Retour au Nigeria

10 juillet 2017


Texte paru dans le n° 2 de la revue Ballast (printemps 2015)

Janvier 2015. Au Nigeria — pays d’Afrique de l’Ouest de 186 mil­lions d’ha­bi­tants —, les élec­tions pré­si­den­tielles bat­taient leur plein : Goodluck Jonathan face à Muhammadu Buhari. Le pre­mier régnait à la tête de l’État depuis 2007 ; le second, ancien put­schiste, prési­da le Conseil mili­taire suprême dans les années 1980. L’auteur reve­nait pour l’oc­ca­sion sur ses terres natales, tan­dis que les gangs sala­fistes de Boko Haram y semaient le chaos, avant de ral­lier Daech, et qu’on abat­tait, à Paris, la rédac­tion de Charlie Hebdo. Carnet de bord. ☰ Par Native Maqari


1985, Katsina, au nord du pays.

« Gauche, droite, gauche, droite ! » Mets un t‑shirt blanc, un béret vert et un short assor­ti. Mets le bra­ce­let vert et blanc qui témoigne de ta loyau­té envers le régime mili­taire ; et marche ! Marche vers le pelo­ton d’exécution et prends-en de la graine : voi­là une pré­cieuse leçon de vie ! Va voir com­ment ça meurt, un homme mau­vais ! Je me sou­viens encore de la voix de l’officier qui agi­tait son fouet pen­dant que nous mar­chions en direc­tion du ter­rain de polo, non loin du palace de l’Émir. Si l’un de nous sor­tait du rang ou rom­pait la for­ma­tion, le fouet frap­pait sans crier gare. Non, nous n’étions pas des pri­son­niers, ni de guerre ni d’aucune sorte. Nous étions des élèves d’école pri­maire en route pour une exé­cu­tion publique de cri­mi­nels. Le plus âgé d’entre nous n’avait pas douze ans. J’en avais cinq.

C’était la pre­mière fois que je voyais un homme mou­rir. Deux ans aupa­ra­vant, un jeune colo­nel (du nom de Muhammadu Buhari) avait ren­ver­sé le gou­ver­ne­ment démo­cra­ti­que­ment élu de Shehu Shagari et décla­ré la War Against Indiscipline (« la guerre contre l’indiscipline ») — la WAI, pour faire court. Buhari ten­ta d’appliquer la dis­ci­pline mili­taire à la nation tout entière : dou­bler dans une queue à une sta­tion de bus était puni de vingt coups de fouet ; un fonc­tion­naire devait réa­li­ser un cer­tain nombre de sauts de gre­nouille s’il arri­vait en retard à son tra­vail ; fumer un joint coû­tait quelques années de pri­son ; pos­sé­der de la cocaïne envoyait au pelo­ton dans les plus brefs délais. Quant à nous, petits éco­liers, il nous fal­lait assis­ter aux exé­cu­tions publiques. C’était un ordre de Buhari. La mise à mort de cri­mi­nels pos­sé­dait quelques ver­tus péda­go­giques — à com­men­cer par nous faire com­prendre ce qu’il advien­drait de nous si, par je ne sais quel hasard, nous déci­dions d’emprunter pareille voie…

« Les offi­ciers s’approchaient, pla­çaient des sacs de riz en toile de jute mar­ron sur leurs têtes ; le pelo­ton d’exécution se met­tait à genoux, à quelques mètres d’eux, et, au der­nier coup de sif­flet, ils pres­saient la détente. »

