Retour à Altsasu : une affaire très politique


Texte inédit pour le site de Ballast

Au com­mencent : un fait divers. Une bagarre noc­turne éclate dans un bar entre quelques jeunes et deux membres, hors ser­vice, de la Guardia Civil espa­gnolecela se déroule en octobre 2016, à Altsasu (Alsasua, en espa­gnol), une petite ville du Pays basque sud (au nord de l’Espagne). Mais l’af­faire prend rapi­de­ment une tour­nure déme­su­rée, c’est-à-dire natio­nale, un pro­cu­reur allant jus­qu’à par­ler d’« objec­tifs ter­ro­ristes ». Une ins­tru­men­ta­li­sa­tion poli­tique évi­dente, spectre de feu ETA oblige. Retour sur place, quatre ans après les faits. ☰ Par Loïc Ramirez


En quelques heures, il est deve­nu le bar le plus connu d’Espagne — pour­tant, le Koxka passe presque inaper­çu. Une soixan­taine de mètres car­rés et quatre tables, aux­quelles s’ajoute un comp­toir sur lequel on peut dégus­ter quelques pintxos1 afin d’accompagner sa bois­son. « C’est ici que ça s’est pas­sé », indique le pro­prié­taire sans don­ner plus de détails. L’homme est méfiant à l’égard des jour­na­listes. Presque dis­tant. Il a de bonnes rai­sons. Depuis le 15 octobre 2016, lui et son local concentrent toute l’attention média­tique du pays. Ce jour-là, peu avant l’aube, une bagarre a écla­té entre ses clients. Deux agents de la Guardia Civil — la police mili­taire espa­gnole, équi­va­lente à la gen­dar­me­rie fran­çaise —, en dehors de leurs heures de ser­vice, ont été pris à par­tie, ain­si que leurs com­pagnes, par un groupe de per­sonnes au sein de l’établissement. L’un des poli­ciers a eu la che­ville cas­sée ; deux jeunes hommes ont été arrê­tés. Dès le len­de­main, Altsasu2, petit vil­lage de Navarre de près de 8 000 habi­tants dans lequel s’est dérou­lée l’altercation, est deve­nu le sujet numé­ro 1 des jour­naux et des chaînes de télé­vi­sion. « Il n’y aura pas d’impunité », écri­ra même Mariano Rajoy sur Twitter, alors pré­sident du gou­ver­ne­ment, tout en affir­mant sa soli­da­ri­té à l’égard des poli­ciers. Huit per­sonnes seront arrê­tées les jours sui­vants : sept jeunes hommes, une jeune femme.

« C’est que la rela­tion conflic­tuelle entre les forces de répres­sion et les habi­tants d’Altsasu est une vieille histoire… »

« Selon les chiffres du minis­tère de l’Intérieur, en 2016, il y a eu plus de 9 500 agres­sions à l’encontre de membres des forces de l’ordre », explique aujourd’­hui Aritz Leoz, habi­tant d’Altsasu et membre de la pla­te­forme de soli­da­ri­té avec les accu­sés « Altsasukoak Aske » (Liberté pour ceux d’Altsasu). « Si cette même dis­pute s’était dérou­lée à Cádiz ou à Córdoba, ça se serait réglé avec des amendes. Mais l’ampleur de l’affaire s’explique ici parce que c’est Altasasu. » Le pro­cès a, en effet, connu un reten­tis­se­ment natio­nal aus­si­tôt que l’ac­cu­sa­tion sou­hai­ta qua­li­fier les faits comme rele­vant du « ter­ro­risme ». Les huit jeunes se sont dès lors vus mena­cés de peines allant de 12 à plus de 60 ans de pri­son. Pourquoi une telle sévé­ri­té ? Comme la plu­part des vil­lages du nord de Navarre, ce der­nier est majo­ri­tai­re­ment peu­plé de basco­phones et se situe dans l’une des sept pro­vinces qui forment le Pays basque (Euskal Herria), tel que reven­di­qué par les indé­pen­dan­tistes. Héritier d’une longue tra­di­tion de lutte poli­tique, lieu d’accueil de nom­breux immi­grés venus de toute l’Espagne, et même d’ailleurs, chaque recoin de cette loca­li­té est le témoin d’un engagement.

