Retour sur une décennie de populisme européen [1/4]

13 janvier 2021


Texte inédit pour le site de Ballast

Dans les années 2010, une vague idéo­lo­gique a sai­si cer­taines for­ma­tions poli­tiques de gauche sou­cieuses de s’emparer du pou­voir. Podemos voyait le jour en 2014, dési­reux de « conver­tir l’in­di­gna­tion en chan­ge­ment poli­tique », et enten­dait, en lieu et place du cli­vage droite/gauche et des sché­mas mar­xistes tra­di­tion­nels — à ses yeux caducs —, oppo­ser « le peuple », uni autour de reven­di­ca­tions sociales élé­men­taires, à « la caste », c’est-à-dire l’o­li­gar­chie néo­li­bé­rale. Ceux d’en bas contre ceux d’en haut, en somme. Deux ans plus tard, le Parti de gauche cédait la place à la France insou­mise : il n’é­tait plus ques­tion de ras­sem­bler « l’autre gauche » (la gauche radi­cale) mais de « fédé­rer le peuple » contre « les puis­sants », « les impor­tants », « ceux qui se gavent », autour de l’i­dée de « révo­lu­tion citoyenne ». À l’o­ri­gine de cette inflexion de pre­mier ordre, on trouve essen­tiel­le­ment les tra­vaux éla­bo­rés par les poli­to­logues Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, eux-mêmes ins­pi­rés par les expé­riences pro­gres­sistes sud-amé­ri­caines de la décen­nie pré­cé­dente. En 2020, « la fin du popu­lisme de gauche » est régu­liè­re­ment for­mu­lée. Sous la forme d’un dos­sier thé­ma­tique, les cher­cheurs Arthur Borriello et Anton Jäger pro­posent ici de reve­nir sur 10 ans de théo­ries, de luttes et de dis­cus­sions poli­tiques. Introduction.


Le 7 jan­vier 2020, les tra­vées du Congrès des dépu­tés espa­gnols étaient le théâtre d’une scène inso­lite : Pablo Iglesias fon­dait en larmes sous le coup de l’émotion pro­vo­quée par l’investiture de Pedro Sánchez, pré­sident du Parti socia­liste espa­gnol (PSOE), à la tête d’un gou­ver­ne­ment de coa­li­tion incluant son par­ti. 10 ans après les pre­miers signes de crise au sein de la zone euro, presque six ans jour pour jour après la créa­tion de Podemos, la for­ma­tion héri­tière du mou­ve­ment des Indignés accé­dait enfin à l’objectif tant dési­ré : l’exercice du pou­voir au niveau natio­nal. L’émotion visible du lea­der de Podemos tra­dui­sait sans doute aus­si un cer­tain sou­la­ge­ment. Cet accord fai­sait suite à d’âpres négo­cia­tions ini­tiées près de neuf mois plus tôt — dont le pre­mier échec avait conduit à une répé­ti­tion élec­to­rale périlleuse pour la gauche dans un contexte de pro­gres­sion inquié­tante de l’extrême droite, lequel a fini par pous­ser le PSOE et Podemos à une coha­bi­ta­tion forcée.

« Après des années d’exercice du pou­voir natio­nal et un renon­ce­ment cruel face à la pres­sion des gou­ver­ne­ments euro­péens, Syriza a cédé sa place à la droite conservatrice. »

Paradoxalement, pour­tant, les résul­tats du par­ti d’Iglesias n’avaient jamais été aus­si mori­bonds depuis sa nais­sance : après une irrup­tion spec­ta­cu­laire aux élec­tions euro­péennes de 2014 et l’apogée atteinte lors des élec­tions géné­rales de 2015, qui l’avaient vu obte­nir 20,66 % des suf­frages et talon­ner le Parti socia­liste, ses résul­tats avaient décli­né de façon régu­lière jusqu’à atteindre un maigre 12,8 % des voix en novembre 2019. Entretemps, le par­ti s’était déchi­ré en interne entre ses deux prin­ci­paux lea­ders, Pablo Iglesias et Iñigo Errejón. Ces ten­sions ont pro­vo­qué la dis­grâce, puis le départ du second et de ses prin­ci­paux sou­tiens — dont cer­tains se retrou­ve­ront dans sa nou­velle for­ma­tion poli­tique, Más País, éta­blie sur une ligne natio­nale-popu­laire mâti­née d’é­co­lo­gie. Par ailleurs, la for­ma­tion mora­da1 s’était cas­sée les dents sur le pro­blème de l’indépendantisme cata­lan et avait dû faire face à de nom­breux scan­dales orches­trés par ses adver­saires. En d’autres termes, Podemos accé­dait au pou­voir en posi­tion de fai­blesse, comme force d’appoint d’un Parti socia­liste ayant retrou­vé son lustre d’avant 2010.