Nous devions nous asseoir sur les gra­dins, à approxi­ma­ti­ve­ment 150 ou 200 mètres d’une ligne de barils d’essence rem­plis de sable et peints aux cou­leurs natio­nales : vert, blanc, vert. L’officier au fouet nous avait fait savoir que les barils étaient rem­plis de sable car l’armée uti­li­sait des balles spé­ciales pour les cri­mi­nels. J’ai décou­vert bien plus tard à quel point elles étaient spé­ciales. Les céré­mo­nies com­men­çaient par une dis­tri­bu­tion de bra­ce­lets en perles vertes, blanches et vertes, par des femmes volon­taires. Les perles étaient appe­lées da’a, un mot hau­sa qui signi­fie « dis­ci­pline ». C’était à la fois un rap­pel de l’exécution et une preuve de par­ti­ci­pa­tion, afin de mon­trer que le por­teur dudit bra­ce­let n’avait pas man­qué l’événement. Puis, de la musique beu­glait à tra­vers les porte-voix accro­chés aux poteaux de but. Toujours cette même musique du chan­teur de folk popu­laire Dankwairo. Le refrain, des plus accro­cheurs, était obsé­dant : « Guerrrrrre contre l’indiscipliiiiineeee. Aucune condi­tion n’est per­ma­nente ». La voix mez­zo-sopra­no de Dankwairo cré­pi­tait. Il avait un fort accent hau­sa. Soudain, le sif­flet reten­tis­sait et la foule se tai­sait aus­si­tôt. Le pelo­ton d’exécution s’avançait — une dou­zaine d’hommes en uni­forme vert fon­cé armés d’AK-47. Peu impor­tait le nombre de cri­mi­nels : il y avait tou­jours douze hommes pour s’en occu­per. Bien plus tard, on m’en a expli­qué la rai­son : une ou deux armes conte­naient des balles à blanc mais les tireurs ne savaient pas les­quelles — cha­cun pou­vait dès lors s’imaginer que son arme n’était cou­pable de rien…

Les cri­mi­nels étaient gar­dés dans les écu­ries jusqu’à ce que les sol­dats soient prêts. Ensuite, ils mar­chaient à genoux, atta­chés au niveau du buste aux barils d’essence. Ils avaient géné­ra­le­ment déjà subi bien des bles­sures en déten­tion (ou peut-être lors de leur arres­ta­tion). Ils se voyaient offrir un der­nier repas, qu’ils refu­saient le plus sou­vent (et tou­jours à ma grande décep­tion !). Les plus vieux nous racon­taient des his­toires folles de cri­mi­nels magi­ciens et de durs à cuire qui deman­daient une der­nière ciga­rette, pre­naient une bouf­fée puis, lorsqu’ils souf­flaient la fumée, se trans­for­maient eux-mêmes en fumée avant de dis­pa­raître. D’autres deman­daient de l’eau puis se dis­sol­vaient en buvant une gor­gée. D’autres encore, les plus intré­pides, s’envolaient pure­ment et sim­ple­ment, comme ça, sous les yeux du stade tout entier. Je n’eus jamais cette chance : la plu­part des hommes que j’ai vus étaient déjà bles­sés, détruits et même à moi­tié morts. Ils bafouillaient leurs der­niers mots de repen­tance ou juraient de se rache­ter, sup­pliant, afin d’être épar­gnés. Les offi­ciers s’approchaient, pla­çaient des sacs de riz en toile de jute mar­ron sur leurs têtes ; le pelo­ton d’exécution se met­tait à genoux, à quelques mètres d’eux, et, au der­nier coup de sif­flet, ils pres­saient la détente, se levaient et se tenaient au garde-à-vous pen­dant que les doc­teurs se pré­ci­pi­taient véri­fier les corps. Je n’ai jamais vu per­sonne avoir besoin d’être tué une seconde fois. Mais ce qui me mar­qua le plus était la quan­ti­té de sang qui recou­vrait les barils une fois les corps reti­rés. La par­tie blanche des cou­leurs natio­nales était désor­mais com­plè­te­ment rougie.

À cette époque, je ne connais­sais pas encore le mot « iro­nique » mais je trou­vais bizarre que le blanc du dra­peau signi­fiât « paix ». « Pourquoi autant de sang alors que les trous sont à peine visibles ? », deman­dais-je un jour à mon grand frère. Il répon­dit sans hési­ter, comme un vété­ran, un habi­tué des exé­cu­tions publiques : « À cause des balles spé­ciales. » Toujours per­plexe, je deman­dai : « Quelles balles spé­ciales ? – Balles dum-dum, fit-il. Ce sont des balles spé­ciales qui entrent dans le corps nor­ma­le­ment mais explosent quand elles en sortent. » Il était amu­sé ; j’étais hor­ri­fié et cela devait l’amuser plus encore. C’était en 1985 et, quelques mois plus tard, Buhari fut ren­ver­sé puis arrê­té par l’un des ses vieux amis de l’armée.

