Revenu de base ou salaire à vie ? [1/2]


Entretien paru dans le n° 4 de la revue papier Ballast (mai 2016)

On l’ap­pelle géné­ra­le­ment « reve­nu uni­ver­sel » ou « reve­nu de base ». Défendu aus­si bien par une par­tie de la droite que de la gauche, il est, en France, por­té avec le plus de visi­bi­li­té par Benoît Hamon. Il s’a­gi­rait, pour l’an­cien porte-parole du PS, que chaque citoyen per­çoive 750 euros par mois — indé­pen­dam­ment de sa situa­tion fami­liale et pro­fes­sion­nelle, sans contre­par­tie et à vie. « Cette conquête sociale est plus que jamais d’ac­tua­li­té vu la crise que nous tra­ver­sons actuel­le­ment », rap­pe­lait-il récem­ment. Parmi les détrac­teurs les plus réso­lus de cette pro­po­si­tion, on trouve les par­ti­sans du « salaire à la qua­li­fi­ca­tion per­son­nelle » — plus connu sous le nom de « salaire à vie ». Rassemblés autour du Réseau sala­riat et du théo­ri­cien Bernard Friot, ils tiennent le reve­nu de base pour une « roue de secours du capi­ta­lisme ». C’est qu’en appe­lant à lut­ter contre la « tyran­nie du court terme de la pau­vre­té », il ne ferait que pro­lon­ger l’ordre éco­no­mique en place : le reve­nu de base ne touche pas à la pro­prié­té pri­vée des moyens de pro­duc­tion ni au rap­port de force entre tra­vailleurs et employeurs — s’il octroie aux gens de quoi (sur)vivre, le salaire à vie, lui, garan­ti­rait à tous le pou­voir éco­no­mique et déci­sion­nel dans le cadre d’une trans­for­ma­tion glo­bale de la socié­té. Ce débat contra­dic­toire, publié dans notre revue papier, donne à lire Philippe Van Parijs, phi­lo­sophe et défen­seur his­to­rique du reve­nu de base, et Christine Jakse, autrice de L’Enjeu de la coti­sa­tion sociale et membre dudit réseau. Premier volet, aux côtés de Van Parijs.


Pour cer­tains de ses adver­saires, éco­no­mistes com­pris, le reve­nu de base crée­rait des travailleurs pré­caires. Les entre­prises paie­raient moins leurs employés, à l’image de ces pro­prié­taires qui pro­fitent des allo­ca­tions loge­ment pour aug­men­ter le prix des loyers. Que répon­dez-vous à ça ?

Le reve­nu de base est incon­di­tion­nel. À la fois au sens où on y a droit quels que soient ses reve­nus d’autres sources — c’est l’universalité ou l’absence de contrôle des res­sources —, et au sens où on y a droit même si on refuse un emploi ou renonce volon­tai­re­ment à celui qu’on occupe — c’est l’absence de contre­par­tie. La pre­mière incon­di­tion­na­li­té per­met d’accepter de tra­vailler pour une rému­né­ra­tion moindre ; la seconde per­met d’exiger une rému­né­ra­tion plus éle­vée. Celui qui pré­dit une baisse des rému­né­ra­tions et celui qui en pré­dit la hausse peuvent donc avoir tous deux rai­son, mais pas pour les mêmes acti­vi­tés. Des stages, des emplois riches en for­ma­tion ou en pers­pec­tives, des occu­pa­tions gra­ti­fiantes (comme indé­pen­dant, en par­te­na­riat ou en coopé­ra­tive) peuvent être ren­dus viables par le fait que leur faible rému­né­ra­tion pécu­niaire est cumu­lable avec le reve­nu de base. En revanche, un tra­vail peu for­ma­tif effec­tué dans des condi­tions phy­siques ou humaines dégra­dantes devra être payé davan­tage pour conti­nuer à trou­ver des tra­vailleurs sus­cep­tibles de l’occuper durablement.

Mais le pro­blème n’est-il pas, avant toute chose, l’existence du droit à la pro­prié­té lucra­tive1 comme réel pour­voyeur des inégalités ?

