Reprendre l'espace public

20 juin 2017


Texte inédit pour le site de Ballast

« Et la rue, elle est à qui ? Elle est à nous ! » Slogan fameux des­ti­né à libé­rer nos ima­gi­naires ? Pas vrai­ment, répond l’au­teur. Plutôt une sorte d’aveu, conscient ou non : nous lais­sons au pou­voir le soin de gérer l’es­pace public dont nous avons pour­tant l’u­sage quo­ti­dien. Privatisation, gen­tri­fi­ca­tion des centres-villes, éta­le­ment du péri-urbain, sépa­ra­tisme entre classes sociales ou accé­lé­ra­tion des modes de vie : la façon de conce­voir l’es­pace n’est jamais neutre, poli­ti­que­ment — les inté­rêts pri­vés mènent la danse. Des pistes pour faire du droit à la ville une force de contes­ta­tion. ☰ Par Thomas Moreau


Premiers jours de Nuit Debout, année 2016. La maire de Paris, Anne Hidalgo, déplore que les par­ti­ci­pants pri­va­tisent la place alors qu’elle-même a offert, quelques mois aupa­ra­vant, un bail de loca­tion du domaine public au café Nec Mergitur, à l’autre bout de ladite place (pri­va­ti­sant et rem­pla­çant ain­si, par­tiel­le­ment, un espace public appar­te­nant à tous par une acti­vi­té de vente com­mer­ciale afin d’en­ri­chir quelque pres­ta­taire pri­vé, fût-ce au nom de « l’in­té­rêt géné­ral »). Les citoyens de Nuit Debout se voient en butte à l’hostilité de la mai­rie et de la pré­fec­ture de police : ces deux ins­ti­tu­tions orga­nisent le gar­dien­nage admi­nis­tra­tif et poli­cier du ras­sem­ble­ment, de cette micro-socié­té poli­tique qui s’au­to-ins­ti­tue. Non ! La rue, l’espace, l’espace public ne sont pas à nous — du moins, pas encore.

Un espace public rabougri

« La rue, l’espace, l’espace public ne sont pas à nous — du moins, pas encore. »

La tech­nique, le chiffre et le juri­dique prennent une place gran­dis­sante dans notre quo­ti­dien, met­tant à la porte le sen­sible, le gra­tuit, l’hu­main. Ce règne de la nor­ma­li­sa­tion par la mesure n’est pas sans effet sur notre manière d’oc­cu­per et de nous repré­sen­ter l’espace. Juridiquement, l’es­pace public se défi­nit par le cumul de trois élé­ments : le pre­mier est l’ap­par­te­nance au domaine public (essen­tiel­le­ment celui qui relève du maire en exer­cice) ; le second est le fait d’être un espace non bâti — en cas de construc­tion, le bâti­ment serait public ou pri­vé ; enfin, c’est un espace affec­té aux usages du public (s’il cesse de l’être, il peut être ven­du). Paradoxalement, l’es­pace dit « public » dépend de la vision qu’en ont les auto­ri­tés publiques, a contra­rio de l’u­sage effec­tif et maté­riel qu’en ont les indi­vi­dus. Au-delà de cette défi­ni­tion juri­dique s’im­pose celle des pen­seurs phi­lo­so­phiques libé­raux Hannah Harendt et Jürgen Habermas. Pour ces der­niers, l’es­pace public est, phi­lo­so­phi­que­ment et socio­lo­gi­que­ment, le lieu de publi­ca­tion des opi­nions pri­vées par la dis­cus­sion. Reposant sur la publi­ci­té1 des pro­pos qui s’y tien­draient, cet espace consen­suel nie la ques­tion sociale autant que les rap­ports d’exploitation ou de classe. La conflic­tua­li­té sociale est éva­cuée, tout comme ceux cen­sés la por­ter : les classes subal­ternes. Le gros des sciences humaines s’est volon­tiers — inter­lude mar­xi­sant des années 1970 excep­té — cal­qué sur ces grilles de lec­ture. Une décen­nie après les réflexions cen­trées sur les usages de la psy­cho­géo­gra­phie et celles du droit à la ville du phi­lo­sophe Henri Lefebvre, les par­ti­sans du néo­li­bé­ra­lisme ont façon­né le ter­ri­toire via la mise en réseau de l’es­pace par les trans­ports et l’ex­pan­sion sans frein de l’ur­bain, plu­tôt que la ville2.