Muhammadu Buhari, au centre (DR)

*

Vingt-neuf ans plus tard, à Lagos.

J’arrive à l’aéroport de Murtala. En sor­tant, par­tout autour, il y a d’immenses affiches de Muhammadu Buhari. Sous sa pho­to­gra­phie, visible de loin, un slo­gan : « LE CHANGEMENT ». J’ai du mal à mettre le doigt sur ce qui me gêne le plus : est-ce le fait qu’il n’y ait aucune trace du dic­ta­teur dans ce por­trait ? Buhari, arbo­rant un sou­rire pater­nel, semble vieux et sage. Ce n’est pas l’homme qui a cau­sé mes trau­ma­tismes d’enfance que j’ai sous les yeux, mais un gent­le­man cha­ris­ma­tique qui pro­pose très sim­ple­ment « LE CHANGEMENT » à la Nation. Pour les Nigérians de ma géné­ra­tion, le nom de Buhari évoque le début des années sombres. L’ère de la WAI… Pourtant, je dois admettre que je ne suis pas sur­pris : oui, Buhari est deve­nu une per­son­na­li­té très popu­laire. Pour tous ceux qui, contrai­re­ment à moi, sont res­tés au Nigéria, il n’était qu’un com­men­ce­ment. Sont venus après lui dic­ta­teurs, faux démo­crates et autres marion­nettes de l’État — tous plus cor­rom­pus les uns que les autres. On a men­ti tant de fois aux Nigérians que la véri­té n’est sans doute plus leur affaire. Ils ont per­du toute foi en l’actuel gou­ver­ne­ment de Goodluck Jonathan. La boucle est bou­clée : ils ont déci­dé de don­ner une seconde chance à Buhari.

C’est une toute nou­velle image de lui qu’on nous montre. Pensée et conçue par la même équipe qui s’occupa de la cam­pagne poli­tique de Barack Obama. Les ques­tions se bous­culent, tou­te­fois. Comment un type comme Buhari peut-il appa­raître comme un bon choix, une solu­tion, un espoir ? Les Nigérians sont-ils tous prêts à oublier son pas­sé de des­pote pour don­ner, cette fois, une chance à la démo­cra­tie ? Je sors mon car­net de notes et mon dic­ta­phone pour essayer, au hasard des routes et des ren­contres, d’y voir plus clair…

*

Ademola B est conduc­teur de taxi dans l’État d’Ogun.

– C’est ton taxi ou tu le loues ? lui demandé-je.
– Non, c’est le mien. J’ai fini de le payer.
– Les élec­tions arrivent, pas vrai ?
– Oui, en février.
– Pour qui tu vas voter ?
– Pour Goodluck Jonathan.
– Pourquoi ?
– C’est le bon gars.
– Donc tu n’aimes pas Buhari ?
– Pas du tout.
– Et pour­quoi ça ?
– Parce qu’il va emme­ner ce pays dans la guerre civile. C’est lui qui finance Boko Haram.
– Vraiment ? Et com­ment tu sais ça ?
– On le sait. Tout le monde sait ça. (Il com­mence à s’agiter.) Lorsqu’il a per­du les élec­tions en 2011, il a juré qu’« ils ren­draient le pays ingou­ver­nable » : qu’est-ce que ça signifie ?
– Je ne sais pas, tu vas me le dire.
– D’abord, il a pleu­ré comme une fem­me­lette et puis il a dit ça. Maintenant Boko Haram tue des gens partout.
– Je pen­sais que Boko Haram était là depuis 2000.
– C’est vrai, mais main­te­nant ils sont plus forts parce qu’il les aide. La preuve, c’est que lorsque le gou­ver­ne­ment a déci­dé de bom­bar­der Boko Haram, Buhari a dit qu’ils ne devraient pas faire ça. Comment t’appelles ça ?
– Tu vas me le dire…
– C’est sim­ple­ment la preuve ! Buhari est Boko Haram ! Je vais voter pour le PDP1 parce que Jonathan est notre homme.

