Théo Roumier : « On a les moyens de défaire Macron »


Texte inédit pour le site de Ballast

Convergence des luttes, grève géné­rale, stra­té­gie syn­di­cale : c’est autour de ces trois grands thèmes, en plein mouvement social, que nous ren­con­trons Théo Roumier, syn­di­ca­liste à SUD édu­ca­tion et membre du comi­té édi­to­rial des cahiers de réflexions de l’Union syn­di­cale Solidaires, Les Utopiques. « Le dia­logue social, c’est le patro­nat qui impose son agen­da, ses thèmes, son calen­drier, son idéo­lo­gie. On s’est fait assez arna­quer », lâche-t-il, assis à la table d’une salle de réunion du siège, dans le dixième arron­dis­se­ment de la capi­tale. Face au « bull­do­zer » macro­nien, com­ment réor­ga­ni­ser la lutte par la base : le quo­ti­dien des tra­vailleurs et des travailleuses ?


On fête le cin­quan­te­naire de 1968. Dans quelle mesure les tra­vailleurs avaient-ils dépas­sé leurs direc­tions syndicales ?

La ques­tion qu’on devrait se poser est d’où vient cette base qui dépasse les appa­reils syn­di­caux ? En 1968, les occu­pa­tions d’u­sines sont beau­coup le fait de mili­tants syn­di­caux pour qui l’ap­par­te­nance à une orga­ni­sa­tion syn­di­cale a un sens. Le « dépas­se­ment » consiste alors plu­tôt à impo­ser le calen­drier et la maî­trise de la grève par les gré­vistes eux-mêmes — ce qui est tota­le­ment sou­hai­table. Mais ça ne revient pas for­cé­ment à reje­ter les syn­di­cats. La CFDT — qui déve­loppe à l’é­poque un posi­tion­ne­ment auto­ges­tion­naire ori­gi­nal — va lar­ge­ment épou­ser l’es­prit de Mai 68. Son com­mu­ni­qué parle de sub­sti­tuer à l’ordre actuel, celui de la « monar­chie indus­trielle », une socié­té fon­dée sur des rap­ports d’au­to­ges­tion. Près de 40 % de la popu­la­tion active tra­vaillait dans l’in­dus­trie ; on voit « pous­ser » de nou­velles usines comme celles de Renault Flins ou du Joint fran­çais à Saint-Brieuc. C’est une popu­la­tion jeune sou­vent issue des cam­pagnes qui y tra­vaille, une jeu­nesse que le patro­nat ima­gine très mal­léable : en réa­li­té, elle va s’a­vé­rer la plus com­ba­tive. Elle n’est pas imper­méable aux luttes étu­diantes ; elle est, elle aus­si, concer­née par cette révolte de la jeu­nesse contre de Gaulle mais aus­si contre la guerre d’Algérie, d’abord, puis du Vietnam. Dans la décen­nie d’insubordination ouvrière qui suit, les tra­vailleurs et les tra­vailleuses vont impo­ser des pra­tiques qui leur cor­res­pondent davan­tage, avec des débor­de­ments, des occu­pa­tions d’u­sines, des séques­tra­tions, des pra­tiques assembléistes…

« Le syn­di­ca­lisme, c’est d’a­bord la construc­tion d’un col­lec­tif de tra­vailleurs et de tra­vailleuses qui pense et qui agit pour son émancipation. »

C’était déjà per­cep­tible avant 1968, comme on le voit dans le film À bien­tôt, j’es­père de Chris Marker, sur la grève de mars 1967 dans l’u­sine de tex­tiles Rhodiacéta de Besançon. Les femmes, les jeunes, les immi­grés forment une popu­la­tion ouvrière entrant dans un pro­ces­sus de radi­ca­li­sa­tion et bous­cu­lant un ordre domi­nant qui leur est insup­por­table. Les acquis stra­té­giques, tac­tiques et poli­tiques de l’au­to-orga­ni­sa­tion et des AG sont si forts qu’ils s’im­po­se­ront même à la CGT. Cette séquence des années 68 sera clô­tu­rée en deux temps. D’abord, le patro­nat pro­fite conjoin­te­ment du choc pétro­lier, de la défaite de la sidé­rur­gie lor­raine en 1979 et du début du chô­mage de masse pour reprendre la main1. Le second évé­ne­ment est l’ar­ri­vée de « la gauche » au pou­voir avec l’é­lec­tion de Mitterrand, per­çue comme « le débou­ché poli­tique aux luttes » : une erreur fatale rapi­de­ment visible avec le tour­nant de la rigueur, l’ex­ploi­ta­tion de la mon­tée du FN par le PS et, encore plus immonde, la divi­sion raciste au sein du tra­vail — le Premier ministre Pierre Mauroy accuse ain­si les gré­vistes d’Aulnay en 1983 d’être à la solde des aya­tol­lah ira­niens… Ces deux phé­no­mènes ont contri­bué à « éta­ti­ser les luttes2 », au détri­ment de ce mou­ve­ment large, pro­fond, d’au­to-orga­ni­sa­tion et de volon­té d’é­man­ci­pa­tion por­té par 1968. Un mou­ve­ment qu’on peine à retrouver…

Où faites-vous remon­ter le syn­di­ca­lisme, en France ?