« Pouvoir comp­ter sans tra­cas sur 300 ou 400 euros en cas de renon­ce­ment volon­taire à son emploi, c’est autre chose que de se retrou­ver, comme chô­meur volon­taire, sans droit à un seul sou. »

On peut voir dans le droit à la pro­prié­té lucra­tive la source des inéga­li­tés, mais à condi­tion de l’entendre dans un sens suf­fi­sam­ment large. Il ne peut s’agir seule­ment de la pro­prié­té du capi­tal maté­riel et finan­cier. Il doit s’agir aus­si de la pos­ses­sion de qua­li­fi­ca­tions valo­ri­sées par le mar­ché, ain­si que de l’appropriation d’emplois lucra­tifs grâce, en par­tie seule­ment, à la pos­ses­sion de ces qua­li­fi­ca­tions. Les inéga­li­tés que le reve­nu de base vise à réduire, en aug­men­tant le pou­voir de négo­cia­tion de celles et ceux qui en ont le moins, sont des inéga­li­tés entre tra­vailleurs non moins que des inéga­li­tés entre capi­ta­listes et travailleurs.

L’une des erreurs majeures du com­mu­nisme d’État a été de ne pas démo­cra­ti­ser la maî­trise de la pro­duc­tion — en ne la lais­sant qu’à quelques-uns. C’est aus­si le cas du capi­ta­lisme : ce sont les pro­prié­taires qui dis­posent de la sou­ve­rai­ne­té pro­duc­tive. Le reve­nu de base ne s’apprête-t-il pas à repro­duire la même erreur ?

Le com­mu­nisme s’est heur­té à deux dif­fi­cul­tés éco­no­miques prin­ci­pales : d’une part, il n’a pas pu déve­lop­per un mode de coor­di­na­tion effi­cace des acti­vi­tés innom­brables consti­tu­tives d’une éco­no­mie com­plexe ; d’autre part, il n’a pas pu sou­te­nir une inci­ta­tion à l’innovation ana­logue à l’angoisse des capi­ta­listes face à la pers­pec­tive de se lais­ser prendre de vitesse par leurs concur­rents. Moins de bureau­cra­tie et plus de démo­cra­tie ne l’auraient pas aidé à résoudre ces dif­fi­cul­tés. Le reve­nu de base n’est pas, en prin­cipe, incom­pa­tible avec un régime de pro­prié­té col­lec­tive de moyens de pro­duc­tion — démo­cra­tique ou non. Certains de ses défen­seurs, dont je ne suis pas, pensent même qu’il n’est viable que dans le cadre d’un tel régime. Mais c’est dans le cadre du monde tel qu’il est, donc de socié­tés capi­ta­listes, que le reve­nu de base est pro­po­sé aujourd’hui. Dans ce cadre, il vise bien à « démo­cra­ti­ser » l’économie, mais en dis­sé­mi­nant le pou­voir éco­no­mique, pas en rem­pla­çant le régime de pro­prié­té. Plus son mon­tant est éle­vé, plus lar­ge­ment il répar­tit tant le pou­voir de ne pas vendre sa force de tra­vail2 à un capi­ta­liste que le pou­voir de créer, seul ou avec d’autres, son propre emploi, ou encore le pou­voir de s’adonner à des acti­vi­tés pro­duc­tives non mar­chandes. Même avec un mon­tant bien infé­rieur au seuil de pau­vre­té pour un iso­lé — et à condi­tion, évi­dem­ment, que les autres dis­po­si­tifs de pro­tec­tion sociale ne soient pas abo­lis dans la fou­lée —, l’impact d’un socle incon­di­tion­nel n’a pas à être mépri­sé : pou­voir comp­ter sans tra­cas sur 300 ou 400 euros en cas de renon­ce­ment volon­taire à son emploi, c’est autre chose que de se retrou­ver, comme chô­meur volon­taire, sans droit à un seul sou.

[Stuart Davis]

Si nous avons d’un côté le mar­ché de l’emploi clas­sique et, de l’autre, le temps libre, la « libre acti­vi­té », ce dédou­ble­ment n’acte-t-il pas la fin d’un « régime de tra­vail réel­le­ment humain », tel que le sou­haite par exemple le juriste Alain Supiot ?