*

Cinq jours plus tard. Il s’appelle Abdurrasak Babajide et lui aus­si conduit un taxi.

– Ce n’est pas le mien, non ; je l’ai pen­dant deux semaines chaque mois, me répond-il.
– Combien tu dois payer par jour pour l’avoir ?
– Huit mille nai­ras.
– Et com­bien est-ce que tu dois faire ?
– Douze mille nai­ras.
– Ça fait com­bien ça, en dollars ?
– Je sais pas ; le dol­lar est fort en ce moment.
– J’ai obte­nu 225 nai­ras pour un dol­lar aujourd’hui.
– Donc je dois faire envi­ron 50 dol­lars par jour.
– Et tu vas aller voter ?
– Ouais, je vais voter Buhari.
– Pourquoi ?
– Parce que je sou­tiens l’APC, donc je vote pour mon candidat.
– Est-ce que tu te sou­viens de quand Buhari était au pouvoir ?
– Ouais, je me sou­viens. Les choses étaient bien, à l’époque : l’eau était buvable, les rues étaient propres, il y avait l’électricité, les choses fonc­tion­naient. Il n’a pas volé tout l’argent, lui. Il n’est pas un voleur. Il était dur, mais il n’était pas un voleur. Il a tou­jours pos­sé­dé que deux mai­sons. Regarde ce Goodluck Jonathan : lui, il pos­sède tout dans sa ville natale ! En l’espace de qua­torze ans, son PDP n’a fait que voler l’argent du pétrole.
– Et si Buhari reve­nait en 2015 pour voler ce qu’il n’a pas pu prendre en 1985 ?
– Je ne sais pas… Il pour­rait, c’est vrai. Mais je ne pense pas. Je pense qu’il veut cor­ri­ger ses erreurs.

Damasak, au Nigeria (Emmanuel Braun/Reuters)

*

Nous voi­là en 2015, jus­te­ment. Depuis trois jours. Je dis­cute avec un cer­tain Martins, âgé de qua­rante-trois ans :

– Pour qui vas-tu voter ?
– Je ne sais pas, je ne pense pas aller voter.
– Ah ?
– Je ne suis pas ins­crit. Ils nous ont don­né qu’un week-end et il y avait trop de monde. Je ne suis pas arri­vé à me faire ins­crire. Et quand ça a été mon tour, ils étaient à court de cartes… Ils ont dit que la com­mis­sion élec­to­rale n’avait pas pu les livrer à temps.
– Et tu ne peux pas trou­ver un autre moyen, une autre occa­sion, de t’inscrire ?
– Non.
– Combien de gens sont dans ton cas ?
– Je ne sais pas, mais beau­coup d’entre nous.

*

Kayode est méca­ni­cien. Il a vingt-huit ans.

– Moi, je vais voter pour Buhari.
– Et pourquoi ?
– Parce que c’est le seul qui va faire quelque chose avec Boko Haram. C’était un mili­taire, il sait com­ment s’adresser à eux.
– Pourtant, on m’a dit qu’il les finançait.
– Qui t’a dit ça ?
– Un chauf­feur de taxi, l’autre jour.
– Pfff… C’est seule­ment de la dés­in­for­ma­tion du PDP. Juste des conne­ries. Certains d’entre eux vont même jusqu’à dire que Boko Haram n’existe pas ! Est-ce que tu crois ça, aussi ?
– Je ne sais pas trop ce que je crois, fais-je naïvement.
– Crois-moi : Boko Haram est réel et il n’y a que Buhari qui puisse en finir avec eux.

*

Un autre, un autre jour. Il se pré­nomme Chinedu et me dit tout de go qu’il ne sait pas encore pour qui voter.