Avec le che­min de fer, l’au­to­mo­bile, le RER et les TGV, le ter­ri­toire est en démé­na­ge­ment constant et la ville se dilate tant qu’elle n’est plus qu’un urbain géné­rique, sans les qua­li­tés de la ville. L’étalement urbain sur les terre agri­coles et natu­relles par des nappes pavillon­naires et com­mer­ciales sans grande qua­li­té urbaine (équi­pe­ments, com­merce, espaces publics…) deviennent la norme. En résultent des effets socio­lo­giques, notam­ment décrits par l’ur­ba­niste François Ascher — l’in­di­vi­du géné­rique ou, au mieux, une grappe d’in­di­vi­dua­li­tés (en lieu et place des groupes et des orga­ni­sa­tions) culti­vant l’en­do­ga­mie socio-éco­no­mique. D’aucuns refusent ou se sentent agres­sés par l’al­té­ri­té ; ils mettent dès lors en place des stra­té­gies d’évitement : le fait que de nom­breux cadres désertent métros et RER pour la voi­ture est l’ex­pres­sion d’in­di­vi­dus-libé­raux-type pos­sé­dant les moyens maté­riels d’é­vi­ter les groupes sociaux à leurs yeux indé­si­rables. Ils évo­luent en milieux fer­més ; confron­tés, à l’ex­té­rieur, à l’o­bli­ga­tion de se mêler à d’autres groupes sociaux, ils ne font qu’y pas­ser, de manière subie, allant d’un point à un autre — durant ce laps de temps, ils ne dési­rent incar­ner qu’un spec­ta­teur ano­nyme, géné­rique, non enga­gé dans l’es­pace qu’ils pra­tiquent. Ils y cultivent une indif­fé­rence polie à l’é­gard d’au­trui en trans­fé­rant la res­pon­sa­bi­li­té de la régu­la­tion à l’État, aux pou­voirs publics, et plus pré­ci­sé­ment à la police. Ce trans­fert de res­pon­sa­bi­li­té illustre la nature égoïste de l’in­di­vi­du libé­ral — arguant de la libre auto­no­mie des indi­vi­dus — et per­met l’ex­pres­sion sans filtres des rap­ports de pou­voir. Cette logique d’a­no­ny­mi­sa­tion et de déres­pon­sa­bi­li­sa­tion sociale s’échafaude, en amont et struc­tu­rel­le­ment, par la règle et le plan d’aménagement, ins­ti­tués pour « paci­fier » l’es­pace et cana­li­ser la vita­li­té de la rue (qui s’ex­prime d’or­di­naire par la déso­béis­sance, la déser­tion ou le contour­ne­ment). L’espace public devient un espace réi­fié, cho­si­fié.

Bodies in urban spaces, Cie Willi Dorner

La com­plexi­té de l’es­pace dans lequel s’exprime l’hé­té­ro­gé­néi­té des socié­tés occi­den­tales s’a­vère tota­le­ment réduite à quelque socia­bi­li­té mini­male, sou­vent super­fi­cielle et condi­tion­née par le fait d’a­che­ter, de consom­mer — sorte de pas­se­port obli­ga­toire de la rela­tion sociale. Cette socia­bi­li­té ne cesse de s’ap­pau­vrir à mesure que pros­père la mise au pas des per­sonnes (vidéo­sur­veillance, règle­ments de plus en plus intru­sifs, auto­ri­sa­tions admi­nis­tra­tives diverses), la mise aux normes sécu­ri­taires de l’espace (l’ur­ba­nisme de pré­ven­tion situa­tion­nelle), la cri­mi­na­li­sa­tion de la pau­vre­té (mesures anti-men­di­ci­té) et la domi­na­tion de la cir­cu­la­tion liée à la vitesse (le flux s’im­pose sur le sta­tique, qui per­met la ren­contre). Cette éva­cua­tion de la diver­si­té et de la conflic­tua­li­té génère une ville uni­forme, faite d’es­paces publics déses­pé­rants de bana­li­té. Le mal-être est au coin de la rue, niché dans la stan­dar­di­sa­tion des lieux, des usages et des modes de vie. Nous sommes à mille lieues d’une réac­ti­va­tion de l’antique ago­ra. L’espace public s’est réduit à quelques places éparses, à des che­mins de tra­verse entre des par­celles pri­vées ou semi-publiques sur les­quelles les forces du capi­tal ont cou­lé des tonnes de béton, exer­çant dès lors une pres­sion fon­cière et immo­bi­lière. La pri­va­ti­sa­tion ram­pante de nos villes ronge le contrat urbain entre l’ha­bi­tant « ani­mal poli­tique » et l’es­pace qu’il façonne par son action poli­tique, par les usages qu’il en a, par sa manière de s’y dépla­cer et de s’y projeter.

