril. Vers minuit un ami m’a télé­pho­né. Sartre est mort. Et nous étions muets, nous qui étions sûrs de n’a­voir aucun père, aucun repère.
J’ai télé­pho­né à d’autres amis et d’autres voix m’ont appe­lé dans la nuit. Et nous avons par­lé long­temps, comme nous par­lions autre­fois, des heures devant un café, à St-Michel, à St-Germain des prés.
Nous qui n’o­sons plus, même en paroles, refaire le monde qui nous a refait.
Dans la nuit la voix des vieux amis me par­ve­nait d’une ferme en Bretagne, d’une boîte en Provence, et tan­dis qu’on se par­lait dans ce bis­trot grand comme la France, à un moment j’i­ma­gi­nais dans la nuit nos lampes de che­vet éclai­rant vague­ment nos bibliothèques,
nos maigres signes inté­rieurs de richesse,
les vieux livres de poches trouées,
les Mains sales, la Nausée,
que nous lisions dans le métro
en tuant (du regard !)
les bour­geois dans le dos…

Et petit à petit ces voix qui se par­laient dans le noir
esquis­saient vague­ment la pho­to de la classe. La pho­to d’une classe.
La nôtre.
Une pho­to qui repré­sente une ban­lieue idiote
entre l’u­sine à gaz et le Canal de l’Ourcq
un lieu où il n’y a pas lieu d’espérer.
On devait avoir huit ans en 1950.
Dans le quar­tier il y avait des Italiens, des Arméniens, des Arabes, des Juifs, des Espagnols, des Portugais,
et des Français,
et tout autour la pluie, le cra­chin et l’é­trange chaleur
de toute la petite sueur des pauvres
et on ne savait pas du tout ce qu’é­tait un gigot
pas plus qu’un philosophe.
On se cachait der­rière les pla­tanes de la route natio­nale et on atten­dait que passent une belle bagnole, une grande trac­tion noire, une amé­ri­caine brillante et on leur lan­çait des pierres.
On savait même pas que ça s’ap­pe­lait la haine, ce truc dur comme un caillou, que si tu te casses la gueule ça fait très mal aux genoux.
On avait juste appris la leçon « les pauvres sont des cons ».
Et on savait pas que quelque part, quel­qu’un s’a­char­nait à com­prendre, à expli­quer les rai­sons de la colère, les rai­sons de se révolter.

[Image extraite du documentaire Ivry ou l'histoire de la Banlieue rouge

Jean-Paul Sartre est mort.
Il nous res­sem­blait si peu ce vieux, cet enfant de bour­geois culti­vé, cet intel­lec­tuel-né, nous qui appre­nions à lire dans Le Parisien Libéré, nous qui n’a­vons jamais réus­si à lire aucun de ses livres de phi­lo­so­phie, nous savons, que de tous les grands intel­lec­tuels qui se sont comme on disait naguère « enga­gés » auprès de la classe ouvrière, auprès des dam­nés de la terre,
Sartre a été le seul à n’a­voir pas usurpé
jamais il ne s’est dégui­sé en nègre ou en ouvrier.
Il n’a pas tra­hi « ces gens-là »
dont je fus
dont je suis
et pour des mil­liers, pour des mil­lions de gens aujourd’hui
l’é­mo­tion c’est
la mort d’un homme qui n’a pas trahi.
Avec son œil qui dit merde à l’autre
il a dit merde à la connerie
merde à toutes les oppres­sions, à toutes les pressions
même celles de ses amis
il nous a dit qu’il y a un autre monde mais qu’il est
dans celui-ci
et il nous a appris la contra­dic­tion, tout au long de sa vie
il s’est contredit
jus­qu’au bout, celui que les vieux cons appellent le phi­lo­sophe du déses­poir a dit les rai­sons de l’espoir
aujourd’hui

« J’ai rame­né des livres à la mai­son dans un sac à pro­vi­sion des fois qu’on trouve la solu­tion dans ces mots écrits si petit entre deux mor­ceaux de carton. »

