Rwanda — recommencer à vivre

21 février 2018


Texte inédit pour le site de Ballast

Le 7 avril 1994, et pour trois mois, débu­tait un géno­cide au Rwanda à l’en­contre de la popu­la­tion tut­si, fai­sant près d’un mil­lion de vic­times. Deux décen­nies après, la res­pon­sa­bi­li­té des prin­ci­paux acteurs est connue. Les coupables ont été jugés par les « Gacaca », les tri­bu­naux popu­laires rwan­dais ; l’État fran­çais, qui n’a jamais assu­mé sa part de res­pon­sa­bi­li­té en dépit des preuves, conti­nue de faire figure de grand absent au tableau de la récon­ci­lia­tion. Cela n’a pas empê­ché le Rwanda de se rele­ver et de deve­nir l’un des pays les plus sûrs du conti­nent afri­cain. Gabriel avait 11 ans, alors : il est l’un des nom­breux civils ano­nymes res­ca­pés d’un car­nage qui conti­nue de nous han­ter. Nous l’a­vons ren­con­tré dans la pro­vince de Gisenyi, au bord du lac Kivu, à 500 mètres de la fron­tière avec la République démo­cra­tique du Congo. S’il res­pire la joie de vivre au quo­ti­dien, ses mains se crispent au moment d’évoquer ses sou­ve­nirs ; sa gorge se noue. Nous l’écoutons.


Je suis né en 1983, de parents éle­veurs et culti­va­teurs. On était six gar­çons à la mai­son et on vivait en cam­pagne, ce qui signi­fie que, comme la majo­ri­té des Rwandais éloi­gnés des villes, on ne connais­sait rien à la poli­tique. À cette époque, 90 % des gens qui vivaient en zone rurale n’é­taient jamais allés à Kigali, la capi­tale. La grande majo­ri­té des Rwandais n’avait jamais vu la route béton­née. On était des « inno­cents », dont la seule pré­oc­cu­pa­tion était le tra­vail. À cette époque les Hutus et les Tutsis vivaient ensemble ; la seule dif­fé­rence entre les trois groupes se lisait sur la carte d’identité1. L’époque colo­niale a mon­tré et mar­qué les dif­fé­rences entre les gens. Les dis­tinc­tions étaient basées sur des cri­tères éco­no­miques. Les Tutsis étaient des éle­veurs, les Hutus des agri­cul­teurs. Le nombre de vaches que chaque indi­vi­du pos­sé­dait déter­mi­nait son appar­te­nance. Cette clas­si­fi­ca­tion pou­vait évo­luer, dépen­dam­ment du nombre de vaches2. Pour autant, nous étions le même peuple. Il était impos­sible pour nous de faire la dis­tinc­tion. Les Belges3 ont alors com­men­cé à nous mesu­rer pour nous dif­fé­ren­cier afin que notre pré­ten­due eth­ni­ci­té n’évolue plus4. Tout ça a fixé le cadre d’un com­plexe d’infériorité pour une par­tie des Hutus.

« Le gou­ver­ne­ment avait déployé des mili­taires par­tout mais ils n’ont pas fait atten­tion à moi : j’ai pu m’échapper. J’ai dor­mi près d’un poste élec­trique. Au petit matin, j’ai com­men­cé à voir défi­ler le flot des réfugiés. »