Une privatisation massive : un séparatisme social

« L’espace public s’est réduit à quelques places éparses, à des che­mins de tra­verse entre des par­celles pri­vées ou semi-publiques sur les­quelles les forces du capi­tal ont cou­lé des tonnes de béton. »

Afin d’aug­men­ter ses rentes, le capi­tal tente d’a­mal­ga­mer le public et le pri­vé, tant dans les contrats (les par­te­na­riats public-pri­vé, les pro­jets urbains en par­te­na­riat, les baux déro­ga­toires, les conven­tions d’occupation tem­po­raire) que dans les espaces (le centre com­mer­cial est l’exemple d’un faux espace public pri­va­ti­sé) — voire, même, lors des temps sociaux (l’im­mis­cion du temps du tra­vail dans la sphère pri­vée ou les temps de pause, le recours inces­sant à des appa­reils connec­tés). Ce flou public/privé consti­tue une pierre phi­lo­so­phale ; il trans­forme le plomb de l’intérêt géné­ral, de la valeur d’usage et des besoins humains en or entre­pre­neu­rial pour la foule des pos­sé­dants. Certains cher­cheurs et théo­ri­ciens radi­caux de l’ur­ba­nisme3 évoquent un moment d’hyperconcentration des richesses, des pri­vi­lèges et des biens de consom­ma­tion, dans une ville enla­cée par un bidon­ville glo­bal en pleine explo­sion. Dans la construc­tion même, on ne sélec­tionne plus que des maté­riaux assez pauvres, choi­sis afin de durer uni­que­ment le temps des assu­rances légales. De nos jours, de grands groupes ban­caires ou immo­bi­liers acquièrent la pro­prié­té de nom­breuses par­celles dans toutes les métro­poles mon­diales pour y deve­nir seuls maîtres à bord. Les pro­mo­teurs offrent des solu­tions et des construc­tions clé en main aux maires — de pair, si sou­vent, avec les échéances élec­to­rales. L’espace public est sur­va­lo­ri­sé et inten­si­fié, à l’i­mage des voies fer­rées du quar­tier de la Bibliothèque natio­nale de France ou des sou­ter­rains, vus comme de nou­veaux gise­ments sur les­quels les pro­mo­teurs pros­pèrent en construi­sant essen­tiel­le­ment des bureaux. La pri­va­ti­sa­tion est éga­le­ment de mise dans le loge­ment. Paris achète aujourd’­hui chaque loge­ment à l’unité dans le quar­tier de Château-Rouge, jus­qu’à obte­nir la pro­prié­té de l’en­semble de l’im­meuble (il y a de fortes chances pour que, par la suite, la ville cède l’im­meuble et la par­celle à un pro­mo­teur afin qu’il y réa­lise une opé­ra­tion). Hors des centres-villes, en ban­lieue, la réno­va­tion urbaine pri­vi­lé­gie des loge­ments sociaux pour les classes moyennes (prêt loca­tif social) en loca­tion ou en acces­sion à la pro­prié­té, plu­tôt que des loge­ments pour les classes popu­laires (prêt loca­tif à usage social, prêt loca­tif aidé d’in­té­gra­tion). Cela per­met de dis­per­ser les habi­tants les plus pauvres.