Il ne peut y avoir de dis­tinc­tion tran­chée entre « emploi clas­sique » et « libre acti­vi­té », ni de défi­ni­tion mono­li­thique du « tra­vail réel­le­ment humain ». Il y a quan­ti­té de tra­vail à temps par­tiel ou inter­mit­tent bien plus « réel­le­ment humain » que bien des emplois à temps plein et à durée indé­ter­mi­née. Et il y a des doses, certes très inégales, de « libre acti­vi­té » insé­rées dans la plu­part des emplois clas­siques. L’information néces­saire pour faire les dis­tinc­tions per­ti­nentes ne se trouve ni chez les légis­la­teurs, ni chez les fonc­tion­naires, ni chez les experts, mais chez les tra­vailleurs eux-mêmes, qui connaissent les tâches consti­tu­tives de l’emploi, les condi­tions dans les­quelles ils ont à les effec­tuer, le patron qui prend la peine de les for­mer ou passe son temps à les har­ce­ler, les col­lègues qui les ostra­cisent ou les pro­tègent. Il s’agit de don­ner le pou­voir de choi­sir à celles et à ceux qui dis­posent de cette infor­ma­tion. C’est ce à quoi le reve­nu de base vise à contribuer.

Le mar­ché de l’emploi sou­met les gens à de véri­tables pres­sions d’« adap­ta­bi­li­té », d’« inser­tion » et de « flexi­bi­li­té » : ils doivent rendre des comptes à des ins­ti­tu­tions de contrôle culpa­bi­li­sa­trices, où « se vendre » est essen­tiel, même pour des « bull­shit jobs3 ». N’est-ce pas en contra­dic­tion avec votre théo­rie de « real free­dom4 » ? Pourquoi ne pas atta­quer fron­ta­le­ment le mar­ché de l’emploi dans la consti­tu­tion du reve­nu de base ?

« Si je défends le reve­nu de base, c’est au nom d’une concep­tion éga­li­taire de la jus­tice sociale qui donne à la liber­té une place centrale. »

Tel que je le conçois, le reve­nu de base — en conjonc­tion avec un ensei­gne­ment, des soins de san­té et un envi­ron­ne­ment de qua­li­té — doit effec­ti­ve­ment per­mettre de dis­tri­buer plus équi­ta­ble­ment cette liber­té réelle de vivre tel qu’on le sou­hai­te­rait, ou pour­rait le sou­hai­ter. S’il le fait, c’est notam­ment en atta­quant fron­ta­le­ment le mar­ché de l’emploi, mais pas sur un mode bureau­cra­tique, en mul­ti­pliant les régle­men­ta­tions poin­tilleuses. La manière dont le reve­nu de base est sus­cep­tible de trans­for­mer pro­fon­dé­ment le mar­ché du tra­vail était, d’ailleurs, déjà bien décrite par celui qui, le pre­mier, en a pro­po­sé l’instauration à l’échelle d’un pays : « Il est indu­bi­table que la consti­tu­tion d’un reve­nu garan­ti, en éle­vant et amé­lio­rant la condi­tion des masses popu­laires, les ren­dra plus dif­fi­ciles dans le choix des pro­fes­sions ; mais, comme ce choix est géné­ra­le­ment déter­mi­né par le prix de la main‑d’œuvre, il fau­dra que les indus­tries dont il s’agit offrent à leurs ouvriers un salaire assez éle­vé pour qu’ils y trouvent une juste com­pen­sa­tion aux incon­vé­nients dont elles sont entou­rées. Ainsi, par exemple, un ramo­neur de che­mi­nées qui vit aujourd’hui misé­ra­ble­ment, n’ayant le plus sou­vent qu’un croû­ton de pain et un méchant gra­bat pour prix des ser­vices qu’il rend à la socié­té par un métier pré­ser­va­tif des incen­dies, ver­ra, dans le sys­tème de la garan­tie, son gain aug­men­té de trois quarts au moins, par la rai­son bien simple que sans cette amé­lio­ra­tion équi­table il déser­te­ra le ramo­nage comme un état sté­rile et ingrat. Il pré­fé­re­ra s’en tenir à son mini­mum que de rem­plir un rôle de dupe, et il aura par­fai­te­ment rai­son. » Il s’agit de Joseph Charlier, dans Solution du pro­blème social, paru en 1848.