Les auto­col­lants, col­lés sur les pan­neaux de signa­li­sa­tions, se côtoient : rouge et noir des anti­fas­cistes et dra­peau des Catalans. Dans une ruelle, sur le mur d’un immeuble, une fresque en hom­mage au com­bat des Palestiniens. À côté du bar Koxka, une plaque a été posée en hom­mage à l’ouvrier Emilio Iguzkiza Gómez, tué le 8 octobre 1934 par la Guardia Civil. Il fut assas­si­né de plu­sieurs coups de feu lors d’une mobi­li­sa­tion de sou­tien aux mineurs des Asturies, alors en train de mener une grève insur­rec­tion­nelle. C’est que la rela­tion conflic­tuelle entre les forces de répres­sion et les habi­tants d’Altsasu est une vieille his­toire… Durant de longues années, ce ter­ri­toire a été le théâtre d’un affron­te­ment entre le groupe armé ETA (Euskadi Ta Askatasuna, Pays basque et Liberté) et l’État espa­gnol. Créé en 1959 sous la dic­ta­ture mili­taire de Francisco Franco, ETA a enta­mé une série d’actions vio­lentes contre le régime en s’attaquant prin­ci­pa­le­ment aux membres de l’appareil de répres­sion (poli­ciers, Guardia Civil) et aux cadres poli­tiques du fran­quisme. Ces deux der­niers ayant sur­vé­cu à la mort du Caudillo, en 1975, l’organisation armée basque a fait de même. Aux tor­tures et assas­si­nats de Basques par la police espa­gnole et ses groupes para­mi­li­taires ont répon­du les atten­tats à la bombe de l’organisation clan­des­tine. « Terroristes » pour les uns, « armée de libé­ra­tion pour les autres » : ETA a for­te­ment mar­qué l’histoire contem­po­raine du pays.

[Marion Vercelot]

En mai 2011, l’organisation a annon­cé « l’arrêt défi­ni­tif de toute acti­vi­té armée » afin de faci­li­ter l’ouverture d’un « dia­logue direct » avec le gou­ver­ne­ment. Un désar­me­ment en guise de pré­lude, qu’est venu conclure un ultime com­mu­ni­qué offi­ciel, le 3 mai 2018, infor­mant de la dis­so­lu­tion com­plète du groupe. La fin d’ETA n’a pour­tant pas signi­fié la dis­pa­ri­tion du débat autour de l’auto-détermination de la région, mais elle a pri­vé la classe poli­tique réac­tion­naire espa­gnole de son prin­ci­pal épou­van­tail. « Nous pen­sons qu’il y a des inté­rêts poli­tiques qui cherchent à recréer une situa­tion qui exis­tait il y a 20 ans, avance Isabel Pozueta, la mère d’Adur Ramirez de Alda, l’un des jeunes empri­son­nés. Ils veulent nous rame­ner en arrière, nous rame­ner à des scé­na­rios de confron­ta­tion. » L’incident a bel et bien réveillé les vieux démons et don­né à la droite espa­gnole l’occasion d’agiter, de nou­veau, le spectre de la vio­lence. Durant le pro­cès, il a été repro­ché aux accu­sés d’avoir vou­lu expul­ser les membres de la Guardia Civil et d’avoir pro­fé­ré des termes comme « txa­kur­ra » (« chien », en langue basque) pour les dési­gner. Des mots et un com­por­te­ment que beau­coup ont asso­cié à ETA, en son temps.