Je me trou­vais avec mon oncle quand le géno­cide a débu­té. Quand nous avons appris ce qu’il se pas­sait, nous avons ten­té de fuir, tout d’abord vers le Burundi, car nous vivions près de la fron­tière. Quand nous nous sommes aper­çus que c’était impos­sible, nous avons déci­dé de nous rendre vers la sous-pré­fec­ture avant que les géno­ci­daires n’arrivent jusqu’à nos vil­lages. On vou­lait ral­lier les bâti­ments offi­ciels car on n’i­ma­gi­nait pas que ces tue­ries étaient pla­ni­fiées par le gou­ver­ne­ment. Sur la route, des sol­dats nous ont deman­dé notre carte d’identité. J’avais 11 ans, je n’en avais pas. Mon oncle, oui. Même si sa mère était hutue et que son père tut­si, lui était tut­si au regard du gou­ver­ne­ment rwan­dais. Et dès qu’ils arrê­taient des Tutsis, ils les frap­paient sys­té­ma­ti­que­ment. Quand ils ont vu la carte d’identité de mon oncle, ils ont com­men­cé à le frap­per et à le tor­tu­rer en lui enfon­çant des clous dans les pieds afin qu’il ne puisse pas s’enfuir. Je me sou­viens qu’ils criaient que nous étions des traîtres, des espions. Ils m’ont dit : « Toi tu es un enfant, on te tue­ra après. » Je pen­sais qu’ils feraient du mal à mon oncle, mais pas qu’ils le tue­raient. Le gou­ver­ne­ment avait déployé des mili­taires par­tout mais ils n’ont pas fait atten­tion à moi : j’ai pu m’échapper. J’ai dor­mi près d’un poste élec­trique. Au petit matin, j’ai com­men­cé à voir défi­ler le flot des réfu­giés. Tous fuyaient. Parmi eux, il y avait beau­coup de jeunes filles, qui seront vio­lées par les mili­taires avant d’être tuées. J’étais ter­ri­fié, parce que j’étais seul, mais peut-être que ça a été aus­si une chance : per­sonne ne fai­sait trop atten­tion à mes faits et gestes. J’ai déci­dé de par­tir pour rejoindre la mai­son de mes parents. Je ne com­pre­nais pas bien ce qu’il se pas­sait à ce moment, comme beau­coup de monde. Mais le chant guer­rier « Iyeee tubat­sem­batse iyee tuba­gan­da­gure » (« On va les exter­mi­ner »), repris par les milices, nous a fait rapi­de­ment com­prendre ce qu’il se passait.

Nos voi­sins étaient nos amis, je pen­sais que je serais en sécu­ri­té là-bas. Mais je ne savais pas quel che­min je devais prendre : les hommes armés étaient par­tout, et cer­tains trans­por­taient des cadavres san­gui­no­lents. J’étais un enfant encore naïf, je pen­sais que mon oncle était en vie, alors je deman­dais à tous les gens que je croi­sais s’ils savaient quelque chose. Ces moments étaient par­ti­cu­liè­re­ment dif­fi­ciles, les routes étaient par­se­mées de cadavres, les chiens rôdaient autour… Rapidement, j’ai déci­dé de ne plus m’adresser aux hommes, ils me fai­saient peur. J’ai ren­con­tré sur mon che­min une femme, et je lui ai posé des ques­tions. Elle s’est mise à pleu­rer et m’a deman­dé de ne jamais dire que j’étais tut­si, qu’on me tue­rait sans aucune pitié. Alors que le géno­cide avait débu­té depuis plu­sieurs jours à Kigali, nous n’en étions qu’au deuxième dans ma région. J’ai abor­dé une deuxième femme, qui m’a dit d’aller rejoindre une famille tut­sie qui était un peu plus loin, afin d’être exé­cu­té avec eux. J’avais faim, j’avais peur, et quelque chose venait de chan­ger pour moi : je com­pre­nais que je ne pour­rais pas ren­trer chez moi.

Avant que je sois sépa­ré de mon oncle, il m’avait don­né de l’argent, pen­sant que ça me sau­ve­rait peut-être la vie. Et il a eu rai­son : une dame a accep­té de me prendre chez elle. Quand je suis arri­vé à son domi­cile, j’ai vu son mari avec une machette et du sang sur ses vête­ments. Il a deman­dé immé­dia­te­ment : « D’où viens-tu avec ce ser­pent ? » Son épouse lui a répon­du qu’elle ne savait pas, mais que j’avais de l’argent. Je por­tais un short kaki, je lui ai don­né l’argent que j’avais en poche. Il m’a dit que je pou­vais res­ter chez eux. J’y suis res­té une semaine. Le sang cou­lait par­tout dans le pays. Tout le monde avait chan­gé. Même celui qui était bon était deve­nu mau­vais. Un matin, l’homme qui m’hébergeait est venu me voir. Sur les 500 francs que je lui avais don­nés, il m’a ren­du 100 francs et m’a deman­dé de par­tir. Aussitôt dehors, j’ai vu un autre homme d’environ 25 ans se faire mas­sa­crer. Terrifié, j’ai fait demi-tour et je suis repar­ti vers la mai­son. Celui qui m’avait héber­gé a alors bran­di sa machette et m’a deman­dé de faire un choix que je n’ai jamais pu oublier : « Tu pars ou tu restes ? » Je suis parti.