La gen­tri­fi­ca­tion cen­tra­lise la richesse et change le peu­ple­ment et les métiers4. Prenons Paris intra-muros comme expres­sion la plus abou­tie du phé­no­mène : la part des pro­fes­sions d’encadrement, diplô­mées, et des indus­tries cultu­relles et créa­tives a explo­sé. Dotées de divers capi­taux cultu­rels, cog­ni­tifs, éco­no­miques et rela­tion­nels, ces classes prennent le contrôle des arènes de concer­ta­tion (conseils de quar­tiers) afin d’im­po­ser leurs vues et leurs inté­rêts locaux contre ceux de tout un quar­tier ou une ville. Appartenant aux mêmes classes que les élus, elles arrivent d’au­tant mieux à faire abou­tir leurs reven­di­ca­tions. Ces domi­nants orga­nisent l’ex­ten­sion de leur inté­rieur dans l’es­pace public : les per­mis de végé­ta­li­ser par­achèvent cette logique en don­nant à un par­ti­cu­lier la ges­tion et l’u­sage d’un pré car­ré de nature, pré­le­vé au sein de l’es­pace public. Ces micro­pré­da­tions de l’es­pace au nom de l’a­mé­lio­ra­tion du cadre de vie ouvrent la porte à de nom­breux conflits de proxi­mi­té, sorte d’ex­ten­sion des conflits expé­ri­men­tés par tout un cha­cun dans les copropriétés.

Bodies in urban spaces, Cie Willi Dorner

Ce phé­no­mène est beau­coup plus affir­mé à l’in­ter­na­tio­nal, avec la construc­tion reven­di­quée de gated com­mu­ni­ties — dans les­quelles l’espace public est abo­li et réduit à une porte d’entrée sécu­ri­sée. Ce phé­no­mène prend en France la forme de la « rési­den­tia­li­sa­tion », consis­tant à cloi­son­ner les copro­prié­tés en invo­quant le plus sou­vent un motif de « sécu­ri­té ». Lorsque celui-ci ne suf­fit pas à mobi­li­ser les régu­la­teurs de l’es­pace, ceux-ci recourent volon­tiers au totem de la pro­pre­té, qui se trans­forme en exi­gence d’un envi­ron­ne­ment et d’un espace de vie pai­sibles. L’association des thèmes de la pro­pre­té et de la sécu­ri­té est consub­stan­tielle à l’ur­ba­nisme en tant que mode de régu­la­tion de la pau­vre­té, per­çue selon le registre des « classes labo­rieuses, classes dan­ge­reuses ». Expression ultime de cette exclu­sion de por­tions d’un ter­ri­toire hors du droit com­mun, la City de Londres est un espace hors Royaume-Uni, avec ses propres règle­ments et sa police qui défi­nissent et répriment des usages consi­dé­rés comme non dési­rables (mani­fes­ta­tions, SDF, arts de rue…). L’entre-soi devient le pro­jet et l’horizon com­mun. Remplacement social de l’ha­bi­tat, pré­da­tion de l’es­pace public par des nan­tis, entrisme dans les arènes de concer­ta­tion, asso­cia­tifs deve­nant des notables élus : autant de mani­fes­ta­tions du spec­tacle actuel d’une ville qui se doit d’être la plus « attrac­tive » pos­sible. On parle même de mar­ke­ting urbain. Pourtant, l’es­pace public ne sau­rait être l’ex­pres­sion d’une com­mu­nau­té iden­ti­taire ou cultu­relle — même de quar­tier ; il est le lieu de la capa­ci­té d’a­gir en poli­tique, celui qui per­met à la mul­ti­tude de s’y impli­quer ou de se mani­fes­ter. Un lieu d’ex­pres­sion de la soli­da­ri­té plu­tôt que de la com­mu­nau­té, en somme.

La marchandisation de l’espace

« S’extirper de cette mise en mou­ve­ment per­pé­tuelle des choses et des êtres a un coût : s’as­seoir et se poser devient une acti­vi­té payante et asso­ciée à un acte de consommation. »