C’est un phé­no­mène très ancien. Avant même la fon­da­tion des pre­mières chambres syn­di­cales vers 1868, on peut voir dans les sans-culottes ou les canuts révol­tés les figures d’un pro­to-pro­lé­ta­riat. Le syn­di­ca­lisme, c’est d’a­bord ça : la construc­tion d’un col­lec­tif de tra­vailleurs et de tra­vailleuses qui pense et qui agit pour son éman­ci­pa­tion. C’est la devise de la Première Internationale : « L’émancipation des tra­vailleurs et tra­vailleuses sera l’œuvre des tra­vailleurs et tra­vailleuses eux/elles-mêmes » — je fémi­nise, car on ne le fai­sait pas à l’é­poque ! L’essentiel est posé. Ensuite il y aura bien sûr l’his­toire des cadres et des struc­tures d’or­ga­ni­sa­tion syn­di­cale, des rythmes de dis­cus­sions et d’é­la­bo­ra­tions col­lec­tives, mais aus­si des conflits — comme dans toute orga­ni­sa­tion —, des ana­lyses dif­fé­rentes de la situa­tion et diverses manières d’a­gir ou de faire. Tous ces élé­ments se cris­tal­lisent au tour­nant du XXe siècle autour de deux cou­rants fon­da­men­taux dans le syn­di­ca­lisme : le cou­rant « lutte de classe » et le cou­rant syn­di­cal chrétien.

Manifestation contre la loi Travail, à Paris, par Stéphane Burlot

Le pre­mier cou­rant étant alors por­té par la CGT.

Sa quin­tes­sence est la Charte d’Amiens, adop­tée en 1906 par la CGT. Elle ins­taure la « double besogne » : d’une part le tra­vail quo­ti­dien sur les reven­di­ca­tions immé­diates et de l’autre le tra­vail d’é­man­ci­pa­tion sociale pour l’a­ve­nir, ayant pour fina­li­té l’ex­pro­pria­tion capi­ta­liste — soit la fin de ce sys­tème d’ex­ploi­ta­tion de l’Homme par l’Homme. Le second cou­rant, on pour­rait le qua­li­fier actuel­le­ment d’accom­pa­gne­ment et de col­la­bo­ra­tion. Loin d’être un syn­di­ca­lisme d’ac­tion et de luttes, c’est un syn­di­ca­lisme d’as­so­cia­tion ouvrière ayant pour but de dis­cu­ter avec un patro­nat chré­tien très pater­na­liste qui s’oc­cupe de ses ouvriers et ouvrières, les loge, les « cha­pe­ronne »… La CGT pra­tique la grève quand le syn­di­ca­lisme chré­tien met en avant la dis­cus­sion et la négociation.

De nos jours, la majeure par­tie de la popu­la­tion n’est plus fami­lière du monde syndical…

« Prenons le sec­teur du net­toyage : les col­lec­tifs de tra­vail y sont com­po­sés de femmes immi­grées, très mal payées, cumu­lant par­fois deux jobs, ato­mi­sées par une orga­ni­sa­tion du tra­vail particulière. »

En 2018, les orga­ni­sa­tions syn­di­cales exis­tantes sont le fruit de cette his­toire : elles ont évo­lué autour de cette double culture syn­di­cale… Une divi­sion qui peut par­fois tra­ver­ser cer­taines orga­ni­sa­tions ! Le monde syn­di­cal est très frac­tion­né, avec cinq grandes confé­dé­ra­tions (CGT, CFDT, FO, CFTC, CGC) mais aus­si des unions syn­di­cales comme Solidaires ou encore des petits col­lec­tifs syn­di­caux tels que la CNT et la CNT-SO, qui font un tra­vail syn­di­cal de ter­rain tout à fait hono­rable. Entre elles, il y a des diver­gences sur la manières de pra­ti­quer le syn­di­ca­lisme. FO a été tra­ver­sé à la fois par des ten­dances de luttes et de col­la­bo­ra­tion de classe : ces der­nières impliquent un refus de construire un rap­port de force et de s’in­ves­tir dans une démarche conflic­tuelle. La CGT dégage majo­ri­tai­re­ment une image de syn­di­cat de lutte, qui bâtit des résis­tances col­lec­tives — mais elle a évo­lué depuis 1968 et la chute du mur de Berlin, sur­tout. Solidaires a glo­ba­le­ment héri­té de l’histoire et des pra­tiques de la gauche auto­ges­tion­naire de la CFDT. Mais, en effet, mal­gré de solides bas­tions (la SNCF, Air France, l’automobile, les raf­fi­ne­ries, la fonc­tion publique…), le taux de syn­di­ca­li­sa­tion en France est faible : autour de 10 % des travailleurs.

Au sortir de la Seconde Guerre, le grand patro­nat a lar­ge­ment col­la­bo­ré. Les Francs-Tireurs et par­ti­sans ont dû rendre leurs armes de maqui­sards ; le PCF et la CGT se sont lan­cés dans « la bataille de la pro­duc­tion » et le pou­voir a été par­ta­gé avec de Gaulle pour « main­te­nir l’unité natio­nale » et étouf­fer dans l’œuf les vel­léi­tés révo­lu­tion­naires de la Résistance. S’ensuivit une séquence his­to­rique favo­rable aux droits sociaux et aux ser­vices publics. Aujourd’hui, les réformes struc­tu­relles s’at­taquent à ces conquis : les syn­di­cats ne devraient-ils pas être plus offensifs ?