« La fin d’ETA n’a pour­tant pas signi­fié la dis­pa­ri­tion du débat autour de l’auto-détermination de la région, mais elle a pri­vé la classe poli­tique réac­tion­naire espa­gnole de son prin­ci­pal épouvantail. »

« C’est un mon­tage judi­ciaire », mar­tèle à pré­sent la mère d’Adur. Figure la plus visible des parents mobi­li­sés pour la libé­ra­tion des jeunes, Isabel Pozueta est, depuis, deve­nue dépu­tée du par­ti indé­pen­dan­tiste de gauche EH Bildu (Euskal Herria Bildu). Cheveux courts, regard amène et voix douce, la quin­qua­gé­naire semble dis­po­ser d’un tem­pé­ra­ment aus­si calme que déter­mi­né. Assise aux côtés des autres parents, dans la salle où ces der­niers se réunissent régu­liè­re­ment depuis l’affaire, elle témoigne des épreuves endu­rées : « Ceux qui nous défen­daient étaient accu­sés de sou­te­nir le ter­ro­risme : c’était le récit qu’ils appli­quaient. Et c’est parce que nous ne vou­lions pas que les enjeux poli­tiques se retournent contre nos enfants que nous avons, dès le début, cher­ché à extraire cette affaire de ce contexte idéo­lo­gique. » Écartant les mains pour mar­quer l’é­vi­dence, elle lance : « C’est jus­te­ment ce qui nous a ame­né ici, qu’une simple bagarre de bar se trans­forme en une attaque contre l’institution de la Guardia Civil et, par rico­chet, contre l’Espagne elle-même. » Ce « nous » qu’elle convoque est le col­lec­tif Altsasu Gurasoak (Les parents d’Alstasu), créé paral­lè­le­ment à la pla­te­forme Altsasukoak Aske. Cette der­nière est née du besoin de défendre le vil­lage dans son ensemble face aux attaques média­tiques visant à cri­mi­na­li­ser toute l’agglomération — « le col­lec­tif, lui, regroupe les parents des déte­nus et se centre expli­ci­te­ment sur le cas judi­ciaire avec l’objectif de libé­rer nos enfants », explique Isabel Pozueta.

L’association Covite (Collectif de vic­times du ter­ro­risme) est l’entité res­pon­sable de l’emballement média­tique et judi­ciaire — et ce, dès le début de l’affaire. Fondée en 1998, elle regroupe des proches de per­sonnes tuées dans des atten­tats de l’organisation ETA. Sa pré­si­dente, Consuelo Ordoñez, est la sœur de Gregorio Ordoñez, un dépu­té de droite du par­ti Partido Popular (PP) : il a été abat­tu par l’organisation basque en jan­vier 1995. L’accusation de « ter­ro­risme » à la Audiencia nacio­nal (l’Audience natio­nale), un tri­bu­nal situé à Madrid, est à l’initiative de cette asso­cia­tion : une démarche qui retire ain­si le cas aux tri­bu­naux de Navarre, logi­que­ment char­gés de cet inci­dent sur­ve­nu sur leur ter­ri­toire. « L’Audience natio­nale est un tri­bu­nal excep­tion­nel », rap­pelle Edurne Goikoetxea, mère de Ainara Urkijo, la seule fille du groupe arrê­tée suite à la rixe. « Nous nous pré­sen­tions devant les salles d’audience de Navarre afin d’exiger que l’affaire soit jugée ici. » Car, comme le sou­ligne una­ni­me­ment les parents, le but n’était pas de lais­ser l’incident impu­ni mais tout sim­ple­ment de réfu­ter le carac­tère sur­di­men­sion­né auquel cer­tains vou­laient le lier. En vain.

