Sandra Nkaké & Jî Drû : « Le barde crée du lien social »


Entretien inédit pour le site de Ballast

Nous avions été mar­qués par l’éner­gie de la Franco-came­rou­naise Sandra Nkaké, por­tant sa voix comme une armure (celle d’une tor­tue, affirme-elle), et du musi­cien Jî Drû, l’en­ve­lop­pant de sa flûte. Trois temps, pour cette ren­contre : le pre­mier lais­sait voir une flo­pée de musi­ciens tout habillés de blanc et de noir, qui, sur la scène d’un fes­ti­val de jazz, gri­sèrent une foule de leur son soul jazz et rock à la fois. Ils n’ou­blièrent pas d’y glis­ser un mot sur la situa­tion des inter­mit­tents. Nothing for gran­ted (« Rien n’est acquis »), lan­çait l’al­bum ! Seconde ren­contre dans une salle de Nanterre, plus confi­den­tielle : les jumelles d’Ibeyi ouvraient le bal puis lais­saient place à un spec­tacle qui s’é­prou­vaient comme un film de ciné­ma : dans la pénombre, Sandra Nkaké et Jî Drû habi­taient l’es­pace dans un réper­toire à voix basse, sau­pou­dré d’élec­tro, cres­cen­do. 2016, enfin : les mani­fes­ta­tions contre la loi Travail secouent les rues de France et nous les croi­sons sur la place de la République, comme au moment de sou­te­nir des cama­rades de la Bourse du Travail ou devant un com­mis­sa­riat. Les deux « trou­ba­dours » nous ont ouvert leur foyer : conver­sa­tion, à suivre en musique.


nkaji Votre der­nier pro­jet scé­nique, Shadow of a doubt, pro­pose une démarche plus inti­miste que celle de la tour­née de votre album Nothing for gran­ted, très rock. Avec, tou­jours, une iden­ti­té ciné­ma­to­gra­phique. Pouvez-vous nous racon­ter ce glissement ?

Sandra Nkaké : C’était très natu­rel. Dans la conti­nui­té de notre par­cours qui consiste à essayer plein de choses. Ça fait long­temps qu’on tra­vaille ensemble, sans pour­tant avoir essayé de ne bos­ser qu’à deux. L’envie était, aus­si, de lais­ser plus de place à la tex­ture, aux acci­dents, d’es­sayer d’autres formes. Faire se répondre la musique et les images. On en avait besoin en termes d’énergie men­tale et phy­sique. Ce n’est pas la même approche de la ren­contre, du dia­logue et de soi-même : nous étions très nom­breux lors de nos der­niers pro­jets. C’est bien de pou­voir faire les deux : Nothing for gran­ted, c’était aller cher­cher les gens et pro­vo­quer la ren­contre. C’était pro­po­ser, aus­si, une essence, pro­po­ser aux gens de venir vers nous sans les for­cer (même dans le cadre d’un spec­tacle), sans que ce ne soit osten­ta­toire. Ce qui n’empêche pas des moments fous ! Chaque chose que nous avons jusque-là réa­li­sée cor­res­pon­dait à une intui­tion, à un temps de notre par­cours. Il y avait aus­si le désir de lais­ser Jérôme chan­ter — ce qu’il fait beau­coup au quo­ti­dien mais moins sur scène. Alors qu’il pos­sède une vraie liber­té dans le chant, une liber­té qui me donne beau­coup de force ! Nous voir ensemble dit aus­si quelque chose sur la per­cep­tion d’un genre ou l’autre. Moi, je suis dans la caté­go­rie des femmes à voix grave, celle à qui l’on prête un cer­tain tem­pé­ra­ment. Jérôme, c’est cen­sé être le mec — et il est capable d’a­voir une voix très haute. On joue de ces per­cep­tions et de nos dif­fé­rentes facettes ! Shadow of a doubt nous auto­rise à affi­ner. Et à chan­ger : on peut tou­jours dévier de l’enfermement dans une case.