Être offen­sif ? Il faut pré­ci­ser ce qu’on entend par là. Un bon mot d’ordre ne suf­fit pas à enclen­cher des mobi­li­sa­tions col­lec­tives. Il faut reve­nir à cette pra­tique syn­di­cale fon­da­men­tale et ori­gi­nelle, par­tant du tra­vail réel, tel qu’il est exer­cé par les col­lec­tifs de tra­vail exis­tant, et non pas celui pres­crit par l’employeur, qui charge la barque tant qu’il peut. C’est à par­tir de l’ex­ploi­ta­tion sala­riale, dans ces frot­te­ments entre la volon­té de l’employeur et le vécu du sala­rié, qu’on a une marge de manœuvre pour recons­ti­tuer de l’ac­tion col­lec­tive — notam­ment sur la ques­tion de la péni­bi­li­té du tra­vail. Prenons l’exemple du sec­teur du net­toyage : les col­lec­tifs de tra­vail y sont com­po­sés de femmes immi­grées, très mal payées, cumu­lant par­fois deux jobs, ato­mi­sées par une orga­ni­sa­tion du tra­vail par­ti­cu­lière, avec par­fois des heures de nuit, mais qui ont pour­tant mené des grèves vic­to­rieuses dans les gares du nord de l’Île de France, à l’Holliday Inn ou dans plu­sieurs hôtels à Marseille, impul­sées par la CNT-SO. Pour l’essentiel, les reven­di­ca­tions por­taient sur des aug­men­ta­tions de salaires : ça pou­vait paraître bien peu « révo­lu­tion­naire » au gau­chiste aver­ti, mais on s’en fout ! Ces reven­di­ca­tions cor­res­pon­daient à ce que ces gré­vistes ne vou­laient pas lâcher ; ça a per­mis de tenir plus de 100 jours de grèves à l’Holliday Inn. Et ça a mar­ché ! Car quand le ménage n’est pas fait, l’hô­tel ou la gare deviennent très vite dégueu­lasses. La radi­ca­li­té, elle est là ! Ils et elles ont radi­ca­le­ment rom­pu le lien avec l’ordre cou­tu­mier du tra­vail, avec les horaires éta­blis et les desi­de­ra­ta de l’employeur. Ce qui existe ici dans le tra­vail sala­rié est aus­si valable pour les auto-entre­pre­neurs et auto-entre­pre­neuses (ces tra­vailleurs hors du sala­riat que sont les cour­siers à vélo, tra­vailleurs ubé­ri­sés). Ils se basent sur le tra­vail concret, sur sa pra­tique et renouent par là avec les mêmes fon­da­men­taux à l’o­ri­gine du mou­ve­ment ouvrier, entre le syn­di­ca­lisme, l’as­so­cia­tion­nisme, le coopé­ra­ti­visme (pen­sons à Coopcycle). Prenons l’exemple de SCOP-TI, soit la reprise en coopé­ra­tive de l’u­sine Fralib à Gémenos (les thés « Éléphant ») : elle crée un tra­vail éman­ci­pé sans rompre avec le mou­ve­ment ouvrier puisque les salarié.e.s conti­nuent pour beau­coup d’être adhérent.e.s à la CGT. On a tout inté­rêt à se res­sour­cer à ce large panel de pra­tiques gré­vistes et solidaires.

Manifestation contre la loi Travail, à Paris, par Stéphane Burlot

Revenons à l’aug­men­ta­tion de salaire, fixée comme objec­tif de lutte. De quelle façon l’ac­tion concrète par­vient-elle à poli­ti­ser des salarié.e.s qui n’é­taient pas mili­tants ou syndiqués ?

Il n’y pas de théo­rie sans pra­tiques. Prenons l’exemple de la créa­tion du syn­di­cat de Transport de l’ag­glo­mé­ra­tion urbaine d’Orléans (la TAO), arri­vé récem­ment 3e aux élec­tions pro­fes­sion­nelles — mais 1e sur un cer­tain nombre de scru­tins où il se pré­sen­tait. Cette repré­sen­ta­ti­vi­té syn­di­cale est l’a­bou­tis­se­ment d’un long com­bat, avec la dif­fi­cul­té de main­te­nir et de faire exis­ter un col­lec­tif syn­di­cal et mili­tant dans une entre­prise de plus de 700 salarié.e.s sur lequel le patro­nat fait pla­ner la menace de licen­cie­ments. En construi­sant conjoin­te­ment leur col­lec­tif et leurs reven­di­ca­tions, ces militant.e.s se sont intégré.e.s dans tout le tra­vail de for­ma­tion syn­di­cale que nous fai­sons aus­si à Solidaires Loiret (sur d’autres thé­ma­tiques, comme la lutte contre l’ex­trême droite, l’é­ga­li­té de genre et la per­sis­tance des sté­réo­types avec la créa­tion de maté­riel spé­ci­fique). C’est dans les dis­cus­sions entre mili­tantes que notre « com­mis­sion femmes » locale a eu l’idée de réa­li­ser un tract dénon­çant « la petite blague de cul en trop », dif­fu­sé ensuite en entre­prises. On est dans la praxis évo­quée par Marx. C’est un exemple de construc­tion d’une poli­ti­sa­tion dans et par les luttes — hors des logiques ins­ti­tu­tion­nelles, donc avec pour préa­lable néces­saire l’au­to-orga­ni­sa­tion du col­lec­tif de tra­vail de manière régu­lière sur le lieu de tra­vail, pen­dant des pauses ou à l’ex­té­rieur, dans des temps infor­mels. C’est un enjeu déter­mi­nant. Plus ça appar­tient au col­lec­tif, plus il va le défendre avec vigueur.

Comment s’ex­prime cette auto-orga­ni­sa­tion dans les moments de luttes ? 

« Il faut construire la grève à par­tir des reven­di­ca­tions locales, en s’as­su­rant de son auto-organisation. »