– Tu es encore en train de réflé­chir avant de te décider ?
– Non, ce n’est pas moi qui choi­sis, répond-il en ricanant.
– Mais qui, alors ?
– Mon patron. Il nous dit pour qui voter.
– Et com­bien de per­sonnes tra­vaillent pour lui ?
– 40, je dirais.
– Et vous votez tous pour celui qu’il choisit ?
– Oui, il nous le dit le jour de l’élection. On se retrouve tous le matin et il nous donne des enve­loppes avec le nom du candidat.
– Mais per­sonne ne te voit, dans l’isoloir : pour­quoi tu ne changes pas de can­di­dat au der­nier moment ?
– Il n’y a pas d’isoloir. Nous y allons tous ensemble, donc les autres ver­ront pour qui je vote…
– Et il se pas­se­rait quoi, s’ils lui disaient ?
– Le patron me dirait que l’entreprise n’a plus besoin de moi.

*

7 jan­vier.

Je prends un vol pour le nord du pays, tout en réflé­chis­sant à mes der­nières dis­cus­sions. Que Boko Haram soit « une réa­li­té », je n’en dou­tais pas ; je me demande en revanche de quelle manière cela va influer sur l’issue des élec­tions. L’organisation a inten­si­fié ses attaques dans le nord-est du Nigeria ces der­niers mois. C’est évident, au vu des convois de l’armée et du nombre de check­points, que le gou­ver­ne­ment les a dans le col­li­ma­teur. En tout cas, ils mettent le paquet pour nous le faire croire.

Voilà deux jours que mon télé­phone est à plat. Depuis que j’ai quit­té Lagos, je n’ai pas pris la peine de le char­ger. Abuja est une ville PDP : elle est entiè­re­ment pla­car­dée d’affiches du pré­sident sor­tant. Abubakar, vieil ami du col­lège, est venu me cher­cher à l’aéroport. Nous pre­nons la route vers Zaria, après avoir rechar­gé nos télé­phones dans une sta­tion-ser­vice. Sitôt allu­mé, le mien se met à son­ner dans tous les sens : « T’es à Paris ? », « Tu as appe­lé la famille, tout va bien ? », « C’est la merde chez toi ! », etc. à peine le temps de lire un mes­sage qu’un autre arrive. « Merde, il se passe quoi à Paris ? » Merde, oui, que se passe-t-il à Paris, là où je vis désor­mais depuis quelques années ? « Ha, tu n’as pas vu les infos ? On a tiré sur les gens de Charlie Hebdo… » Je lis les infor­ma­tions que je trouve à pro­pos des attaques en même temps que les réponses de mes amis français.

Attentats contre la rédaction de Charlie Hebdo

Ça fait main­te­nant une heure qu’on tente de quit­ter Abuja, mais toutes les sor­ties semblent blo­quées par des convois mili­taires allant vers le nord. On passe la nuit entière à rou­ler der­rière eux. Ils conduisent dou­ce­ment. J’ai pu comp­ter une soixan­taine de check­points entre Zaria et Kaduna. Nous ne nous dou­tons pas un seul ins­tant qu’une ville entière, tan­dis que nous dis­cu­tons dans la voi­ture de Charlie Hebdo, est en train d’être rasée par Boko Haram — d’autant que nous rou­lons droit sur elle. Nous nous arrê­tons pour ache­ter de la nour­ri­ture. Abubakar se gare sur le bord de l’autoroute. Quand je reviens, il n’est plus là ; je prends mon télé­phone pour l’appeler quand deux sol­dats sur­gissent des buis­sons de l’autre côté de la route. Aussitôt, ils se mettent à me hur­ler des­sus, ils veulent que je tra­verse l’autoroute. Je leur réponds que des voi­tures filent à toute allure et l’un d’eux arme son pis­to­let. Je tra­verse. Ces gars sont ten­dus. Je par­viens fina­le­ment à retrou­ver Abubakar, qui m’explique que le sec­teur est deve­nu une zone mili­taire. Ça fait par­tie du plan de Goodluck Jonathan pour lut­ter contre le terrorisme.