« Je suis dans la caté­go­rie des femmes à voix grave, celle à qui l’on prête un cer­tain tem­pé­ra­ment. Jérôme est capable d’a­voir une voix très haute. On joue de nos dif­fé­rentes facettes ! »

Jî Drû : C’est l’avantage de bos­ser à deux : on réveille nos contra­dic­tions. On a éga­le­ment des influences dif­fé­rentes. Au col­lège, j’é­tais allé dans le local du label des Béruriers noirs. Et c’est grâce à des mecs comme eux que je fais ce métier. Je viens de cette époque, de cette musique, puis je suis par­ti dans la com­po­si­tion et l’harmonie — mais c’est ce genre d’énergie que j’ai eue, à la base. Nous sommes le résul­tat de ce par­cours : et même si, aujourd’hui, nous fai­sons de la musique de manière par­fois plus « com­plexe », j’ai tou­jours ce res­pect pour ces gars qui nous ont don­né cette éner­gie, ce res­pect de l’époque où on écou­tait les Béruriers en même temps que ça mani­fes­tait dans les rues. Tout le monde a un par­cours simi­laire : mais nous, on se le réveille. Ce qui ne signi­fie pas non plus qu’on veuille être cloi­son­nés là-dedans ! Le duo s’est for­mé suite à l’opportunité d’une rési­dence dans un théâtre ; il me sem­blait que nous n’avions pas encore com­plè­te­ment exploi­té notre par­ti­cu­la­ri­té à deux. Pourtant, il arrive par­fois, et c’est un fluide que je ne peux pas décrire, qu’on soit dix sur scène mais qu’on ne soit, en réa­li­té, que Sandra et moi. Ce sont des his­toires d’énergie, car quelque chose nous dépasse, nous a dépas­sés depuis le jour où nous nous sommes ren­con­trés. On a vou­lu retrou­ver ça. On avait envie d’être en petit groupe avec la pos­si­bi­li­té de se confron­ter à l’univers de la per­sonne qui fait le son comme de celle qui fait les images et la lumière : en petit groupe, pour lais­ser se déployer ce que ces per­sonnes pou­vaient appor­ter. C’était plus facile de faire ce tra­vail à par­tir d’un réper­toire par­tiel­le­ment fait de reprises et de réin­ter­pré­ta­tions. Et non d’une par­ti­tion qui soit entiè­re­ment la nôtre.

Sandra Nkaké : On aime aus­si que ça nous per­mette de jouer dans des lieux plus aty­piques. Pour ça, le pho­to­graphe et scé­no­graphe Seka Ledoux nous a construit plu­sieurs types de struc­tures, adap­tables : le pro­jet s’est fait petit à petit, entre­cou­pé d’autres choses, inté­grant nos nou­velles créa­tions. C’est une forme qui n’a rien de figé ; on tenait à s’autoriser ce mouvement.

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(Par Maya Mihindou, pour Ballast)

« Eunice, c’é­tait mon vrai nom. Maintenant je l’ai presque oublié. Cinquante années pas­sées dans la peau de Nina Simone m’ont fait oublier mon nom. Et c’est une drôle de chose, à la fin, que de devoir por­ter un nom qui n’a jamais été le sien. Pour vivre un des­tin qui n’é­tait pas le sien. », disait Nina Simone. Il y a notam­ment une belle reprise, « Four women ». Pourquoi cette chanson ?

Sandra Nkaké : Il y a beau­coup de « parce que ». Je ne connais pas d’autres chan­sons qu’elle ait elle-même écrite. Ma mère l’écoutait beau­coup, je l’ai beau­coup écou­tée. Cette chan­son pos­sède une réso­nance per­pé­tuelle — de la nais­sance à l’adolescence, jusqu’à main­te­nant. Une réson­nance sur la manière qu’on a d’être une femme et une femme noire. En fonc­tion de la cou­leur de sa peau, on a accès à une cer­taine classe sociale, on est per­çu d’une cer­taine manière : il y a des choses qui sont auto­ri­sées et d’autres non. Cette chan­son a une forme de vio­lence, qui n’est d’ailleurs pas appli­cable uni­que­ment à la femme noire. La chan­ter était une évi­dence. J’étais heu­reuse qu’on puisse se l’approprier très libre­ment (on a ajou­té une par­tie dans le concert)… Parce que tu as beau recu­ler devant le miroir, tu restes noir.e. On te le fait sen­tir, non parce que tu es dif­fé­rent, mais parce que autre, parce qu’on te fait por­ter cette dif­fé­rence. Et même dans cette négri­tude, il y a une clas­si­fi­ca­tion : une femme plus noire que toi qui va s’éclaircir la peau pour­ra te regar­der avec dédain. Une autre te regar­de­ra avec envie parce que tu es plus claire qu’elle. Il y a tout un code d’expressions qui te sera auto­ri­sé ou non parce que tu es une femme noire. Cette chan­son exprime notre envie de nous affran­chir des condi­tion­ne­ments de race et de genre, que nous pou­vons tous et toutes subir. Ça fait aus­si écho à des livres qui m’accompagnent — comme celui de bell hooks — et à cette trans­ver­sa­li­té du com­bat de classe et de race. Nina Simone nous y emmène dans cette chan­son de manière poé­tique. Ce n’est pas didac­tique ni accu­sa­teur. Ce mor­ceau a une construc­tion par­ti­cu­lière. Il n’a pas, dans sa struc­ture har­mo­nique, de refrain : il est écrit sous forme de cha­pitre. C’est une chan­son, au regard du pro­pos, qui force à la sin­cé­ri­té : tu ne peux pas la chan­ter comme un exer­cice de style ni en faire trop. Elle colore d’ailleurs l’ensemble du réper­toire du projet.