Pacifiés, les espaces pri­vés sont intrin­sè­que­ment liés à la mar­chan­di­sa­tion. Les Champs-Élysées ne res­semblent-ils pas à une halle com­mer­ciale de luxe à ciel ouvert ? Le centre com­mer­cial de Disney Village n’est-il pas une sorte de néo-vil­lage Potemkine tein­té d’Haussmann ? Les consé­quences désas­treuses de cette mar­chan­di­sa­tion du monde sont nom­breuses et concrètes — l’en­va­his­se­ment total de la publi­ci­té au sein de la grande ville, mais aus­si à ses portes (du petit vil­lage et ses ronds-points jus­qu’aux capi­tales régio­nales), a contraint les auto­ri­tés a légi­fé­rer afin d’en dimi­nuer l’im­pact ! Dans l’a­mé­na­ge­ment de la péri­phé­rie des villes, la mar­chan­di­sa­tion entraîne le pul­lu­le­ment des zones com­mer­ciales, qui dévi­ta­lisent les centres-villes 5 : elles jouent le rôle d’es­so­reuses d’ur­ba­ni­sa­tion et rendent pos­sible le gri­gno­tage des terres agri­coles (notam­ment par l’ha­bi­tat pavillon­naire). Cette mar­chan­di­sa­tion du monde nous force à accé­lé­rer sans cesse. Le pié­ton est écra­sé par une logique de flux qui s’im­pose à lui, concep­tion anti­so­ciale de l’es­pace public oblige : l’emprise rou­tière, les cou­loirs de bus, les espaces dédiés au vélo n’ont ces­sé de se sur­ajou­ter, excluant par là même la simple marche de nos manières de nous mou­voir. S’extirper de cette mise en mou­ve­ment per­pé­tuelle des choses et des êtres a un coût : s’as­seoir et se poser devient une acti­vi­té payante et asso­ciée à un acte de consom­ma­tion, du fait de la dif­fi­cul­té crois­sante de pou­voir le faire gra­tui­te­ment (amé­na­ge­ments anti-SDF, abri­bus de moins en moins confor­tables, dis­pa­ri­tion mas­sive des bancs publics dans de nom­breuses villes : l’espace public devient un espace de tran­si­tion entre deux des­ti­na­tions que l’on n’oc­cupe pas, ou plus). Tout cela met à mal la vision pré­ten­du­ment pro­gres­siste de la ville fon­dée sur l’idée d’ouver­ture et du droit à la ville : la mar­chan­di­sa­tion sys­té­ma­tique ne donne aucun conte­nu concret à ce der­nier — il devient un mythe et peut même être mobi­li­sé par les acteurs gen­tri­fi­ca­teurs. On assiste pas­si­ve­ment à l’organisation d’un sépa­ra­tisme social et à une pro­duc­tion de solitudes.

L’espace public comme espace commun : un signifiant à investir

Ces enjeux spa­tiaux, poli­tiques et ter­ri­to­riaux sont sou­vent mino­rés en rai­son de leur com­plexi­té : les acteurs en charge de ces ques­tions aiment à don­ner une base scien­ti­fique à ces pro­blé­ma­tiques pour mieux en dépos­sé­der les com­po­santes faibles et exclues de nos socié­té. Les luttes ter­ri­to­riales et urbaines pos­sèdent tou­te­fois un fort poten­tiel mobi­li­sa­teur pour ces der­nières : elles tiennent des pre­mières luttes sociales liées à la pay­san­ne­rie, avant celles du mou­ve­ment ouvrier. Des ponts devraient être construits ; ces com­bats ont tout pour s’a­li­men­ter les uns les autres. Il est néces­saire, sinon urgent, de redon­ner une consis­tance poli­tique et publique à l’es­pace — la sève com­mence à irri­guer les ima­gi­naires, per­met­tant de faire de l’es­pace public, per­çu comme un com­mun, et du droit à la ville, des forces maté­rielles de chan­ge­ment. D’autant plus qu’a­vant d’être un espace col­lec­tif géré par une auto­ri­té publique (sou­vent au nom de l’impératif tech­nique), l’espace public est déjà une construc­tion sociale bâtie par ceux qui la façonnent de leurs pra­tiques, de leurs manières de l’habiter, de la négo­cia­tion des usages. Il auto­rise dès lors la résis­tance, la par­ti­ci­pa­tion, la soli­da­ri­té et, in fine, la construc­tion d’un inté­rêt géné­ral. L’important devient l’or­ga­ni­sa­tion de la coha­bi­ta­tion conflic­tuelle de l’es­pace, par une pra­tique com­mune : assez pré­gnante pour la vivi­fier mais assez mesu­rée pour ne pas entraî­ner la guerre civile perpétuelle.