En 56 nous avions grandi.
Il fal­lait s’en sor­tir à tout prix (c’est si loin la ban­lieue, Paris).
S’en sor­tir, deve­nir n’im­porte quoi, chau­dron­nier, des­si­na­teur, avoir une che­mise en nylon.
Des types sur le mar­ché ven­daient L’Humanité.
La nuit ma mère fai­sait de la confection.
« C’est pas bien de se dire qu’on est des prolétaires. »
Mon vieux, avec un crayon bleu, entou­rait les petites annonces dans un jour­nal où il était écrit : « Les chars sovié­tiques écrasent Budapest ».
Un same­di, par hasard je suis allé à la Bibliothèque muni­ci­pale. La biblio­thé­caire était une vieille anar­chiste. Elle disait : « Chers petits, vous n’êtes que des peigne-culs, il vous faut apprendre le lan­gage de l’en­ne­mi. » J’ai rame­né des livres à la mai­son dans un sac à pro­vi­sion des fois qu’on trouve la solu­tion dans ces mots écrits si petit entre deux mor­ceaux de carton.
Les Chemins de la liber­té c’é­tait vache­ment coton.
On reco­piait des pas­sages sur des pages de cahier qu’on accro­chait au mur, au-des­sus du cosy-corner1 :
« J’étais un enfant, ce monstre que les adultes fabriquent avec leurs regrets. » Ça fai­sait de la peine à ma mère et c’é­tait l’Algérie.
On tor­tu­rait allè­gre­ment, on appe­lait ça des « évé­ne­ments ». Et tout deve­nait clair. On envoyait le contin­gent. Pendant quatre ans, Gérard, Maxime, Jean et mon frère on se disait on va y aller. On avait peur. On en a pro­fi­té pour apprendre un gros mot : Déserteur.

Place de la République, en sor­tant de l’é­cole, on balan­çait des bou­lons sur la gueule des flics. Jean-Pierre s’est fait ouvrir la tête. Le sang cou­lait sur son blou­son, devant le maga­sin « À la toile d’avion ».
Nous avons eu 20 ans en 1962.
Nous avons vu les cha­rognes de Charonne.
Et je me fous éper­du­ment de par­ler comme un ancien combattant.
Nous avions sim­ple­ment 20 ans
l’an­née de l’in­dé­pen­dance de l’Algérie
20 ans.
Bien plus tard j’ai lu Paul Nizan, Aden Arabie qui com­mence avec cette phrase :
« J’avais 20 ans et je ne lais­se­rai per­sonne dire que c’est le plus bel âge de la vie. »

Et il y a eu 68. Nous avions fini de gran­dir et nous nous sommes beau­coup aimés.
Je ne sais pas si vous vous rap­pe­lez on avait appe­lé ça le prin­temps.
Mes enfants jouaient dans l’herbe à côté du transistor.
Nous avons enten­du la voix de Sartre sur un poste périphérique.
Il disait que sa géné­ra­tion avait fait faillite et il nous par­lait d’un stu­pé­fiant, d’un enfan­tin, d’un incroyable espoir.

[Mai 1968 | AFP]

Sur nos lignes de télé­phone nous avons par­lé toute la nuit.
Séparés par des mil­liers de kilo­mètres, nous avions envie de nous tou­cher, de nous ser­rer. Je sais, j’ai l’air de par­ler de nous, mais nous par­lions de lui.
Vers six heures et demi ce matin je suis allé à la gare cher­cher les jour­naux. Sur la place du vil­lage devant chez moi, des types mal réveillés, des ouvriers, des immi­grés atten­daient l’au­to­car qui fait le ramas­sage pour les usines Renault à Flins. Ils n’é­taient pas au courant.
J’ai lu les jour­naux, vous aus­si. Des pages entières sur la mort de Sartre. Des jour­na­listes font leur bou­lot, cer­tains très bien. Il faut des évé­ne­ments comme ça pour que la France se rap­pelle Voltaire, Victor Hugo, la Révolution, la Commune et la Résistance.
Et il y a les autres, les asti­cots, les hyènes, « l’in­dé­crot­table chep­tel des pro­fi­teurs d’a­bîme » dont par­lait Antonin Artaud, les putains pas res­pec­tueuses qui écrivent tou­jours putain avec un P et trois petits points. Mais ceux-là, pas la peine de s’en rap­pe­ler, ils sont là tous les jours, vigi­lants, morts-vivants, les har­dis mili­tants de la médiocrité.
Mais trop tard, il y a les mots. Les mots imprimés.
Et nous sommes tous les auteurs, et nous sommes tous les héritiers.


Photographie de cou­ver­ture : Inde, 1965, par Antanas Sutkus
Photographie de vignette : des cen­taines de per­sonnes accom­pagnent au cime­tière Montparnasse, le 19 avril 1980 à Paris, le cer­cueil de Jean-Paul Sartre / AFP /Archives


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  1. Meuble d’angle.

REBONDS

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Daniel Mermet

Né en 1942, journaliste ; il anime l'émission en ligne Là-bas si j'y suis.

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