Le cas de Podemos n’est pas iso­lé : les autres forces popu­listes ayant vu le jour dans le sud de l’Europe dans le sillage de la crise éco­no­mique ont connu un des­tin remar­qua­ble­ment simi­laire. Souvent en proie à de viru­lents conflits internes et à des dilemmes stra­té­giques inso­lubles, ces mou­ve­ments peinent à ins­crire leurs bonnes per­for­mances élec­to­rales ini­tiales dans la durée. Après des années d’exercice du pou­voir natio­nal et un renon­ce­ment cruel face à la pres­sion des gou­ver­ne­ments euro­péens, Syriza a cédé sa place à la droite conser­va­trice ; la France insou­mise n’a jamais été réel­le­ment en mesure de confir­mer les bons résul­tats de son lea­der à l’élection pré­si­den­tielle de 2017 ; l’atypique Mouvement cinq étoiles ne cesse de perdre des plumes à toutes les élec­tions suc­ces­sives depuis son triomphe natio­nal de 2018. Dans le monde anglo-saxon, les mou­ve­ments par­fois appa­ren­tés au tour­nant popu­liste — bien que ceux-ci n’aient pas théo­ri­sé la stra­té­gie popu­liste de façon aus­si expli­cite que Podemos et la FI, ils ont éga­le­ment sur­fé sur la vague des mou­ve­ments anti-aus­té­ri­té et ont déve­lop­pé une rhé­to­rique simi­laire (« the 99 % vs the 1 % », « for the many not the few », etc.) — ont pareille­ment atteint des résul­tats déce­vants, avec le double échec de Bernie Sanders aux pri­maires du Parti démo­crate et l’effondrement du cor­by­nisme dans un contexte sur­dé­ter­mi­né par le Brexit.

[Tatsuya Tanaka]

Plus de 10 ans après le crash finan­cier de 2008, aucun de ces mou­ve­ments popu­listes n’a donc été réel­le­ment en mesure d’accomplir son objec­tif avoué : construire une force majo­ri­taire capable de ren­ver­ser l’hégémonie néo­li­bé­rale au pro­fit d’un nou­veau pro­jet de socié­té plus juste, soli­daire et res­pec­tueux de l’environnement. Malgré tout, ils ont contri­bué à la poli­ti­sa­tion de nou­veaux sujets, bous­cu­lé les ali­gne­ments par­ti­sans qui exis­taient jusqu’alors et four­ni un canal de repré­sen­ta­tion cré­dible pour des sec­teurs de la popu­la­tion ne se recon­nais­sant plus dans les par­tis tra­di­tion­nels. La fin du cycle poli­tique ouvert par la Grande Récession — et le début d’un nou­veau cycle, aux contours incer­tains, ouvert par la crise sani­taire actuelle — nous invite à dres­ser un bilan lucide de ces expé­riences poli­tiques qui l’ont mar­qué, en pre­nant le recul ana­ly­tique néces­saire. 

Autour de trois discussions

« Ces inter­ve­nants sou­met­tront le popu­lisme à un exa­men cri­tique minu­tieux, abor­dant son poten­tiel de démo­cra­ti­sa­tion, ses limites idéo­lo­giques et orga­ni­sa­tion­nelles, son rap­port ambi­gu au natio­na­lisme et sa rela­tion à la tra­di­tion socialiste. »