« Le sang cou­lait par­tout dans le pays. Tout le monde avait chan­gé. Même celui qui était bon était deve­nu mau­vais. Un matin, l’homme qui m’hébergeait est venu me voir. »

J’ai déci­dé de me rendre dans l’église du vil­lage, pen­sant que j’y serais en sécu­ri­té. Je me suis ren­du compte qu’elle était rem­plie de cadavres. Devant le porche, j’ai vu un homme se sui­ci­der. La vio­lence de cet acte de déses­poir m’a pro­fon­dé­ment trau­ma­ti­sé — plus tard, j’ai éga­le­ment essayé de mettre fin à mes jours. En sor­tant de l’église, j’ai été arrê­té par des Bakiga5 qui étaient en train d’apprendre aux Hutus des vil­lages com­ment tuer. Ils m’ont lais­sé par­tir mais, plus loin, ce sont des mili­ciens qui m’ont arrê­té : ils se sont mis à me comp­ter le nombre de côtes, puisqu’il avait été ren­du public durant la colo­ni­sa­tion que les Tutsis avaient plus de côtes que les Hutus. Étant don­né que je niais en bloc, un des mili­ciens m’a mena­cé de me cou­per la jambe si je n’avouais pas. Un homme est arri­vé et il lui a deman­dé de me lais­ser : des adultes tut­sis devaient être exé­cu­tés plus loin. Même si j’ai été frap­pé et humi­lié, c’est un véri­table miracle que je n’aie pas été exé­cu­té. Plusieurs jours après, un homme m’a per­mis de ren­trer dans un quar­tier qu’on m’avait décrit comme moins dan­ge­reux. J’ai vu quelques enfants qui jouaient sur un ter­rain de foot­ball. Comme je m’approchais d’eux, ces der­niers m’ont dit de fuir, que leur oncle était un tueur. Je n’avais nulle part où aller, et dans ces vil­lages, tout le monde se connaissait.

Après des jours inter­mi­nables, j’ai réa­li­sé que je ne pou­vais pas m’en sor­tir. Je ne vou­lais plus vivre, tout sim­ple­ment. Je suis allé à la bar­rière où il y avait un contrôle et j’ai dit que j’étais tut­si, et que je vou­lais mou­rir. Alors que j’avais toutes les chances d’être exé­cu­té sur-le-champ, à ma grande sur­prise, ces hommes m’ont répon­du qu’ils ne vou­laient pas me tuer et ils ont deman­dé à une dame de m’héberger. Elle a accep­té pour une nuit. Une nuit en sécu­ri­té, dans un lit, c’était comme une année pour moi. Son mari était un homme extra­or­di­naire. Je lui ai deman­dé si je pou­vais res­ter. Il m’a dit que non, qu’ils vien­draient tôt ou tard pour me tuer. Mais il a éprou­vé de la com­pas­sion pour moi, c’était la pre­mière per­sonne que j’ai réel­le­ment sen­ti tou­chée par ma situa­tion. Il a fini par me gar­der chez lui et par me confier la garde de ses vaches. Il aurait pu être tor­tu­ré et exé­cu­té pour avoir héber­gé un Tutsi. Pendant les semaines de ce géno­cide, il pleu­vait beau­coup. Je gar­dais ses vaches avec d’autres enfants du vil­lage. La radio nous infor­mait que les FPR pro­gres­saient et qu’ils allaient arri­ver dans les pro­chaines heures pour nous sau­ver et libé­rer nos vil­lages. C’est dans ce contexte que des tueurs ont fouillé toutes les mai­sons pour véri­fier qu’il n’y ait pas de res­ca­pés tut­sis. Alors que je com­men­çais juste à reprendre espoir, ils m’ont arrê­té avec une cin­quan­taine de personnes.