En période de confron­ta­tion accrue, elle est d’au­tant plus cru­ciale. C’est l’hé­ri­tage des AG signi­fi­ca­tives et repré­sen­ta­tives entre 1968 et 1995. Cette confi­gu­ra­tion est bien plus rare aujourd’­hui, comme on le voit à tra­vers l’ac­tuelle grève des che­mi­nots. Sud Rail défend la grève recon­duc­tible par des AG quo­ti­diennes afin de per­mettre aux gré­vistes de don­ner le tem­po de leur lutte. Le calen­drier « grille de loto » por­té par les autres orga­ni­sa­tions — cer­tai­ne­ment avec sin­cé­ri­té, par ailleurs — a pour consé­quence que la lutte appar­tient main­te­nant aux syn­di­cats. Pousser la grève cet été est une déci­sion de la cen­trale sans qu’au­cune AG de gré­vistes ne l’ait votée. Les cama­rades de Sud Rail défendent la grève recon­duc­tible mais peinent à mobi­li­ser les sala­riés sur cet objec­tif. Les AG, notam­ment « inter­pro­fes­sion­nelles », me semblent être une dérive quand très peu de sec­teurs sont mobi­li­sés — sauf si on assume que c’est un outil mili­tant pour jau­ger la com­ba­ti­vi­té de tous les sec­teurs. Il faut tou­jours véri­fier que ce qu’on appelle « AG » est véri­ta­ble­ment repré­sen­ta­tif, a un ancrage col­lec­tif… sinon c’est une sorte de « comi­té de luttes », mais pas une AG. Il me semble qu’il faut construire la grève là où on peut, à par­tir des reven­di­ca­tions locales, en s’as­su­rant de son auto-orga­ni­sa­tion. À par­tir de là peuvent pros­pé­rer des phé­no­mènes assem­bléistes réel­le­ment repré­sen­ta­tifs et signi­fi­ca­tifs, donc plus mar­quants en termes de politisation.

On parle très peu du puis­sant mou­ve­ment de grèves par sec­teurs pro­fes­sion­nels de 1986 et 1988, alors que les forces en pré­sence sont qua­si­ment les mêmes qu’au­jourd’­hui : la mobi­li­sa­tion étu­diante contre la loi Devaquet, avec le meurtre de Malik Oussekine, les che­mi­nots, les ins­ti­tu­teurs et ins­ti­tu­trices, les infir­mières, les agents d’Air France… On voit s’articuler des grèves très fortes, auto-orga­ni­sées, avec des coor­di­na­tions de gré­vistes et des vraies AG regrou­pant énor­mé­ment de sala­riés. Ces grèves s’ap­puyaient sur des reven­di­ca­tions propres qui ne s’op­po­saient pas mais créaient un effet d’as­pi­ra­tion, comme quand on court dans un cou­loir d’ath­lé­tisme. Bien plus que la grève géné­rale de 1995, ce sont ces grèves auto-orga­ni­sées et cette culture assem­bléiste qui sont la matrice du syn­di­ca­lisme de SUD. Les pro­fils mili­tants post-1968 qui défen­daient ces modes sont en train de dis­pa­raître, nous impo­sant en consé­quence des res­pon­sa­bi­li­tés sup­plé­men­taires sur la for­ma­tion, sur les modes d’ac­tion et les pra­tiques. Au der­nier congrès de Solidaires, le débat sur l’autogestion a rebon­di : plu­sieurs fédé­ra­tions syn­di­cales Sud et des Solidaires locaux l’ont défen­du très acti­ve­ment, et son appli­ca­tion pra­tique est mise au calen­drier interne des débats.

Manifestation contre la loi Travail, à Paris, par Stéphane Burlot

Ces der­nières années, le monde du tra­vail a été refa­çon­né par plu­sieurs « réformes » : les retraites en 2003, l’au­to-entre­pre­neu­riat en 2008, la loi Travail en 2016… Quelles ont été les consé­quences sur les stra­té­gies de mobi­li­sa­tion, les modes d’ac­tion et le dis­cours, face à des diri­geants ne par­lant que de muta­tions saines et inévitables ? 

Pour ceux-là, ça ne fait aucun doute, vu que les pro­fits et les « eaux gla­cées du cal­cul égoïste », comme disait Marx, sont sans limites ! Ils veulent reprendre le plus pos­sible aux tra­vailleurs et aux tra­vailleuses. L’attaque est fron­tale et majeure. On a un patro­nat de com­bat contre lequel on n’ar­rive à arra­cher que des vic­toires par­tielles mais plus dif­fi­ci­le­ment sur des grands mou­ve­ments sociaux. Le retrait du CPE en 2006 est un recul mani­feste du pou­voir, dont on peut don­ner le cré­dit au mou­ve­ment social mais dans lequel la jeu­nesse a joué un rôle moteur. Mais dans les mou­ve­ments sociaux issus et por­tés par le monde du tra­vail stric­to sen­su, on va de défaites en défaites. Il faut donc réin­ter­ro­ger les stra­té­gies syn­di­cales de mobi­li­sa­tion. Le modèle d’une grève géné­rale mythi­fiée comme en 1968, qui a débou­ché sur de vraies vic­toires, doit être adap­té aux coor­don­nées contem­po­raines. Aujourd’hui, mon appré­cia­tion, c’est qu’on a trop sys­té­ma­ti­que­ment cher­ché à mimer et revivre 1995, à faire un mou­ve­ment social large autour d’une reven­di­ca­tion uni­fiante — les retraites, la loi Travail — avec si pos­sible un sec­teur clé loco­mo­tive (les che­mi­nots en 1995, l’é­du­ca­tion en 2003, les raf­fi­ne­ries en 2010 et 2016) : l’i­ma­gi­naire du sec­teur blo­quant entraî­nant le reste est très pré­gnant. Tous les corps de métiers, toutes et tous les salarié.e.s ont à l’heure qu’il est des capa­ci­tés de blo­cage, avec des dyna­miques plus ou moins impor­tantes mais qui, mises bout-à-bout, per­met­traient le blo­cage de l’en­semble de l’é­co­no­mie et de l’activité. Il faut cor­ré­ler cela avec le phé­no­mène de « la grève par pro­cu­ra­tion » dans lequel un sec­teur clé est épau­lé en ali­men­tant les caisses de grèves : ces caisses de grève popu­la­risent la lutte, c’est très bien, ça n’est pas neutre poli­ti­que­ment, mais stra­té­gi­que­ment, ça inter­roge de fait l’option de la grève géné­rale… Car qui va payer pour les gré­vistes si on s’y met toutes et tous ? les pro­fes­sions libé­rales ?… Les diverses caisses de grève actuelles en faveur des cheminot.e.s pèsent plus d’un mil­lion d’eu­ros, mais elles ne sont pas une solu­tion miracle à même d’en­traî­ner des vic­toires sociales : elles ne paient que quelques jours de grève pour chaque gré­viste ! En plus, ça fait l’im­passe sur l’ac­tion gré­viste en tant que moment poli­tique d’ap­pro­pria­tion de la lutte par les tra­vailleurs et les travailleuses.