Bodies in urban spaces, Cie Willi Dorner

Des leviers de contestation

Posons une défi­ni­tion qua­li­ta­tive de l’es­pace public à même d’of­frir des pers­pec­tives éman­ci­pa­trices : un espace phy­sique ou vir­tuel acces­sible à tous, per­met­tant aux diverses popu­la­tions de s’y expri­mer et d’interagir. Et esquis­sons huit leviers d’ac­tion, for­gés par cette même définition.

Premier levier : la den­si­té en habi­tat et en habi­tants, assez forte pour sus­ci­ter la copré­sence de plu­sieurs genres, de plu­sieurs groupes eth­niques, de plu­sieurs classes. La socié­té capi­ta­liste nie cette ren­contre en usant de l’ordre public comme néga­tion des ces rap­ports inéga­li­taires. L’espace se négo­cie et la copré­sence peut deve­nir un côtoie­ment subi ou mal vécu selon l’es­pace, plus ou moins exi­gu : ce n’est pas par la néga­tion des rap­ports sociaux mais par une pra­tique sociale et poli­tique qu’on peut espé­rer les paci­fier ou créer une intermédiation.

Second levier : la mixi­té des fonc­tions (se loger, se diver­tir, tra­vailler, se dépla­cer) et des acti­vi­tés (pri­maires, secon­daires, ter­tiaires, artis­tiques, etc.), de l’échelle du quar­tier jus­qu’à celle de l’im­meuble, afin de per­mettre le croi­se­ment d’usages dif­fé­rents. Le sen­ti­ment d’urba­ni­té des centres-villes par rap­port aux ban­lieues tient essen­tiel­le­ment à cette mixi­té. Méfions-nous cepen­dant du totem de la mixi­té sociale — la proxi­mi­té spa­tiale abou­tit très sou­vent à un évi­te­ment social. Elle est d’ailleurs très sou­vent évo­quée pour per­mettre une mise à sac des quar­tiers popu­laires, débou­chant sur une recons­truc­tion gentrifiée.

Troisième levier : l’al­té­ri­té de peu­ple­ment est à défendre avec âpre­té ; elle est lar­ge­ment atta­quée par le syn­drome mon­dial de gen­tri­fi­ca­tion. Les pro­jets urbains et de pro­mo­tion immo­bi­lière sont un moyen d’investir cer­tains sur­plus du capi­tal, en dehors d’ap­pa­reils pro­duc­tifs n’offrant plus assez de débou­chés. Notons que c’était déjà le cas sous la recons­truc­tion de Paris par Haussmann (1852–1870), qui a pro­duit un inves­tis­se­ment direct dans la pierre, de nou­velles ins­ti­tu­tions lucra­tives, un mode de vie unique lié au mythe de la « ville Lumière », une ode à la consom­ma­tion (café, grands maga­sins, expo­si­tions uni­ver­selles…) et une mise au pas des per­sonnes et des espaces. Pour autant, cette alté­ri­té doit être qua­li­fiée : elle est, dans l’i­déal, sociale et cultu­relle (à l’ins­tar des éco­sys­tèmes natu­rels, les sys­tèmes sociaux gagnent en inten­si­té, en soli­di­té et en rési­lience à mesure qu’aug­mente cette diversité).

Quatrième levier : l’accessibilité est une pro­jec­tion dans l’es­pace de l’ap­pli­ca­tion du prin­cipe d’é­ga­li­té. Chez les pro­fes­sion­nels comme chez les gens du com­mun, l’espace — comme toutes choses — devrait être appré­hen­dé en se met­tant à la place des plus faibles. C’est d’ailleurs le gage d’un amé­na­ge­ment de qua­li­té pour toutes et tous : pré­voir des bancs confor­tables pour les per­sonnes âgées ou celles en situa­tion de han­di­cap, c’est offrir ce même confort pour la femme enceinte ou le tra­vailleur fati­gué par sa jour­née de travail.