Au bord du lac Kivu, qui fait office de frontière naturelle entre le Rwanda et la RDC, Gabriel porte son regarde vers le Congo.

La nuit tom­bait. L’heure de notre exé­cu­tion arri­vait. Soudain, ils nous ont tiré des­sus. Tout le monde est tom­bé. Moi, j’étais der­rière des adultes. Ils me sont tom­bés des­sus et m’ont entraî­né dans leur chute. J’ai pas­sé la nuit au milieu des cadavres, cou­vert de leur sang. J’ai sur­vé­cu, mais une par­tie de moi est morte ce jour-là. Je suis retour­né chez les gens qui m’hébergeaient. Ils étaient tel­le­ment per­sua­dés que j’étais mort qu’ils ont pen­sé voir un fan­tôme. Le len­de­main, nous avons enten­du de très longues fusillades. Les FPR étaient arri­vées. Le géno­cide était fini. Vint l’heure des comptes. Et ils ont été ter­ribles pour moi. Mes parents et mes cinq frères avaient été tués. J’étais le seul sur­vi­vant. Plus tard, j’ai appris com­ment mon père avait été tué. Piégé, par des voi­sins de ses amis hutus.

« Et pour­tant, il fal­lait recons­truire. Et recons­truire, ça signi­fiait apprendre à vivre avec des indi­vi­dus qui avaient poten­tiel­le­ment exter­mi­né ta famille. »

Mon his­toire est aus­si celle de mil­liers d’autres enfants, deve­nus comme moi des orphe­lins du géno­cide. J’étais seul. Je ne connais­sais per­sonne. Des gens qui fré­quen­taient ma famille se sont alors mis à ma recherche. Mais il faut bien com­prendre le contexte : ils ne me cher­chaient pas seule­ment moi, ils cou­raient aus­si après les biens de mes parents. C’était davan­tage le pro­fit que l’amour qui les gui­dait. J’ai été rapi­de­ment emme­né dans un orphe­li­nat. C’est, même des années après, un sou­ve­nir très éprou­vant à racon­ter. Nous n’avions pas beau­coup à man­ger, beau­coup d’enfants por­taient des cica­trices du géno­cide… Mais nous, les enfants, nous n’étions pas le seul pro­blème : il y avait aus­si les veuves, sou­vent muti­lées, et toutes ces femmes qui avaient subi des viols… Si la paix règne au Rwanda main­te­nant, le pays revient de loin : notre nation était détruite, ses habi­tants étaient détruits, le sang cou­lait de notre terre. Et pour­tant, il fal­lait recons­truire. Et recons­truire, ça signi­fiait apprendre à vivre avec des indi­vi­dus qui avaient poten­tiel­le­ment exter­mi­né ta famille. Pendant les trois mois du géno­cide, 10 000 per­sonnes étaient tuées chaque jour. On n’a­vait pas le choix. Il fal­lait recom­men­cer à vivre sans esprit de ven­geance. Aujourd’hui, je sais qui a tué ma famille. Je les ai ren­con­trés. Si je m’étais ven­gé, ni mes parents ni mes frères ne seraient reve­nus. Trouver quelqu’un qui dit la véri­té peut même aider à la recons­truc­tion. Malheureusement, ça n’a pas été le cas pour moi. À part mon père, je ne sais pas où les autres membres de ma famille ont été enter­rés. Faire le deuil dans ces condi­tions est presque impossible.