[Marion Vercelot]

Sur les huit accu­sés, sept ont été incar­cé­rés de manière pré­ven­tive et sou­mis au régime de haute sécu­ri­té réser­vé aux condam­nés pour ter­ro­risme. Le rôle endos­sé par Covite n’étonnera per­sonne : l’instrumentalisation des vic­times d’ETA a long­temps fait par­tie du jeu poli­tique espa­gnol, notam­ment en faveur de la droite natio­na­liste. La puis­sante Association des vic­times du ter­ro­risme (Asociación de Víctimas del Terrorismo), fon­dée en 1981, s’est par exemple mon­trée très influente à l’égard des déci­sions gou­ver­ne­men­tales liées au conflit basque. Elle s’est oppo­sée aux négo­cia­tions entre ETA et le gou­ver­ne­ment socia­liste de José Luis Rodríguez Zapatero (se mon­trant moins cri­tique quand celles-ci impli­quaient le gou­ver­ne­ment du très droi­tier José María Aznar) et conti­nue de dénon­cer tout assou­plis­se­ment des condi­tions d’incarcération des déte­nus — notam­ment la poli­tique dite de « dis­per­sion ». Mise en place à la fin des années 1980, elle visait offi­ciel­le­ment à bri­ser la com­mu­ni­ca­tion et la coor­di­na­tion du groupe ETA dans les pri­sons. Ainsi, les déte­nus se voyaient épar­pillés sur tout le ter­ri­toire espa­gnol et régu­liè­re­ment trans­fé­rés d’un éta­blis­se­ment à un autre. Toujours active, cette mesure est vive­ment cri­ti­quée par la socié­té civile basque : une ven­geance, estime-t-elle, à l’égard des familles, contraintes de se dépla­cer à des cen­taines de kilo­mètres pour visi­ter un proche. C’est pré­ci­sé­ment cette mesure qui est appli­quée aux jeunes gar­çons d’Altsasu. « Ils ont tous été dis­per­sés, tous », lâche, furieuse, Edurne Goikoetxea.

« Toujours active, cette mesure est vive­ment cri­ti­quée par la socié­té civile basque : une ven­geance, estime-t-elle, à l’égard des familles. »

Sur la petite place située devant la mai­rie d’Altsasu, un pan­neau affiche les jours d’emprisonnement des jeunes hommes. Quotidiennement, quelqu’un tient à jour le dou­lou­reux comp­tage. On peut éga­le­ment y lire le prix et le nombre de kilo­mètres qu’ont coû­té aux parents les allers-retours au par­loir. « Etxera » (À la mai­son !), le mot d’ordre en faveur du regrou­pe­ment des pri­son­niers d’ETA, est mobi­li­sé. Partout dans le vil­lage, accro­chées aux bal­cons devant les fenêtres, des ban­de­roles scandent le même mes­sage : « Utzi Altsasu bakean » (Laissez Altsasu tran­quille !). En cause, le défer­le­ment média­tique à l’encontre de l’agglomération et de ses habi­tants ; il n’a lais­sé per­sonne indemne. « Le bar de la haine d’Alsasua », « un éco­sys­tème de haine », « Alsasua, capi­tale de la honte », pou­vait-on lire dans les jour­naux espa­gnols. En quelques jours, une simple bagarre était deve­nue un évé­ne­ment d’ampleur natio­nale, au point d’en éclip­ser tout le reste. Le terme « pro-etar­ras », à savoir les par­ti­sans de l’ETA, refleu­ris­sait dans les débats et les com­men­taires afin de qua­li­fier les accu­sés. On ne par­lait pas de « bagarre », mais d’un « lyn­chage » de policiers.