Bodies in urban spaces, Cie Willi Dorner

Cinquième levier : la gra­tui­té. L’acte gra­tuit com­mence à dis­pa­raître avec « la men­ta­li­té de cre­vard » telle que décrite dans le der­nier opus du Comité invi­sible, Maintenant, selon laquelle tout élé­ment dis­po­nible se doit d’être valo­ri­sable éco­no­mi­que­ment. L’utilitarisme et la non-gra­tui­té com­mencent à deve­nir des réflexes indi­vi­duels dans les modes de vie métro­po­li­tains. En revanche, la gra­tui­té créée par la soli­da­ri­té, notam­ment par l’im­pôt, est tota­le­ment invi­si­bi­li­sée — à tel point qu’un Macron peut annon­cer sa volon­té de sup­pri­mer la taxe d’ha­bi­ta­tion sans que cela ne sou­lève les foules. Cet impôt finance pour­tant nos routes, nos tra­vaux et la ges­tion du quo­ti­dien. Cette déci­sion dimi­nue la liber­té d’ad­mi­nis­tra­tion à un niveau local et remet les col­lec­ti­vi­tés ter­ri­to­riales entre les mains de l’État, et donc du capital.

Sixième levier : le ralen­tis­se­ment. La logique libé­rale de concep­tion de l’es­pace, la déso­cia­li­sa­tion et la pré­va­lence du flux sur le sta­tique ins­taurent la pré­séance du plus fort. Reprenons l’exemple de la place de la République, à Paris : depuis son réamé­na­ge­ment, l’u­sage du skate s’y impose et il est de noto­rié­té publique que le har­cè­le­ment de rue y est mani­feste. La réor­ga­ni­sa­tion de l’es­pace a contri­bué à créer ce sen­ti­ment de trot­toir géant où l’on se croise dans l’anonymat des villes. C’est donc à des­sein que Nuit Debout y ins­til­la de la pesan­teur et de l’arrêt, pro­pices à la réflexion et au débat (mal­gré cela, on a vu fleu­rir, durant les ras­sem­ble­ments, des phé­no­mènes de pré­da­tion et de har­cè­le­ment mas­cu­lins : la pra­tique de l’es­pace n’est assu­ré­ment pas la même selon le genre6). Cette démarche de ralen­tis­se­ment est d’ores et déjà à l’œuvre ; elle pro­duit des résul­tats chez les villes signa­taires du mou­ve­ment des slow cities.

Septième levier : réin­té­grer le sen­sible contre la norme. Peu de place est lais­sée aux sen­sa­tions, dans la manière de conce­voir l’es­pace : celui-ci, pour être col­lec­tif, devrait dif­fu­ser un sen­ti­ment de bien-être et de plé­ni­tude en éveillant la mémoire, l’histoire, les per­cep­tions. Un espace public vivant laisse de la place à l’in­con­gru, à l’im­pré­vi­sible, au hasard, à la trans­gres­sion plu­tôt que de rejouer la logique concen­tra­tion­naire à l’œuvre dans les lieux publics tels que les hôpi­taux, les écoles, etc. Ne négli­geons pas ces élé­ments ; comme l’af­fir­mait l’OMS — avec toutes les réserves que l’on peut avoir sur ses orien­ta­tions ou son exis­tence même — en 1946 : « La san­té est un état de com­plet bien-être phy­sique, men­tal et social, et ne consiste pas seule­ment en une absence de mala­die ou d’infirmité. » Ces usages sen­si­tifs, pas­sés comme pré­sents, aux effets très concrets sur nos exis­tences, sont sou­vent oubliés.

Huitième levier : per­mettre l’ex­pé­ri­men­ta­tion d’un espace public ordi­naire. Vous ne lirez jamais une apo­lo­gie de l’es­pace public ordi­naire, c’est-à-dire sur lequel ne pèsent pas des enjeux de mar­ché, un espace construit col­lec­ti­ve­ment par les usa­gers régu­liers et quo­ti­diens de pas­sants comme de rési­dents. C’est l’es­pace public de la pesan­teur, celui qui revêt des formes banales et en cours d’ex­pé­ri­men­ta­tion. C’est donc sou­vent celui de la marge, de la péri­phé­rie, de la ban­lieue (l’é­ty­mo­lo­gie de ban­lieue est la « mise au ban »). Il est mar­quant que nos ima­gi­naires réfé­ren­tiels soient tou­jours les espaces publics cen­traux façon­nées par l’ac­cu­mu­la­tion de richesses et la mise en ordre du pou­voir poli­tique ; c’est, on le voit encore, une manière de mépri­ser les micro-pra­tiques dans la répar­ti­tion et les rap­ports de pou­voir tels qu’ils se jouent dans d’autre sphères — spa­tiales comme tem­po­relles — du quotidien.