« La presse inter­na­tio­nale se charge, comme un seul homme, de faire pas­ser Boko Haram pour une armée isla­mique qui ne s’en prend qu’aux mino­ri­tés chrétiennes. »

Des mas­sacres viennent d’avoir lieu à Baga, donc. Signés Boko Haram. Comme la plu­part des Nigérians, le silence du monde me heurte. Je demande à mon frère : com­ment expli­quer un tel manque d’empathie ? Il me répond que le pire n’est pas le silence, mais les comptes-ren­dus. La presse inter­na­tio­nale se charge, comme un seul homme, de faire pas­ser Boko Haram pour une armée isla­mique qui ne s’en prend qu’aux mino­ri­tés chré­tiennes. Dans les faits, c’est plu­tôt une bande de fous furieux qui visent toute per­sonne, c’est-à-dire n’importe laquelle, ayant le mal­heur de croi­ser leur che­min. « Nous, me dit-il, les musul­mans nor­maux, on est leur pre­mière cible ! C’est une des rai­sons pour les­quelles Jonathan perd le sou­tien des gens du Nord, en met­tant en avant l’idée fausse qu’ils ne ciblent que les chré­tiens. On va le virer de ses bureaux en février ! »

*

De retour à Lagos.

On m’a pro­po­sé de peindre à l’occasion d’une fête orga­ni­sée par l’association Eti-Osa, qui s’engage pour les enfants défa­vo­ri­sés. Jide (c’est un faux nom), le direc­teur géné­ral, est bien luné. La période des élec­tions, pour lui, c’est un salaire plus impor­tant. Les poli­ti­ciens ont besoin de petits chefs locaux pour asseoir leur popu­la­ri­té. Je l’interroge sur son rôle et, après quelques shots de Henessey, il se fait plus bavard. Il m’emmène dans une pièce à l’arrière de son bureau et me montre des affiches du APC, du PDP, des archives… Il me fait voir ensuite un lot d’une cen­taine de machettes toutes neuves, en me disant : « On a reçu ça, hier. » Avant d’ajouter, ras­su­rant : « Mais j’espère qu’on en arri­ve­ra pas là, cette fois. »

Je quitte l’île de Lagos en espé­rant, en effet, qu’il serait mieux de ne pas en arri­ver là. Les deux der­nières élec­tions au Nigeria ont été san­glantes. Les deux par­tis sont sur les dents. Tous les coups sont per­mis. La course est ser­rée : le Nigeria reste avant tout le pays le plus riche d’Afrique. Je suis dans la mai­son du musi­cien Fela Kuti — elle est deve­nue un musée. Tandis que nous dis­cu­tons bou­lot avec Kunle Kuti (un des fils du célèbre musi­cien, ndlr) son télé­phone sonne. Il s’excuse et prend l’appel (il s’agit de sa sœur). En moins de deux secondes, son visage change du tout au tout. Ahuri, il se met à cou­rir hors du bâti­ment, me fai­sant signe de le suivre, tout en ne lâchant pas le télé­phone. On se dirige vers un kiosque pour ache­ter le jour­nal du soir. Il l’ouvre à la hâte et tombe sur le cahier cen­tral : il y a un por­trait de Fela Kuti, que Buhari avait condam­né à plu­sieurs années de pri­son en 1983. Une image bien connue, avec ses deux poings levés. Et, en guise de légende : « Vous sou­ve­nez-vous de Fela ? » Le PDP entend ain­si rap­pe­ler aux Nigérians le pas­sé sombre du lea­der de l’APC. « Quelle bande de malins ! », s’exclame Kunle.

*

Les élec­tions pré­si­den­tielles se sont tenues le 27 mars, mal­gré un report d’un mois. Elles furent, d’après de nom­breux obser­va­teurs, les plus trans­pa­rentes de l’histoire du pays. Buhari l’emporta sur Jonathan : un raz-de-marée élec­to­ral. Sans une goutte de sang.


Photographie de cou­ver­ture : Lagos, par Robin Hammond


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  1. People’s Democratic Party.[]

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