Jî Drû : On avait envie de trans­mettre le lien que nous avions avec les artistes. Plus qu’une uni­té de sens, on vou­lait qu’il y ait une uni­té dans le son. Personnellement, j’ai du mal à faire des reprises. On avait déjà fait une reprise des Clashs, avec Push up, et une autre de Rage against the machine, avec Sandra : ça crée une com­mu­nion avec le public, c’est vrai. Ça évoque plein de choses… Je veux bien y par­ti­ci­per, en me cachant der­rière ma flûte… mais j’avais du mal à l’assumer !

Pourquoi ?

« Cette chan­son de Nina Simone exprime notre envie de nous affran­chir des condi­tion­ne­ments de race et de genre, que nous pou­vons tous et toutes subir. »

Jî Drû : C’est le fait de m’effacer. Mais, dans ce tra­vail, ce qui m’intéressait était de trans­mettre le rap­port que nous avions avec ces auteurs : là est l’essentiel. Lorsque je regarde un film, ou n’importe quelle œuvre, j’ai envie d’avoir l’illusion que l’artiste l’a fait pour moi. Ce qui est inté­res­sant est qu’il y ait quel­qu’un der­rière la per­sonne. Faire un spec­tacle avec des reprises, c’est la pre­mière fois que je le fais. « Cover » dit autre chose en anglais que « reprise ». C’est donc l’aspect mini­ma­liste qu’il a fal­lu creu­ser et le lien avec ces artistes-là : c’est ain­si que je l’assume.

En par­lant de reprises, vous avez enre­gis­tré un titre de Los Hermanos, signé Atahualpa Yupanqui, peu après les atten­tats du 13 novembre 2015. La socié­té actuelle paraît, depuis, se replier plus encore. Mais la musique semble être l’éternel exemple à même de prou­ver que le bras­sage des idées, des voix, des savoir-faire et des cultures est pos­sible et construc­tif. Du romantisme ?

Sandra Nkaké : Il s’agissait d’interroger le sens de ce qu’on fai­sait, à ce moment-là. Comment être utile ? Comment, à notre échelle, pro­po­ser une autre vision que ce qu’on entend dans les médias ? Je connais­sais la ver­sion de Mercedes Sosa. On avait envie de se regrou­per avec plu­sieurs musi­ciens. Il y a eu beau­coup de réponses spon­ta­nées. Nous n’a­vions pas pu le faire dans le même espace : on l’a fait avec les moyens qu’on avait, même si cer­tains se trou­vaient dans d’autres villes — on s’envoyait nos sons ! Il faut aus­si que nos pra­tiques changent, ce qui signi­fie de faire des choses ensemble mal­gré des par­cours, des per­son­na­li­tés et des envies dif­fé­rents. C’est ça, être fran­çais ! C’est tout ça ! Le choix de cette chan­son, celle d’un révo­lu­tion­naire argen­tin, n’est évi­dem­ment pas ano­din. Cela dit que, cha­cun à son échelle, peut appor­ter quelque chose de signi­fi­ca­tif tant qu’il a envie d’être avec quelqu’un d’autre. Il suf­fit d’être deux pour que ça com­mence à avan­cer. Le 13 novembre, j’étais au stade de France pour faire plai­sir à mes enfants et Jérôme était à la mai­son. On a res­sen­ti les explo­sions et les bruits, que j’ai pris pour d’énormes pétards. Les télé­phones ne mar­chaient pas et les réseaux étaient blo­qués : nous n’é­tions pas au cou­rant de ce qu’il se pas­sait — jusqu’à la mi-temps, lorsque nous avons reçu des tex­tos. Jérôme m’a ras­su­ré. Et quand j’ai vrai­ment pris conscience de ce qui se pas­sait… Évidemment, il fal­lait déjà sor­tir de là ; mais la ques­tion qui se pose vite est : « Que vais-je dire à mes enfants ? » Et puis, plus tard : « Que vais-je dire aux enfants du quar­tier, dans cette atmo­sphère de ten­sion ? » Notre réponse est for­cé­ment dans le dia­logue. Le chan­ge­ment est for­cé­ment dans plus d’ouverture ! Alors on est anglo­phones, fran­co­phones, on choi­sit une chan­son en espa­gnol. Voilà !