« Regarde la dis­tance entre ici et la porte », explique l’un des clients du bar Koxka en écar­tant les bras. « Il y a à peine de quoi mettre cinq per­sonnes. Pourtant, les jour­naux télé­vi­sés ont par­lé d’un cou­loir de la mort fait par 25 types pour frap­per les poli­ciers et leurs copines : c’est ridi­cule ! » Aux mani­fes­ta­tions mas­sives de sou­tien en faveur des accu­sés, la droite espa­gnole a répon­du par un ras­sem­ble­ment d’une cen­taine de per­sonnes, le 4 novembre 2018, en soli­da­ri­té avec les deux membres de la Guardia Civil et leurs com­pagnes. Les dra­peaux espa­gnol, euro­péen et basque (le dra­peau Ikurriña) se dis­pu­tèrent alors l’espace public. Escorté par la Guardia Civil et la police locale, le diri­geant du par­ti Ciudadanos (centre-droit) Albert Rivera, à l’initiative de la mani­fes­ta­tion, a retrou­vé sur place des repré­sen­tant du Partido Popular (PP) ain­si que ceux de la for­ma­tion d’extrême droite VOX. Toutes des figures poli­tiques d’envergure natio­nale, venues jusqu’au centre de ce petit vil­lage de Navarre où les atten­daient les camé­ras des chaînes de télé­vi­sion du pays tout entier. De nom­breux contre-mani­fes­tants, tenus à l’écart par un fort dis­po­si­tif poli­cier, ont recou­vert les inter­ven­tions de leurs huées. « Je ne peux accep­ter qu’on uti­lise le vil­lage d’Alsasua pour des confron­ta­tions poli­tiques entre dif­fé­rentes orga­ni­sa­tions : le vil­lage doit res­ter à l’écart de tout ça », dénon­ce­rait le maire Javier Ollo sur la chaîne espa­gnole La Sexta.

[Marion Vercelot]

La confron­ta­tion poli­tique s’est éga­le­ment dépla­cée de la rue jusqu’à la salle de tri­bu­nal. En ligne de mire : le mou­ve­ment Ospa. Héritier d’une longue tra­di­tion de moque­rie et de rejet à l’égard des forces armées dans la région, il est appa­ru à Altsasu en 2011. Chaque été, les membres du mou­ve­ment orga­nisent la jour­née du « Ospa Eguna ». Au cours de celle-ci, les par­ti­ci­pants raillent, d’une manière bur­lesque, le pou­voir et son bras armé pour mieux en reven­di­quer le départ : chars en car­ton, cos­tumes, ban­quet popu­laire… Nourrie tant par le contexte his­to­rique que la situa­tion actuelle, la par­ti­ci­pa­tion des habi­tants est forte — notam­ment chez les jeunes. « C’est un évé­ne­ment qui néces­site l’autorisation des auto­ri­tés, mais ça les emmerde beau­coup. Ospa est un mou­ve­ment anti­mi­li­ta­riste qui existe sous ce nom uni­que­ment à Altsasu », explique Aritz Leoz. « Mais tu retrouves ailleurs cette cri­tique de la pré­sence des forces armées à Euskal Herria [Pays basque]. » L’existence de ce mou­ve­ment et de cette jour­née car­na­va­lesque a été ample­ment exploi­tée, par l’ac­cu­sa­tion, contre les jeunes déte­nus. Pour la droite espa­gnole, le rejet de la Guardia Civil et de l’armée est direc­te­ment lié à une ancienne stra­té­gie poli­tique nom­mée « Alde Hemendik » (Partez d’ici !), laquelle visait à iso­ler et mar­gi­na­li­ser ces der­nières dans le Pays basque — car per­çues comme autant de forces d’occupation. Un posi­tion­ne­ment idéo­lo­gique lié, alors, aux reven­di­ca­tions d’ETA ; il n’en per­siste pas moins mal­gré la dis­so­lu­tion du groupe armé.

« L’Espagne est l’un des pays de l’Union euro­péenne où le taux de poli­cier par habi­tant est plus éle­vé que la moyenne. »

Pourquoi ? Selon Aritz Leoz, les ten­sions entre les membres de la Guardia Civil et les jeunes du coin n’ont ces­sé de croître face au har­cè­le­ment et à la répres­sion. « La forte pré­sence des mili­taires dans la zone répon­dait à la pré­sence d’ETA, mais sa dis­pa­ri­tion n’a pas eu pour consé­quence la démi­li­ta­ri­sa­tion de la région. » Selon les chiffres d’Eurostat, l’Espagne est l’un des pays de l’Union euro­péenne où le taux de poli­cier par habi­tant est plus éle­vé que la moyenne : 361 pour 10 000 habi­tants (en 2016). Ce qui signi­fie que la moyenne natio­nale espa­gnole est d’un poli­cier pour 277 habi­tants. Auteurs d’un ouvrage sur l’af­faire judi­ciaire en ques­tion, les jour­na­listes Aritz Intxusta Pagola et Aitor Agirrezabal Moreno affirment qu’en 2018 les trois régions du Pays basque, ain­si que celle de Navarre, comp­ta­bi­li­saient 17 563 poli­ciers : « C’est-à-dire, dans un contexte où ETA n’existe plus, il y a 7,3 poli­ciers pour 1 000 habi­tants, ce qui est de loin le taux le plus haut d’Europe », assurent les deux enquêteurs.