Le phi­lo­sophe Brian Barry com­mente ain­si votre approche : « Ce que la liber­té réelle pour tous requiert, c’est un reve­nu de base durable le plus éle­vé. Le capi­ta­lisme étant plus pro­duc­tif que le socia­lisme, il rend plus durable dans le temps ce reve­nu. Le capi­ta­lisme se jus­ti­fie donc à condi­tion que ses éner­gies pro­duc­tives s’attellent à la pres­ta­tion de reve­nu de base le plus éle­vé pos­sible. Le choix entre les sys­tèmes éco­no­miques joue un rôle secon­daire dans l’analyse Van Parijs5. » Peut-on étendre ce com­men­taire au reve­nu de base en géné­ral — qui serait donc neutre, politiquement ?

Brian Barry a rai­son. De mon point de vue, le choix du régime de pro­prié­té des moyens de pro­duc­tion n’est pas fon­da­men­tal, mais ins­tru­men­tal. Il est par­fai­te­ment conce­vable que la pré­somp­tion pour le capi­ta­lisme en termes de créa­tion et d’allocation effi­caces des res­sources soit plus que contre­ba­lan­cée par la pré­somp­tion pour le socia­lisme en terme de contrôle sur la dis­tri­bu­tion de ces res­sources. Le cri­tère ultime est le niveau du reve­nu réel qu’il est dura­ble­ment pos­sible d’allouer incon­di­tion­nel­le­ment à cha­cun. Il en découle que, du point de vue expo­sé dans Real Freedom for All, défendre l’allocation uni­ver­selle n’implique pas, par néces­si­té logique, une pré­fé­rence pour le capi­ta­lisme ou pour le socia­lisme. Une réponse posi­tive à la ques­tion de savoir s’il faut pré­fé­rer une forme de régime capi­ta­liste à toute forme de régime socia­liste viable ne peut donc pas décou­ler direc­te­ment de ma concep­tion de la jus­tice, comme elle le ferait d’une concep­tion liber­ta­rienne. Elle ne peut en décou­ler que moyen­nant cer­taines hypo­thèses fac­tuelles, qui demeurent bien enten­du réfu­tables. Cette « neu­tra­li­té » en termes de régime de pro­prié­té des moyens de pro­duc­tion n’implique pas la neu­tra­li­té poli­tique en un sens plus géné­ral. Si je défends le reve­nu de base, c’est au nom d’une concep­tion éga­li­taire de la jus­tice sociale qui donne à la liber­té une place centrale.

[Stuart Davis]

Ceci a pour consé­quence que le reve­nu de base est défen­du par plu­sieurs poli­ti­ciens de droite. Quelqu’un comme Bernard Friot explique que ce sys­tème ne remet en aucun cas en cause les aspects les plus des­truc­teurs du capi­ta­lisme. Et, même, qu’il lui offre une nou­velle légitimité…

… Il y a un des aspects les plus des­truc­teurs du capi­ta­lisme auquel le reve­nu de base, comme tel, n’apporte pas remède — pas plus d’ailleurs que le socia­lisme : c’est la des­truc­tion des condi­tions de sur­vie de l’espèce humaine sur la pla­nète. Pour l’enrayer, il s’agit d’identifier et d’adopter au plus tôt un mode de vie qui soit dura­ble­ment géné­ra­li­sable. Qu’on soit en régime capi­ta­liste ou socia­liste, il s’agit de modi­fier les com­por­te­ments indi­vi­duels et col­lec­tifs en inter­na­li­sant les exter­na­li­tés néga­tives6 et en incor­po­rant, dans les prix des res­sources natu­relles non renou­ve­lables que nous uti­li­sons, le coût d’opportunité pour les géné­ra­tions futures de leur épui­se­ment par la nôtre. Sans suf­fire à rele­ver ce défi, le reve­nu de base nous aide cepen­dant à y faire face, en offrant une solu­tion au chô­mage7 qui ne table pas sur la pour­suite d’une crois­sance indé­fi­nie. En outre, il s’attaque fron­ta­le­ment à bien d’autres aspects des­truc­teurs du capi­ta­lisme, notam­ment en per­met­tant aux tra­vailleurs de lever le pied avant de suc­com­ber à un burn-out et de renon­cer aux emplois qui n’ont aucun sens pour eux.