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On ne peut conce­voir un espace public com­mun sans rendre celui-ci tota­le­ment incom­pa­tible avec les rap­ports de pro­duc­tion et d’exploitation capi­ta­listes. Malheureusement, bien des groupes de luttes urbaines mili­tant pour une par­ti­ci­pa­tion à la déci­sion, à la ges­tion ou même à l’appropriation d’un amé­na­ge­ment n’ef­fec­tuent pas cette liai­son. Outre le noyau­tage des struc­tures de consul­ta­tion (conseils de quar­tier, groupes témoins, etc.), le pou­voir sur les autres scènes (jar­dins par­ta­gés, grou­pe­ments type ate­lier d’urbanisme popu­laire ou col­lec­tifs d’urbanistes/architectes) s’ob­tient par la sub­ven­tion ou l’aide. Tous ces éven­tuels cadres d’émancipations reviennent sans délai dans la main du pou­voir et des classes domi­nantes. C’est donc en invo­quant un espace public à même de garan­tir la liai­son entre des luttes diverses (le mou­ve­ment ouvrier, le monde du tra­vail, les sphères plus auto­nomes, les expé­riences a‑capitalistes…) que les « lieux de consul­ta­tion » pour­raient être sub­ver­tis. Cette sub­ver­sion — pre­mier pas vers une des­ti­tu­tion — per­met­trait une mon­tée en gamme de la contes­ta­tion de l’ordre urbain. Elle est l’une des formes pos­sibles de col­lec­ti­vi­sa­tion qui s’expérimentent et se cimentent en mar­chant, en pen­sant, en agissant.


Toutes les illus­tra­tions sont tirées de la per­for­mance artis­tique « Bodies in urban spaces » de Cie Willi Dorner.


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  1. Les libé­raux estiment que l’es­pace public per­met un débat public doté d’une dif­fu­sion suf­fi­sam­ment large pour que tout le monde soit inclus et au cou­rant de ce qu’il s’y dit. Concrètement, que ce soit dans le débat d’i­dée ou dans l’es­pace, cette consi­dé­ra­tion est un mythe.[]
  2. La ville est l’héritière directe de l’idée de Cité : une logique volon­tiers radio­con­cen­trique et des limites claires. L’urbain, lui, se déploie par­tout et sans bornes : il est une mul­ti­tudes de fron­tières internes qui bal­ka­nisent l’espace. La ville mul­ti­plie les fonc­tions quand l’urbain se spé­cia­lise.[]
  3. Voir l’œuvre de David Harvey, les articles de William Bunge — dont voi­ci une tra­duc­tion —, l’é­tude d’Anne Clerval sur le peu­ple­ment de Paris ou celle de la gen­tri­fi­ca­tion des quar­tiers popu­laires, par Matthieu Giroud, entre autres.[]
  4. En période de baisse du taux de pro­fit du capi­tal et faute de pou­voir jouer sur le taux d’exploitation du tra­vail, les forces capi­ta­listes se réfu­gient dans des valeurs refuges comme l’art ou la pierre. Elles pri­va­tisent et concentrent la plus-value en pla­çant la ville dans une situa­tion de des­truc­tion-recons­truc­tion per­ma­nente. En écho, s’o­père une trans­for­ma­tion du peu­ple­ment et de la struc­ture des emplois.[]
  5. Sur ce sujet, voir le rap­port Dauge.[]
  6. Les femmes n’ex­pé­ri­mentent pas l’es­pace libre­ment puis­qu’elles réflé­chissent et mettent conti­nuel­le­ment en place des stra­té­gies d’é­vi­te­ment, de contour­ne­ment, de fuite ou d’au­to­dé­fense, selon le carac­tère de chacun.es. L’espace public devient l’ex­pres­sion, en com­por­te­ments et en actes, de l’en­trave quo­ti­dienne qui est faite à leur pou­voir d’ac­ti­ver un espace ou d’a­voir tout sim­ple­ment une action ou un com­por­te­ment poli­tique. Bien qu’in­vi­sible, la contrainte men­tale est pré­sente à chaque pas dans la rue.[]

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