Jî Drû : Mais on ne l’a pas fait avec n’importe qui, évi­dem­ment. On a pu enre­gis­trer dans un stu­dio indé­pen­dant avec des musi­ciens qui défendent une cer­taine musique.

(Par Maya Mihindou, pour Ballast)

Et com­ment se construit cette indépendance ?

Jî Drû : Ce sont les gens qu’on ren­contre. On a la chance, en tant que musi­ciens, de par­tir sur la route avec des groupes de per­sonnes qui sont prêtes au chan­ge­ment, se prennent en main, pro­posent des choses ou agissent déjà. Tandis que nous enten­dons le contraire, y com­pris dans l’industrie du disque ; il y a ceux qui disent « ça doit chan­ger, faut que ça change, et pour que ça change, on va aller dans le même stu­dio que là où on enre­gistre depuis tou­jours, on va bos­ser avec le même gra­phiste et on va les mettre dans le même maga­sin, dans un plus petit rayon, mais ça chan­ge­ra parce qu’on fera un sous-label indé­pen­dant avec une sous-rubrique les Blacks qui sont maqués avec des mecs qui font de la flûte, et même que ça va s’appelerIndependance Africstar ! »… Et il feront comme si les choses avaient chan­gé. Nous avons le mes­sage contraire ! Dans notre milieu, cer­tai­ne­ment favo­ri­sé, nous avons de bons retours. Du genre : « C’est drôle, quand vous êtes arri­vés avec votre afro, je m’attendais à de la soul, alors que j’aime le rock d’habitude », ou encore « J’aime pas trop la soul mais j’ai bien aimé votre truc, c’est rare qu’une femme fasse ceci, c’est rare de voir de la flûte dans ce genre de musique », etc, etc. Dans notre duo, on a une « soul Mama » qui arrive avec un « petit pre­mier de la classe » qui fait de la flûte ! En dis­cu­tant, de fil en aiguille, tu t’aperçois que ces retours viennent de per­sonnes qui te demandent de venir l’après-midi dans leur asso­cia­tion de tis­su équi­table, qui s’occupent d’une école, qui créent un spec­tacle ou ont créé une AMAP dans le lieu-même où tu joues… On le connaît depuis tou­jours, ce fos­sé. Mais la dis­pro­por­tion du dis­cours au regard de la réa­li­té est énorme.

« Il y a toute une géné­ra­tion qui n’au­ra connu que cette injonc­tion à la luci­di­té. Celle à qui on dit qu’il fau­drait arrê­ter les utopies. »

Pendant ce temps, il existe toute une géné­ra­tion qui n’a pas eu la chance de vivre des mou­ve­ments fédé­ra­teurs : les « Touche pas à mon pote », les grandes grèves, en 1986 et en 1995, l’émergence d’un mou­ve­ment artis­tique — comme le fut pour nous l’arrivée de la musique élec­tro ! Il y a toute une géné­ra­tion qui n’au­ra connu que cette injonc­tion à la luci­di­té. Celle à qui on dit qu’il fau­drait arrê­ter les uto­pies. Nous vieillis­sons mais nous n’a­vons pas per­du la mémoire : nous avons enten­du ces gars dire à la télé­vi­sion que les éco­lo­gistes étaient des pan­tins dire main­te­nant qu’il serait temps d’être conscient de l’importance des légumes qui poussent dans la terre… C’est du fou­tage de gueule. Dans notre pra­tique de musi­ciens, on retrouve aus­si des cli­vages et des pra­tiques dou­teuses, même si nous en sommes rela­ti­ve­ment pro­té­gés. C’est per­cep­tible, par exemple, entre gros et plus petits fes­ti­vals. Entre les conne­ries que tu vois sur les réseaux sociaux, à la télé et dans les jour­naux, et l’énergie que tu croises, le déca­lage est énorme. Une grosse contra­dic­tion. On sait que ce n’est pas la télé­vi­sion qui va nous ren­sei­gner sur ce qui nous inté­resse nous, ça n’a jamais été le cas et ça ne le sera jamais. Mais nous avons à pré­sent l’équivalent de 160 chaînes, quand nous en avions trois lors­qu’on était petits ! Puisqu’on nous inter­pelle sur nos iden­ti­tés, la France et le monde sont pour nous ceux qu’on croise dans notre tra­vail. C’est ce qui nous fait tenir, qui nous fait croire au com­mun ! Pas les prin­cipes, de toute façon galvaudés.