Que pen­sez-vous des pro­po­si­tions visant à ins­tal­ler un salaire maxi­mum lié à une hausse des mini­ma sociaux ? N’est-ce pas une manière de cou­pler à la lutte contre la pau­vre­té celle pour l’égalité ?

« Le reve­nu de base n’est pas prin­ci­pa­le­ment un ins­tru­ment de lutte contre la pau­vre­té pécu­niaire. C’est fon­da­men­ta­le­ment un ins­tru­ment d’émancipation de chacun. »

Le reve­nu de base n’est pas prin­ci­pa­le­ment un ins­tru­ment de lutte contre la pau­vre­té pécu­niaire. C’est fon­da­men­ta­le­ment un ins­tru­ment d’émancipation de cha­cun, qui, même à terme, devra être com­plé­té, pour cer­tains, par un com­plé­ment ciblé leur per­met­tant d’échapper à la pau­vre­té pécu­niaire. Mais c’est cer­tai­ne­ment un moyen de réduire les inéga­li­tés, non seule­ment de reve­nu mais de pou­voir, et donc de liber­té. Seules sont justes à mes yeux les inéga­li­tés qui contri­buent à l’augmentation durable de la liber­té réelle de celles et ceux qui en ont le moins. Et ce n’est qu’une frac­tion des inéga­li­tés exis­tant aujourd’hui sur la pla­nète qui satis­fait à cette condi­tion. Faut-il pour autant impo­ser un salaire maxi­mal ou un reve­nu maxi­mal ? L’imposition d’un salaire maxi­mal n’aurait qu’un impact limi­té, en rai­son du fait que bon nombre des plus riches per­çoivent leurs reve­nus de plu­sieurs sources et les per­çoivent sous la forme de divi­dendes, de plus-values, de droits d’auteurs, de bre­vets, d’honoraires, de rému­né­ra­tions de ser­vices, etc., et non de salaires.

L’imposition d’un reve­nu maxi­mal, pour autant qu’il soit fai­sable, ne se heur­te­rait pas à la même objec­tion, puisqu’elle pour­rait por­ter sur un mon­tant agré­geant l’ensemble de ces reve­nus. J’estime cepen­dant pré­fé­rable de taxer la tranche de reve­nu la plus éle­vée, par exemple à 95 %, et d’utiliser le pro­duit de cette taxe pour contri­buer à nour­rir le reve­nu de base de cha­cun. Imposer un reve­nu maxi­mum, c‘est-à-dire taxer cette tranche supé­rieure à 100 % n’aurait rien de scan­da­leux, mais ne serait pas très intel­li­gent : autant per­mettre aux pou­voirs publics d’utiliser 95 % de cette tranche plu­tôt que de n’en uti­li­ser rien du tout, dans l’hypothèse où, étant taxée à 100 %, elle aurait rapi­de­ment dis­pa­ru. J’ajoute que pour maxi­mi­ser le reve­nu de base, il ne s’agira pas seule­ment de taxer davan­tage les super riches, mais aus­si des gens qui, comme moi, pro­fes­seur d’université de grade et ancien­ne­té maxi­maux, sont déjà sou­mis à une impo­si­tion totale (coti­sa­tions sociales com­prises) de plus de 60 %, mais n’en appar­tiennent pas moins aux 5 % de la popu­la­tion dont le reve­nu dis­po­nible est le plus éle­vé. L’inégalité que la jus­tice sociale exige de réduire ne se confond pas avec l’écart entre les 0,1 % ou 1 % des plus riches et le reste de la population.

[Stuart Davis]

Un des leviers sur les­quels s’appuient les mili­tants du « salaire à vie » est un déjà là, c’est-à-dire les conquis éman­ci­pa­teurs du mou­ve­ment ouvrier : la coti­sa­tion sociale — donc la socia­li­sa­tion, pour par­tie, du salaire. Ils aspirent à les étendre et les radi­ca­li­ser. Votre moteur semble être une « pen­sée uto­pique déniai­sée ». Par ce biais, ne ren­dez-vous pas votre pro­jet plus abs­trait, lié à un espoir incer­tain, plu­tôt qu’à l’Histoire et aux luttes qui la composent ?