« Cela implique peut-être d’é­vi­ter les méthodes gau­chistes, dra­peau rouge au vent, cen­sées entraî­ner une grève générale. »

Il ne s’agit pas de déni­grer : c’est un geste soli­daire vrai­ment esti­mable. C’est « bien », c’est clair. Mais ça n’est pas pareil que de démon­trer qu’en arrê­tant le tra­vail on stoppe l’activité, que ce sont donc celles et ceux qui tra­vaillent qui font tour­ner la socié­té. C’est sur le ter­rain du tra­vail, de la pro­duc­tion de biens et de ser­vices que se mène la lutte des classes. Il faut réin­ter­ro­ger col­lec­ti­ve­ment toutes ces stra­té­gies dans les struc­tures, dans les orga­ni­sa­tions syn­di­cales, en le fai­sant au plus près des sala­riés : pour­quoi on n’y va pas ? pour­quoi on ne fait pas plu­sieurs jours de grève d’af­fi­lée ? Dans mon bou­lot, je vais finir par cumu­ler 9 jours de grève en dis­con­ti­nu depuis le début de l’an­née. On a un cahier reven­di­ca­tif construit patiem­ment depuis plu­sieurs années, avec des reven­di­ca­tions qua­li­ta­tives et quan­ti­ta­tives claires, qui pour­raient abou­tir si on avait fait grève d’af­fi­lée, avec occu­pa­tion du bâti­ment par exemple — de quoi faire vivre la lutte au quo­ti­dien, dans la loca­li­té… Il faut pen­ser ces stra­té­gies de mobi­li­sa­tion syn­di­cale de manière plus large, au niveau micro et macro. La base doit être le pacte reven­di­ca­tif dans l’en­tre­prise à par­tir des moti­va­tions et des pro­ces­sus de mobi­li­sa­tion des sala­riés : il faut mettre en avant le vol de notre temps par l’employeur, la part crois­sante des souf­frances au tra­vail… C’est-à-dire à par­tir du tra­vail, même quand on n’en a pas, peu ou mal.

On entend énor­mé­ment par­ler de « conver­gence des luttes ». Peut-on vrai­ment la décréter ?

Avant de faire conver­ger des luttes, encore faut-il qu’il y en ait ! (rires) Le pre­mier niveau de réponse est celui du social et du syn­di­cal. Les grèves SNCF et Carrefour se font sur des reven­di­ca­tions pro­fes­sion­nelles propres non-réduc­tibles à la reven­di­ca­tion cen­trale et uni­fiante de défense du ser­vice public, comme lors des mou­ve­ments sociaux sur les retraites ou la loi Travail. Cela implique peut-être d’é­vi­ter les méthodes gau­chistes, dra­peau rouge au vent, cen­sées entraî­ner une grève géné­rale — c’est un peu le modèle domi­nant du syn­di­ca­lisme de lutte. Ne doit-on pas opter plu­tôt pour un cli­mat de conflic­tua­li­té ryth­mé par des moments de mobi­li­sa­tion sans mot d’ordre uni­fiant, type 1986–1988 ? Cette stra­té­gie génère de la confiance pour agir, pour entraî­ner des luttes et des grèves par­tout où c’est pos­sible. Les ques­tions de fond sur le ser­vice public peuvent être posées mais ne peuvent être le mot d’ordre uni­fiant actuel. Comment s’y retrou­ve­raient les gré­vistes de la grande dis­tri­bu­tion ou de la res­tau­ra­tion rapide, sinon ? Le second aspect de la conver­gence des luttes, c’est le conti­nuum entre luttes sociales et « socié­tales ». Mobiliser sur les vio­lences poli­cières dans les quar­tiers popu­laires, les luttes éco­lo­gistes, les luttes fémi­nistes… À l’Union syn­di­cale Solidaires, toutes ces ques­tions sont réper­cu­tées dans la construc­tion de notre syn­di­ca­lisme car elles tra­versent toute la socié­té : nous lut­tons contre la domi­na­tion mas­cu­line lorsque nous dénon­çons l’inégalité sala­riale fon­dée sur le genre, qui fait que les femmes gagnent près de 20 % de moins que les hommes. Autre com­bat capi­tal : les ques­tions anti­ra­cistes. Elles doivent avoir des effets sur nos pra­tiques syn­di­cales contre la dis­cri­mi­na­tion struc­tu­relle à l’œuvre contre des caté­go­ries de popu­la­tion spé­ci­fiques, comme lorsque nos cama­rades de la Poste ont mené des luttes avec les per­son­nels antillais, guya­nais, réunion­nais. Si on per­met d’établir des sta­tis­tiques dites « eth­niques » dans les entre­prises et les ser­vices, peut-être qu’on pour­ra mettre en lumière des inéga­li­tés de salaires et de car­rières spé­ci­fiques. Puis construire des reven­di­ca­tions pour agir dessus !

Manifestation contre la loi Travail, à Paris, par Stéphane Burlot

Un article sti­mu­lant du phi­lo­sophe Geoffroy de Lagasnerie explique que la conver­gence des luttes, si elle devient un « totem », risque de faire entrer les luttes de force, dans cette seule optique, en outre­pas­sant les spé­ci­fi­ci­tés et le rythme propre à cha­cune d’entre elles. C’était par­ti­cu­liè­re­ment visible lors de Nuit DeboutLa ques­tion est alors de qui décide et indique où doivent conver­ger les luttes. Il faut tou­jours s’op­po­ser aux méca­nismes hégé­mo­niques pour affir­mer que c’est aux premier.e.s concerné.e.s d’au­to-orga­ni­ser et auto-déter­mi­ner leurs luttes. La marche pour l’é­ga­li­té et contre le racisme de 1983 était exem­plaire à ce titre — avant que le pro­ces­sus de récu­pé­ra­tion autour de SOS Racisme ne se mette en place dès l’année qui a suivi.