Ce dos­sier entend don­ner des clés de lec­ture pos­sibles pour une telle démarche, en se replon­geant dans l’état des savoirs et des débats sur le popu­lisme dans les milieux intel­lec­tuels de gauche. À tra­vers le regard de trois spé­cia­listes, Jean-Yves Pranchère, Yannis Stavrakakis et Federico Tarragoni, il pro­pose un tour d’horizon des prin­ci­pales ques­tions théo­riques et poli­tiques rela­tives au popu­lisme : sa défi­ni­tion et sa clas­si­fi­ca­tion, son rap­port aux crises, la varié­té his­to­rique et géo­gra­phique de ses mani­fes­ta­tions, le sta­tut des théo­ries qui l’inspirent, le contexte d’émergence des for­ma­tions popu­listes en Europe, ou encore son rap­port contro­ver­sé à la démo­cra­tie. Sans rejouer l’éternel débat de la gauche contre le peuple — faut-il fédé­rer la pre­mière ou construire le second —, ces inter­ve­nants sou­met­tront le popu­lisme à un exa­men cri­tique minu­tieux, abor­dant tour à tour son poten­tiel de démo­cra­ti­sa­tion, ses limites idéo­lo­giques et orga­ni­sa­tion­nelles, son rap­port ambi­gu au natio­na­lisme ou encore sa rela­tion à la tra­di­tion socia­liste. Ces auteurs per­met­tront éga­le­ment de dépas­ser le débat fran­çais (foca­li­sé sur la figure de Jean-Luc Mélenchon et ses liens avec Chantal Mouffe) et de don­ner une dimen­sion euro­péenne, voire glo­bale, à la dis­cus­sion. Leurs points de conver­gence et de diver­gence feront émer­ger de mul­tiples pistes de réflexion, que l’on peut d’ores et déjà essayer de regrou­per ici en quelques grandes lignes de force.

Le popu­lisme n’est pas ce que l’on croit. À rebours de ce qu’en dit la « popu­lo­lo­gie » (Tarragoni), ce dis­cours domi­nant construit autour des défi­ni­tions aca­dé­miques à la mode et de la ver­sion dégra­dée qu’en pro­pose le récit média­tique, le popu­lisme ne doit pas ser­vir à iden­ti­fier les pro­jets poli­tiques natio­na­listes, auto­ri­taires et xéno­phobes qui pros­pèrent dans le contexte actuel. Pour dési­gner, ana­ly­ser et com­battre ces der­niers, il est sans doute plus judi­cieux de pro­po­ser une uti­li­sa­tion exten­sive du concept de fas­cisme, sans être para­ly­sés par les dif­fé­rences cer­taines qui dis­tinguent les mou­ve­ments actuels du paroxysme fas­ciste incar­né par l’Allemagne nazie d’après 1933 (Pranchère). L’historicisation et le décen­tre­ment géo­gra­phique aux­quels ces auteurs nous invitent — à tra­vers l’étude des popu­lismes russe et amé­ri­cain de la fin du XIXe siècle et l’analyse des popu­lismes lati­no-amé­ri­cains d’hier et d’aujourd’hui — brisent ain­si une asso­cia­tion contes­table entre popu­lisme et extrême droite, laquelle pro­vient de l’historiographie amé­ri­caine des années 1950 et se réper­cute dans la science poli­tique euro­péenne à par­tir des années 1980 (Stavrakakis). 

[Tatsuya Tanaka]

Est-ce à dire, dès lors, que le « popu­lisme de droite » est un objet impos­sible et que le seul popu­lisme véri­table est de gauche ? Les opi­nions com­men­ce­ront à diver­ger. Si le popu­lisme est par défi­ni­tion un type de mobi­li­sa­tion spé­ci­fique émer­geant en période de crise et visant à la radi­ca­li­sa­tion de la démo­cra­tie, la réponse à cette ques­tion sera affir­ma­tive (Tarragoni). Si cette volon­té de démo­cra­ti­sa­tion — à dis­tin­guer net­te­ment des affects oli­gar­chiques véhi­cu­lés par la droite radi­cale — s’ancre dans une concep­tion du sens com­mun capable de glis­ser rapi­de­ment vers une hos­ti­li­té indif­fé­ren­ciée aux élites, le popu­lisme pré­sente une poro­si­té réelle avec des phé­no­mènes poli­tiques réac­tion­naires (Pranchère). En revanche, en s’en tenant à la défi­ni­tion laclauienne du popu­lisme comme logique dis­cur­sive de construc­tion du sujet popu­laire, celui-ci peut tout à fait être de droite bien que sa ver­sion « cano­nique » soit de gauche — tout dépend, dès lors, de l’axe de confron­ta­tion prin­ci­pal autour duquel le peuple est construit (Stavrakakis).