Les Gacaca exis­taient même avant le géno­cide. C’était un tri­bu­nal local et popu­laire qui pla­çait les cou­pables face aux vic­times, et face à ce qu’ils avaient com­mis. Ils devaient recon­naître ce qu’ils avaient fait et deman­der par­don. Au Rwanda, après le géno­cide, ça parais­sait irréa­li­sable de juger tous ceux qui avaient par­ti­ci­pé aux crimes : on pense à ceux qui avaient tué, mais il ne faut pas oublier ceux qui avaient tor­tu­ré, exé­cu­té, vio­lé, pié­gé ou dénon­cé des Tutsis. Nous avions per­du près d’un mil­lion de per­sonnes. Le nombre de tueurs était presque inquan­ti­fiable. Le nou­veau gou­ver­ne­ment a alors pen­sé qu’il était mieux d’éduquer les gens pour prou­ver que l’époque colo­niale avait induit tout le monde en erreur : tous les Rwandais sont les mêmes. Il y a eu un gros tra­vail effec­tué sur la ques­tion du par­don : ce tra­vail, c’était d’apprendre à deman­der par­don, mais aus­si, pour les vic­times, d’apprendre à accep­ter ce par­don. Une fois que le FPR a pris le pou­voir, l’appartenance eth­nique a été de suite sup­pri­mée de la carte d’identité. Le FPR a mené une poli­tique d’unité et de récon­ci­lia­tion, en totale oppo­si­tion avec les anciens diri­geants qui pen­saient que le pays devait être seule­ment pour les Hutus.

Mémorial de Gisozi, à Kigali : une liste de noms, ceux de quelques-unes des victimes du génocide

Il est acquis que la France a sou­te­nu les géno­ci­daires dès le début6. Mais pas seule­ment : elle a aus­si essayé par la suite d’évacuer les tueurs vers la RDC, qui était alors le Zaïre7. Il faut que la France accepte le rôle qu’elle a joué dans ce drame et qu’elle recon­naisse que sans sa col­la­bo­ra­tion avec le pré­cé­dent gou­ver­ne­ment, le géno­cide n’aurait cer­tai­ne­ment pas pris les mêmes pro­por­tions. Les sol­dats fran­çais étaient là avant que le géno­cide com­mence. Et ils étaient tou­jours là pen­dant les tue­ries, cette fois-ci sous l’uniforme de l’ONU. Évidemment, les crimes ont été com­mis par les Rwandais eux-mêmes mais, durant ces quelques mois, l’humanité avait com­plè­te­ment dis­pa­ru. Nous n’étions plus des humains. En tant que res­ca­pé du géno­cide, je pense que la France doit, elle aus­si, deman­der par­don. Je ne peux qu’être recon­nais­sant envers les sol­dats du FPR, ain­si qu’envers notre pré­sident Paul Kagame. Sans eux, je ne serais pas là pour témoi­gner. Je serais cer­tai­ne­ment mort, d’une part, mais sans le tra­vail effec­tué après le géno­cide, je serais res­té un enfant de la rue, un vaga­bond. J’étais un enfant mal­heu­reux, comme tant d’autres, jusqu’à la fin des années 1990. Si ma vie a chan­gé, c’est grâce aux pas énormes qu’a fait le pays. J’ai pu étu­dier, apprendre l’anglais, le fran­çais… Le gou­ver­ne­ment rwan­dais a, à cette époque, pris la place de nos parents et de nos familles. Nous avons été éle­vés comme les enfants du Rwanda.

« Il faut que la France accepte le rôle qu’elle a joué dans ce drame et qu’elle recon­naisse que sans sa col­la­bo­ra­tion avec le pré­cé­dent gou­ver­ne­ment, le géno­cide n’aurait cer­tai­ne­ment pas pris les mêmes proportions. »