Comment faire pour mobi­li­ser les chô­meurs et les pré­caires dans une socié­té qui orga­nise l’i­so­le­ment ? Dématérialisation de Pôle emploi, du RSA, sui­vi grou­pé… Comment les syn­di­cats — et notam­ment Solidaires — peuvent-ils sou­te­nir ces sphères pla­cées hors du tra­vail productif ? 

« La ques­tion de la réduc­tion du temps de tra­vail à 32 heures est une bonne base pour construire des stra­té­gies de reven­di­ca­tion plus larges. »

La pré­ca­ri­té est une notion sub­jec­tive : un fonc­tion­naire en CDD l’est moins qu’un auto-entre­pre­neur livreur. Pourtant, les deux peuvent se dire pré­caires. Chez Solidaires, il existe dans quelques endroits des struc­tures hori­zon­tales de type « Solidaires pré­caires et chô­meurs » avec une action spé­ci­fique. Cela pose des pro­blèmes pra­tiques : un chô­meur dans un corps de métier doit-il res­ter adhé­rent au syn­di­cat de son sec­teur « de tutelle » ou aller dans ces struc­tures hori­zon­tales ? Quelle éven­tuelle arti­cu­la­tion avec les syn­di­cats de Pôle emploi tou­chés eux aus­si par la déma­té­ria­li­sa­tion et le chan­ge­ment de leurs mis­sions ? Il faut regar­der com­ment s’é­tait orga­ni­sé le mou­ve­ment des chô­meurs et pré­caires dans les années 1990 autour d’Agir contre le chô­mage ! (AC), du Mouvement natio­nal des chô­meurs et pré­caires (MNCP), des comi­tés des sans-logis, de la CGT des chô­meurs rebelles… Ce mou­ve­ment a per­du son ancrage dans les popu­la­tions concer­nées, notam­ment en rai­son de l’a­to­mi­sa­tion et de la déma­té­ria­li­sa­tion : la file devant l’ANPE per­met­tait peut-être plus faci­le­ment de s’or­ga­ni­ser… Inspirons-nous des for­mules qui ont fonc­tion­né. Dans les années 1990, les marches contre le chô­mage et la pré­ca­ri­té — en France et à l’in­ter­na­tio­nal, sur Amsterdam, Cologne… — étaient de for­mi­dables moda­li­tés de poli­ti­sa­tion, de conscien­ti­sa­tion et de mise en avant d’une appar­te­nance à une enti­té col­lec­tive sociale com­mune. Il y a aus­si eu les occu­pa­tions d’agences ANPE ou Assedic lors du mou­ve­ment des chô­meurs et chô­meuses de 1997, avec à la clé une prime de fin d’année. Ces moments de struc­tu­ra­tion poli­tique peuvent entraî­ner la créa­tion de col­lec­tifs mili­tants plus légi­times pour agir, avec à l’é­poque le sou­tien de syn­di­ca­listes sala­riés. La mobi­li­sa­tion des tra­vailleurs et tra­vailleuses privé.e.s d’emplois est un des grands défis à rele­ver. On peut à mon avis la lier à la mon­tée de l’au­to-entre­pre­na­riat pour géné­rer du reven­di­ca­tif et impo­ser ces ques­tions comme débat de socié­té. La ques­tion de la réduc­tion du temps de tra­vail à 32 heures est une bonne base pour construire des stra­té­gies de reven­di­ca­tion plus larges. Reprendre ce temps volé est un com­bat his­to­rique. C’est les 8 heures de la CGT en 1906, les congés payés en 36, la semaine de 40, 39 et 35 heures…

L’absence du pri­vé dans les mobi­li­sa­tions est sou­vent sou­li­gnée. N’est-elle pas due à l’or­ga­ni­sa­tion même du tra­vail ? Un sec­teur pri­vé fait de PME/TPE pla­cées en posi­tion de sou­mis­sion totale par la sous-trai­tance… Comment se mobi­li­ser quand se mettre en grève c’est mettre en péril son emploi, voire la péren­ni­té de la boîte ? 

Il faut quand même rap­pe­ler que l’exploitation sala­riale et un fonc­tion­ne­ment très pater­na­liste jouent à plein dans ces PME et TPE. On ne va pas pleu­rer des larmes de cro­co­dile sur les « petits patrons », comme le font tous ces poli­ti­ciens pro­fes­sion­nels à la télé. Les luttes s’y expriment sous la forme de débrayages ou d’une conflic­tua­li­té lar­vée, comme la résis­tance au tra­vail ren­due pos­sible par des soli­da­ri­tés col­lec­tives directes et maté­rielles, bien sou­vent dans le dos du patron. Il faut l’as­su­mer syn­di­ca­le­ment en construi­sant de l’ac­tion col­lec­tive, y com­pris dans de telles confi­gu­ra­tions. Au pire, il existe les tri­bu­naux de com­merce, les reprises, les gérances pro­vi­soires pour régler ces ques­tions. Il y a aus­si la ques­tion de qui est le don­neur d’ordre. Par exemple, la fon­de­rie SBFM à Lorient avait été cédée par Renault afin de ne pas avoir à gérer la « masse sala­riale » de cet équi­pe­men­tier. En 2009, face aux menaces de licen­cie­ments, les salarié.e.s ont fait le choix de la grève dure et ont réus­si à faire réin­té­grer la SBFM au sein de l’en­tre­prise don­neuse d’ordre. Les arti­sans, c’est une ques­tion com­plexe, un peu à part, avec des petits patrons sor­tis du sala­riat mais qui de fait sont des tra­vailleurs et tra­vailleuses mais pas salarié.e.s. Le MEDEF sui­vi par les médias rabattent ces tra­vailleurs sur une iden­ti­té d’en­tre­pre­neurs alors que leurs inté­rêts maté­riels et moraux pour­raient tendre vers les luttes du mou­ve­ment ouvrier. Ils peuvent se rat­ta­cher aux luttes du sala­riat plus glo­ba­le­ment sur les droits col­lec­tifs et la sécu­ri­té sociale, par exemple. Mais, de fait, seule la réor­ga­ni­sa­tion de la pro­duc­tion, dans un sens socia­liste et auto­ges­tion­naire, per­met­trait de lever cette contradiction.