« Si le popu­lisme n’est pas cette force démo­niaque tant décriée, son poten­tiel réel de régé­né­ra­tion démo­cra­tique pose question. »

Étant don­né les dégâts que cause le dis­cours domi­nant sur le popu­lisme dans le débat public — en amal­ga­mant des pro­jets poli­tiques d’extrême gauche et d’extrême droite, en dis­qua­li­fiant tout pro­jet poli­tique alter­na­tif aux par­tis tra­di­tion­nels et en stig­ma­ti­sant tout appel au peuple —, faut-il choi­sir d’abandonner pure­ment et sim­ple­ment le terme ? Là aus­si, les stra­té­gies intel­lec­tuelles et poli­tiques diver­ge­ront. On peut choi­sir de conti­nuer à uti­li­ser le terme pour dési­gner des pro­jets poli­tiques aux anti­podes les uns des autres, tout en met­tant l’accent sur les dif­fé­rences fon­da­men­tales qui les séparent et sur les effets que le dis­cours aca­dé­mique exerce sur le débat public (Stavrakakis). On peut déci­der de récu­ser fron­ta­le­ment les uti­li­sa­tions abu­sives qui sont faites du concept de popu­lisme dans le champ aca­dé­mique et le débat public, décons­truire les apo­ries que ce dis­cours domi­nant véhi­cule et prô­ner acti­ve­ment une concep­tua­li­sa­tion radi­ca­le­ment dif­fé­rente (Tarragoni). On peut, enfin, adop­ter une stra­té­gie de « rétor­sion » qui consiste à réflé­chir à par­tir du dis­cours domi­nant et de la langue qu’il impose pour mieux le tordre de l’intérieur et mon­trer les contra­dic­tions aux­quelles il conduit (Pranchère).  

Si le popu­lisme n’est pas cette force démo­niaque tant décriée, son poten­tiel réel de régé­né­ra­tion démo­cra­tique pose ques­tion. Quel cré­dit appor­ter aux cri­tiques libé­rales qui lui sont adres­sées ? Il faut admettre, avec ces der­nières, que le popu­lisme au pou­voir porte par­fois atteinte à cer­taines liber­tés, sans pour autant occul­ter sa capa­ci­té à por­ter une exten­sion des droits civils, poli­tiques et sociaux pour les caté­go­ries popu­laires. Les expé­riences pas­sées et pré­sentes du popu­lisme lati­no-amé­ri­cain l’attestent. Situé sur un point de ten­sion entre la dimen­sion uto­pique de la démo­cra­tie (la recon­nais­sance du conflit et l’ouverture aux nou­veaux pro­grès en termes d’égalité et de liber­té) et sa dimen­sion prag­ma­tique (la démo­cra­tie comme ordre repo­sant sur le res­pect de cer­taines pro­cé­dures), le popu­lisme n’hésite pas à faire jouer la pre­mière contre la seconde au risque de pro­vo­quer des dérives auto­ri­taires lorsque ces ten­sions se mani­festent au niveau de l’État lui-même (Tarragoni). Au-delà de ces risques, le popu­lisme pré­sente un cer­tain nombre de limites pou­vant entra­ver ses rêves de radi­ca­li­sa­tion de la démo­cra­tie et le trans­for­mer, dans le contexte actuel, en idiot utile du néo­li­bé­ra­lisme — dont il est le résul­tat et le miroir, avec ses sujets ato­mi­sés, désaf­fi­liés et dési­déo­lo­gi­sés. L’absence d’une théo­ri­sa­tion de l’exploitation éco­no­mique et le recours sys­té­ma­tique à un sens com­mun popu­laire le trans­forment sou­vent en un réflexe « déga­giste » bien peu à la hau­teur « de la ter­ri­fiante com­plexi­té des enjeux sociaux du capi­ta­lisme contem­po­rain » (Pranchère). Peut-être faut-il sim­ple­ment rap­pe­ler alors, à la décharge du popu­lisme, que celui-ci « ne peut pas tout » et « ne sau­rait être une fin de l’Histoire » (Stavrakakis) : comme le montre l’exemple de Syriza, c’est une chose d’être capable de consti­tuer un front com­mun capable de rem­por­ter des élec­tions en por­tant les reven­di­ca­tions hété­ro­gènes d’une large frange de la popu­la­tion, c’en est une autre de trans­for­mer ces reven­di­ca­tions et cette vic­toire élec­to­rale en un pro­gramme poli­tique cohé­rent capable d’être appli­qué dans un envi­ron­ne­ment défavorable.