Comme Anthony Atkinson l’explique fort bien dans son der­nier livre, Inequality, paru en 2015, il y a trois modèles de pro­tec­tion sociale : l’assistance sociale (qui a pris nais­sance au début du XVIe siècle), l’assurance sociale (qui a pris son essor à la fin du XIXe) et le reve­nu de base (qu’il est grand temps d’instaurer). Alors que l’assistance sociale était plon­gée dans une crise pro­fonde et que Malthus, Ricardo, Hegel et Tocqueville en pro­cla­maient la faillite et récla­maient le retour à la cha­ri­té pri­vée, la pro­tec­tion sociale a été sau­vée par l’invention d’un nou­veau modèle : la créa­tion de dis­po­si­tifs d’assurance contre la vieillesse, la mala­die et l’invalidité finan­cés par les contri­bu­tions de tra­vailleurs sala­riés. C’est cette voie de salut, ini­tia­le­ment ima­gi­née par Daniel Defoe, puis Condorcet, qui l’a — heu­reu­se­ment — empor­té, plu­tôt que le rafis­to­lage du modèle ancien recom­man­dé par Bentham, sous la forme d’une géné­ra­li­sa­tion des wor­khouses8 pour les pauvres. Ce second modèle tra­verse à son tour une crise pro­fonde, liée à un ensemble de fac­teurs inter­con­nec­tés : mon­dia­li­sa­tion, ter­tia­ri­sa­tion, robo­ti­sa­tion, déve­lop­pe­ment du tra­vail indé­pen­dant, inter­mit­tent et à temps par­tiel, affai­blis­se­ment des orga­ni­sa­tions syn­di­cales. Pour faire face à cette crise, on peut essayer, avec l’énergie du déses­poir, de sau­ver le modèle ancien en ten­tant de faire de toutes et tous des sala­riés à vie.

« L’instauration d’un reve­nu de base ne doit pas comp­ter sur la prise de pou­voir par une mino­ri­té de révo­lu­tion­naires éclai­rés, mais avant tout sur la force civi­li­sa­trice du débat démocratique. »

On peut aus­si opter pour l’audace d’imaginer et réa­li­ser un modèle nou­veau, un modèle éman­ci­pa­teur qui ne se sub­sti­tue pas plus inté­gra­le­ment aux deux modèles anté­rieurs que le modèle de l’assurance sociale ne s’est inté­gra­le­ment sub­sti­tué à celui de l’assistance sociale. Le reve­nu de base, ce n’est pas la table rase, la sim­pli­fi­ca­tion radi­cale qui per­met­trait de se défaire de mil­lions de fonc­tion­naires. C’est l’insertion d’un socle incon­di­tion­nel en des­sous de l’ensemble de la dis­tri­bu­tion des reve­nus. En consé­quence, l’assurance sociale et l’assistance sociale devront certes être restruc­tu­rées et redi­men­sion­nées, mais ce sera de manière à les mettre en mesure de mieux jouer leurs rôles res­pec­tifs de résorp­tion de la pau­vre­té et de pro­tec­tion contre une large gamme de risques.

Mais l’émancipation ne sup­pose-t-elle pas une prise de pou­voir poli­tique, là où la « liber­té » n’en­tend pas, en tant que telle, remettre en cause les termes mêmes des rela­tions de pouvoir ?

L’instauration d’un reve­nu de base ne doit pas comp­ter sur la prise de pou­voir par une mino­ri­té de révo­lu­tion­naires éclai­rés, mais avant tout sur la force civi­li­sa­trice du débat démo­cra­tique. Dans ce débat, de nom­breuses consi­dé­ra­tions pla­te­ment prag­ma­tiques auront leur place, à côté des inté­rêts, de l’indignation et des luttes des vic­times prin­ci­pales des dis­po­si­tifs actuels. Pour qu’il ait des chances de conduire, dans un ave­nir proche, à l’instauration réso­lue d’un reve­nu de base, il fau­dra cepen­dant que se dif­fuse, en outre et bien plus lar­ge­ment qu’aujourd’hui, la prise de conscience du fait sui­vant : que nous soyons capi­ta­listes ou tra­vailleurs, la plus grande par­tie de notre reve­nu ne doit pas plus à nos efforts qu’à notre flair ; elle est le fruit d’un héri­tage dont nous avons le pri­vi­lège immé­ri­té de pou­voir tirer pro­fit et qu’il est grand temps que nous trou­vions le moyen de dis­tri­buer plus équi­ta­ble­ment et plus sys­té­ma­ti­que­ment — y com­pris au-delà de nos frontières.