Le com­mis­sa­riat de la police forale (police de la Commune de Navarre), s’ajoutant à la caserne de la Guardia Civil située à deux kilo­mètres, était inau­gu­ré dans le vil­lage en 2007. « Les gens se sont plaints des har­cè­le­ments suite à des contrôles à répé­ti­tion, des amendes à cause du chien ou de tel détail dans la voi­ture qui n’allait pas, tout un tas de choses, par­fois logiques et par­fois com­plè­te­ment absurdes », raconte Artiz Leoz. Des affiches d’Ospa col­lées aux murs indiquent le nombre de contrôles effec­tués par la police sur les bar­rages mobiles pla­cés aux entrées et aux sor­ties du vil­lage. Une pré­sence poli­cière ancienne dans la région, qui a d’ailleurs for­te­ment mar­qué la mémoire col­lec­tive suite à l’assassinat d’un conseiller muni­ci­pal de la for­ma­tion de gauche Herri Batasuna, Mikel Arregi, en 1979. Âgé de 32 ans à l’époque, l’homme avait été abat­tu par la Guardia Civil alors qu’il se trou­vait au volant de son véhi­cule près de la loca­li­té d’Etxarri-Aranatz, à 10 kilo­mètres à peine d’Altsasu. Selon la ver­sion du fonc­tion­naire, la vic­time avait refu­sé de s’arrêter à un bar­rage de police : une ver­sion démen­tie par plu­sieurs témoins, affir­mant qu’il n’y avait aucun point de contrôle sur la route.

[Marion Vercelot]

« Je crois que la bagarre sur­vient spon­ta­né­ment mais que la stra­té­gie visant à uti­li­ser n’importe quel fait-divers pour y appli­quer la légis­la­tion anti­ter­ro­riste était pré­pa­rée », pour­suit Artiz Leoz. Le 1er juin 2018, l’Audience natio­nale a ren­du son juge­ment : les accu­sa­tions de ter­ro­risme ne sont pas rete­nues, mais les condam­na­tions sont lourdes. Les sept jeunes hommes ont été condam­nés à de la pri­son ferme — entre 9 et 13 ans. Ainara, condam­née à deux ans, ne sera pas incar­cé­rée. « L’accusation de ter­ro­risme n’étant plus d’actualité, ils ont pu être rame­nés dans des pri­sons de la région », sou­ligne Edurne Goikoetxea. Instance majeure du sys­tème judi­ciaire espa­gnol, le Tribunal suprême s’est à son tour pro­non­cé sur l’affaire en octobre 2019, en abais­sant les peines jusqu’à 9 ans pour la plus grave d’entre elles. « Nous sommes pas­sés à un che­min judi­ciaire nor­mal, en espé­rant qu’ils puissent sor­tir plus tôt, comme le pré­voit la loi, explique Antxon Ramirez de Alda. Mais ça aus­si, ça dépend de la volon­té poli­tique. »

« Ce tour­nant répres­sif, entre­pris à par­tir du mou­ve­ment des Indignés en mai 2011, ne vise pour­tant pas seule­ment les indé­pen­dan­tistes basques ou catalans. »