On vous demande, en tant qu’artistes, de vous positionner ?

Jî Drû : Non, comme citoyens. Mais dans ta pra­tique artis­tique, tu es quand même une force de pro­po­si­tion. Comme un com­mer­çant dans sa manière de sélec­tion­ner les pro­duits qu’il va vendre, ou comme un prof qui choi­sit d’aller bos­ser dans le public, le pri­vé, ou dans une ZEP : on a tous des choix éthiques à faire. Je ne peux pas me dire que ce ne serait « pas pareil », en tant qu’ar­tiste. Il suf­fit de regar­der Le Dictateur de Chaplin pour voir que rien ne change : et Chaplin n’est pour­tant pas un révo­lu­tion­naire avant-gar­diste ! Ça reste un Américain qui a fini en Suisse, ce n’est pas Gramsci ! Oui, on sent une autre éner­gie, on sent autre chose dans les tour­nées que cette moro­si­té dont on entend par­ler par­tout, on sent des ini­tia­tives et de la joie chez les gens. Certainement parce que nous n’a­vons pas un bou­lot qui se ter­mine tous les jours à 19 heures et les infos à la télé­vi­sion à 20 heures.

Comment avez-vous reçu la fameuse « crise » de l’in­dus­trie du disque ?

« La chute des majors a un reten­tis­se­ment sur toute l’industrie, y com­pris locale. »

Jî Drû : On est évi­dem­ment navrés et concer­nés par son déclin. La chute des majors a un reten­tis­se­ment sur toute l’industrie, y com­pris locale. De fait, les pra­tiques changent : même le théâtre de Saint-Ouen sera atta­qué par cette réa­li­té. Les majors fabriquent de faux indés et les faux indés rem­plissent les salles : toute l’échelle est tou­chée. C’est la logique de ren­ta­bi­li­té dans la musique qui prime ; ce sont les mêmes groupes qui seront pro­gram­més par­tout. Et toi, si tu n’as pas eu les deux minutes dans l’é­mis­sion en vue, tu peux ren­trer chez toi et oublier tes deux années de bou­lots. Alors oui, ça touche.

Sandra Nkaké : Quand tu entres dans une bou­lan­ge­rie et que tu prends du pain, tu ne t’en vas jamais sans payer. Il y a une reva­lo­ri­sa­tion de cer­tains métiers qu’il serait impor­tant de faire. On a pris de la dis­tance par rap­port à ça, tout en étant à fond dedans : on com­mu­nique direc­te­ment avec notre public, on s’oc­cupe nous-mêmes de nos pages et sites Web… On sait à qui et pour qui on parle.

(Par Maya Mihindou, pour Ballast)

Ralentir la scène vous est com­pli­qué, nous disiez-vous. Dans quelle phase de créa­tion, de l’é­cri­ture, du stu­dio ou de la scène vous sen­tez-vous le plus à l’aise ? Quel est le point de départ ?

Sandra Nkaké : Je suis assez d’accord avec cette idée de « point de départ ». Et c’est la scène, quelle qu’elle soit — un club, une média­thèque, une salle de spec­tacle. C’est tou­jours un endroit unique. C’est là où tu inter­roges vrai­ment ce que tu veux dire, et com­ment tu veux le dire. Nous nous trou­vons un peu à chaque étape : pas seule­ment ins­tru­men­tistes ou accom­pa­gnants des pro­jets. Quand tu as envie de racon­ter quelque chose, il est impor­tant d’identifier les paliers pour par­ve­nir à l’é­coute des gens ; il faut donc un sup­port pour fixer tes idées et pour les agen­cer. Ces étapes ne se font pas seules : soit des per­sonnes le font à ta place, soit tu le fais parce que tu en as les capa­ci­tés, l’envie, ou parce qu’on est plu­sieurs à pou­voir por­ter le pro­jet. Ça signi­fie : la scène, l’écriture des chan­sons, la réa­li­sa­tion — il faut aus­si pen­ser la musique en termes de spec­tacle et de nar­ra­tion —, l’image, le gra­phisme, le son, la lumière…. Il n’y a pas de « hié­rar­chie » : on est tous les arti­sans d’un spectacle.