Manifestation contre la loi Travail, à Paris, par Stéphane Burlot

Ces défaites suc­ces­sives expliquent-elles le grand che­lem capi­ta­liste de Macron depuis un an ? 

Macron, Thatcher à la fran­çaise ? Il s’inscrit en réa­li­té dans le sale tra­vail de ses pré­dé­ces­seurs. Mais en mode bull­do­zer. Il cherche à accroître la domi­na­tion du capi­tal dans le rap­port capital/travail, une démarche ini­tiée au moment du tour­nant de la rigueur sous Mitterrand, en 1983. Mais n’en­ter­rons pas les résis­tances sociales ! La grève che­mi­note aujourd’hui, celle d’Air France, des salarié.e.s de McDo, du net­toyage… Macron fini­ra par payer le prix de sa poli­tique anti­so­ciale. Il faut l’avoir en tête : on a les res­sources et les moyens de défaire Macron et son monde. Sa légi­ti­mi­té est très rela­tive, avec un socle abso­lu­ment pas majo­ri­taire au regard du taux d’abs­ten­tion très éle­vé — de sur­croît, il a été élu face à Marine Le Pen. Il incarne et est seule­ment repré­sen­ta­tif d’une caste de cadres sup’ tech­no et des pro­fes­sions libé­rales — en résu­mé, des tra­ders aux avo­cats… à l’ex­cep­tion des cama­rades du Syndicat des avo­cats de France et du Syndicat de la magis­tra­ture, que je salue ! (rires) Sur cette base sociale, on peut le défaire. Mais il faut que le mou­ve­ment social et ouvrier reprenne confiance en ses capa­ci­tés. Rappelons-nous qu’a­vant Mai 68, un édi­to­rial célèbre du Monde titrait « La France s’en­nuie ». Cela dépen­dra de la capa­ci­té du monde syn­di­cal à se dépas­ser stra­té­gi­que­ment en incar­nant autre chose, tant d’un point de vue théo­rique que… spor­tif. (rires) Il a à assu­mer la place qu’il tient aujourd’­hui dans le tis­su social fran­çais comme prin­ci­pal opé­ra­teur d’ac­tions col­lec­tives. À cette condi­tion, il pour­ra ouvrir bien des pos­sibles et des futurs.

« Le dia­logue social, c’est le patro­nat qui impose son agen­da, ses thèmes, son calen­drier, son idéologie. »

Il faut, au préa­lable, rompre avec cette idée de « dia­logue social » : elle ne rime plus à rien, si ce n’est à faire bais­ser le niveau de reven­di­ca­tion avec une déper­di­tion d’éner­gie de syn­di­ca­listes dans des salons plu­tôt que dans la construc­tion de soli­da­ri­tés et de résis­tances col­lec­tives. Le dia­logue social, c’est le patro­nat qui impose son agen­da, ses thèmes, son calen­drier, son idéo­lo­gie… Avec pour consé­quences concrètes des cadeaux insen­sés du pou­voir, comme les mil­liards d’eu­ros du CICE. On s’est fait assez arna­quer. Il faut reve­nir à une poli­tique de classe du syn­di­ca­lisme en s’ap­puyant sur des modes d’ac­tion et des pra­tiques pen­sées col­lec­ti­ve­ment. Cela entraî­ne­ra cer­tai­ne­ment des recom­po­si­tions syn­di­cales. Le second impé­ra­tif est d’en finir avec le débou­ché poli­tique ins­ti­tu­tion­nel des luttes : on ne va pas rejouer 1981, qui clôt le cycle de 1968, avec des luttes se cou­pant elles-mêmes les ailes en atten­dant l’ac­tion de futurs et bien impro­bables « cama­rades ministres ». Le pro­jet de trans­for­ma­tion sociale, c’est au mou­ve­ment social de l’in­car­ner. De la Grèce de Tsípras au Venezuela de Chávez, on le voit : dans les ins­ti­tu­tions, ça finit en cul de sac.

Vous avez vous-même noté les dif­fi­cul­tés d’or­ga­ni­sa­tion du monde syn­di­cal en tant qu’ac­teur d’« On bloque tout », en 2016, qui a pas­sé le relais au « Front social » un an plus tard. Quel bilan dressez-vous ?

Dans un numé­ro des Utopiques, j’ai jus­te­ment essayé de faire un bilan d’« On bloque tout ». Notre volon­té, c’était d’impulser du débat d’un point de vue stra­té­gique, pour qu’il pénètre dans les struc­tures syn­di­cales de base — une sorte d’in­ter­syn­di­cale natio­nale hori­zon­tale qui répond aux besoins concrets des sala­riés. La revue Les Utopiques s’ouvre d’ailleurs aux contri­bu­tions de syn­di­ca­listes d’ho­ri­zons divers. Le « Front social » a une démarche un peu dif­fé­rente, sans doute plus acti­viste et mou­ve­men­tiste. Peut-être qu’il fau­drait cher­cher à avoir une nou­velle démarche, un « mix » des deux. Je suis convain­cu que ce dépas­se­ment stra­té­gique qui bous­cu­le­rait le syn­di­ca­lisme n’est pos­sible qu’à tra­vers ce type d’es­pace de dis­cus­sions, notam­ment inter­syn­di­caux afin d’é­la­bo­rer des stra­té­gies syn­di­cales sur les objec­tifs et les moda­li­tés de la grève. Il faut un socle com­mun de débats et pra­tiques entre les syn­di­ca­listes de luttes, qu’ils ou elles soient à la CGT, à Solidaires, à la CNT-SO, à FO ou la FSU… Ailleurs, même !