À quelques cen­taines de mètres d’ici [il désigne la République démo­cra­tique du Congo, qui appa­raît en toile de fond de l’autre côté du lac Kivu], il y a toutes ces per­sonnes qui sont par­ties vivre une autre vie. Je pense qu’elles doivent aujourd’hui reve­nir, afin de nous aider à soi­gner nos cica­trices et à recons­truire au lieu de conti­nuer à détruire. L’histoire de la sépa­ra­tion des Rwandais est déjà finie. Ceux qui ont com­mis des crimes doivent accep­ter d’être jugés et punis, et doivent reve­nir. Ils ont des enfants qui sont nés ici et qui sont en train de payer le prix des crimes de leurs parents. Mon sou­hait, c’est qu’ils reviennent. Pas qu’ils meurent dans les forêts. Cette his­toire n’est fina­le­ment pas seule­ment la mienne, mais plu­tôt celle de tous ceux à qui on a arra­ché leur enfance et leur famille. Mais, par­fois, en écou­tant les his­toires des autres, il m’arrive d’éprouver le sen­ti­ment de n’avoir rien vécu de grave. Tellement de femmes ont été tor­tu­rées, ont subi des viols col­lec­tifs, tel­le­ment de per­sonnes ont per­du une par­tie de leur corps… Malgré toutes ces atro­ci­tés, je pense que le Rwanda a un bon futur devant lui. Je suis opti­miste. Ceux qui étaient des orphe­lins comme moi ont construit une famille. J’ai une femme, trois jeunes enfants. Nous avons avan­cé. Mais je devrai un jour racon­ter à mes enfants mon his­toire, car elle est aus­si la leur. Celle de leur famille, mais aus­si celle de leur pays. Je devrai trou­ver les mots, pour ne pas qu’ils gran­dissent avec la haine. Ça sera une manière de les édu­quer. Parler, racon­ter, c’est dif­fi­cile. Mais celui qui est malade, c’est celui qui ne parle pas.


Propos recueillis par Laurent Perpiga Iban, pour Ballast — éga­le­ment auteur des photographies.


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  1. Pour une syn­thèse de l’his­toire du Rwanda et du lien entre eth­nisme et géno­cide : https://www.ibuka-france.org/rwanda-avant-1994/
  2. Un Hutu s’enrichissant pou­vait deve­nir Tutsi. Des frères et sœurs pou­vaient être d’une eth­nie dif­fé­rente. Voir par exemple.
  3. En 1919, le Traité de Versailles attri­bue le Rwanda et le Congo à la Belgique. En 1924, la Société des Nations « confie » à la Belgique un mandat de tutelle. Le Rwanda devient indé­pen­dant le 1er juillet 1962.
  4. Selon les règles éta­blies, la lon­gueur du nez pou­vait déter­mi­ner l’appartenance. De nom­breuses mesures mor­pho­lo­giques sont res­tées sans conclu­sion ; les cri­tères socio-éco­no­miques demeu­raient alors les seuls déter­mi­nants de l’ethnicité. 85–14‑1 (85 % de Hutus , 14 % de Tutsis et 1 % de Twa) devien­dra une suite numé­rique réci­tée par des géné­ra­tions de Rwandais : ces chiffres étaient dic­tés par le gou­ver­ne­ment, qui sous-esti­mait le nombre de Tutsis afin de les mar­gi­na­li­ser.
  5. Les Bakiga sont une popu­la­tion qui vit au nord-ouest du Rwanda.
  6. Le 2 novembre 2015, l’association Survie a dépo­sé une pre­mière plainte contre X visant « les res­pon­sables poli­tiques et mili­taires fran­çais » en fonc­tion en 1994, pour des livrai­sons d’armes avant et pen­dant le géno­cide des Tutsis. « Dans le cadre des pre­mières inves­ti­ga­tions menées, le vice-pro­cu­reur de la République a audi­tion­né Hubert Védrine, secré­taire géné­ral de l’Élysée au moment des faits, en lui deman­dant notam­ment de s’expliquer sur ses décla­ra­tions pas­sées : Védrine avait recon­nu dans un écrit les livrai­sons au début du géno­cide, puis avait réité­ré cet aveu devant la com­mis­sion Défense de l’Assemblée natio­nale. La plainte a cepen­dant été clas­sée sans suite en sep­tembre 2016. » Voir leur site.
  7. Une « zone huma­ni­taire », offi­ciel­le­ment désar­mée, a été créée à l’issue du géno­cide à l’est du pays. Cette zone, inter­dite d’accès au FPR, est deve­nue un refuge pour les géno­ci­daires qui s’y étaient réfu­giés, de fac­to pla­cés sous la pro­tec­tion des mili­taires. Jusqu’au mois d’août 1994, cette zone ser­vi­ra de pas­se­relle vers le Zaïre pour de nom­breux tueurs, qui fon­de­ront là-bas l’Armée de libé­ra­tion du Rwanda (ALIR) et les Forces démo­cra­tiques de libé­ra­tion du Rwanda (FDLR).

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