Jî Drû : Pour moi aus­si, c’est for­cé­ment la scène. Il existe des moments où nous sommes rat­tra­pés par les com­mandes, par le réseau, par ce qu’il est pos­sible ou non de faire en fonc­tion de notre famille, mais nous avons choi­si d’être les moteurs de ce que l’on fait.

Tous des « arti­sans d’un spec­tacle ». Cela implique-t-il une forme d’horizontalité dans votre manière de travailler ?

« Quand tu as envie de racon­ter quelque chose, il est impor­tant d’identifier les paliers pour par­ve­nir à l’é­coute des gens. »

Jî Drû : Sandra fait du théâtre. Je com­pa­re­rais tout ceci au théâtre — sou­vent, on hié­rar­chise dans la musique. Dans le théâtre aus­si, mais je reste per­sua­dé qu’un acteur, même un grand acteur, sait être conscient de tout le reste de sa troupe. C’est une force de faire un spec­tacle avec tout le monde avec toi. Et ça a beau­coup plus d’impact si ça se res­sent. Même s’il y a des publics qui ne seront récep­tifs qu’à la musique, sans l’être du « fluide » qui se déroule sur scène — lorsque tu vas voir un groupe, si tu sens un ensemble et pas seule­ment des accom­pa­gna­teurs d’un chan­teur, ça change tout.

Sandra Nkaké : Et c’est magique, en tant qu’artiste ! Dans la tour­née de Nothing for gran­ted, sen­tir toute l’é­quipe s’impliquer dans les paroles et s’approprier les chants, en fonc­tion de sa sen­si­bi­li­té et de son his­toire, était émou­vant. Je trouve ça très beau, d’abord car c’est une confiance infi­nie que l’on te fait lorsque tu sens que les autres sont prêts à tra­ver­ser le feu avec toi. Monter sur scène avec cette sen­sa­tion donne plein de force : malade ou fati­guée, ça n’aura aucune prise sur toi. Sans même les regar­der, tu sens cette force. En dehors de la scène, nous avons des trains et des avions ensemble, des dis­cus­sions sur la poli­tique, le théâtre ou la famille… D’où l’idée aus­si, dans la tour­née, de por­ter les mêmes cos­tards. J’avais la sen­sa­tion que ça per­met­trait de ren­for­cer l’entité « groupe » et de lais­ser s’ex­pri­mer la spé­ci­fi­ci­té de cha­cun : on voit, ain­si, « sor­tir » les personnalités.

Cette « union » se res­sent en effet for­te­ment, en concert.

Sandra Nkaké : Si nous avions eu des mil­liards d’euros, je ne pense pas que nous aurions pu réa­li­ser la même chose. Ça ne m’intéresse pas de faire des pro­jets juste pour en mettre plein la vue. Je me suis retrou­vée plein de fois, sur scène, avec la sen­sa­tion d’être à‑côté de mon propre corps, à me dire que j’étais seule, à me deman­der ce que je fai­sais là, à n’être qu’une exé­cu­tante. Je com­mence à com­prendre mes limites, et j’ai besoin de sens dans ce que je fais.