[Tatsuya Tanaka]

Enfin, les expé­riences his­to­riques et actuelles du popu­lisme des­sinent le rap­port com­plexe qui l’unit à la gauche en géné­ral, et à la social-démo­cra­tie en par­ti­cu­lier. Les États-Unis et la Russie du XIXe siècle sont là pour nous le rap­pe­ler : le popu­lisme triomphe géné­ra­le­ment en l’absence d’une tra­di­tion social-démo­crate puis­sante et, lorsque les deux coexistent, ils entre­tiennent sou­vent un rap­port de concur­rence (Pranchère). La ten­dance contem­po­raine semble confir­mer au moins par­tiel­le­ment ce constat, puisque les prin­ci­pales forces popu­listes euro­péennes ont émer­gé dans un contexte où le par­ti social-démo­crate était mori­bond, qu’il s’agisse du PD ita­lien, du PS fran­çais, du PSOE espa­gnol ou, de manière frap­pante encore, du PASOK grec et de son effon­dre­ment com­plet (Stavrakakis).

« Les expé­riences his­to­riques et actuelles du popu­lisme des­sinent le rap­port com­plexe qui l’unit à la gauche. »

S’esquisse alors ce que pour­rait être le rôle his­to­rique du popu­lisme euro­péen de l’après crise : réin­ves­tir l’espace poli­tique que la social-démo­cra­tie a aban­don­né à mesure qu’elle se conver­tis­sait au social-libé­ra­lisme (Pranchère, Tarragoni). En dehors du cas grec, cela passe sou­vent par des stra­té­gies d’alliance visant à rame­ner la social-démo­cra­tie à gauche et à construire des gou­ver­ne­ments pro­gres­sistes, comme c’est le cas en Espagne et en Italie. Dans d’autres cas, la même stra­té­gie d’influence peut pas­ser par des voies internes et prendre la forme d’une conquête d’un appa­reil par­ti­san de la gauche réfor­miste : les mou­ve­ments por­tés par Corbyn et Sanders, res­pec­ti­ve­ment au sein du Parti tra­vailliste bri­tan­nique et du Parti démo­crate amé­ri­cain, sont là pour en témoi­gner. Encore faut-il, de ce point de vue, avoir le cou­rage de réha­bi­li­ter et se réap­pro­prier la réfé­rence à la gauche plu­tôt que la démo­lir, ce qui ne peut, à terme, que ser­vir le tra­vail de sape néo­li­bé­ral (Pranchère). Si les forces popu­listes émergent en effet en Europe à la faveur d’un déli­te­ment des « mondes socio­lo­giques » que consti­tuaient les par­tis tra­di­tion­nels dans l’après-guerre (Tarragoni), com­bler ce vide en décla­rant ces mondes (la gauche et la droite) obso­lètes risque d’accélérer ce déli­te­ment et d’empêcher la for­ma­tion des nou­veaux espaces de soli­da­ri­té néces­saires pour com­battre le pro­jet néolibéral.

*

Évaluer le poten­tiel démo­cra­tique du popu­lisme, dans ce contexte spé­ci­fique, revient à juger de sa capa­ci­té à inver­ser la dyna­mique de dés­in­ter­mé­dia­tion de la repré­sen­ta­tion, de désaf­fi­lia­tion des indi­vi­dus et de désor­ga­ni­sa­tion du monde social. De ce point de vue, le popu­lisme sera à consi­dé­rer comme un symp­tôme sup­plé­men­taire de ces ten­dances, plu­tôt qu’une solu­tion à celles-ci s’il refuse le patient tra­vail d’encadrement, de recueil et de construc­tion du savoir popu­laire, et cède à la ten­ta­tion d’un élec­to­ra­lisme exa­cer­bé et d’une ver­ti­ca­li­té orga­ni­sa­tion­nelle totale. À défaut de l’émergence d’un nou­vel ima­gi­naire à gauche, un tel choix revien­drait à lais­ser le déli­te­ment des struc­tures démo­cra­tiques occi­den­tales se pour­suivre — cela pour­rait offrir un bou­le­vard aux forces d’extrême droite qui pros­pèrent, elles aus­si, dans le vide repré­sen­ta­tif actuel. Les larmes de tout le camp pro­gres­siste seront alors par­fai­te­ment justifiées.


[lire le deuxième volet]


Photographies de ban­nière et de vignette : Tatsuya Tanaka


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  1. Littéralement « for­ma­tion mauve », dési­gnant Podemos.[]

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