L’affaire d’Altsasu s’est dérou­lée en paral­lèle à la crise cata­lane. Durant le mois d’octobre 2016, le Parlement de la pro­vince sep­ten­trio­nale votait en effet pour l’organisation d’un réfé­ren­dum l’année sui­vante, afin de se pro­non­cer sur son auto­dé­ter­mi­na­tion. Celui-ci s’est dérou­lé le 1er octobre 2017 : suite à la répres­sion bru­tale des forces de l’ordre afin d’empêcher son dérou­le­ment, un affron­te­ment poli­tique et judi­ciaire his­to­rique entre l’État cen­tral et le gou­ver­ne­ment cata­lan voyait le jour. Devenue célèbre, depuis, la juge de l’Audience natio­nale Carmen Lamela avait pla­cé en déten­tion plu­sieurs membres du gou­ver­ne­ment cata­lan pour « sédi­tion » et, éga­le­ment, lan­cé un man­dat d’arrêt euro­péen contre le pré­sident Carles Puidgemont, lequel avait fui le pays. C’est éga­le­ment elle qui avait été en charge du cas des huit jeunes accu­sés : un signe pré­cur­seur… Ce tour­nant répres­sif, entre­pris à par­tir du mou­ve­ment des Indignés en mai 2011, ne vise pour­tant pas seule­ment les indé­pen­dan­tistes basques ou cata­lans : dès 2012, le jeune acti­viste madri­lène Alfonso « Alfon » Fernandez Ortega est arrê­té, lors d’une grève géné­rale, et condam­né à quatre ans de déten­tion pour pos­ses­sion d’un explo­sif. L’affaire avait fait grand bruit et été dénon­cée par une large par­tie de la gauche comme un mon­tage judi­ciaire (le jeune homme ayant tou­jours démen­ti l’accusation) et une per­sé­cu­tion poli­tique. En 2018, l’Audience natio­nale a éga­le­ment condam­né le rap­peur José Miguel Arenas Beltrán, dit Valtònyc, à trois ans et demi de pri­son pour les paroles de ses chan­sons, qua­li­fiées d’« exal­ta­tion du ter­ro­risme » et d’« injures à la Couronne ». « Demain on va for­cer ma porte pour venir me mettre en pri­son. Pour des chan­sons. Demain l’Espagne va se ridi­cu­li­ser, encore une fois », avait-il écrit sur Twitter la veille du jour pré­vu de son incar­cé­ra­tion. Le jeune artiste échap­pe­rait fina­le­ment aux auto­ri­tés et se réfu­gie­rait en Belgique, où il vit actuellement.

Toujours empri­son­nés, les sept jeunes patientent. Certains d’entre eux dis­posent déjà de per­mis­sions et peuvent quit­ter le centre péni­ten­tiaire quelques jours par semaine. Un sou­la­ge­ment pour les parents, qui conti­nuent d’être mobi­li­sés jusqu’à ce que tous soient défi­ni­ti­ve­ment libres. « Ce que nous retien­drons, c’est l’énorme soli­da­ri­té dont le peuple a fait preuve à notre égard : c’était incroyable », s’émeut Isabelle Pozueta. « La chose était tel­le­ment injuste qu’elle a mobi­li­sé des gens très divers, par­fois même des gens qui venaient en mani­fes­ta­tion pour la pre­mière fois de leur vie. Il faut dire que toute cette his­toire a ouvert les yeux à beau­coup de monde », ajoute Edurne Goikoetxea. « Maintenant ils se rendent compte que ce qu’ils entendent dans les médias n’est peut-être pas tota­le­ment vrai, et sur­tout qu’ils ont peut-être été ber­nés sur des cas simi­laires d’injustices qui se sont pas­sées avant, durant le conflit ». Reste à savoir : qu’en sera-t-il des injus­tices à venir ?


Photographies de ban­nière et de vignette : Marion Vercelot


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  1. Tranche de pain sur laquelle on place une petite ration de nour­ri­ture.[]
  2. Alsasua, en espa­gnol.[]

REBONDS

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Loïc Ramirez

Diplômé en histoire à l'Université de Nanterre et journaliste indépendant.

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