Manifestation contre la loi Travail, à Paris, par Stéphane Burlot

« Une nou­velle fois, le dogme du mou­ve­ment social indé­pen­dant de la poli­tique a mon­tré sa limite », a écrit Jean-Luc Mélenchon en octobre 2017. Doit-on abo­lir la Charte d’Amiens ? 

Ce serait quand même dif­fi­cile ! Peut-on abo­lir la Déclaration des droits de l’Homme ? Non, ce n’est pas sérieux. (rires) Cette charte n’est pas une bible que chaque syn­di­ca­liste cor­rec­te­ment for­mé aurait sur sa table de nuit ; elle indique par contre une démarche stra­té­gique d’in­dé­pen­dance et d’au­to­no­mie des mou­ve­ment sociaux et syn­di­caux vis-à-vis des débou­chés poli­tiques ins­ti­tu­tion­nels, des par­tis, certes, mais aus­si vis-à-vis de l’État lui-même. Ce texte est une réponse aux dérives de l’ac­tuel dia­logue social de type CFDT, où Laurent Berger pré­fère le dia­logue per­pé­tuel plu­tôt que le rap­port de force. Edmond Maire, qui était le secré­taire confé­dé­ral qui a impo­sé l’évolution droi­tière de la CFDT, disait avoir réus­si à ins­tau­rer « l’é­co­no­mie de la grève », c’est-à-dire qu’on ne va plus la faire… (rires) La Charte d’Amiens répond à cela en affir­mant que sur le ter­rain social, il ne faut rien attendre de l’État, des ins­ti­tu­tions, des par­tis qui cherchent à s’y ins­crire… Il ne faut agir, en défi­ni­tive, que là où le rap­port de force avec le capi­tal s’exerce : le tra­vail. Cela n’empêche pas que les par­tis et les orga­ni­sa­tions poli­tiques puissent être des par­te­naires sur d’autres fronts de luttes, comme les liber­tés publiques fon­da­men­tales, les luttes anti­ra­cistes, fémi­nistes, éco­lo­giques… C’est même essen­tiel. Solidaires s’est posi­tion­né contre l’instauration de l’é­tat d’ur­gence en fai­sant front com­mun avec des orga­ni­sa­tions poli­tiques. Mais cher­cher un « pacte gou­ver­ne­men­tal » du type « pro­gramme com­mun », ce n’est pas la troi­sième voie entre l’au­to­no­mie du mou­ve­ment social et le modèle social de l’hé­gé­mo­nie poli­tique sur le mou­ve­ment ; c’est la concré­ti­sa­tion du second.

« Sur le ter­rain social, il ne faut rien attendre de l’État, des ins­ti­tu­tions, des par­tis qui cherchent à s’y inscrire. »

Est-ce qu’on a vrai­ment envie d’un retour à une situa­tion d’a­près Seconde Guerre mon­diale, avec une CGT tel­le­ment liée au PCF, qua­si orga­ni­que­ment, qu’elle en devient uni­que­ment une cour­roie de trans­mis­sion ? Dans les années 1970, la CFDT a cher­ché à ima­gi­ner ce qu’elle appelle une « auto­no­mie enga­gée » : elle est auto­nome mais elle est enga­gée aux côtés du Parti socia­liste pour un vrai gou­ver­ne­ment de gauche « anti-auto­ri­taire » (soi-disant) et non-sta­li­nien. Cette posi­tion ne résis­ta pas à la défaite de la gauche aux légis­la­tives de 1978 et à la fré­né­sie de nor­ma­li­sa­tion et d’intégration de la bureau­cra­tie CFDT. Ce sera, par « réa­lisme », le lan­ce­ment du « recen­trage » sur la négo­cia­tion avec les pou­voirs d’État et le patro­nat, en gom­mant la lutte des classes. Maintenant, cette cen­trale pro­meut le dia­logue social dans une logique libé­rale qui est anti­no­mique avec la Chartes d’Amiens. Pour FO, l’au­to­no­mie, c’est tout sim­ple­ment ne pas faire de poli­tique. Du tout. Quitte à faire l’im­passe sur les liber­tés publiques ou la lutte contre l’extrême droite. Ces exemples montrent les dan­gers qu’il peut y avoir à négli­ger la démarche que pro­pose effec­ti­ve­ment la Charte d’Amiens. Remettre en cause la « double besogne, quo­ti­dienne et d’avenir », c’est nier la per­ti­nence, l’in­té­rêt, la voca­tion même de l’ac­tion syn­di­cale qui est de prendre plei­ne­ment part à la trans­for­ma­tion sociale. C’est sur la base des anta­go­nismes de classe qu’il faut enclen­cher cette trans­for­ma­tion pour pro­duire autre­ment les acti­vi­tés, les ser­vices, les biens maté­riels — abo­lir le capi­ta­lisme en somme.


Portrait de Théo Roumier : Cyrille Choupas, pour Ballast
Photographies de la mani­fes­ta­tion : Stéphane Burlot


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  1. C’est ce qu’illustre le docu­men­taire Le Dos au mur de Jean-Pierre Thorn, sur la grève de l’u­sine d’Alsthom Saint-Ouen.[]
  2. Pour reprendre une for­mule de Xavier Vigna.[]
Ballast

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