Jî Drû : C’est une ques­tion d’attitude. C’est un vrai savoir-faire de bos­ser ensemble. On a la chance de pou­voir jouer ce qui n’est encore qu’à l’état de pro­jet : on a l’occasion d’affiner sur scène, selon les retours. On est auto­di­dactes, donc avant tout concer­tistes. On s’est retrou­vés sur scène — je dis se retrou­ver car, sans avoir fait d’école, tu te retrouves à un endroit à cause de tes amis sans trop savoir pour­quoi, ceux avec qui tu jouais de la musique au lycée ou ailleurs, comme on se retrou­ve­rait à cau­ser dans l’amphi durant une occu­pa­tion ! On a for­mé Push Up il y a six ou sept ans, avant Nothing for Granted et après le pre­mier gros frein de l’industrie du disque, à un moment où tout le monde tour­nait en petite for­ma­tion. On est par­tis à neuf sur scène ! Tous les bons conseillers nous disaient « Vous êtes fous ! », tan­dis que le public nous disait le contraire. On a plein de potes qui ont un talent énorme mais qui n’ont pas cette chance de pou­voir l’exprimer : des gens plus doués et plus cohé­rents que nous. Mais ils ne peuvent faire que deux concerts par an… C’est dur et ça casse, lorsque tu as un pro­jet dans lequel tu mets toute ton éner­gie et que ça ne suit pas car tu as du mal à t’allier avec des gens, à faire le bou­lot de tenir le col­lec­tif — ce qui n’est pas ton bou­lot de musi­cien, à la base. Si tu n’as pas le retour des gens, il te man­que­ra de quoi avan­cer. D’où l’im­por­tance des choix conscients. Savoir qu’on tra­vaille dans un cadre où on sait consciem­ment qu’on renonce à cer­taines choses. Je ne dis pas qu’on a créé un cadre idéal avec seule­ment des struc­tures indé­pen­dantes — il faut faire atten­tion à cette his­toire de poudre aux yeux…

(Par Maya Mihindou, pour Ballast)

Comment vous êtes-vous rencontrés ?

Sandra Nkaké : Dans ma mytho­lo­gie, je suis sûre que nous nous étions croi­sés avant. Mais nous nous sommes ren­con­trés dans un groupe qui s’appelait les Troublemakers, dans lequel je chan­tais. On mon­tait le deuxième album, en 2004.

Jî Drû : Ce n’était pas en 2003 ?

Sandra Nkaké : Non, à ce moment-là j’étais avec la conteuse Praline Gay-Para. Les membres de Troublemakers ont appe­lé Jérôme en ren­fort, à la der­nière minute, pour le pre­mier concert du groupe — c’é­tait la Fête de la musique. Il est arri­vé sans connaître les mor­ceaux : on lui en avait envoyé, mais évi­dem­ment pas ceux qu’on allait jouer ! Le flû­tiste Magic Malik nous l’avait conseillé. Au moment des balances, il ne savait donc pas quel mor­ceau il allait jouer ; sur scène, il y avait deux micros devant : les nôtres. Premier sou­ve­nir d’un concert avec la sen­sa­tion d’être jetés en pâture au public, d’être com­plè­te­ment à poil, et que la seule sécu­ri­té que j’avais, c’était lui, Jî. On se connais­sait pas, mais j’étais en sécu­ri­té à 100 %. Pas besoin de se par­ler — s’il y a toi, s’il y a moi, c’est bon.

Que se passe-t-il lorsque l’on est enfer­mé dans une autre dyna­mique que la sienne ?

« On est né dans le chaos ! On est né du chaos ! On est dans le chaos. Ce n’est pas plus chao­tique main­te­nant qu’en 1880. »

Sandra Nkaké : Tu perds ton essence, petit à petit. Tu ne t’en rends pas for­cé­ment compte. Et c’est évi­dem­ment valable quel que soit le corps de métier dans lequel tu es. On fait un métier où l’artisanat et l’expression de la per­son­na­li­té sont mélan­gés. Ça véhi­cule de la force tout en étant très fra­gi­li­sant. Si on ne se pro­tège pas, on donne l’opportunité aux autres de nous pié­ti­ner — et on se fait pié­ti­ner. C’est ain­si qu’on avance avec des regrets, des aigreurs, de la méchan­ce­té lar­vée que tu vas ensuite répandre. Travailler à plu­sieurs dans un res­pect et dans une intel­li­gence humaine est cen­tral. On peut dis­cu­ter, ne pas être d’accord, mais la fina­li­té reste le pro­jet. On n’est pas dans un truc d’ego. C’est la même chose lors de l’écriture d’une chan­son : on est en train de créer une matière, alors on se laisse la chance d’essayer d’avancer, de rater, avec res­pect et luci­di­té. Si tu n’as pas cette luci­di­té, les autres ne l’auront pas pour toi. Certains le sentent très jeune, d’autres l’apprennent. Par exemple, lorsque l’on me fait une pro­po­si­tion, je fais plus atten­tion qu’avant à la tem­po­ra­li­té de la réponse. Dans cette époque de l’immédiateté, les réponses ne devraient pas être aus­si rapides. Même si, sou­vent, ton corps sent les choses.