[lire le second volet]


Illustrations de ban­nière et de vignette : Stuart Davis


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  1. S’opposant à la pro­prié­té d’usage, la pro­prié­té lucra­tive est le droit de faire du pro­fit ou de tirer une rente à par­tir d’un capi­tal pri­vé, quel qu’il soit (outil de tra­vail, capi­tal pécu­nier, actions en Bourse, bien immo­bi­lier, voi­ture que l’on loue, etc.). C’est donc, in fine, le fait de gagner de l’argent sans qu’il soit le pro­duit de son tra­vail, mais l’exploitation du tra­vail d’autrui.[]
  2. Destin du tra­vailleur dans la conven­tion capi­ta­liste du tra­vail. La défi­ni­tion capi­ta­liste de la valeur réduit les tra­vailleurs, dans l’acte de pro­duc­tion, à démon­trer leur capa­ci­té de pro­duire de la valeur éco­no­mique dans une mar­chan­dise sou­mise aux aléas du mar­ché du tra­vail, éva­luée au temps néces­saire à sa pro­duc­tion. Une des causes majeures de l’aliénation au capi­tal est de consi­dé­rer la force de tra­vail comme pro­prié­té (on « a » une force de tra­vail, c’est un « capi­tal humain ») de la per­sonne capable de pro­duire des valeurs d’usage.[]
  3. Ou « jobs à la con » : concept décrit par David Graeber, anthro­po­logue et éco­no­miste éta­su­nien, dans son article « On the phe­no­me­non of bull­shit jobs » : il y dénon­çait la bureau­cra­ti­sa­tion de l’économie et la mul­ti­pli­ca­tion des emplois inutiles.[]
  4. Se réfère à une notion de liber­té qui intègre trois com­po­santes : la sécu­ri­té, la pro­prié­té de soi et l’opportunité. La « vraie liber­té », c’est de pou­voir choi­sir par­mi les dif­fé­rentes vies que l’on pour­rait sou­hai­ter mener.[]
  5. Brian Barry, « Real Freedom and Basic Income », dans Andrew Reeve et Andrew Williams, Political Theory after Van Parijs, Real Libertarianism Assessed, Palgrave, Macmillan, 2003, pp. 53–78. Extrait tra­duit par la rédac­tion.[]
  6. Caractérise le fait qu’une acti­vi­té éco­no­mique (en usine, par exemple) crée un effet externe en pro­cu­rant à autrui, sans contre­par­tie moné­taire, une désu­ti­li­té, un dom­mage sans com­pen­sa­tion (pol­lu­tion de l’eau, appau­vris­se­ment des sols alen­tour, etc.).[]
  7. Situation d’un actif qui se situe hors emploi. Ce qui ne signi­fie pas qu’il ne tra­vaille pas puisqu’il crée de la valeur d’usage (valeur d’un bien ou d’un ser­vice pour un usa­ger en fonc­tion de l’utilité qu’il en retire par rap­port à sa per­sonne, ses besoins et ses connais­sances dans des cir­cons­tances don­nées) via son tra­vail concret (éle­ver ses enfants, entre­te­nir la mai­son, faire le papier peint de ses voi­sins, par­ti­ci­per à des asso­cia­tions…).[]
  8. Hospices accueillant toute per­sonne inca­pable de sub­ve­nir à ses besoins, sous la forme d’une assis­tance sociale. Philippe Van Parijs fait ici réfé­rence au phi­lo­sophe Jeremy Bentham. Son nom est asso­cié aux wor­khouses anglaises de l’époque vic­to­rienne, apo­gée de la révo­lu­tion indus­trielle et des romans de Dickens — une part de son œuvre est une des sources de la Nouvelle loi sur les pauvres (1834).[]

REBONDS

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☰ Lire notre entre­tien avec Frédéric Lordon : « Rouler sur le capi­tal », novembre 2018
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