Jî Drû : Ce qui est dif­fi­cile, c’est d’avoir la force d’avoir un regard cri­tique sur soi, d’accepter de se dire qu’on a fait des choses qu’on n’a­vait pas envie de faire. C’est du même niveau que de se rendre à un repas de famille où tu n’as pas vrai­ment envie d’aller, tout en n’ayant pas la force de le dire de peur de vexer quelqu’un… Ce qui est com­pli­qué, quand tu fais un métier — quel qu’il soit —, car tu te construis un réseau. Si tu com­mences à accep­ter des com­mandes pour une fina­li­té qui ne te convient pas, tu peux te retrou­ver les dix années sui­vantes coin­cé dans ce truc-là. Le réseau que tu te seras construit tour­ne­ra autour de ça. Un musi­cien pour­ra s’enliser dans un cercle, cache­ton­ner à je ne sais com­bien, avoir son train de vie, son image… mais pour faire son pro­jet per­son­nel, il lui fau­dra retour­ner dans les clubs. Mais ce ne sera plus la ques­tion car ça ne cor­res­pon­dra plus à son confort !

Il y a quelque chose de fon­ciè­re­ment opti­miste dans votre musique. Dans quel espace de conscience conti­nuer à créer quant tout semble se rétrac­ter autour ?

Sandra Nkaké : On est né dans le chaos ! On est né du chaos ! On est dans le chaos. Ce n’est pas plus chao­tique main­te­nant qu’en 1880, qu’en 1945 ou qu’en 1983 ! L’humanité est chao­tique. Lorsque j’étais enfant, j’avais peur de par­ler aux gens, j’avais peur des per­sonnes mau­vaises, j’avais peur de ne pas avoir les armes pour décons­truire ce qu’elle avait de mau­vais en elle. Nous avons cette chance d’avoir été entou­rés par des gens qui nous ont don­nés cette foi en la capa­ci­té de l’humain à s’améliorer. Je veux croire que, depuis le Moyen-Âge, nous avons évo­lué. Même len­te­ment. Les atten­tats, par exemple, nous tombent des­sus : ils arrivent tous les jours sur la pla­nète et on ne réagit pas, on s’en bat les steaks ! Il ne faut pas l’intégrer comme quelque chose de nor­mal, mais il faut que ça conforte — ce sont des pon­cifs ! — l’idée qu’il faut se concen­trer sur la lumière, que c’est cela que tu dois don­ner. Il faut s’impliquer.

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(Par Maya Mihindou, pour Ballast)

Vous êtes un peu cet arbre tor­du, oppo­sé à l’arbre droit, dont parle Tom Waits [« a croo­ked tree and a straight tree », ndlr]…

Jî Drû : J’ai mis du temps à l’ac­cep­ter. Tu vois beau­coup ta force quand tu es jeune et, en vieillis­sant, tu acceptes tes fai­blesses. Je ne sais pas si l’i­mage fonc­tionne, mais, idéa­le­ment, nous aurions envie que nos spec­tacles soient un peu impres­sion­nistes : le même tableau qui tienne compte des chan­ge­ments de la lumière, de notre éner­gie, de celle des gens et de la salle. Ça, c’est une pro­po­si­tion. Il y a des phases où tu crois que tu détiens la véri­té, puis tu t’é­croules. Et tu vas du côté de l’arbre tordu.

« J’adore le barde, cette façon qu’il a de chan­ter faux, de cas­ser les oreilles à tout le monde, mais il est utile ! Chanter faux, ça ne veut pas for­cé­ment dire ne pas être dans la gamme », avez-vous dit un jour. Vous conti­nuez de vous consi­dé­rer comme des bardes, et même des bra­queurs de banque ?

Sandra Nkaké : Je suis car­ré­ment une bra­queuse de banque ! Le barde et le trou­ba­dour créent du lien social et de la magie ; ils créent un espace où les gens échangent et dis­cutent : ce qu’ils pro­posent est tou­jours en mou­ve­ment. On te demande tou­jours ce que tu veux faire dans la vie, mais jamais de ce que tu veux être. La pre­mière fois que je suis mon­tée sur scène (c’é­tait au théâtre), j’ai été tra­ver­sée par cette évi­dence que c’é­tait ça que je vou­lais faire, que j’é­tais au bon endroit.


Photographie (vignette) d’in­tro­duc­tion : Seka Ledoux


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